Loxias-Colloques |  9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert 

Dominique Diard  : 

Entre l’ici et l’ailleurs : Louis-Philippe Dalembert l’aède vagabond

Résumé

De manière introductive, Dominique Diard, co-organisatrice de la Journée d’Études, caractérise la poétique dalembertienne.

Index

Mots-clés : Dalembert (Louis-Philippe) , poétique, vagabondage

Géographique : Haïti

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

Quand j’étais jeune
je rêvais de vivre
à Paris New York Rome
Jérusalem Dakar ou La Havane
maintenant que j’ai vécu
à Paris Roma et Yerushalayim
que je connais New York Dakar et La Havane
je rêve des lumières absentes
de ma ville natale
maintenant que j’ai voyagé
j’ai envie par moments
de m’arrêter
et de rentrer au pays
de l’enfance
mais j’ai perdu
le chemin du retour
quelque rapace amblyope et gourmand
aura gobé les cailloux
que j’avais oublié de semer1

confie, dans ce poème « Voyage », Louis-Philippe Dalembert qui nous fit l’insigne honneur d’être parmi nous et de nous écouter avec bienveillance tenter de soustraire, un à un, au « rapace amblyope » les petits cailloux qu’il aurait oublié de semer mais qui parsèment toutefois, ici et là, les sillonnements d’une œuvre foisonnante entre Haïti, le pays natal, le pays d’enfance, et les ailleurs : la Caraïbe et Cuba, les Amériques du Nord et du Sud, mais également Paris, Rome, Berlin, l’Afrique du Nord « la mer Karib au pied de la Kabylie2 » puis celle du sud, du Sahara, ou Israël et le Moyen-Orient car « nul homme n’est une île, un tout complet en soi, chaque homme est un morceau de continent, une part de l’ensemble3 », tient-il à préciser dans Noires blessures, reprenant la célébrissime formule du poète et prédicateur anglais John Donne4.

Aussi, notre journée d’études visait-elle à interroger, tout premièrement, les modes d’élaboration des diasporas haïtiennes afin de comprendre ce qui les fonde, les structure ou assure leur mutation, questionnant de la sorte les notions de migration mais également d’évolution identitaire, d’acculturation ou de « transculturation » au sens où l’entendait Fernando Ortiz5.

Or, ce pays, qui peut paraître exsangue, palpite toutefois d’une intense vitalité artistique portée par ses peintres, ses sculpteurs, ses musiciens, ses poètes et ses romanciers bien au-delà de ses frontières. Aussi les analyses littéraires se sont-elles toutefois davantage attachées à l’examen, dans l’œuvre de Louis-Philippe Dalembert, des thématiques du voyage, de la migration et, tout particulièrement, du « vagabondage », notion préférée par lui à celle de l’errance, très voisine en apparence au regard de la très impressionnante fortune littéraire de l’un des vagabonds les plus célèbres de notre occident, nous voulons parler du Juif errant, ce témoin indifférent à la passion du Christ et condamné à errer dans l’espace et dans le temps pour l’éternité ; celui qui ne peut plus perdre la vie car il a perdu sa mort… Le Juif errant du Moine6 de Matthew Gregory Lewis ou le « Passant de Prague » de l’Hérésiarque7 d’Apollinaire. Or, comme ce détour littéraire hors d’Haïti permet de le comprendre, la pensée et la plume vagabondes de Louis-Philippe Dalembert ne participent en aucune façon de cette errance-là. Car, loin de l’indifférence à la souffrance de l’autre, le vagabondage de Louis-Philippe Dalembert n’élude en aucune façon cette ouverture à l’altérité, là où s’aiguise son regard, là où s’incarne aussi le désir d’aller plus loin pour donner du sens aux sillonnements des lieux autant qu’aux lieux eux-mêmes et, tout autant, à des entre-deux qui se révèlent mouvants, fluctuants ou labiles.

En effet, comme « le crayon du bon dieu » du roman de 1996, celui du « début du retour rêvé mais impossible à l’enfance, cet autre pays de soi8 » le vagabondage, également, « n’a pas de gomme » : il ne serait pas une errance intellectuelle et organisée pour être théorisée comme chez Édouard Glissant pour lequel l’errance participe du processus de la Relation ; d’autant que l’on peut aussi, par les associations libres de la pensée, « vagabonder » en soi ou en rêve.

Dès lors, ce que l’on ne peut « gommer » faute de gomme oblige à certaines prises en compte littéraires et philosophiques et conduit tout autant à assumer le hasard lié à certains parcours. Lier la forme d’écriture que cela implique, comme par exemple l’oraliture (au sens « glissantien » du terme) à la position de l’écrivain « en diaspora » semble de la sorte pertinente pour interroger le dialogue entre l’ici et les ailleurs, ici et là-bas ou le devenir du sentiment d’appartenance face aux mutations identitaires. L’oraliture caribéenne serait-elle cette part profonde du pays quitté que, comme un « homme tortue », l’on porte en soi où que l’on aille et qui fait que, finalement, peu importe le vagabondage, il ne saurait verser dans une « dénégation de l’appartenance » ? Se situer en diaspora, en exil « essentiel » ou « existentiel » mène peut-être à la symbiose des paroles, celles que l’on porte en soi, celle du pays quitté et recomposé dans l’imaginaire et celles des lieux que l’on traverse et où l’on va se fixer. Écrire, créer en « diaspora » semble de la sorte comme enrichir et faire croître l’hybridité caribéenne fondatrice.

Le vagabondage offrirait-il à la « mondialité » la richesse de cette infinité de legs esthétiques qui rendent le « tout monde » fertile et l’écriture labile ?

Or, n’est-il pas toutefois possible de précisément faire l’épreuve de la migration en vagabondant en soi et en l’autre, tout à la fois, comme le permet le terreau culturel et anthropologique haïtien ? Tout particulièrement, le vaudou aborde la question de la migration et du vagabondage en puisant profondément dans la métaphore autant que dans des postures ambivalentes chez l’écrivain pour lequel le vaudou est à la fois lointain et proche, étranger et familier. Dans Les dieux voyagent la nuit9 de 2006 dont le texte de Vodou ! Un tambour pour les anges10 de 2003 semble avoir été la matrice, le vaudou propose une mise en scène littéraire de l’ubiquité, de la possibilité d’être « ici et là-bas » à la fois qui caractérise aussi le motif du vagabondage chez Louis-Philippe Dalembert.

Cette ubiquité fertile modifie profondément la présence au monde et confère une autre dimension à l’identité : posséder pleinement l’ubiquité, parvenir à être tout à fait dans plusieurs lieux, en Haïti et en Guinée par exemple, en faisant finalement l’économie de la période intermédiaire où le sujet n’a plus son ancien statut et pas encore son nouveau, n’abolirait-il pas du même coup la liminarité précisément au sens où Von Gennep11 définit le concept ? Ceci vaut-il pour plusieurs œuvres et postures de l’écrivain haïtien ? Toutefois, la phase de liminarité n’est-elle pas partie prenante de la cérémonie vaudou ? Ou encore, l’ubiquité en serait-elle l’état transcendant ? Cette posture permettrait également à l’écrivain, où qu’il aille, de voyager dans l’écho toujours prolongé, réitéré et réécrit du pays natal.

Les lieux peuvent dès lors se télescoper autant que les temporalités ; aussi cette « coagulation » semble-t-elle engendrer une prolifération de « temps-espaces » proches des « contextos12 » mis en lumière par Daniel-Henri Pageaux dans son analyse du roman d’Alejo Carpentier El Reino de este mundo13 (Le Royaume de ce monde), œuvre dans laquelle Louis-Philippe Dalembert s’est offert le vagabondage littéraire et critique que l’on sait. À ce titre, est-ce en écho à la « Méditerranée caraïbe » du Siglo de las luces14 (Le Siècle des lumières) du même romancier cubain qu’il propose une « Karibylie15 » :

La mer karib au pied de la kabylie
C’est hurakan vêtu de fête
À la croisée de la méditerranée16

Son écriture vagabonderait de la sorte tout autant dans la diégèse de ses fictions, parmi les langues, le créole, le français, l’italien, l’espagnol ou l’hébreu, et, avec la même ébriété, dans la musique des « mouvements » de L’Île du bout des rêves17 autant que dans la « respiration » et les « cris » de la Ballade d’un amour inachevé18 ou encore dans le « septième art » qui structure Rue du Faubourg Saint Denis19 divisé en séquences et en plans rassemblés dans un « montage final ».

Entre le vaudou et la Bible dont Grannie lui fit un oreiller protecteur dans Les dieux voyagent la nuit, Louis-Philippe Dalembert brouille les frontières tandis que sa plume circule entre Césaire, Saint-John Perse, Glissant ou Walcott, entre le conteur et l’aède de « l’inlassable odyssée20 » de l’archipel caribéen « blessé, saignant21 » dont la parole fait dire à l’Histoire : « je suis un cyclone désaxé et j’ai soif d’une neuve boussole22 », la neuve boussole de Louis-Philippe Dalembert.

Je suis ce soir ces hommes de plein sel battus par les flots larges de l’océan […]23
j’habite l’errance du temps et le mutisme des peuples […]
j’habite l’errance de ma propre chair je passe et repasse sous tous les ponts du monde24

Notes de bas de page numériques

1 Louis-Philippe Dalembert, « Voyage » in Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.), Les bruits du monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012, p. 12-13.

2 Louis-Philippe Dalembert, « Promesse de sable », Ces îles de plein sel et autres poèmes, Éd. Silex / Nouvelles du Sud, 2000, p. 102.

3 Louis-Philippe Dalembert, Noires blessures, Paris, Mercure de France, 2011, p. 114.

4 John Donne, Devotions upon emergent occasions and several steps in my sickness, Londres, (éditeur inconnu ou pas d’éditeur), 1624 : « No man is an island, / Entire of itself, / Every man is a piece of the continent, / A part of the main ».

5 Fernando Ortiz Fernández, Contrapunteo cubano del tabaco y del azúcar, [1910], La Havane, Concejo nacional de cultura, 1963.

6 Matthew Gregory Lewis, Le Moine, [The Monk, Londres, Printed for J. Saunders, 1796], (trad. Léon de Wailly), Verviers, Éd. Marabout, 1979.

7 Guillaume Apollinaire, L’Hérésiarque et Cie, [Paris, P.-V. Stock, 1910], Paris, Hachette, 2015.

8 L’expression est de Louis-Philippe Dalembert dans la dédicace qu’il me fit le 6 octobre 2012 au (Le) Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, [Stock, 1996], Éd. Privat/Le Rocher, coll. « Motifs », 2004.

9 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, Monaco, Éd. Du Rocher, 2006 ; [Port-au-Prince, Éditions des presses nationales, 2010].

10 Louis-Philippe Dalembert, Vodou ! Un tambour pour les anges, préface Laënnec Hurbon, photographies David Damoison, Paris, Éditions Autrement, 2003.

11 Arnold Von Gennep définit le concept de « liminarité » ou « liminalité » dans Religions, mœurs et légendes : essais d’ethnographie et de linguistique, 5 séries, Paris, Mercure de France, 1908-1914.

12 Voir Daniel-Henri Pageaux, Images et mythes d’Haïti, Paris, L’Harmattan, 1984, pp. 14 et 113 dans lesquelles il redistribue les cartes entre « chronotopes » bakhtiniens, « contextes » sartriens, « temps-espaces » et « contextos » chez Alejo Carpentier.

13 Alejo Carpentier, El Reino de este mundo, (Le Royaume de ce monde, trad. René L. F. Durand, [Paris, Gallimard, 1964], coll. Folio, 1980), La Havane, Letras cubanas, 1964.

14 Alejo Carpentier, El Siglo de las luces, (Le Siècle des Lumières, trad. René L. F. Durand, [Paris, Gallimard, « La Croix du sud », 1962], coll. Folio, 1977, p. 247), [Mexico, Comp. General de ediciones, 1962], Madrid, Seix Barral, 1998, p. 147.

15 Louis-Philippe Dalembert, « Promesses de sable », Ces îles de plein sel et autres poèmes, p. 101.

16 Louis-Philippe Dalembert, « Promesses de sable », Ces îles de plein sel, op. cit., p. 102.

17 Louis-Philippe Dalembert, L’Île du bout des rêves, [Bibliophane/Daniel Radford, 2003], Paris, Éd. Privat/Le Rocher, « Motifs », 2007.

18 Louis-Philippe Dalembert, Ballade d’un amour inachevé, Paris, Mercure de France, 2013, [Port-au-Prince, C3 Éditions, 2014].

19 Louis-Philippe Dalembert, Rue du Faubourg Saint-Denis, Monaco, Éd. du Rocher, 2005.

20 Louis-Philippe Dalembert, Ces îles de plein sel, op. cit., p. 24.

21 Louis-Philippe Dalembert, Ces îles de plein sel, op. cit., p. 24.

22 Louis-Philippe Dalembert, Ces îles de plein sel, op. cit., p. 27.

23 Louis-Philippe Dalembert, Ces îles de plein sel, op. cit., p. 27.

24 Louis-Philippe Dalembert, Ces îles de plein sel, op. cit., p. 15.

Bibliographie

Apollinaire Guillaume, L’Hérésiarque et Cie, [Paris, P.-V. Stock, 1910], Paris, Hachette, 2015.

Carpentier Alejo, El Siglo de las luces, (Le Siècle des Lumières, trad. René L. F. Durand, [Paris, Gallimard, « La Croix du sud », 1962], coll. Folio, 1977), [Mexico, Comp. General de ediciones, 1962], Madrid, Seix Barral, 1998.

Carpentier Alejo, El Reino de este mundo, (Le Royaume de ce monde, trad. René L. F. Durand, [Paris, Gallimard, 1964], coll. Folio, 1980), La Havane, Letras cubanas, 1964.

Dalembert Louis-Philippe, « Promesse de sable », Ces îles de plein sel et autres poèmes, Éd. Silex / Nouvelles du Sud, 2000.

Dalembert Louis-Philippe, « Voyage » in Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.), Les Bruits du monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012.

Dalembert Louis-Philippe, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, [Stock, 1996], Éd. Privat/Le Rocher, coll. « Motifs », 2004.

Dalembert Louis-Philippe, L’Île du bout des rêves, [Bibliophane/Daniel Radford, 2003], Paris, Éd. Privat/Le Rocher, « Motifs », 2007.

Dalembert Louis-Philippe, Les dieux voyagent la nuit, Monaco, Éd. Du Rocher, 2006, [Port-au-Prince, Éditions des presses nationales, 2010].

Dalembert Louis-Philippe, Noires blessures, Paris, Mercure de France, 2011.

Dalembert Louis-Philippe, Rue du Faubourg Saint-Denis, Monaco, Éd. du Rocher, 2005.

Dalembert Louis-Philippe, Vodou ! Un tambour pour les anges, préface Laënnec Hurbon, photographies David Damoison, Paris, Éditions Autrement, 2003.

Dalembert Louis-Philippe, Ballade d’un amour inachevé, Paris, Mercure de France, 2013, [Port-au-Prince, C3 Éditions, 2014].

Donne John, Devotions upon emergent occasions and several steps in my sickness, Londres, (éditeur inconnu ou pas d’éditeur), 1624.

Lewis Matthew Gregory, Le Moine, [The Monk, Londres, Printed for J. Saunders, 1796], (trad. Léon de Wailly), Verviers, Éd. Marabout, 1979.

Ortiz Fernández Fernando, Contrapunteo cubano del tabaco y del azúcar, [1910], La Havane, Concejo nacional de cultura, 1963.

Pageaux Daniel-Henri, Images et mythes d’Haïti, Paris, L’Harmattan, 1984.

Von Gennep Arnold, Religions, mœurs et légendes : essais d’ethnographie et de linguistique, 5 séries, Paris, Mercure de France, 1908-1914.

Pour citer cet article

Dominique Diard, « Entre l’ici et l’ailleurs : Louis-Philippe Dalembert l’aède vagabond », paru dans Loxias-Colloques, 9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert, Entre l’ici et l’ailleurs : Louis-Philippe Dalembert l’aède vagabond, mis en ligne le 20 janvier 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1017.

Auteurs

Dominique Diard

Dominique Diard est maître de conférences hors classe en Littérature comparée à l’Université de Caen (LASLAR, EA 4256). Elle est également membre du GRIAHAL. Elle a travaillé sur les représentations de l’Amérique Latine dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle et les échanges entre les deux continents dans le prolongement de sa thèse de doctorat (800p.). Elle se consacre aujourd’hui plus spécifiquement aux écritures de la Caraïbe francophones et hispanophones. Son travail compte à ce jour une soixantaine de publications.