Loxias | 76. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre | I. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre 

Rodrigue Boulingui  : 

La satire chez George Orwell. L’exemple de La Ferme des animaux

Résumé

La présente enquête littéraire met en évidence le travail de la satire dans La Ferme des animaux. George Orwell pense son texte en s’appuyant sur les traits caractéristiques de la satire, qui se caractérise dans le texte par la présence des survivances types comme le corps laid, la figure du raisonneur, le mundus inversus le vilain repas, l’animalisation. Des parallèles sont établis entre le texte de George Orwell et la tradition satirique. Le but est de démontrer que George Orwell s’inscrit dans la logique des pères du genre. La satire est une arme efficace en temps de crise des repères, des normes et des valeurs. La structure a été l’autre lieu de prédilection de l’inscription dans les codes du genre chez George Orwell. Le texte est construit selon une structure circulaire ou épisodique qui passe par plusieurs mécanismes comme l’inachèvement de l’intrigue ou l’hétérogénéité textuelle. Autant d’éléments qui amènent à penser que George Orwell est un satiriste à l’instar d’Horace ou de Boileau.

Abstract

The present literary investigation highlights the work of satire in Animal Farm. George Orwell is relying in his text on the standards of satire. This kind of intervention is characterized in the text by the presence of typical survivals like the ugly body, the figure of the reasoner, the mundus inversus, the ugly meal, the animalization. Parallels are drawn between George Orwell’s text and the satirical tradition. The aim is to demonstrate that George Orwell is in line with the fathers of the genre. Thus, satire is an effective weapon in times of crisis of reference points, norms and values. The structure was the other place of predilection of the inscription of the genre by George Orwell. The text highlighted a circular or episodic structure which passes by several mechanisms as the incompletion of the plot and the textual heterogeneity. All these elements lead us to think that George Orwell is a satirist like Horace or Boileau.

Index

Mots-clés : animaux , genre, motifs, Orwell, satire, satirisèmes

Plan

Texte intégral

George Orwell (1903-1950), de son vrai nom Éric Arthur Blair, est un écrivain anglais mondialement connu pour son roman 1984 [1949] et La Ferme des animaux [1945]. Plein d’énergie et de talents, George Orwell se distingue dans le champ littéraire anglais par sa traversée des genres. Il pratique entre autres le reportage, l’épistolaire et les essais politiques. Il se distingue aussi comme « écrivain engagé » parce qu’il n’hésite pas à joindre l’acte à la parole, quand il prend part à la guerre civile en Espagne. Recensant les différents biographèmes1 de son œuvre, on voit se dessiner l’ethos d’un écrivain qui se donne comme martyr des causes justes dans l’histoire de l’humanité. D’où l’écrivain n’hésite pas à avouer les raisons profondes qui lui mettent la plume dans la main comme une arme pour le soldat qu’il fut : « J’écris parce que je veux dénoncer un mensonge, attirer l’attention sur un fait, et mon souci premier est de me faire entendre2 ». Ce propos entre en résonance avec celui de Boileau qui stipule : « Moi, la plume à la main, je gourmande les vices3 ». L’écrivain apparaît ici comme le dénonciateur des maux sociaux, le veilleur des consciences4, un chercheur de solution pour la société. C’est conscient de ce rôle que George Orwell écrit La Ferme des animaux. Ce texte relate l’histoire de la Ferme du Manoir dans laquelle éclate une incroyable révolution menée de main de maître par le trio des cochons Napoléon, Brille-Babil et Boule de Neige5. Avec le concours d’autres animaux de la ferme, ces derniers parviennent à expulser Jones, le propriétaire hors de celle-ci. Ils arrachent leur indépendance vis-à-vis de l’homme qu’ils jugent paresseux et oppressif. On pourrait certainement parler d’une situation délétère de l’époque qui explique l’acte d’écriture de George Orwell. Ce qui lui valut de nombreux rejets6 de son texte plus tard accepté par Warburg le 17 août 19457.

La présente étude s’intéresse au statut générique de La Ferme des animaux. On a constaté que rien n’était fixe à ce niveau. Selon différentes éditions critiques, le texte est rangé dans plusieurs genres. L’édition de Gallimard en collection « folio » établie par Mériam Korichi et Alain Jaubert considère le texte dans son dossier critique comme une fable8. Il s’agit de La Fontaine qui donne son panorama générique au texte orwellien. Dans l’édition de Gallimard établie par Philippe Jaworski, La Ferme des animaux est sous-titrée « conte de fées ». Cet ajout serait suggéré par George Orwell à cause des différents « malentendus [qui] abondaient9 ». Au soir de sa vie, dans sa « Lettre à Francis A. Henson » du 16 juin 1949, l’auteur écrit au sujet de 1984 : « Je ne crois pas que le type de société que je décris doive nécessairement arriver, mais je crois (compte tenu, évidemment, du fait que ce livre est une satire) que quelque chose de semblable pourrait arriver10 ». On peut élargir ce propos à La Ferme des animaux pour essayer de comprendre le fonctionnement de la satire chez George Orwell. Cette voie semble peu suivie par la critique littéraire. Notre étude s’attelle à regarder le texte sous l’angle de la satire, le terme de satire pouvant s’entendre en deux sens que Pascal Debailly présente ainsi :

Dans son sens général, il exprime toute forme d’expression qui utilise les moyens du comique et de l’indignation pour dénigrer une personne, une institution ou un phénomène. Dans un sens plus particulier et plus générique, il désigne une forme poétique, inventée par le poète latin Lucilius au IIe siècle avant Jésus-Christ, illustrée par Horace, Perse et Juvénal, avant d’être revivifiée à la Renaissance et à l’âge classique par les grands poètes comme l’Arioste, Mathurin Régnier, Nicolas Boileau ou Alexandre Pope11.

Cela étant, on ne saurait assez insister sur la nécessité de ne pas confondre le genre et le registre satiriques. La notion de satire et celles de la polémique ou du comique ne sont pas exactement identiques. Le genre satirique s’apparente à un texte dont les constantes sont les suivantes :

[La satire] recourt à la dérision et à l’indignation conçues d’un point de vue esthétique ; – elle repose sur une forte dimension référentielle en liaison avec l’actualité ; – elle utilise des lieux, des métaphores et des allégories, comme motif du monde à l’envers ou celui de l’Âge d’or, qui généralisent la portée des attaques ; – elle s’énonce dans une forme noble […], qui atteste son lien organique avec les grands genres poétiques ; – elle implique enfin l’omniprésence d’un Je, à la fois témoin mélancolique d’une société malade et garant d’une vérité surplombante12.

Le texte de George Orwell participe de l’esthétique de la satire perçue comme un genre codifié. La satire n’opère plus ici comme une simple tonalité ou trope, mais comme un genre autonome par le déploiement de ses codes génériques dans le tissu textuel : nous pensons chez George Orwell à une véritable dynamique de la satire qui implique une modernité dans son écriture. La Ferme des animaux rassemble des traits formels disséminés dans sa chair textuelle qui peuvent justifier l’idée d’une poétique du genre, en soutenant l’hypothèse de « connivences secrètes » du texte orwellien avec ceux des satiristes latins, en particulier Horace. Le rapprochement établi entre George Orwell et les satiristes s’appuie sur la circularité des motifs topiques de la satire d’une part, et sur la structure textuelle d’autre part. Notre étude, appuyée sur les théories de Pascal Debailly ainsi que celles de Marc Martinez et Sophie Duval13, s’organise autour de deux axes : le premier porte sur les survivances du genre par ses motifs et le deuxième met en évidence le rapport entre structure et signification.

1. Survivances-types de la satire

Quel que soit le champ littéraire (roman, poésie, théâtre…), les genres participent de la hiérarchisation de la littérature (comme l’épopée ou la satire) et ne sont pas égaux dans le temps, les littératures du monde, les circonstances. À ces disparités viennent s’ajouter les différences compositionnelles ou d’ordre structurel. Chaque genre a sa spécificité, sa poétique dans l’histoire littéraire. C’est entre autres ce qui justifie l’effort de classification des genres opérée par Aristote : « l’épopée et la poésie tragique […] la comédie14 » qui sont des arts d’imitation différents par leurs moyens, leurs objets et leurs modes. Ici, l’idée est de montrer que la satire qui investit La Ferme des animaux n’est pas ex nihilo. Elle s’appuie sur plusieurs motifs qui fondent le genre. On y retrouve ce que nous appelons des satirisèmes, c’est-à-dire tous les motifs relatifs à la satire qui circulent dans la tradition latine, au nombre desquels le corps laid, la figure du raisonneur, le vilain repas, le topos du mundus inversus, le bestiaire, etc.

Le satirisème du corps laid apparaît dans le chapitre X de La Ferme des animaux, au moment où la révolution semble s’émousser. Le narrateur donne à voir la caricature satirique de deux figures de la révolution : « Napoléon était un cochon d’âge avancé et pesait cent cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir les yeux » (p.137). Le corps est l’objet de la satire. Mieux, il y a manifestement un rapport entre corps et satire qui fait penser à une fabrique du genre. Les masses de chair de Napoléon et le corps « si bouffi de graisse » de Brille-Babil mettent en évidence le motif du corps laid ou grotesque qu’on retrouve dans les satires d’Horace et même dans la Satire seconde de Diderot. George Orwell insiste sur la masse de la matière, c’est-à-dire l’obésité des personnages qui les rend laids. Dans la Satire seconde de Diderot, on perçoit également cette mise en scène du corps à travers deux personnages. Il s’agit du riche Bertin que le personnage de Lui nomme le « gros Bertin » et l’« hypocondre ». Le corps, c’est aussi l’amante de Bertin, c’est-à-dire Hus avec ses chairs flasques : la « grosse comtesse » ; notre « grosse créature ». Ces amplifications corporelles tournent en dérision le camp des financiers au temps des Lumières. Chez Horace, la mise en scène du corps passe par le manque d’hygiène des personnages. Dans Satire II, 2, Horace parle du personnage nommé Avidienus connu sous le sobriquet de « chien ». La particularité de ce riche égoïste est qu’il garde son argent et refuse d’en dépenser pour soigner son corps malade : « l’huile dont il se sert a une odeur insupportable, lorsque, les lendemains des noces, les anniversaires ou les autres jours de fête, habillé en blanc, il la verse lui-même goutte à goutte sur ses choux, d’un bidon de deux livres15. » La laideur corporelle, c’est aussi celle du vieillard à qui Stertinius conseille vivement d’acheter une huile de qualité pour se débarrasser de la teigne qui colonise sa chevelure dans Satire II, 3 : « Tu dépenserais chaque jour une somme insignifiante, si tu achetais une huile meilleure pour arroser tes choux ou frotter ta tête couverte d’une croûte de crasse16 ». Ici comme ailleurs, on voit qu’il est toujours question du corps, au point de vue anatomique ou des sensations olfactives.

Un autre satirisème qui apparaît dans le texte de George Orwell est la figure du raisonneur. Dans la scénographie satirique, elle est du côté de la loi, des valeurs, c’est-à-dire le « porte-parole de l’orthodoxie », lequel « recourt à des techniques directes, affirmant la primauté de la vertu et débusquant explicitement le vice17 ». Elle est incarnée dans La Ferme des animaux par le personnage de Brille-Babil. Mais avant de mettre en évidence sa scénographie satirique, qu’il nous soit permis de procéder au recensement des différentes figures du raisonneur pour nous en convaincre. Cette figure du raisonneur parcourt la plupart des traditions satiriques. Dans les satires d’Horace, on peut parler de Davus. Dans la Satire II, 7, Davus, en bon raisonneur qu’il est, lance une attaque vertigineuse contre son maître. Dans cette satire, Horace met en évidence les contradictions morales entre maître et esclave. Il décrit de manière réaliste le maître de Davus qui met d’un côté son statut de dignitaire en avant et qui rampe de l’autre côté sous le « joug honteux » des démons de l’adultère et de la gloutonnerie, laquelle « [lui] donne de mauvaises digestions, [les] pieds vacill[ant] et refus[ant] de porter [son] corps malade18 ». Le raisonneur, c’est aussi Moi, le philosophe professoral dans Satire seconde de Diderot, lequel est enfermé dans sa tour d’ivoire, professant un angélisme quelquefois déconcertant au sujet de la société. Il tente à sa manière de ramener Lui, cette âme de boue, à la raison quand son cynisme outré l’en éloigne. Chez Voltaire, on la voit incarnée dans Candide par la figure du philosophe Pangloss, la glose hyperbolique, lui qui tente d’expliquer de manière dogmatique par des raisonnements sophistiques que ses compagnons et lui-même sont dans le meilleur des mondes et que le château du Baron est le meilleur de tous. Il est indéniable que Brille-Babil s’inscrit dans la galerie des personnages raisonneurs de la tradition satirique. Ce cochon « forçait l’attention par sa voix perçante et son œil malin » (p. 21). Il passe pour un « causeur éblouissant […] dans les débats épineux » où il pouvait « bien vous faire prendre des vessies pour des lanternes » (p. 21). Il fait partie des trois disciples de Sage l’Ancien qui ont élaboré un système philosophique qu’ils ont nommé l’« Animalisme », lequel s’appuie sur sept principes cardinaux mettant en avant le règne animal au détriment du règne humain. Pour un temps, cette maîtrise de l’art oratoire qu’on reconnaît à Brille-Babil sera au service de la révolution de la Ferme du Manoir. Durant ce bref moment de la vie de Brille-Babil, on pourrait dire qu’il a joué le rôle de l’eiron19, car cherchant le bien de toute la communauté. Cependant Marc Martinez et Sophie Duval signalent un changement possible de l’eiron. Ils écrivent : « L’eiron peut agir poussé par des mobiles moins honorables […]. Il se transforme ainsi en fourbe dont les manigances ne visent plus la dénonciation du vice mais un intérêt quelconque20 ». Ce basculement est d’autant plus perceptible après l’expulsion de Boule de Neige de la Ferme. Plusieurs fois dans le texte (p. 42, 63, 66, 67, 73, 75, 77, 85, 88, 89, 90, 91, 97, 105, 106), on constate qu’il est l’homme de la situation, lequel dissipe les doutes et les contestations de certains animaux de la Ferme. Brille-Babil sert désormais un groupe, celui des cochons qui se donnent plus de privilèges que les autres. Désormais sa rhétorique auprès du reste des animaux est celle du blâme, de l’intimidation. Ses interventions tout au long du texte prouvent en vérité qu’il n’est plus l’eiron mais l’alazon21, c’est-à-dire celui qui se met au service du vice et de la folie de Napoléon. Au regard des enjeux historiques et politiques qui tiennent à cœur à George Orwell, on peut penser que le personnage de Brille-Babil a des ramifications dans la société de l’époque où l’auteur écrit son texte. Nous y reviendrons dans le bestiaire.

Concernant l’inscription de la satire comme genre, c’est la présence du topos du mundus inversus qui montre les « rabaissement[s], inversion[s] et confusion[s]22 », lesquels caractérisent les révolutionnaires de la Ferme du Manoir. Les animaux sont devenus les maîtres du Manoir après que Jones a été chassé. Ainsi votent-ils une nouvelle législation qui permet d’organiser la vie dans le Manoir, loin du regard humain. Il ressort de cette nouvelle législation que l’homme est un ennemi « à ne prendre en considération que changé en cadavre » (p. 50). Mieux, tout ce qui vient de l’homme doit être pris en horreur et rejeté avec la dernière énergie. Une véritable misanthropie est décrétée avec l’accord de tout le monde dans le Manoir. Mais force est de constater qu’au fur et à mesure que les jours passent, la loi fondamentale du Manoir est violée par les cochons. Un exemple qui illustre l’irrespect de la loi est visible dans l’affaire de la disparition du lait et des pommes. Les cochons se les approprient sans l’accord des autres qui restent mécontents : « On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain » (p. 42). Le droit de la force prime ici sur la force du droit. Ce qui fait penser à la morale énoncée dans « Le Loup et l’Agneau » des Fables de La Fontaine. Parce qu’une infraction en appelle une autre : « Napoléon annonça qu’il avait arrêté une ligne politique nouvelle. Dorénavant la Ferme des Animaux entretiendrait des relations commerciales avec les fermes du voisinage » (p. 72). Cette ouverture politique et sociale justifie l’idée qu’on ne saurait faire société avec soi-même et qu’une société autarcique est une utopie. Cependant cette ouverture n’est pas sans conséquence dans la mesure où elle est une violation de la loi votée en assemblée générale. L’autre élément qui justifie l’idée du mundus inversus est l’emménagement des cochons (p. 75) dans l’habitation de Jones. Ici, il s’agit d’un principe de l’Animalisme qui est mis à rude épreuve pour satisfaire les caprices des cochons qui pensent être supérieurs aux autres. L’Animalisme proscrit toute consommation d’alcool chez tout animal de la Ferme. Cependant la loi semble valoir pour les autres et non pour les cochons : « Les cochons tombèrent par hasard sur une caisse de Whisky oubliée dans la cave […]. Cette nuit même, on entendit, venues de la maison, des chansons braillées à tue-tête […]. Le lendemain, un lourd silence pesa sur la Ferme des Animaux, et pas un cochon qui donna signe de vie » (p. 115-116). Un dernier élément qui donne à lire la logique du mundus inversus de la satire et qui ruine l’illusion de stabilité de cette société animalière est la forte identification aux humains qu’on observe au dernier chapitre. Les cochons sont hantés par l’idée de devenir bipèdes. Le premier d’entre eux est Brille-Babil qui défie le reste de la communauté un matin : « Un cochon qui marchait sur ses pattes de derrière. Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu gauchement, et peu accoutumé à supporter sa forte corpulence dans cette position, mais tout de même en parfait équilibre, Brille-Babil, déambulant à pas comptés, traversait la cour » (p. 142). À la suite de Brill-Babil, il y a Napoléon qui s’arroge le titre de la grande figure de la révolution :

Napoléon lui-même, tout dressé et majestueux, jetant de droite et de gauche des regards hautains, les chiens gambadant autour de sa personne. Il tenait un fouet dans sa patte. Ce fut un fort silence de mort. Abasourdis et terrifiés, les animaux se serraient les uns contre les autres, suivant des yeux le long cortège des cochons avec lenteur défilant autour de la cour (p. 142-143).

Il s’opère un véritable renversement de la révolution. Ici, le personnage de Napoléon est observé comme s’il était un personnage de théâtre sur scène qui bouleverse l’horizon d’attente des spectateurs (les autres animaux). Le paradoxe de ce comédien réside dans le fait qu’il se présente non pas à quatre pattes, mais marchant sur deux pattes. Le potentiel comique de situation tétanise en fait l’atmosphère et jette l’assistance dans une sorte de paralysie incroyable prise en charge par le champ lexical de la peur : « silence », « abasourdis », terrifiés », « se serraient ».

À la suite du topos du mundus inversus, on peut évoquer le satirisème du vilain repas. Dans la satire latine, il existe une tradition du vilain repas encore appelée le repas ridicule. Horace en fait l’objet de sa Satire II, 8, où Fundanius raconte la journée festive qu’il a passée chez le riche Nasidiénus :

HORACE
Quelle pitié que ces richards ! Et avec qui, Fundanius, as-tu fait ce repas succulent ? Je voudrais bien le savoir.
FUNDANIUS
J’étais sur le lit supérieur ; j’avais à côté de moi Viscus Thurinus, et au-dessus, si je me souviens bien, Varius ; au lit du milieu, Mécène, avec ses deux ombres, Servilius Balatron et Vibidius ; au troisième lit, Nasidiénus, entre Nomentanus et Porcius : ce dernier faisait le loustic en avalant les galettes d’une seule bouchée ; quant à Nomentanus, il avait la charge de nous montrer du doigt les plats que nous pouvions n’avoir pas remarqués. Nous autres, le menu fretin, nous mangions oiseaux, coquillages, poissons, apprêtés de façon à ne pas nous permettre de reconnaître leur goût habituel23.

La disposition spatiale des convives correspond, comme c’est l’usage, à une hiérarchie sociale des hôtes. En revanche, le jeu sur les noms des personnages laisse imaginer un festin où le comique ne manque pas de dicter ses normes (Viscus Thurinus, Servilius Balatron et Vibidius, Nasidiénus, Nomentanus et Porcius, Fundanius). Le ridicule du repas vient de ses rites : il y avait une batterie des règles de conduite, des manières de table, des modes de consommation de la nourriture, comme l’écrit Bernadette Cabouret, finalement susceptibles de « gâcher le plaisir » ; le ridicule réside surtout dans le fait de « consommer nourriture et boisson […] avec excès et d’en tirer orgueil24 ». Ceux qui se vantent de ce repas dévoilent le travers de la gloutonnerie sans frein caractérisant les parasites et de l’ostentation, dont ils profitent, d’un hôte assez stupide pour tirer vanité de ses dîners dispendieux, aux mets élaborés jusqu’à l’absurdité. Le motif du repas ridicule apparaît dans le Satyricon de Pétrone. Trimalcion invite plusieurs personnages à sa table : Encolpe et Ascylte, et plus tard, ses esclaves. Le dîner de Trimalcion n’est pas différent des autres parce qu’il se termine par une étrange algarade entre Trimalcion et sa femme Fortunata. Le vilain repas est un motif topique de la sagesse latine qui apparaît dans ce passage. Le motif est repris par Diderot dans Satire seconde où Lui est présent à la table du riche Bertin :

On sert, on fait les honneurs de la table à l’abbé, on le place au haut bout. J’entre, je l’aperçois. Comment, l’abbé, lui dis-je, vous présidez ? voilà qui est fort beau aujourd’hui ; mais demain vous descendrez, s’il vous plaît, d’une assiette, après demain, d’une autre assiette, et ainsi, d’assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche, jusqu’à ce que la place que j’ai occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez stationnaire à côté de moi, pauvre bougre comme vous qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni. L’abbé qui est un bon diable, et qui prend tout bien, se mit à rire. Mademoiselle, pénétrée de la vérité de mon observation et de la justesse de ma comparaison se mit à rire ; tous ceux qui siégeaient à droite et à gauche de l’abbé et qu’il avait reculés d’un cran, se mirent à rire ; tout le monde rit, excepté monsieur qui se fâche, et me tient des propos qui n’auraient rien signifié, si nous avions été seuls : Rameau, vous êtes un impertinent. – Je le sais bien, et c’est à cette condition que vous m’avez reçu. – Un faquin. – Comme un autre. – Un gueux. – Est-ce que je serais ici sans cela ? – Je vous ferai chasser. – Après dîner je m’en irai moi-même. – Je vous le conseille25.

Le texte, en effet, met en relief la scène de disgrâce de Lui chez son protecteur Bertin. Elle s’ouvre par le « on » qui n’est pas à négliger. Ce « on » est associé à la cérémonie du rituel du repas où l’invité l’Abbé est placé en position d’honneur, c’est-à-dire au « haut bout ». L’entrée fracassante de Lui crée une rupture dans la cérémonie par deux verbes en asyndète, « j’entre, je l’aperçois ». Sans aucune retenue, le neveu s’illustre dans les logiques de la franchise, celle du dévoilement des mystères du milieu Bertin. Il le fait devant Bertin et chez Bertin par l’usage du bas moral. La violence de ses propos a des effets qui déclenchent le rire, lequel finit par se généraliser. L’épiphore montre bien le phénomène de contagion du rire, « se mit à rire », « se mirent à rire », « tout le monde rit ». George Orwell suit aussi cette tradition qui est celle des satiristes latins par l’usage du satirisème du repas ridicule dans La Ferme des animaux au chapitre X :

Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des couplets braillés et des explosions de rire. Et, au tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il bien se passer là-bas, maintenant que pour la première fois hommes et animaux se rencontraient sur un pied d’égalité ? D’un commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés vers le jardin. Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de leur propre audace […]. Et là, autour de la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les plus éminents. Napoléon lui-même préside, il occupe la place d’honneur au haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis tout à leur aise. (p. 145-146)

Le banquet de la Ferme du Manoir est ridicule à plusieurs niveaux. Premièrement, George Orwell insiste sur la position des personnages. Napoléon à l’instar de l’Abbé de la satire de Diderot occupe une position privilégiée, c’est-à-dire au « haut bout de la table » par rapport aux hommes. Deuxièmement, le repas est ridicule dans sa dimension du mélange : on y voit d’un côté les hommes et de l’autre côté les animaux mangeant et buvant ensemble. Troisièmement, ce repas s’apparente à une violation flagrante de l’Animalisme.

Un autre satirisème qui fonde le genre dans sa tradition est le bestiaire. D’Horace26 à Boileau27, le bestiaire est un élément fondamental dans l’écriture de la satire. Le satiriste, écrit Matthew Hodgart, « s’inspire continuellement du monde animal : il nous rappelle que l’Homo sapiens, en dépit de ses grandes aspirations spirituelles, n’est après tout qu’un mammifère qui s’alimente, défèque, est en rut28. » Les animaux qui défilent dans La Ferme des animaux ne doivent pas être considérés comme de simples animaux du bestiaire qui n’ont aucune finalité. Car ce serait passer à côté du jeu et des enjeux politiques de l’époque de l’auteur. C’est en ce sens qu’il convient de saisir le propos de George Orwell dans Pourquoi j’écris : « La Ferme des animaux est le premier livre où j’ai tenté, en parfaite connaissance de cause, de fondre en un seul tout finalité politique et finalité artistique29 ». Ainsi, un travail d’interprétation du bestiaire orwellien qui participe de la satire s’impose. En effet, parmi les habitants du Manoir, on recense Sage, l’Ancien, un cochon, d’autres cochons, Brille-Babil, Napoléon, Boule de Neige, un goret ; des poules et des vaches, des pigeons et des canetons, des moutons, Moïse, un corbeau apprivoisé, des chevaux, un âne, des chiens, etc. Parmi ces figures animalières, Sage, l’Ancien par exemple, n’est pas un simple animal dans le texte : les enjeux historiques et politiques de l’époque permettent de rattacher ce cochon à Karl Marx. Il y aurait des connivences secrètes entre la pensée de l’économiste et le rêve de Sage. Un tel rapprochement peut être une manière de caricaturer le commerce qui s’établit entre les capitalistes et les prolétaires dans la société de production. Quant au triumvirat du texte constitué des cochons que sont Brille-Babil, Boule de Neige et Napoléon, il n’est pas sans évoquer les révolutionnaires russes. Certains commentateurs ont vu en Napoléon un mélange de Lénine et de Staline, et Boule de Neige, l’image de Trotski, puis Brille-Babil, Jdanov. Ces rapprochements n’épuisent pas la question du sens : comme l’écrit Roland Barthes, « l’œuvre détient en même temps plusieurs sens, par sa structure […], elle est symbole, ce n’est pas l’image, c’est la pluralité même du sens30 ». L’actualité du texte de George Orwell fait que derrière Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil peuvent se cacher d’autres personnages à la manière des poupées russes. Une dernière figure animalière qui relève de la satire est Moïse, le corbeau de La Ferme. Il est certes vrai que l’histoire de la Russie bolchevique montre des temps où l’Église est mise à mal par le système de l’époque. Cependant, celle-ci finit par coopérer avec la dictature de l’époque tant elle permet de « souder le peuple » durant la guerre. Le nom de Moïse que porte le corbeau renvoie au prêtre, le chantre des arrière-mondes et du nihilisme passif. Dans le texte, le corbeau est l’animal qui passe son temps ailleurs pendant que les autres travaillent ; il est celui qui raconte des histoires de vie après la mort dans un pays au-delà du ciel où le sucre et le trèfle poussent sans le travail. Il est l’allié de Jones et par conséquent, il se présente comme l’animal qui légitime l’exploitation de ses semblables. Dans les écritures saintes, Moïse a été un libérateur de son peuple, or le Moïse du Manoir est plutôt le rêveur débitant des sornettes, l’opium du peuple. Pour se limiter à ces quelques cas de figures, on voit que le bestiaire chez George Orwell répond à un projet politique qui s’applique à un type particulier de révolution. Au-delà de la révolution russe, cette lecture du texte de George Orwell peut être un point de départ pour comprendre d’autres révolutions.

Cependant, le relevé des satirisèmes ne saurait justifier à lui seul la présence du genre. Il faut aussi étudier la structure du texte de George Orwell.

2. Structure et signification

En abordant La Ferme des animaux par le biais de la satire, on admet qu’il existe un rapport entre la structure et le sens. La structure narrative de La Ferme des animaux développe des liens entre les références spatio-temporelles, l’évolution des personnages, l’histoire racontée, le dénouement. Si le texte de George Orwell se donne comme satire, on voit alors se dessiner une structure circulaire qui provoque une sorte de statu quo de la narration. La structure circulaire ne fonctionne pas comme une structure classique. Comme l’écrit Jean-Yves Tadié, son objectif est « d’abolir le temps, de nier les progrès de l’intrigue en fermant sur lui-même le monde […]. Le retour lancinant des mêmes thèmes dans les mêmes mots produit à grande échelle une sorte d’hallucination : il n’y a plus de temps, puisque tout revient […]31. » Ainsi peut-on le voir à travers l’usage de plusieurs références temporelles qui montrent l’immobilité du temps., à commencer par les expressions canoniques du récit : « quelques jours plus tard » (p. 99) ; « vers ce temps-là » (p. 103/117) ; « Dans les premiers temps » (p. 119) ; « Dans les anciens jours » (p. 94). Ces éléments n’ont de sens que dans les contes qui font la part belle au génie imaginatif de l’auteur. Dans le cadre de la satire, ils participent de l’effet de piétinement de l’intrigue. George Orwell mentionne aussi les mois et les saisons : « en décembre » (p. 112) ; « En avril » (p. 125) ; « ce fut novembre » (p. 78) ; « courant février » (p. 82) ; « Au début d’octobre » (p. 47) ; « printemps » (p. 65) ; « été » (p. 27, 34, 44, 125, 127, 141) ; « Hiver » (p. 53, 82). On constate que ces organisateurs temporels semblent situer le récit sur l’axe temporel sans vraiment le faire. Les mois et les saisons donnés ici ne sont rattachés à aucune année calendaire. Que valent un mois ou une saison dans une histoire sans être corrélé(e) à une année précise ? Disons que cette imprécision temporelle montre la « fragmentation et l’absence de progression [qui] sont les deux griefs que l’on fait habituellement à la structure satirique32 ». Cet effet de piétinement est permanent dans tout le texte. Les animaux votent une constitution. Celle-ci est sans cesse défaite par la caste des cochons ; c’est là une autre forme de sur-place de l’histoire et de la narration. L’absence de progression se donne à lire dans le dernier chapitre qui ne ressemble pas à une fin de roman. On pourrait parler ici des maux de la fin quand on considère le dernier chapitre. Marc Martinez et Sophie Duval écrivent à propos de la fin des satires : « toute considération générique mise à part, le texte satirique est profondément réfractaire à toute fin33 ». La Ferme des animaux en est un exemple dans l’écriture narrative de George Orwell. L’attitude des cochons montre qu’on est bien loin de la fin, et qu’il s’agit au contraire d’un retour dialectique à la case départ. Le reste des animaux découvre avec stupeur et tremblement que leurs compagnons cochons viennent de s’installer dans la maison de Jones ; or, il est affiché sur le mur qu’il ne faut pas du tout y aller. En fait, ils vont beaucoup plus loin : les cochons mangent dans les assiettes de Jones ; dorment dans son lit ; portent ses vêtements ; boivent ses bouteilles d’alcool ; tuent d’autres animaux ; commercent avec les humains ; écoutent la radio ; utilisent des téléphones ; s’informent dans les journaux et autres hebdomadaires. Il y a ici un renversement de situation qui ramène à celle du départ. Cette régression est renforcée par le nom « La Ferme des animaux » qui redevient la « Ferme du Manoir » (p. 150) telle que l’avait nommée Jones. Le texte de George Orwell n’est pas un texte clos. On le voit dans la scène théâtrale du repas ridicule où le reste des animaux est accroché aux fenêtres en spectateurs passifs : « [leurs] yeux […] allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre » (p. 151). Il y a ici une situation chiasmatique qui souligne l’étonnement des autres animaux d’une part, et surtout la fusion-absorption des deux espèces d’autre part. Cette situation étrange n’augure pas de lendemain meilleur pour la révolution qui a été entamée ; elle suggère une absence de vision dans le temps.

Par ailleurs, le texte de l’auteur de 1984 accueille des éléments hétérogènes qui fondent sa structure. Cette diversité épouse parfaitement l’esthétique de la satire comme mélange si on s’en tient à l’article « Satire » de l’Encyclopédie que dirigent Diderot, D’Alembert et Jaucourt qui précise qu’il s’agit d’un ouvrage où tout est « mêlé, entassé, sans ordre, sans singularité, soit dans le fond, soit dans la forme34 ». Dans La Ferme des animaux figurent le chant et les poèmes. Si on prend l’exemple de « Bêtes d’Angleterre » (p.17/98), on constate qu’il est sans cesse chanté comme chant révolutionnaire durant les rencontres des animaux. Dans l’histoire de la Russie, il est à rattacher à L’Internationale qui mobilise et fédère les énergies. C’est en cela que Gyno-Noël Mikala écrit : « la veine satirique de la chanson aboutit à une intention poétique contestataire et engagée35 ». Après le genre musical, on retrouve le genre épidictique qui passe entre autres par un discours flatteur : « Notre chef, le camarade Napoléon » (p. 101), « Sous la conduite éclairée du camarade Napoléon, notre chef » (p. 101), « Grâces soient rendues aux lumières du camarade Napoléon » (p. 102). Le culte de la personne de Napoléon est aussi visible dans le genre poétique qui intègre la structure du texte avec la figure du poète Minimus. Dans certaines manifestations, des poèmes étaient récités en l’honneur de Napoléon. On le voit à travers le poème intitulé Camarade Napoléon :

Tuteur de l’orphelin
Fontaine de bonheur
Calme esprit souverain
Seigneur de la pâtée le feu de ton regard
Se penche créateur
Soleil dans notre ciel, source de réflexion
O Camarade Napoléon !
O grand dispensateur
De tout ce que l’on aime
O divin créateur
Pourvoyeur du petit et maître en tous arts […] (p.102).

Dans ce poème à la gloire de Napoléon, on assiste à une sorte de culte du chef, qui montre que ce dernier aurait dépassé le statut du règne humain. L’éloge dithyrambique du poète Minimus qui passe par le lexique appréciatif permet à Napoléon de rivaliser avec les dieux. Comme l’écrit Pascal Debailly, « le monarque y resplendit en modèle et en condensé des vertus : courage guerrier, sens de la justice, sagesse, volonté, clémence, générosité36 ». Au fond, les chants et les poèmes élogieux répondent parfaitement au besoin de la structure satirique qui prône la diversité, l’hétérogénéité textuelle.

Conclusion

Cette étude a tenté de lire La Ferme des animaux de George Orwell en prenant pour dispositif d’entrée la question générique, du fait que genre et signification sont très liés dans la réception littéraire. Nous sommes partis de l’idée que La Ferme des animaux pouvait se lire comme relevant à tous égards du genre de la satire, ce qui permet de dépasser les qualifications plus partielles comme tonalité satirique, esprit satirique et mode satirique. Comme tout genre, la satire a ses codes littéraires, ses règles du jeu, ses enjeux qui « informe[nt] le lecteur sur la façon dont il devra aborder le texte et [ils] en assure[nt] ainsi sa compréhension37 ». Le recensement des catégories désignées sous le terme de satirisèmes, qui apparaissent sous différentes formes dans le texte, a permis de mettre en évidence ce que Georges Molinié nomme la « littérarité générique38 » permettant de rattacher le texte de George Orwell à une tradition littéraire qui est celle des moralistes comme Horace ou Boileau. Toutefois, ce rapprochement n’est pas une manière de résoudre définitivement la question du statut générique du texte ; il permet d’émettre l’hypothèse que le texte de George Orwell est à l’image d’un artichaut qui est fait de plusieurs couches mises en lumière par l’acte de lecture. Au-delà de la batterie des motifs génériques, le genre de la satire se donne aussi à lire par un type de structure, que développe La Ferme des animaux. L’ordre du discours aristotélicien est mis à l’épreuve de l’anti-rhétorique qui investit l’écriture de George Orwell. Cette anti-rhétorique est tangible par l’indétermination temporelle qui caractérise les actions des personnages, par le mélange qui caractérise la satire, par le récit sans fin qui laisse le lecteur perplexe quant à la coexistence pacifique qui s’établit entre les animaux et les hommes. Au fil du temps, on constate une actualité de la satire, devenue l’arme favorite des amuseurs, des polémistes et des moralistes à telle enseigne qu’Yves Stalloni refuse à la satire le statut de genre littéraire : « la variété des formes que peut revêtir l’écriture satirique nous autorise à admettre qu’elle ne délimite pas réellement un genre […] mais s’applique plutôt à un ton, une tonalité ou un registre39 ». Cependant, une telle affirmation mérite d’être mise à l’épreuve d’autres genres comme le roman, la poésie et le théâtre qui ont eu plusieurs variantes au cours de l’histoire littéraire mais ont gardé leur statut de genre littéraire autonome. Qu’est-ce qu’une satire hors du genre ? Ne pourrait-on pas parler de renouveau du genre de la satire à travers les siècles ?

Notes de bas de page numériques

1 François Dosse atteste que les « biographèmes » sont des détails qui peuvent à eux seuls dire le tout d’un individu », Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 337.

2 George Orwell, Œuvres, éd. Philippe Jaworski, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, p. 1329.

3 Nicolas Boileau, Satires, Épitres, Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 65.

4 Georice Bertin, Madébé, Steeve Robert Renombo, Césaire, le veilleur de conscience. L’homme, le politique et le poète, Libreville, Presses universitaires du Gabon, coll. « Figures historiques », 2009.

5 George Orwell, La Ferme des animaux, éd. Jean Quéval, Paris, Champ Livre, 1981. Toutes les références qui suivront seront tirées de cette édition.

6 Le texte est accepté après « dix-huit mois de contretemps et de refus par divers éditeurs », George Orwell, Essais, Articles, Lettres, Paris, Ivrea, 2001, p. 619.

7 George Orwell, Une vie en lettres. Correspondance (1903-1950), éd. Bernard Haeffner, 2014, p. 353-361.

8 George Orwell, La Ferme des animaux, éd. Mériam Korichi, Alain Jaubert, Paris, Gallimard, 2007, p. 144-145.

9 George Orwell, Une vie en lettres, op. cit., p. 354.

10 George Orwell, Essais, Articles, Lettres, (1945-1950), éd. Anne Krief, Bernard Pecheur, Jaime Semprun, Paris, Ivrea, 2001, p. 601.

11 Pascal Debailly, La Muse indignée. La satire en France au XVe siècle, Paris, Gallimard, 2012, p. 815.

12 Pascal Debailly, La Muse indignée, op. cit., p. 7.

13 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, Paris, Armand Colin, coll. « U Lettres », 2000.

14 Aristote, Poétique, éd. Michel Magnien, Paris, Librairie Générale Française, 1990, p. 85.

15 Horace, Œuvres, trad. François Richard, Paris, GF-Flammarion, 1967, p. 180.

16 Horace, Œuvres, op. cit., p. 185.

17 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 212.

18 Horace, Œuvres, op. cit., p. 205.

19 Dans la scénographie satirique, l’eiron renvoie au combattant des infamies, à la figure du raisonneur, c’est-à-dire le porte-parole de l’orthodoxie.

20 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 216.

21 L’alazon est un actant fonctionnel de la satire qui se caractérise par la vantardise, l’excès de prétentions, l’hypocrisie, la lâcheté et les contre-valeurs. Il s’oppose à l’eiron qui incarne les valeurs communément admises.

22 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 201.

23 Horace, Œuvres, op. cit., p. 206-207.

24 Bernadette Cabouret, « Rites d’hospitalité chez les élites de l’Antiquité tardive », in Pratiques et discours alimentaires en Méditerranée de l’Antiquité à la Renaissance. Actes du 18e colloque de la Villa Kerylos à Beaulieu-sur-Mer, les 4, 5 et 6 octobre 2007, (En ligne), consulté le 22 février 2022, URL : https://www.persee.fr/doc/Keryl_1275-6229_2008_act_19_1_1163.

25 Denis Diderot, Le Neveu de Rameau et autres textes, éd. Pierre Chartier, Paris, Librairie Générale Française, 2002, p. 113-114.

26 On retrouve le bestiaire dans les satires d’Horace, notamment Satire II, 7, vers 70-71 et vers 94-95 ; Ode I, 8, vers 8-10 ; Ode II, 13 ; Ode III, 4, 10, 11.

27 Nicolas Boileau procède une déshumanisation de l’homme qu’il réduit aux différents animaux dans la Satire 8, dans Satires, Épîtres, Art poétique, op. cit., p. 97-105.

28 Matthew Hodgart, La Satire, Paris, Hachette, coll. « l’Univers des Connaissances », 1969, p. 115.

29 George Orwell, Œuvres, éd. Philippe Jaworski, op. cit., p. 1330.

30 Roland Barthes, Critique et Vérité, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1996, p. 50.

31 Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 119.

32 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 231.

33 Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 247.

34 Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société des gens de lettres, 17 volumes, Paris, Librairies associés, 1751-1765, tome XIV, p. 699b.

35 Gyno-Noël Mikala, Poétique de la satire dans le roman francophone. Théorie et pratique, Libreville, Les Éditions Amaya, coll. « Ésope », 2014, p. 91.

36 Pascal Debailly, « L’éloge du Prince dans la satire classique en vers au XVe et XVIIe siècles », in Isabelle Cogitore, Francis Goyet (dir.), L’Éloge du Prince. De l’Antiquité au temps des Lumières, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 261-280, ici p. 265-266.

37 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 1998, p. 186.

38 Georges Molinié, Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1993, p. 14.

39 Yves Stalloni, Les Genres littéraires, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2016, p. 105.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Rodrigue Boulingui, « La satire chez George Orwell. L’exemple de La Ferme des animaux », paru dans Loxias, 76., mis en ligne le 16 mars 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9961.

Auteurs

Rodrigue Boulingui

Rodrigue Boulingui est titulaire d’un doctorat en Littérature et Civilisation Françaises de Sorbonne Université. Sa thèse a porté sur la satire chez Diderot et il est également intéressé par les auteurs anglophones et francophones.