Loxias | 72. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique | I. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique 

Gaëlle Théval  : 

Du calligramme au dactylopoème (Jiří Kolář, L'Enseigne de Gersaint, 1965)

Résumé

Cet article se propose d’aborder ce que l’on pourrait considérer, dans une certaine mesure, comme une mutation technologique du calligramme : le dactylopoème, mot désignant des poèmes créés à la machine à écrire. Ce genre se développe au cours des années 1960 dans les champs de la poésie concrète et visuelle, avec notamment Henri Chopin et les Garnier. C’est à une utilisation singulière de cette pratique que nous nous attachons, celle qu’en fait Jiří Kolář dans L’Enseigne de Gersaint. Publié en 1965, le recueil empruntant son nom au tableau de Watteau se présente comme un petit musée personnel au sein duquel se croisent une trentaine de portraits de peintres réalisés en dactylogrammes à l’aide des lettres du nom de chacun d’entre eux, Kolář y recréant les caractéristiques du style de chaque artiste. Se rapportant au genre de l’ekphrasis, ces poèmes s’y confrontent de manière toute paradoxale, interrogeant la matérialité de la lettre au regard de l’art moderne.

Abstract

This article proposes to address what one might consider, to a certain extent, as a technological mutation of the calligram: the dactylopoem, a word for poems created using a typewriter. This genre has been developed during the 1960s in the fields of concrete and visual poetry, notably with Henri Chopin and the Garniers. We are committed to a unique use of this practice, the one Jiří Kolář makes of it in L’Enseigne de Gersaint. Published in 1965, the collection borrowing its name from Watteau's painting is presented as a small personal museum within which there are around thirty portraits of painters made in dactylograms using the letters of the name of each of them, Kolář recreating in it the characteristics of the style of each artist. Relating to the genre of ekphrasis, these poems confront it in a quite paradoxical way, questioning the materiality of the letter regarding modern art.

Index

Mots-clés : Chopin (Henri) , dactylopoème, ekphrasis, Garnier (Ilse), Garnier (Pierre), Kolář (Jiří), poésie visuelle

Géographique : France , Tchécoslovaquie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Nous nous proposons ici d’aborder ce que l’on pourrait considérer, dans une certaine mesure, comme une mutation technologique du calligramme : le dactylogramme, ou, plutôt, le « dactylopoème », forme à part entière liée à l’utilisation de la machine à écrire, dont certains poètes concrets et visuels se sont emparés à partir du milieu des années 1950. Cette forme, étroitement liée à une technologie, semble avoir fait long feu avec celle-ci, mais n’en possède pas moins des spécificités esthétiques et formelles que nous voudrions rappeler. Ces jalons posés, c’est à une utilisation tout à fait singulière de cette forme que nous nous attacherons, en ce qu’elle réinstaure un dialogue avec le domaine des arts plastiques, celle qu’en a fait le poète plasticien tchèque Jirí Kolář dans L’Enseigne de Gersaint1.

Le dactylopoème

Catherine Viollet définit le dactylogramme comme « l’objet-texte dactylographié2 », soit n’importe quel texte écrit à la machine, sans préjuger de son genre ni de son mode parution (il peut désigner un avant-texte ou un brouillon d’écrivain comme un poème publié). Cependant ce terme, forgé sur le même modèle que le néologisme d’Apollinaire, risque, en contexte poétique, de prêter à confusion : d’un point de vue purement sémantique les dactylogrammes s’opposeraient aux « calligrammes », textes calligraphiés, voire aux « typogrammes », textes typographiés. Or le « calligramme » ne renvoie pas nécessairement à un texte calligraphié mais à un poème qui forme dessin : le préfixe « calli- », renvoie à l’idée de belle forme et non à l’écriture manuscrite en particulier. De nombreux calligrammes d’Apollinaire sont d’ailleurs typographiés. On peut ainsi, sans contradiction, parler de « calligramme dactylographié » : c’est d’ailleurs la manière dont Michel Butor désigne les poèmes de L’Enseigne de Gersaint3. Dans la postface des Poèmes du silence, Vladimir Burda en propose une définition autre, déniant aux poèmes de cette série le nom de « dactylogrammes » parce qu’ils sont figuratifs, les dactylogrammes, alors envisagés comme forme poétique, n’étant pas censés l’être. Curieuse partition, difficilement tenable, si l’on admet l’existence de calligrammes non figuratifs, et de dactylogrammes figuratifs (l’« Hommage à Jirí Kolář » de Henri Chopin comprend ainsi le mot  « poire » au sein d’une forme qui représente manifestement une poire, voir infra).

À ce terme chargé d’ambiguïté dans sa construction même, on préférera le néologisme créé par Henri Chopin pour désigner son propre travail, aisément généralisable, celui de « dactylopoème », que l’on pourra rapprocher de la catégorie des « typoèmes » proposée par Jérôme Peignot4. Dans les deux cas, l’accent est mis sur le medium, ce qui témoigne d’un déplacement de l’attention, caractéristique de la poésie expérimentale des années 1950-1970, sur les moyens technologiques d’élaboration et de publication du poème. Le choix du medium acquiert un enjeu esthétique propre, comme le souligne Pierre Garnier en 1962 dans son « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique » : « le moyen technique employé détermine, au moins autant que l’auteur, la forme d’une poésie5 ». La « dactylopoésie » circonscrit alors un ensemble de poèmes qui ont en commun non seulement d’avoir été écrits à la machine à écrire, mais d’avoir été publiés sous cette forme, sans transposition typographique postérieure. Il s’agit de l’usage créatif d’un instrument d’écriture dont les potentialités propres sont exploitées. Dans le domaine français, ses principaux représentants sont Henri Chopin, dont les premiers dactylopoèmes qu’il publie en 1961 datent de 1953, ainsi que Pierre et Ilse Garnier qui publient en 1965 le recueil-manifeste Poèmes mécaniques6.

Sans prétendre circonscrire un genre – Philippe Castellin7 note que les différences significatives entre les visées esthétiques et idéologiques qui sous-tendent l’usage de cet instrument sont trop considérables pour ce faire – force est de constater que les nombreuses contraintes matérielles liées à la machine entraînent le retour de constantes formelles.

Tout d’abord, la machine à écrire est considérée comme une garantie d’objectivité et d’objectalité du texte : l’usage d’un caractère typographique unique et neutre, à empâtement rectangulaire, la mécane, permet d’« éliminer les mouvements expressifs de l'écriture manuscrite, les traces graphiques des impulsions scripturales8 » et limite les variations potentiellement expressives de la typographie. D’autre part, la quasi- simultanéité de l’écriture et de l’impression dans le geste de frappe permet au poète d’inférer directement le rendu visuel de ses productions, et de voir son texte à distance de lui-même, comme un objet. La faible possibilité de variation de format du papier, associé à l’utilisation fréquente d’un papier de qualité standard, le rapprochent encore de l’objet en série, selon l’équivalence posée par les fondateurs de la poésie concrète brésilienne, Pignatari, Augusto et Haroldo de Campos : « Le poème produit = l’objet usuel9 ».

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Henri Chopin, « Hommage à Jiří Kolář » (1965), in Henri Chopin, Ceolfrith 18, Ceolfrith press, 1972

Par opposition à la typographie professionnelle, la machine à écrire, petite imprimerie portative et personnelle, possède en outre une facilité d’utilisation qui autorise le poète non typographe à se livrer à toutes sortes d’expérimentations pour un prix modique, comme le travail avec des caches, les découpages, la possibilité de tourner la feuille A4 en tous sens. La dactylopoésie relève en ce sens d’une poésie possiblement « faite par tous », forgée à partir du détournement de l’usage d’un instrument banal. Elle permet enfin une vitesse d’exécution, que certains poètes comme Pierre et Ilse Garnier ont érigée en principe poétique. Dans les Poèmes mécaniques, le couple de poètes entend opérer dans le champ de l’écriture de manière équivalente à l’action painting de Pollock. L’action writing privilégie la « gesticulation », éliminant la pensée et la réflexion dans le geste de frappe, faisant du poème spatialiste le réceptacle des énergies corporelles à l’œuvre au moment de sa réalisation.

Du point de vue formel, les caractères imprimés par la machine à écrire ont pour autre particularité de posséder des chasses (des espacements entre les lettres) identiques, ce qui permet d’obtenir des effets de symétrie. Les formes abstraites et géométriques sont privilégiées, prenant appui sur la forme même des lettres, comme on peut le voir chez Henri Chopin (Les Riches heures de l’alphabet, voir infra), ou chez les Garnier (Kamikaze, voir infra). C’est là, selon Henri Chopin, que se situe la différence essentielle avec les calligrammes :

Les dactylopoèmes (ou Typewriterpoems) mettent en relief leurs motifs, leurs dessins, leurs formes, chacun d’eux se construisant dans et par l’alphabet latin qui est plus géométrique que calligraphique pour la vision. […] L’alphabet latin porte en soi des formes constructivistes, contrastant avec les alphabets manuels et surtout avec les calligrammes rendus célèbres à la suite de Guillaume Apollinaire10.

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Henri Chopin et Michel Seuphor, Les Riches heures de l’alphabet, Paris, Traversière, 1992, p. 77

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Pierre et Ilse Garnier, « Kamikaze », Prototypes, André Sivaire, 1965, n.p.

L’autre différence, corollaire de celle-ci, et récurrente dans la poésie concrète, réside dans l’utilisation du mot seul, ou de la lettre seule, comme unité : le langage y est réduit à ses composantes premières, dans un souci de simplification et d’immédiateté de la réception de « l’information esthétique », comme l’explique Pierre Garnier prenant appui sur les théories d’Abraham Moles11. Leur répétition peut créer des régularités, faisant du mot ou de la lettre non séparés par des blancs les éléments d’une ligne, comme dans l’hommage de Henri Chopin à Kolář. Souvent, la lettre répétée devient élément d’une trame : elle est alors traitée comme élément de texture (Cosmos, voir infra). Le Groupe µ définit la texture d’une image comme « sa microtopographie, constituée par la répétition d’éléments. Il s’agit d’une propriété de la surface, au même titre que la couleur12 ». Élément de texture, ou macule, la lettre quitte alors provisoirement son statut de signe linguistique pour devenir signe plastique. Les différences d’espacements entre les caractères qui forment trame permettent alors de créer des variations tonales au sein de la page, comme on peut le voir chez Henri Chopin (Les Riches heures de l’alphabet, voir supra). La facilité de manipulation du papier peut, à l’inverse, entrainer la diffraction du mot, ou de la lettre, sur la page, comme dans certains des Poèmes mécaniques des Garnier (Poèmes mécaniques, voir infra).

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Pierre et Ilse Garnier, « Cosmos », Esquisses palatines, André Silvaire, 1971, n.p.

L’utilisation de la machine à écrire chez le poète et plasticien tchèque Jirí Kolář relève en partie de problématiques communes : sa poésie visuelle s’oriente, dans la lignée des poètes concrets tchèques eux-mêmes influencés par les théories des brésiliens et de Max Bense, vers une même volonté d’objectivation et de « dépathétisation » de la langue. Cependant, c’est à l’intérieur d’une trajectoire personnelle que se comprennent les dactylopoèmes reproduits dans L’Enseigne de Gersaint.

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Pierre et Ilse Garnier, Poèmes mécaniques, André Silvaire, 1965 (extrait), n.p.

Jirí Kolář : de la poésie verbale à la poésie évidente

Le parcours poétique de Jirí Kolář est en effet marqué par l’abandon progressif de l’écriture au profit de la recherche d’une « poésie évidente » qui trouvera son lieu dans le domaine plastique. Entre 1941 et 1957, Kolář fait paraître plusieurs recueils de poésie verbale. Puis, à partir de 1959, il entame un processus qui le mènera à la « poésie évidente », c’est-à-dire « toute la poésie qui exclut le mot écrit comme vecteur de la création et de la communication13 ». Cette période charnière est documentée par le recueil Poèmes du silence qui retrace « [son] cheminement vers la poésie évidente14 ». Arrêtons-nous un instant sur sa composition : la section « L’Enseigne de Gersaint15 » y est symboliquement placée entre les derniers poèmes verbaux et les « Poèmes du silence ». À l’instar du tableau de Watteau cité par son titre, celle-ci se présente comme une collection de tableaux au sein de laquelle se croisent une trentaine de portraits de peintres et sculpteurs modernes16 réalisés à la machine à écrire à l’aide des lettres du nom de chacun d’entre eux. Aucun visage, ni trait physique, n’est cependant représenté au sein de ces « portraits » : Kolář y recrée à l’aide de ce matériau verbal les caractéristiques du style de chaque artiste (Mondrian, voir infra).

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Jiří Kolář, « Mondrian », « L’Enseigne de Gersaint », Poèmes du silence, La Différence, 1988 (1965), p. 109

Dans L’œil de Prague, Michel Butor désigne cet ensemble comme une « suite de calligrammes dactylographiques dans lesquels il salue certains de ses “intercesseurs”17 ». À un premier niveau, nous pouvons en effet voir dans cette suite un hommage aux maîtres de l’art moderne. Son titre même nous oriente en ce sens, citation qui programme la suite à venir comme un équivalent poétique du tableau de Watteau, représentant l’intérieur idéalisé de la célèbre boutique du marchand d’art, remplie de tableaux, occasion pour l’artiste de proposer un panorama de l’art de son temps en pastichant les styles de maîtres anciens et modernes. Cette série est par ailleurs à relier à l’œuvre picturale de Kolář qui n’a de cesse de puiser dans les œuvres du passé. Ses collages trouvent en effet pour la plupart leurs matériaux dans les reproductions de tableaux célèbres, modernes et anciens, en faisant une œuvre citationnelle par excellence, dans un souci de renouvellement du regard (Hommage à Picasso, voir infra) :

Pour qu’un poète puisse faire reculer les limites de la perception chez autrui, il doit apprendre chez ceux qui, avant lui, ont ouvert son champ sur d’autres disciplines, que ce soit dans le domaine de l’art, de la science, de la philosophie ou ailleurs18.

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Jiří Kolář, Hommage à Picasso, 1972

À cette pratique, répond, toujours dans l’œuvre postérieure, l’obsession du nom et de son inscription, dont témoigne entre autres la suite « Partition sur le nom de Baudelaire19 » qui présente autant de variations sur le nom de Baudelaire, à l’aide de collages d’imprimés.

Ces deux problématiques se voient ici réunies. L’usage du nom propre, seul matériau verbal de chaque portrait, fonctionne de manière métonymique, reprenant l’usage courant qui nous fait parler d’« un Brancusi » ou d’« un Picasso » pour désigner l’œuvre de l’artiste concerné. S’il n’est pas toujours directement lisible dans le dactylopoème, sa présence dans le titre invite le lecteur à en rechercher les lettres dans la figure qui lui est présentée. Se confrontent, à la vue de ces poèmes, deux images dont la relation est à interroger, celle du « texte » que nous avons sous les yeux, dans sa matérialité propre, constitué de lettres, et celle de l’œuvre à laquelle il renvoie, rendue familière par sa reproductibilité technique à grande échelle. Le poème fonctionne alors comme signe. Dans son Dictionnaire des méthodes, Kolář explicite ce fonctionnement en rapportant ces images à la tradition héraldique. Il y baptise en effet cet ensemble du terme de « poèmes blasons » :

De même que nous savons identifier un artiste d’après son écriture, nous savons aussi ce qui orne son blason ou ce que, par la bouche de ses œuvres, il crie aux passants. Les artistes modernes prennent contact avec le spectateur à travers leurs totems personnels.
Il n’était question que de choisir... Chez Brancusi par exemple, la Colonne sans fin est-elle plus révélatrice que L’Oiseau ? […] D’autres ne posaient aucun problème : Albers – le carré, Mondrian – le champ, Pollock – les coulées, Mathieu – le geste, Klee – le signe, Schwitters – la transmutation, Miro – le jeu, etc.20.

L’assimilation du poème au blason fait ainsi basculer l’image recréée dans un nouveau régime de signification. Associée à un nom propre qu’elle est censée représenter, l’image de l’œuvre se fait emblème.

Les images créées deviennent ainsi des signes, mais elles-mêmes sont composées de signes, linguistiques. Partant, il semble que nous ayons ici affaire à un phénomène de transmutation, soit, selon la définition qu’en donne Jakobson, de traduction d’un système de signes à un autre. Or la transposition d’une œuvre picturale dans le langage verbal relève, traditionnellement, du genre de l’ekphrasis, que Riffaterre définit comme « un cas particulier de description ou de récit […] dont les procédés relèvent de la mimésis […] comme le texte ekphrastique représente avec des mots une représentation plastique, cette mimésis est double21. » Elle serait alors triple si elle prenait place dans un calligramme figuratif. Envisagés dans cette perspective, ces poèmes entreraient dans la catégorie des calligrammes ekphrastiques, que l’on trouve, par exemple, chez Apollinaire, dans les calligrammes du catalogue consacré à Etienne Survage et Irène Lagut, ou encore dans « Pablo Picasso » (voir ci-dessous), où les formes évidées évoquent les contours d’objets que l’on devine appartenir aux tableaux de Picasso. Mais, précisément, ces objets ne sont que des contreformes, et s’absentent de la page : présences fantomatiques que le poème ekphrastique qui les entoure ne peut qu’évoquer.

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Guillaume Apollinaire, « Pablo Picasso », 1917

Force est de constater que ces poèmes ne relèvent pas de l’ekphrasis. Tout d’abord en raison de leurs objets, la peinture abstraite entretenant un rapport d’exclusion au discours ekphrastique qui va de pair avec son rejet de la mimésis. Le refus de la description est d’ailleurs une constante de l’œuvre de Kolář, qui dit vouloir

éviter l’aspect didactique, c’est-à-dire la description (car nous ressentons désormais toute description comme didactique). Il se peut que la description soit nécessaire pour certaines modalités de la connaissance de la réalité en général, mais elle n’est nullement indispensable à la connaissance poétique. Elle ne l’est surtout pas là où nous pouvons utiliser les différents moyens de communication mécaniques que la technique moderne met à notre disposition22.

À la description, Kolář opposerait alors la reproduction, et le choix de la forme dactylographiée, interprété à cette lumière, mettrait l’accent sur le caractère mécanique de celle-ci. Anti-ekphrasis, ces poèmes le sont aussi en ce que, à un exercice hautement verbal, célébrant la capacité du langage à faire voir, ils opposent un langage réduit à la fonction indexicale du nom propre, purement dénotatif, excluant de facto toute possibilité rhétorique. En outre, le langage est ici utilisé non pour sa puissance évocative conduisant à faire se lever l’image dans la conscience du lecteur dans un effet d’hypotypose, mais littéralisé par l’usage exclusif de la lettre comme matériau. Tout se passe comme si Kolář déniait au verbe sa capacité à faire image pour l’accorder à l’écriture. Là où la description ekphrastique amène le texte écrit à s’absenter derrière l’image évoquée, les calligrammes entendent ramener le regard du lecteur/spectateur vers ce qui, dans l’écriture, fait littéralement image : son signifiant graphique.

Comme le rappelle Riffaterre dans la définition citée, l’ekphrasis peut aussi être un récit. Or le poète explique être retenu, lorsqu’il regarde un tableau, « par la structure plutôt que l’anecdote. Je n’ai jamais eu l’idée de me poser des questions sur le côté anecdotique d’un tableau de Pollock – ce qui m’intéresse, c’est la façon dont ses toiles sont faites23. » On pourrait, dès lors, voir dans cet ensemble, à l’instar de Raoul-Jean Moulin, une série d’« analyses graphiques des œuvres prises pour sujet24 ». Dans le blason consacré à Schwitters par exemple, le principe de l’assemblage de matériaux hétérogènes est recréé par l’utilisation, pour ce poème et lui seul, de matériaux hétérogènes : Kolář n’utilise pas le seul nom de l’artiste, mais aussi des signes de ponctuation, des chiffres, et ajoute le mot « Merz » (Schwitters, voir infra). Pour « Fontana », la toile lacérée est évoquée par un travail similaire et inversé de découpage d’une forme dans la feuille préalablement dactylographiée : le nom « Fontana » est alors lui-même coupé et seulement partiellement lisible. La page se fait équivalent de la toile, et semble s’ouvrir sur un espace hétérogène qui est celui de l’écriture (Fontana, voir infra). Le poème consacré à Pollock est enfin emblématique en ce qu’il montre qu’il ne s’agit pas, pour le poète, de s’approprier un procédé (Pollock, voir infra). L’œuvre ne relève manifestement pas de l’action writing, le poète s’étant basé sur un modèle patiemment analysé et recréé : partant, il lui est possible d’en dégager la structure, et de l’ériger en signe. Certaines propriétés de l’œuvre sont isolées : les effets de texture sont évoqués par l’accumulation de lettres qui les rend par endroits illisibles, le all over par l’occupation totale d’un espace délimité dans la page. Anti-ekphrasis donc, ces poèmes analytiques mettent en œuvre un acte de rejet du langage verbal, portant le doute sur ses capacités à dire ou représenter. Se joue, dans cette série, une méditation sur la notion même d’écriture, envisagée au miroir de l’art moderne.

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Jiří Kolář, « Schwitters », « L’Enseigne de Gersaint », Poèmes du silence, La Différence, 1988 (1965), p. 119

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10 Jiří Kolář, « Fontana », « L’Enseigne de Gersaint », Poèmes du silence, La Différence, 1988 (1965), p. 93

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Jiří Kolář, « Pollock », « L’Enseigne de Gersaint », Poèmes du silence, La Différence, 1988 (1965), p. 114

Aragon voit dans L’Enseigne de Gersaint (l’œuvre de Watteau) « un manifeste et un testament25 ». La suite de poèmes réunis sous ce même nom pourrait, à son tour, être considérée comme telle : s’y révélerait le testament d’un poète verbal et le manifeste d’un poète visuel.

Manifeste, le recueil l’est en ce qu’il entend proposer une esthétique nouvelle, définie dans son lien avec les arts plastiques. Dans ses écrits, Kolář explique en effet avoir été peu convaincu par les essais précédents de poésie visuelle, ceux d’Apollinaire et de Marinetti, dans lesquels, selon lui, « l’ancienne esthétique demeurait toujours présente à l’arrière-plan26 ». Par ailleurs, Kolář revendique clairement le modèle des arts plastiques lorsque, évoquant son passage à la poésie évidente, il explique :

Trois messieurs m’ont poussé à faire ce pas : Malevitch avec son carré noir ; Klee avec sa Naissance du poème et Fontana avec ses toiles lacérées. Décidé à divorcer d’avec la poésie verbale, j’avais alors à choisir entre la tâche d’encre, l’agglomération de caractères et la feuille déchirée27

Il s’agit bien, pour le poète, d’importer des modèles plastiques dans le champ de la poésie, en utilisant, dans un premier temps, les matériaux propres à celle-ci (encre, caractères, papier). Dans la période de transition que représente L’Enseigne de Gersaint, le seul matériau utilisé est encore le caractère, et ce sont avant tout des solutions formelles, davantage que des procédés, que le poète emprunte. Ces solutions semblent fonctionner, dans les poèmes antérieurs et postérieurs, comme de véritables matrices. On reconnaît ainsi, dans la disposition spatiale d’un poème tiré de « L’Hommage à Malevitch », la silhouette de la « Colonne sans fin » de Brancusi (1938). La forme laissée par la lacération de Fontana se retrouve dans le « Poème éphémère » un des « Poèmes évidents ». Enfin, on perçoit une résonnance formelle entre le dactylopoème consacré à Schwitters et le poème évident « L’instant d’avant l’écriture du poème ».

Manifeste, cet ensemble l’est aussi en ce qu’il affirme la matérialité de la lettre. Si le poète affirme avoir « toujours recherché des zones de frottement entre la littérature et les arts plastiques28 », c’est ici la page qui en est l’espace privilégié, qui oscille entre son statut de surface graphique et de surface plastique, de la même manière que les éléments qui la peuplent oscillent entre leur statut de signes linguistiques et de signes plastiques. L’entreprise de Jirí Kolář dans L’Enseigne de Gersaint pourrait s’analyser comme une tentative pour confronter le matériau graphique à ses modèles picturaux : tout se passe alors comme si l’intégration du pictural par le verbal finissait par le faire éclater de l’intérieur, selon un schéma parfaitement inverse de celui de l’ekphrasis où se lit une annexion de l’image par le verbe. C’est ici que la notion de transposition intersémiotique ou « transmutation », évoquée plus haut, trouve sa limite. S’il y a bien changement de médium, passage de la peinture à l’écriture, et de l'espace du tableau à celui de la page, la transposition s'arrête en cours de route, mettant en évidence les qualités communes à l'écriture et la peinture, leur matérialité partagée. On gardera certes à l'esprit, avec Jean-Pierre Bobillot, que « la plasticité dans le "calligramme" et, plus généralement, dans le "poème visuel" […] est une particularité inhérente aux éléments verbaux qui la constituent, et non une caractéristique extérieure, relevant d’une pratique qui lui serait étrangère – de type pictural29 » . Sans remettre en cause cette analyse, l'impureté et les modèles revendiqués par Kolář relèvent bien d'une logique de l'importation d'un modèle extérieur, visant in fine à montrer que le creusement par chacun des arts de son propre medium au sein du modernisme30 aboutit non pas à leur autonomisation, mais à leur fusion :

Une véritable critique du schéma moderniste doit rompre avec l'idée selon laquelle la rupture avec le régime représentatif aurait signifié une autonomisation de chaque art dans son domaine et avec son matériau propre. C'est l'inverse qui est vrai. Quand le modèle représentatif qui tenait les arts à distance les uns des autres, selon les règles de l'analogie, s’est effondré, ce qui s’est produit, ce n'est pas la concentration de chaque art sur sa matérialité propre, c'est au contraire que ces matérialités elles-mêmes ont commencé à tomber sans médiation les unes sur les autres31.

Cet ensemble constitue ainsi, à bien des égards, un point nodal dans l’œuvre de Kolář, en ce que s’y donne à voir le basculement de la poésie verbale à la poésie évidente, par le biais d’une forme elle-même hybride, le calligramme dactylographié ou dactylopoème. Il constitue également l’un des derniers exemples d’un processus qui trouvera sa formulation inverse dans l’œuvre postérieure. Au transfert intermédial du tableau sur la page s’opposera par la suite, dans les « poèmes évidents », le transfert de la page au tableau, où l’imprimé sera exploité dans sa dimension pleinement plastique.

Notes de bas de page numériques

1 Réalisés en 1962, les poèmes sont publiés en 1965 dans L’Enseigne de Gersaint, Prague, Svoboda, 1965, puis repris dans Jiří Kolář, Poèmes du silence, Editions de la Différence, 1988.

2 Catherine Viollet, « Écriture mécanique, espaces de frappe – quelques préalables à une sémiologie du dactylogramme », Genesis 10, 1996, pp. 193-208.

3 Michel Butor, L’œil de Prague, suivi de La Prague de Kafka et de Réponses par Jiří Kolář, Paris, La Différence, 1986.

4 Jérôme Peignot, Typoésie, Paris, Imprimerie Nationale, 1993.

5 Pierre Garnier, « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique », Les Lettres n°29, 1963-1964.

6 Pierre et Ilse Garnier, Poèmes mécaniques, André Silvaire, 1965.

7 Philippe Castellin, in Adriano Spatola, Vers la poésie totale, Marseille, Via Valeriano, 1993, p. 111.

8 Catherine Viollet, Genesis 10, p. 201.

9 Decio Pignatari, Augusto de Campos, Haroldo de Campos, « Plan Pilote pour la poésie concrète », Noigrandes 4, 1958.

10 Henri Chopin, Passementeries, Codognan, Ottezec, 1987, n.p.

11 Pierre Garnier, « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique », Les Lettres n°29, 1963-1964.

12 Groupe µ, Traité du signe visuel, Paris, Le Seuil, 1992, p. 208.

13 Jiří Kolář, « Peut-être rien, peut-être quelque chose » (1965), pp. 48-49.

14 Jacques Donguy, « Entretien avec Jiří Kolář (1987/1992) », Poésure et peintrie, Marseille, RMN, 1993, p. 434.

15 La traduction française des Poèmes du silence parue aux éditions de la Différence en 1988 réunit au sein de la section « L’Enseigne de Gersaint » deux ensembles originellement indépendants, « L’Enseigne de Gersaint » à proprement parler, qui réunit des portraits de peintres et de sculpteurs, et les « Têtes », dactylopoèmes consacrés à des écrivains.

16 Albers, Bill, Brancusi, Burri, Calder, S&R Delaunay, Dubuffet, Duchamp, Fontana, Hajdu, Kandinsky, Kemeny, Klee, Kupka, Lissitzky, Malevitch, Matthieu, Miro, Mondrian, Moholy-Nagy, Nicholson, Rothko, Schwitters, Stazewski, Pollock, Strzeminski, Sima, Tinguely, Vasarely, Wols.

17 Michel Butor, L’œil de Prague, p. 17.

18 Jiří Kolář , « Réponses », L’œil de Prague, p. 152.

19 Jiří Kolář, Hommage à Baudelaire – Partitur für ein Lautgedicht, Nurnberg, Édition R. Johanna Ricard, 1973

20 Jiří Kolář, Dictionnaire des méthodes – L'âne ailé, Alfortville, revue K éditions, 1991, p. 164.

21 M. Riffaterre, « L’illusion d’ekphrasis », in Gisèle Mathieu Castellani (dir.), La Pensée de l'image, Presses Universitaires de Vincennes, 1994, coll. « L’Imaginaire du texte », p. 211.

22 Jiří Kolář, « Réponses », L’œil de Prague, p. 167.

23 Jiří Kolář, « Réponses », L’œil de Prague, p. 192.

24 Raoul-Jean Moulin, « Une démystification de la parole et de l’image », Aragon, Raoul-Jean Moulin, Jiří Kolář, Paris, Editions Georges Fall, 1973, coll. « Bibli Opus », p. 20.

25 Aragon, L’Enseigne de Gersaint, Ides et Calendes, 1946.

26 Jiří Kolář, « Réponses », L’œil de Prague, p. 149.

27 Jiří Kolář, Dictionnaire des méthodes, p. 172.

28 Jiří Kolář, « Réponses », L’œil de Prague, p. 149.

29 Jean-Pierre Bobillot, « Du visuel au littéral, quelques propositions », in Bernard Blistene (dir.), Poésure et peintrie, p. 90.

30 Cf. les thèses de Clement Greenberg.

31 Jacques Rancière, L’Espace des mots. De Mallarmé à Broodthaers, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005, p. 12.

Bibliographie

Œuvres de dactylopoésie mentionnées (liste non exhaustive)

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Sur Jiří Kolář

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Pour citer cet article

Gaëlle Théval, « Du calligramme au dactylopoème (Jiří Kolář, L'Enseigne de Gersaint, 1965) », paru dans Loxias, 72., mis en ligne le 16 mars 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9693.

Auteurs

Gaëlle Théval

Ancienne élève de l’ENS de Lyon, PRAG à l’IUT de Rouen, Gaëlle Théval est membre du laboratoire MARGE de l’Université Lyon 3. Ses recherches portent sur les poésies expérimentales depuis les années 1960 (poésie visuelle, sonore, vidéopoésie, performance), ainsi que sur la poésie de l’extrême contemporain. Principales publications : Poésie & ready-made, Paris, L’Harmattan, 2015 ; (avec S. Lesiewicz et H. Campaignolle, dir.), Livre / poésie : une histoire en pratique(s), Paris, Editions des Cendres, 2016 ; (avec O. Penot-Lacassagne, dir.) Poésie & performance, Nantes, Editions Nouvelles Cécile Defaut, 2018.