Loxias | 72. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique | I. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique
Christine Boutevin :
Adapter les calligrammes à un jeune public : un défi pour l’édition et la création contemporaines pour la jeunesse
Présence dans les corpus littéraires et scolaires entre 1980 et 2012
Résumé
Les calligrammes d’Apollinaire n’ont absolument pas été écrits pour les enfants. Pourtant, l’édition pour la jeunesse propose deux anthologies du poète où ces poèmes sont particulièrement bien représentés. Par ailleurs, la tradition du calligramme s’est perpétuée dans la poésie visuelle. Certaines figures historiques de cette poésie contemporaine n’hésitent pas à adapter leur œuvre pour les jeunes lecteurs et se retrouvent même parmi les listes de référence de littérature pour l’école. D’autres qui écrivent plus particulièrement pour les enfants, se sont approprié le genre et publient des recueils où le calligramme prend des formes variées. L’étude proposée éclaire les modalités d’adaptation des calligrammes en littérature de jeunesse et montre comment cette création s’inscrit dans les débats sur la poésie calligrammatique contemporaine.
Abstract
Apollinaire’s calligrams have absolutely not be written for children. However, the youth literature offers two anthologies of the poet in which these poems are particularly well represented. Furthermore, the tradition of the calligram survived in visual poetry. Some historical figures of this contemporary poetry do not hesitate to adapt their work for young readers and are even found among the literature lists of reference for school. Others, who write more particularly for children, have appropriated the genre and publish collections where the calligram takes various forms. The proposed study highlights the modalities of adaptation of calligrams in youth literature and shows how this creation takes part in the debates on contemporary calligrammatic poetry.
Index
Mots-clés : Apollinaire (Guillaume) , calligramme, poésie pour l’enfance et la jeunesse
Géographique : France
Chronologique : XXe
Plan
- Apollinaire et Calligrammes dans les éditions pour la jeunesse
- La création calligrammatique en littérature de jeunesse
Texte intégral
1Apollinaire n’a pas écrit d’œuvre pour enfants et la critique n’évoque pas de relation particulière à l’enfance pour cet auteur. Pourtant, dès 1957, il est cité dans La Poèmeraie d’A. Got et de C. Vildrac1. M. Soriano recommande Alcools et Calligrammes dans la bibliographie qui suit l’entrée « Poésie et jeunesse » du Guide de littérature pour la jeunesse en 1974 et J. Charpentreau rédige une notice à son nom, en 1983, dans son Dictionnaire des poètes et de la poésie2.
2Même si la lecture des calligrammes3 ne va pas de soi pour un enfant, ce qui explique les réticences des enseignants à faire ce choix de textes, la présence d’Apollinaire dans le champ de la littérature de jeunesse est bien réelle. De quelle manière l’édition rend-elle ce genre accessible aux enfants d’aujourd’hui, ainsi que les autres formes de poésie visuelle qui lui ont succédé, et puisque la diffusion de cette littérature est soumise à la prescription scolaire, peut-on observer sa présence à l’école ?
3Pour savoir si les calligrammes sont devenus des textes incontournables, presqu’un siècle après leur publication, il faudra d’abord circonscrire l’édition pour la jeunesse d’Apollinaire et mettre en évidence les modalités d’adaptation des « idéogrammes lyriques ». Il conviendra aussi de montrer comment les poètes contemporains qui s’adressent aux enfants, se sont approprié les calligrammes, à travers l’étude de quelques-uns de leurs poèmes, la question étant de savoir s’ils évitent le risque d’appauvrissement du genre, risque lié au caractère même de la destination de cette poésie.
Apollinaire et Calligrammes dans les éditions pour la jeunesse
4L’édition pour la jeunesse propose aujourd’hui4 deux anthologies entièrement consacrées à Apollinaire dans lesquelles des poèmes-dessins5 sont représentés : Guillaume Apollinaire, un poète6 et Le Apollinaire7. En dehors de ces adaptations, nous nous intéresserons au roman biographique, Apollinaire, un poète combattant, édité très récemment chez Oskar jeunesse, car Calligrammes y occupe une place importante8.
5Dans les deux anthologies, quatre modalités d’adaptation des calligrammes apparaissent : la sélection, la mise en ordre, la notice explicative et l’illustration. Premièrement, la place de Calligrammes et des calligrammes diffère par le nombre : dix-huit sur cent un poèmes chez Gallimard, neuf sur dix-neuf chez Mango, mais seulement cinq poèmes-dessins, alors qu’ils sont beaucoup plus nombreux dans Guillaume Apollinaire, un poète puisque des extraits de Poèmes retrouvés ont été ajoutés. Trois calligrammes sélectionnés se retrouvent dans les deux recueils : « La petite auto », « Il pleut » et « La colombe poignardée et le jet d’eau ».
6Par ailleurs, l’anthologie reconfigure l’œuvre par une organisation tout à fait différente chez les deux éditeurs. Alors que les calligrammes paraissent essaimés dans le livre proposé par Gallimard, ils sont tous regroupés dans l’album. Le classement thématique du premier, en cinq parties9, propose une lecture en fonction d’entrées prédéterminées. Même si les textes sont reliés à l’œuvre par la mention du titre en haut de page, ils ne constituent pas un ensemble. Le projet didactique de l’anthologiste est de dresser un portrait de l’auteur sans souci scrupuleux de chronologie. L’album de Mango, quant à lui, présente les calligrammes en suivant la chronologie et l’organisation pensées par le poète. Dans les deux cas, les éditeurs n’ont pas isolé les poèmes-dessins afin de préserver la création originale où les calligrammes se trouvent parmi une grande diversité de formes poétiques.
7La troisième modalité d’adaptation est la présence d’une préface ou d’une postface dans laquelle l’auteur de l’anthologie précise la nature et la visée de son projet. Chez Gallimard comme chez Mango, un péritexte important permet de comprendre le contexte historique de production, le lien avec la vie de l’auteur et la définition du genre. Mais la formulation de ces indications laisse penser que le destinataire des anthologies n’est pas tant l’enfant qu’un médiateur implicite. En effet, Patrick Jusserand (Gallimard) cite, pour parler des calligrammes, l’expression d’Apollinaire lui-même, « idéogrammes lyriques » et son commentateur de l’édition savante de La Pléiade10. Mango souligne la créativité d’Apollinaire dans les calligrammes, comme si le lecteur les connaissait, et précise : « En accord avec la peinture de son époque, ses calligrammes souscrivent avec génie aux possibilités figuratives du vers. ». Ce propos est incompréhensible pour un enfant de six à neuf ans, tranche d’âge à laquelle Mango destine actuellement l’anthologie sur son site. Mais l’enfant est-il vraiment le destinataire ? On peut en douter en observant ce mélange de codes de communication : la collection, le format et l’illustration sont des signes pour un lecteur jeune, mais la préface, la biographie du poète, l’organisation intéressent surtout l’adulte, enseignant ou bibliothécaire. Ce sont autant d’indices qui disent que l’œuvre nécessite une approche pédagogique.
8La dernière modalité d’adaptation, l’illustration, est propre à l’édition de poésie pour la jeunesse. Si les deux anthologies sont illustrées, les choix éditoriaux ne se ressemblent pas. Gallimard fait appel à une iconographe qui a sélectionné des photographies, des dessins, des gravures… Or, parmi ces images documentaires se trouvent quinze extraits de calligrammes, répertoriés dans la liste de l’iconographie. Ces fragments de textes apparaissent comme s’il s’agissait de détails d’œuvres picturales ou graphiques, car ils sont sur le même plan qu’un dessin du poète ou qu’une gravure de peintre contemporain, et donnent une identité particulière à l’anthologie, en adéquation avec l’affirmation d’Apollinaire « Et moi aussi je suis peintre ». Le calligramme n’est pas seulement le texte poétique, retenu parce que représentatif de la création littéraire de l’auteur, il est aussi image à valeur documentaire indiquant implicitement qu’Apollinaire et le calligramme ne font qu’un. Ces illustrations calligrammatiques sont des gros plans qui éclairent la lecture de l’anthologie et l’orientent.
9Mango, à l’inverse, passe commande à une illustratrice, Aurélia Grandin. L’artiste peintre met en image et interprète les dix-neuf poèmes de l’anthologie, fournissant ainsi une lecture subjective de chaque pièce. Le calligramme est mis en scène sur une double page, peinte à fond perdu, de format 60 x 30. Les mots sont dans la peinture, le calligramme dans l’image. L’œuvre de l’artiste et le poème d’Apollinaire font corps. Héliane Bernard, l’éditrice, précise qu’il lui faut trouver « l’artiste qui correspond au poète11 ». Le lien apparaît dans le choix d’un peintre qui utilise une multiplicité de techniques comme Apollinaire expérimente et mélange une grande diversité de formes poétiques. Aurélia Grandin fait également référence à Picasso, l’ami du poète, par une allusion à des profils féminins de Guernica, mais aussi à l’art pictural asiatique, par des collages de motifs japonisants de rivière ou de grue tels qu’on peut en voir dans l’art nouveau. Enfin, des portraits du poète correspondant à des photographies de 1914 avec son ami Rouveyre, sont utilisés. Les images sont donc composites et n’offrent pas une seule interprétation, mais ajoutent à la densité du poème écrit une intensité plastique. La double page ainsi réalisée impose une lecture littéraire du texte/image et un rapport esthétique au poème.
10Enfin, la troisième œuvre entièrement consacrée au poète, en édition pour la jeunesse, dans laquelle apparaissent des calligrammes, est parue en 2012, chez Oskar jeunesse. Apollinaire, le poète combattant a pour objectif de faire « découvrir l’œuvre et la vie d’un grand auteur qui a marqué l’Histoire12 », à des lecteurs de onze ans et plus. Dans ce roman biographique, Calligrammes est présent dans dix extraits et dans tous les chapitres du roman. Cinq poèmes sont cités. « La petite auto » est le seul poème-dessin. Une définition du calligramme est donnée dès le premier chapitre, avec un exemple, lors de l’épisode de la mort du poète, auprès duquel vient se recueillir son ami Rouveyre. J.-M. Lecat, le romancier, écrit :
De la main, Rouveyre mime un « calligramme », nouvelle forme d’expression graphique et littéraire inventée par son ami, un texte disposé de telle sorte sur la page qu’il représente le thème ou l’objet du poème, ici des vers symbolisant la forme du radiateur et des phares de la petite auto qui les ramène, non sans peine, entre minuit et 6 heures du matin :
« Je n’oublierai jamais ce voyage nocturne où nul ne dit un mot […]
Et 3 fois nous nous arrêtâmes pour changer un pneu qui avait éclaté »13
11Cette définition est complétée à la fin du roman par une citation d’Apollinaire14. On comprend ici la visée didactique du roman. D’ailleurs, le chapitre 5 qui retrace la période de fin juillet 1914 au 23 mai 1916, contextualise la création du recueil en rattachant celui-ci à l’engagement du poète dans la Grande Guerre et à ses amours avec Lou et Madeleine.
12Les trois ouvrages présentés ci-dessus témoignent d’une présence peu abondante des calligrammes dans l’édition pour la jeunesse, certainement parce qu’Apollinaire ne fait pas partie des poètes du canon de l’école primaire. Les œuvres étudiées concernent plutôt les collégiens : Gallimard note en quatrième de couverture « à partir de 11 ans ». Les calligrammes apparaissent dans quelques manuels scolaires à la suite des programmes de 1996, date à laquelle l’analyse de l’image dans ses rapports avec le texte incombe au professeur de français, dès la classe de 6e. Depuis 2008, ils sont explicitement mentionnés comme une forme poétique pouvant être étudiée, dès le début du collège, et Apollinaire est recommandé en classe de 3e15. Le roman biographique s’adresse bien à la même tranche d’âge et le dossier documentaire complémentaire correspond à l’esprit du programme d’histoire des arts, domaine d’enseignement introduit à l’école en 2008. La lecture d’Alcools est conseillée pour le dernier niveau du collège, dans les arts du langage. De fait, ce recueil demeure plus célèbre que Calligrammes.
13Quelles sont les raisons de cette faible visibilité ? Certes, Apollinaire n’est pas encore dans le domaine public, donc les éditeurs doivent demander les droits pour publier ses textes16. Mais cette explication n’est pas spécifique au recueil Calligrammes. C. Debon évoque, pour sa part, l’absence d’édition savante de ce recueil, absence qu’elle n’a comblée qu’en 200817. Elle souligne aussi la réception peu élogieuse des calligrammes par la critique sous prétexte qu’il ne s’agirait que d’un petit amusement, ainsi que le rejet du recueil comme témoignage sur la guerre. Pour notre part, nous ajouterons que l’édition pour la jeunesse s’est peu intéressée à cette création à cause des difficultés de lecture pour les enfants qui sont intrinsèques aux calligrammes. Mais surtout l’école, elle-même, manifeste peu d’intérêt pour la poésie visuelle en général ; or elle est un prescripteur essentiel.
La création calligrammatique en littérature de jeunesse
14Certaines de ces explications permettent de comprendre pourquoi les poètes contemporains qui écrivent pour les enfants ne se sont pas forcément beaucoup intéressés à ce genre. En 1996, F. Ballanger et S. Heise18 s’étonnent d’une absence quasi totale de recherche en matière de calligramme en édition pour la jeunesse. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles œuvres calligrammatiques cette création a-t-elle produites ?
15Pour circonscrire l’offre éditoriale, nous avons utilisé la rubrique « poésie jeunesse » de la base de données du Centre national de la littérature pour la jeunesse de la BNF et nous avons retenu, depuis 1990, les titres ou les sous-titres qui comportaient le mot « calligramme » et ceux dont les mots clés de la notice bibliographique mentionnaient ce terme. Force est de constater que le nombre d’ouvrages ainsi obtenu est faible, quatre au total : J.-L. Moreau, Poèmes de la souris verte, Hachette jeunesse, 1992, J. Charpentreau, Jouer avec les poètes, Hachette jeunesse, 1999, D. Brugès, Rimelines, Calligrammes et autres poésies, Ed. Daniel Brugès, 2001 et J.-L. Prat du Jancourt, Calligrammes pour les petits, Ed. J.-L. Prat du Jancourt, 2004.
16Même si la méthode de repérage ne donne pas une liste exhaustive19, nous pouvons analyser comment le calligramme est adapté par les poètes qui s’adressent à de jeunes, voire de tout jeunes lecteurs. Nous nous référons pour cela aux régulations de la communication poétique dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse que P. Ceysson a mises en évidence dans sa thèse20. En effet, les auteurs orientent leur création de manière à répondre plus ou moins aux représentations qu’ils se font de cette poésie liée aux exigences de l’école.
17La première régulation importante est la thématisation, puisque quatorze calligrammes sur les quarante répertoriés (voir annexe) ont pour sujet, et aussi pour titre, un animal. La plupart des poèmes en figurent un. En 1996, le corpus étudié par P. Ceysson présentait un nombre très important de pièces de bestiaire qui pouvaient constituer, selon le chercheur, un genre à part entière de la poésie pour enfants. La production jusqu’à aujourd’hui confirme cela et les poètes cités plus haut investissent, eux aussi, ce thème, dans leur création calligrammatique, de manière à adhérer aux attentes des médiateurs de la poésie. Les animaux choisis sont caractéristiques de la poésie pour la jeunesse : le loup, le chat, l’oiseau21.
18La deuxième régulation passe par le choix d’une forme-sens du répertoire de la petite enfance, la comptine, appartenant aux genres mineurs de la poésie22, transformée en calligramme, un genre auquel Apollinaire a donné ses lettres de noblesse. Le calligramme est alors un moyen de littérariser une petite forme, parfois par un simple découpage de mots en syllabes ou de fragments d’énoncés, disposés en escalier, par exemple, dans Comptine pour mon…ter un escalier…Et pour le re…descendre23. La comptine devient ainsi poème à voir alors que, par nature elle est plutôt sonore. Cette adaptation au lectorat par la forme-sens de la comptine qui permet de donner accès aux petits enfants à un genre constitué de la littérature générale, aboutit même à l’utilisation d’un simple procédé de mise en image d’un texte préexistant, comme dans Comptines en calligrammes, ouvrage non répertorié par le CNLJ.
19Une troisième régulation apparaît dans l’usage pédagogique du calligramme considéré comme un jeu. Le recueil de J.-L. Prat du Jancourt propose en son centre une double page de « Jeux ». Les calligrammes sont parfois des rébus ou des devinettes. Le titre du recueil de J. Charpentreau est explicite : Jouer avec les poètes, ainsi que la quatrième de couverture : « Devenez poète en jouant avec les mots ». Un complément en fin d’ouvrage explicite « 60 jeux poétiques » dont le calligramme. Cette orientation correspond à une conception de la poésie comme ludique qui prévaut toujours à l’école primaire.
20L’invention poétique que constitue l’expérience calligrammatique d’Apollinaire se trouve ainsi appauvrie et le caractère subversif de la poésie visuelle telle que l’entendaient ses contemporains futuristes ou ses successeurs, est éliminé. L’appropriation des genres ou des courants qui bouleversent les normes établies, est une tendance de la poésie pour la jeunesse. Cependant celle-ci gomme les éléments qu’elle considère comme gênants et ne conserve que les aspects ludiques. Cette tendance est bien réelle pour le surréalisme, l’Oulipo mais aussi pour la poésie visuelle.
21Les créateurs en viennent même à pallier les difficultés de lecture du calligramme en retranscrivant le texte en dessous ou en face lorsqu’ils considèrent que celui-ci est illisible pour les enfants. Ainsi les deux créations figurées de Claire de la Soujeole24, « Le lapin » et « L’écureuil », précèdent-elles un texte de facture très classique. J.-L. Prat du Jancourt choisit, pour sa part, de présenter le poème versifié sur la page de droite ou de gauche et un dessin coloré, en vis-à-vis, dans lequel il mêle écriture manuscrite et éclatée du même texte et éléments figuratifs. Le calligramme, ramené à l’état de strophes linéaires, perd ainsi un élément intrinsèque du genre. Il n’est plus nécessaire de se demander comment lire et la figuration risque bien de n’être vue que comme une illustration du poème.
22Comment éviter cet appauvrissement ? Les poètes visuels contemporains et reconnus dans le champ de la littérature, n’ont pas évité la question. Les recherches sur l’aspect pictural du poème par agencement typographique qui ont suivi la création apollinarienne, sous l’appellation de poésie « spatiale », « typographique » ou « concrète », ont donné lieu à des « adaptations auctoriales25 » pour la jeunesse. En effet, Pierre Garnier et Jean-François Bory ont publié chacun un recueil dans des collections pour enfants. Pensés pour un lecteur jeune, sous la forme d’une anthologie, pour le premier, ou de la réécriture d’un recueil précédemment édité pour adulte, pour le second, ces ouvrages ont pour ambition de mettre à disposition de ce lectorat une poésie qui ne renie pas ses exigences.
23Ces œuvres sont-elles pour autant accessibles, si l’on considère que l’école est la voie de transmission essentielle de la poésie ? L’anthologie d’Ilse et Pierre Garnier, Le Spatialisme en chemins, avec des extraits de leurs divers recueils publiés entre 1963 et 1988, éditée en 1990 chez Corps puce, dans deux collections dont une pour la jeunesse, « Le poémier », montre un réel souci pédagogique. Une introduction d’une dizaine de pages présente les fondements théoriques de la « poésie spatialiste » afin que le lecteur comprenne l’histoire et les enjeux littéraires de cette création. Chaque poème, sur la belle page, est accompagné d’un commentaire assez bref, situé dans un cadre noir sur la page de gauche. Enfin, dans la dernière partie, les auteurs font treize « propositions pour des essais d’écriture » afin de faire « vivre concrètement le spatialisme26 ». Ils ont la volonté de faire entrer le lecteur dans cette poésie particulière en lui servant de guide, mais l’anthologie ne s’adresse pas seulement à la jeunesse, comme le précise le péritexte éditorial. Malgré ces efforts, le recueil n’apparaît dans aucune sélection ministérielle. Si la collection « Le poémier » des éditions Corps puce est reconnue par l’école qui recommande trois de ces titres, dès 1996, Le Spatialisme en chemins n’en fait pas partie. Actuellement, cette poésie n’est pas transmise officiellement par l’institution si ce n’est en Picardie où le CRDP d’Amiens lui consacre un espace sur son site Internet.
24En revanche, l’intérêt que l’école a manifesté pour l’œuvre de J.-F. Bory, Le Cagibi de MM. Fust & Gutenberg, publiée en 1992 au CIPM, a contribué à une nouvelle publication en édition pour la jeunesse à L’École des loisirs, en 2003. Il n’est pas anodin qu’un tel recueil ait été publié par un éditeur qui s’adresse principalement aux enseignants, un an après la première liste de référence de littérature pour le cycle 3, dans laquelle le titre était proposé dans l’édition princeps. Publié seulement à 850 exemplaires par le CIPM/Spectres familiers, Le Cagibi de MM. Fust & Gutenberg ne pouvait certainement pas satisfaire les demandes des prescripteurs, car il est avéré que la parution dans une liste scolaire multiplie le nombre des ventes. La reprise par un éditeur de jeunesse a certainement permis de maintenir l’œuvre dans la liste jusqu’en 2007.
25Cette adaptation nous paraît étroitement liée aux besoins de l’école, mais elle ne renie pas les exigences de l’écriture poétique sous prétexte de s’adresser aux enfants. L’œuvre est profondément remaniée même si l’auteur garde le même nombre de textes, à un poème près. J.-F. Bory supprime treize poèmes de l’édition originale et en ajoute quatorze, sans qu’il soit vraiment possible de distinguer des régulations de la communication poétique pour la jeunesse, puisqu’il ne change pas le titre, garde des poèmes en langue étrangère, ajoute des références à l’histoire de la poésie et des arts, ne manifeste aucune thématisation particulière et conserve son discours critique de la poésie.
26Le Ministère de l’éducation nationale a donc fait un choix audacieux. La présence de deux œuvres, celle de J.-F. Bory et celle d’Apollinaire sous forme d’album, dans la même liste en 2002, incitait les enseignants à faire des liens entre ces deux auteurs. De plus, Le Cagibi de MM. Fust et Gutenberg permettait aux élèves, non seulement de découvrir les formes les plus diverses de la poésie de cet auteur, mais aussi de comprendre que, derrière l’aspect ludique de cette création, apparaît une interrogation sur la nature même de la poésie et sur ce qui en est transmis. Nous ne pouvons donc que déplorer la disparition, dans la liste de littérature en vigueur depuis 2007, de l’anthologie des éditions Mango et de l’œuvre de J.-F. Bory, pourtant toujours disponibles dans le catalogue des éditeurs. En l’absence de prescription scolaire, nul doute que très peu d’enfants ont accès à cette poésie.
27Les calligrammes d’Apollinaire restent encore pour bon nombre d’entre eux méconnus de l’édition pour la jeunesse ainsi que leurs successeurs visuels27. Il y aurait pourtant intérêt à leur diffusion pour mieux lire certaines créations contemporaines qui unissent poète et plasticien, dans des collections pour la jeunesse où se multiplient les iconotextes à quatre mains28 et plus largement les albums qui jouent de plus en plus avec la typographie. Mais il importerait surtout que l’école primaire ne méprise pas cette poésie afin de ne pas enfermer les enseignants et les élèves dans une vision restreinte du genre.
28Annexe
Titres |
Nombre de calligrammes Total : 43 (dont 3 cités deux fois) |
Poèmes de la souris verte |
Comptine pour choisir son morceau de brioche |
Jouer avec les poètes |
Claire de La Soujeole, Le Lapin |
Rimelines, Calligrammes et autres poésies |
Une histoire bien ordinaire |
Calligrammes pour les petits |
La pluie 1 : Toc-toc ! |
Notes de bas de page numériques
1 Armand Got et Charles Vildrac, La Poèmeraie, anthologie de poèmes choisis pour les enfants, Bourrelier, 1957, citent « Le paon » (Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée), p. 135.
2 Jacques Charpentreau, Dictionnaire des poètes et de la poésie, Gallimard, 1983.
3 Comme dans l’édition critique de Claude Debon, Calligrammes dans tous ses états, Calliopées, 2008, nous choisissons d’utiliser « calligrammes » avec une minuscule pour désigner les poèmes-dessins et Calligrammes pour le recueil.
4 Il s’agit de 2012.
5 Nous adoptons comme Claude Debon, Calligrammes dans tous ses états, op. cit., p. 16, l’expression « poèmes-dessins » pour désigner les calligrammes.
6 Guillaume Apollinaire, un poète, Gallimard, 1981.
7 Le Apollinaire, chez Mango, 2000, dans la collection de grands albums illustrés, « Il suffit de passer le pont ».
8 Gallimard a renouvelé cette anthologie en 2013 avec une nouvelle formule.
9 « Facéties et cherche-rime » ; « Choses vues et rêvées » ; « L’allure du siècle », « Mal d’amour et mélancolie » et « Nouvelles du front…visages ».
10 Apollinaire, un poète, Gallimard, 1981, p. 11 : « Il compose plusieurs “idéogrammes lyriques” petits poèmes qui deviendront les fameux calligrammes, composés dans une tentative de “remise en forme de la poésie” (M. Décaudin) […] Calligrammes « poèmes de la paix et de la guerre » paraît en avril. « “La forte unité de ce recueil tient dans la force créatrice de l’imagination, qu’il s’agisse du quotidien, de l’amour ou de l’invention poétique…” (M. Décaudin) ».
11 Nous voulons lire, n°152, 2003, p. 40.
12 Site www.oskareditions.com/PDF/750.pdf (cons. le 21 février 2021).
13 Jean-Michel Lecat, Apollinaire, un poète combattant, Oskar Jeunesse, 2012, p. 6.
14 Jean-Michel Lecat, Apollinaire, un poète combattant, op.cit., p. 81.
15 Ce n’est plus le cas depuis 2015.
16 L’œuvre du poète est tombée dans le domaine public en 2013.
17 Claude Debon, Calligrammes dans tous ses états, op. cit. Elle avait publié auparavant “Calligrammes” de Guillaume Apollinaire, Gallimard, 2004.
18 Françoise Ballanger et Sylvie Heise, « La poésie en morceaux non choisis », La Revue des livres pour enfants, n°165, automne 1995, p. 62.
19 Il existe quelques autres recueils qui proposent des calligrammes que le CNLJ n’a pas identifiés, comme Gaston Herbreteau, Mots je te vois, Soc & foc, 2008 ou Plume de souris, Comptines en calligrammes, Lulu.com, 2010.
20 Pierre Ceysson, Étude d’une production littéraire : la poésie pour l’enfance et la jeunesse de 1970 à 1995, Presses universitaires du Septentrion, 1997, pp. 21-28.
21 Françoise Ballanger et Sylvie Heise, « La poésie en morceaux non choisis », op. cit., p. 61.
22 Nous empruntons l’expression à Marie-Paule Berranger, Les Genres mineurs dans la poésie moderne, Presses Universitaires de France, 2004.
23 J.-L. Moreau, Poèmes de la souris verte, Hachette jeunesse, 1992, pp. 58-61.
24 Jacques Charpentreau, Jouer avec les poètes, Hachette jeunesse, 1999, p. 13 et p. 24.
25 L’expression est de Brigitte Louichon, « L’adaptation : grandeur et misère du patrimoine littéraire » in Adapter des Œuvres littéraires pour les enfants, Grenoble, Sceren, Les Cahiers de Lire écrire à l’école, n°2, 2008, pp. 11-26.
26 Ilse et Pierre Garnier, Le Spatialisme en chemins, Corps puce, 1990, quatrième de couverture.
27 Je signale cependant deux ouvrages qui donnent accès à cette poésie aux jeunes lecteurs : une anthologie de Pierre Albert-Birot, Petites gouttes de poésie avec quelques poèmes sans gouttes, Møtus, 2017 ; un recueil de Mar Benegas, Jeux et poèmes pour petits boute-en-train, Glénat, 2014.
28 Voir par exemple le recueil de François David et d’Henri Galeron, Bouche cousue, Møtus, 2010.
Bibliographie
Corpus
Apollinaire Guillaume, Guillaume Apollinaire, un poète, Paris, Gallimard, 1981
Apollinaire Guillaume, Le Apollinaire, Paris, Mango, 2000
Bory Jean-François, Le Cagibi de MM. Fust & Gutenberg, Paris, L’École des loisirs, 2003
BrugÈs Daniel, Rimelines, Calligrammes et autres poésies, Neuvéglise, Ed. Daniel Brugès, 2001
Charpentreau Jacques, Jouer avec les poètes, Paris, Hachette, 1999
Garnier Ilse et Pierre, Le Spatialisme en chemins, Amiens, Corps puce, 1990
Lecat Jean, Apollinaire, un poète combattant, Paris, Oskar jeunesse, 2012
Moreau Jean-Luc, Poèmes de la souris verte, Paris, Hachette, 1992,
Prat du jancourt Jean-Luc, Calligrammes pour les petits, Saint Raphaël, Ed. J.-L. Prat du Jancourt, 2004
Études
Ballanger Françoise et Heise Sylvie, « La poésie en morceaux non choisis », La Revue des livres pour enfants, n° 165, automne 1995, pp. 55-63
Berranger Marie-Paule, Les Genres mineurs dans la poésie moderne, Paris, Presses Universitaires de France, 2004
Ceysson Pierre, Étude d’une production littéraire : la poésie pour l’enfance et la jeunesse de 1970 à 1995, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997
Debon Claude, “Calligrammes” de Guillaume Apollinaire, Paris, Gallimard, 2004
Debon Claude, Calligrammes dans tous ses états, Clamart, Calliopées, 2008
Louichon Brigitte, « Définir la littérature patrimoniale » in Isabelle de Peretti et Béatrice Ferrier (dir.), Enseigner les « classiques » aujourd’hui, Peter Lang, 2012
Vibert Anne (dir.), Adapter des œuvres littéraires pour les enfants, Grenoble, Sceren, Les Cahiers de Lire écrire à l’école, n° 2, 2008
Notes de la rédaction
Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque « Les nouvelles tendances de la création calligrammatique », Nice, Université Nice Sophia Antipolis, 5 et 6 octobre 2012
Pour citer cet article
Christine Boutevin, « Adapter les calligrammes à un jeune public : un défi pour l’édition et la création contemporaines pour la jeunesse », paru dans Loxias, 72., mis en ligne le 15 mars 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9681.
Auteurs
Christine Boutevin est maître de conférences en langue et littérature françaises, à la Faculté d’éducation de l’Université de Montpellier. Didacticienne de la littérature et spécialiste de la littérature de jeunesse, elle mène des recherches, en particulier, sur la poésie pour l’enfance et la jeunesse et son enseignement, de la maternelle à l’université. Elle fait partie de l’équipe fondatrice du projet eurolije, une plateforme de recherche sur les médiations de la littérature de jeunesse en Europe. Ses dernières publications sont : « Une artiste, chanteuse et poète dans la classe maternelle : pour quels rôles ? », Le français aujourd’hui, n° 206, n° 3, 2019, pp. 81-90 ; « Premières expériences de lecture d’applications littéraires pour la jeunesse sur iPad : le choix de deux enseignantes », R2-LMM, vol. 11. sept. 2020.