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Lanfang GUO  : 

Le stream of consciousness à la chinoise : le cas de Wang Meng

Résumé

Wang Meng 王蒙 est depuis longtemps considéré comme le « premier écrivain du genre stream of consciousness » dans la littérature chinoise de la Nouvelle période. Pourtant, nombreux sont ceux qui posent la question : « S’agit-il du vrai stream of consciousness ? » Le présent article tente d’apporter une réponse à cette question via une étude de sa nouvelle « La voix du printemps » (Chun zhi sheng 春之声). Nos analyses nous amènent à dire que malgré les procédés du stream of consciousness mis en place, le texte reste toujours dans le cadre du réalisme révolutionnaire, ce qui le différencie nettement du « vrai » stream of consciousness dans la perspective occidentale.

Abstract

Wang Meng 王蒙 has long been considered the “first writer of the stream of consciousness genre” in Chinese New Period literature. Yet many are asking if it is really stream of consciousness. The present article attempts to answer this question through a study of his novellas The voice of spring” (Chun zhi sheng 春之声). Our analyses lead us to conclude that despite the techniques of the stream of consciousness put in place, the text remains within the framework of revolutionary realism, which clearly differentiates it from the “real” stream of consciousness in the Western perspective.

Index

Mots-clés : stream of consciousness , Wang Meng, « Voix du printemps »

Géographique : Chine

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1De tous les courants modernistes littéraires, le stream of consciousness1 a été l’un des premiers courants à avoir été introduits en Chine, et sans doute le courant qui a eu le plus d’impact. Quand il s’agit de ce genre littéraire dans le contexte chinois, Wang Meng 王蒙 (1934-) est un nom incontournable. En dépit de controverses sur la question : « s’agit-il du vrai stream of consciousness », Wang Meng est tout de même couronné « premier écrivain du genre stream of consciousness »2 dans la littérature de la Nouvelle période (Xinshiqi wenxue 新时期文学)3. De 1979 à 1980, en moins de deux ans, il a publié six nouvelles dotées d’une couleur dite « moderniste », à savoir, « Le salut bolchevique » (Bu li 布礼), « L’œil de la nuit » ( Ye de yan 夜的眼), « Les rubans du cerf-volant » (Fengzheng piaodai风筝飘带), « Le papillon » (Hudie 蝴蝶), « La voix du printemps » (Chun zhi sheng 春之声) et « Le rêve de la mer » (Hai de meng 海的梦)4, qui ont été comme un coup de tonnerre dans un ciel de printemps, marquant le début d’une réinterprétation chinoise du modernisme occidental. Alors qu’un certain nombre de commentateurs se félicitent de ce renouveau dans la littérature chinoise et empruntent le terme » stream of consciousness » pour nommer le style de Wang Meng, d’autres voix de critique se font également entendre.

2Si, au début des années 1980, l’avis des opposants visait à dire que Wang Meng était contaminé par de mauvaises fréquentations d’auteurs occidentaux, et que ce genre littéraire, né de la culture décadente du capitalisme, ne devait pas être emprunté dans le contexte chinois socialiste, cette opinion est devenue plus tard, notamment à partir de la fin des années 1980, une contestation qui cherchait à dire que l’écriture de Wang Meng était éloignée de l’écriture de Proust, de Joyce, de Woolf ou de Faulkner. Alors s’agit-il du « vrai » stream of consciousness ? Quelles sont les caractéristiques qui font que l’on qualifie ces nouvelles de Wang Meng de « roman du courant de conscience » ? Et quelles sont exactement les différences entre ses nouvelles et les soi-disant « vrais romans du courant de conscience » ? Le présent article tente d’apporter une réponse à ces questions via une étude de la nouvelle « La voix du printemps » (春之声, 1980), qui, d’après nous, est la plus représentative en ce qui concerne l’application des techniques du stream of consciousness.

Qu’est-ce que le stream of consciousness ?

3Avant d’entamer les analyses, il nous semble nécessaire de bien clarifier la notion de « stream of consciousness », car sa définition pourrait également faire l’objet d’un débat. Le terme en soi était au départ une notion psychologique, proposée par William James : « Consciousness, then, does not appear to itself chopped up in bits. Such words as “chain” or “train” do not describe it fitly as it presents itself in the first instance. It is nothing jointed; it flows. A “river” or a “stream” are the metaphors by which it is most naturally described. In talking of it hereafter, let us call it the stream of thought, of consciousness, or of subjective life5. »

4Dans la sphère littéraire, certains le jugent comme un genre ou un courant littéraire, c’est-à-dire comme le roman du courant de conscience (stream of consciousness novel). Melvin J. Friedman en est un représentant. Il l’a défini ainsi :

A stream of consciousness novel should be regarded as one which has as its essential concern the exploitation of a wide area of consciousness, generally the entire area, of one or more characters; that is, whatever plots, themes, or general effects are achieved in these novels result from use of the consciousness of the character as a “screen” or “film” on which they are depicted. What we mean by consciousness is actually the entire area of mental attention, which includes the gradations leading to unconsciousness as well as the state of complete awareness6.

5Il a également précisé la différence technique entre un roman du courant de conscience et un roman narratif : le roman narratif, empruntant souvent des syntaxes conventionnelles, est ennuyeux et exhaustif, tandis que le roman du courant de conscience s’appuie sur un travail spontané et est souvent marqué par les réminiscences7. D’autres critiques littéraires, comme Meyer Howard Abrams, considèrent le stream of consciousness comme une technique. D’après ce dernier, « stream of consciousness is the name applied specifically to a mode of narration that undertakes to reproduce, without a narrator’s intervention, the full spectrum and continuous flow of a character’s mental process, in which sense perceptions mingle with conscious and half-conscious thoughts, memories, expectations, feelings, and random associations8. »

6Nous constatons que dans ces deux définitions, malgré les différentes façons de classification, il y a une grande similitude. Toutes deux mettent en avant les idées-clés suivantes : le processus mental des personnages, la spontanéité ou le non-engagement du narrateur, l’exploration de la conscience en plus de l’inconscient ou préconscient (« half-consciousness » pour Meyer Howard Abrams). Tel est aussi le cas pour les définitions des autres, avec chacun ses propres préoccupations : certains ont intégré dans la définition les techniques employées, d’autres les effets produits. Yuan Kejia, l’un des premiers critiques littéraires chinois intéressés par au stream of consciousness a expliqué ce terme de la manière suivante. Il a tout d’abord reconnu que le stream of consciousness novel était devenu un courant littéraire indépendant, populaire entre les années 1920 et les années 1940 dans certains pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis et la France. Il a précisé par la suite que depuis les années 40, « Comme la technique du courant de conscience est employée par des écrivains de différentes tendances, […], il n’existe plus un courant indépendant du stream of consciousness9 ». Autrement dit, le courant de conscience a été au départ un courant littéraire, avec des auteurs représentatifs comme Virginia Woolf, James Joyce, William Faulkner, entre autres. Néanmoins, il est ensuite employé et assimilé par des écrivains d’autres courants en tant que technique d’écriture. Cette explication nous semble bien pertinente et l’évolution de la notion telle qu’il l’a décrite correspond également à la situation en Chine. Étant donné que le cas de Wang Meng se situe au tout début de l’apparition du stream of consciousness dans la Chine de la Nouvelle période, dans le présent texte, nous le considérons comme un genre littéraire.

7À cet égard, il faudrait préciser que l’introduction de ce genre littéraire avait déjà commencé dans les années 20 et 30 du siècle dernier. De grands auteurs comme Lu Xun 鲁迅, Guo Moruo 郭沫若, Yu Dafu 郁达夫, ainsi que ceux de l’École des sensations nouvelles (Xin ganjue pai 新感觉派) (Shi Zhecun 施蛰存, Mu Shiying 穆时英, Liu Na’ou 刘呐鸥, entre autres) sont souvent évoqués lorsque l’on parle du flux de conscience dans la littérature chinoise moderne. Entre les années 1940 et les années 1970, la littérature chinoise a été marquée par l’empreinte du discours politique. Vers la fin des années 1970, les écrivains chinois, une fois sortis de la Révolution culturelle, se sont empressés de trouver un moyen de rompre avec la littérature de la période précédente. C’est dans ce contexte que le stream of consciousness est réapparu dans la vision des écrivains chinois.

8Le fait que ce genre littéraire a été particulièrement bien accueilli par les auteurs chinois s’explique avant tout par sa valorisation de la subjectivité. Dans une époque où la conscience de la subjectivité du public était sur le point de se réveiller, le courant de conscience semblait une forme idéale pour mettre en valeur la conscience de soi. De plus, vers la fin des années 70 et au début des années 80, la Révolution culturelle était un sujet majeur de la littérature chinoise. Le stream of consciousness, avec le temps et l’espace complètement éclatés, semblait aux écrivains une bonne approche pour représenter les troubles, les renversements et les embrouilles de l’époque.

S’agit-il du « vrai » stream of consciousness ?

9Comme nous l’avons dit plus haut, « l’écriture de Wang Meng est-elle du “vrai” stream of consciousness » a été une question que se sont posé un certain nombre de commentateurs littéraires. Zhao Yiheng, par exemple, a exprimé son désaccord de manière assez aigre :

Pendant très longtemps, Wang Meng a été appelé, malgré lui, le représentant du courant de conscience chinois par les critiques. Cependant, dans ses textes dits “représentatifs” du genre, il n’y a pas beaucoup de véritables passages du courant de conscience. Dans « Les rubans du cerf-volant », un seul paragraphe […]. Il y en a un peu plus dans « La voix du printemps ». Alors que pour « L’œil de la nuit », considéré par beaucoup comme le plus marqué par le courant de conscience, j’ai cherché avec beaucoup de soin, du début jusqu’à la fin, mais à mon étonnement, je n’ai rien trouvé du courant de conscience, même pas un passage10.

10La célèbre écrivaine Can Xue, lors d’une interview, n’a pas caché son étonnement et son indignation à ce propos : « […] le “courant de conscience” de Wang Meng, de quel “courant de conscience” s’agit-il ? […] Ce sont tout au plus des souvenirs11. » Même notre principal intéressé ne semblait pas être content de cette « couronne » : « L’année dernière, j’ai été jugé par certains comme le représentant du “stream of consciousness” en Chine. Étant donné que moi-même je ne sais pas exactement ce qu’est le “stream of consciousness”, je ne saurais dire à quel point je “coule”, ni dans quelle direction […] Le fait que mes textes récents sont baptisés “stream of consciousness” ne peut que me rendre triste de ce jugement superficiel12. » Il a affirmé pourtant dans certaines lettres qu’il a lu des romans du courant de conscience13 et qu’il s’en est effectivement inspiré14.

11L’attitude ambiguë, voire contradictoire de Wang Meng sur ce sujet, mérite notre attention. Si, au moment de son écriture des premiers textes concernés, il n’avait que des idées assez vagues sur le stream of consciousness, notamment grâce à la lecture des auteurs russes (Cholokhov, G. Nicolaïeva, Tolstoï, entre autres) et des auteurs chinois des années 1920 et 1930 qui ont tenté de puiser leurs sources dans la littérature occidentale (Lu Xun, Guo Moruo, Yu Dafu, entre autres), il aurait pu se familiariser petit à petit avec ce genre littéraire d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, entre 1979 et 1980, plusieurs œuvres du courant de conscience occidentales ont été traduites et publiées en Chine15. En fait, si l’on compare les six textes regroupés sous le nom du courant de conscience, on remarquera facilement le degré croissant de la présence de ce courant. Dans « Le salut bolchevique » et « L’œil de la nuit », comme ce qu’a dit Zhao Yiheng, on ne peut trouver qu’un ou deux passages qui méritent le nom de « courant de conscience ». On s’étonnera pourtant de sa maîtrise remarquable des techniques de ce genre dans « La voix du printemps » et « Le rêve de la mer ». Autrement dit, sa perception, ou bien son point de vue par rapport au courant de conscience aurait dû beaucoup évoluer pendant ces deux années-là. Quant à son refus d’être nommé » représentant du courant de conscience », nous supposons qu’il y a deux raisons. Tout d’abord, à l’époque (fin 1970s et début 1980s) les critiques littéraires demeuraient fort contraints par l’idéologie politique, et les gens étaient sensibles à tout ce qui était « capitaliste ». Wang Meng, afin de se protéger, cherchait à se justifier en disant que son écriture restait dans le cadre du réalisme. La seconde raison, on la lisait dans une lettre consacrée à « La voix du printemps » : « En effet, ce que j’ai écrit diffère complètement d’un certain courant de conscience occidental, qui représente le brumeux, le mystique, la solitude, le désespoir, voire de l’inconscient totalement introspectif, doté d’une couleur d’animalité turpide16. »

12Passons maintenant à l’étude d’un texte de Wang Meng, « La voix du printemps », qui, selon nous, est l’un des plus représentatifs parmi les six nouvelles concernées. Yue Zhifeng 岳之峰, un scientifique qui vient de rentrer d’une tournée d’études en Allemagne, reçoit une lettre de son père, l’ancien propriétaire foncier, victime pendant la Révolution culturelle, mais qui a été réhabilitée récemment. À l’approche du Nouvel An chinois, il décide de retourner dans son pays natal, qu’il a quitté il y a une vingtaine d’années. Étant donné le nombre élevé des personnes qui accomplissent le même rite à cette période, il doit voyager debout, dans un wagon de marchandises bondé. Lui viennent dans la tête une série de pensées, sur le passé et le futur, la Chine et l’Allemagne, la ville et la campagne.

13Durant ce trajet de « deux heures quarante-sept minutes », il ne se passe presque rien. Autrement dit, l’intrigue y est pour ainsi dire absente. Le seul passage qui pourrait être considéré comme une intrigue est une courte conversation entre le protagoniste et une jeune femme apprenant l’allemand avec un magnétophone. Le texte est constitué principalement de réflexions, de sensations, de réminiscences, d’impressions, bref, de l’investigation de l’intériorité du héros. Cela nous rappelle la définition du stream of consciousness novel de Friedman, d’après laquelle l’exploration de la conscience doit être la préoccupation essentielle dans ce genre de romans, et les intrigues, les thèmes et les effets produits doivent résulter de ladite exploration17. De ce point de vue, la nouvelle de Wang Meng semble bien correspondre au critère primordial du stream of consciousness novel.

Monologue intérieur

14Dans son ouvrage intitulé Stream of consciousness in modern novel, Robert Humphrey reconnaît le monologue intérieur comme l’une des techniques du courant de conscience. Il faudrait pourtant signaler que le terme « monologue intérieur » est, dans bien des circonstances, confondu avec le stream of consciousness. Les commentateurs souvent ne distinguent pas les deux, cela non seulement dans le contexte français, mais également dans le contexte anglo-saxon. D’après Humphrey: « It (monologue intérieur) is used more accurately than the latter (stream of consciousness), since it is a rhetorical term and properly refers to literary technique18. » Autrement dit, le monologue intérieur n’est qu’une des techniques littéraires du genre stream of consciousness. C’est ainsi que nous envisageons ce terme dans le présent article.

15La nouvelle de Wang Meng nous plonge dès le début dans la conscience du protagoniste :

Texte original :
咣地一声,黑夜就到来了。一个昏黄的、方方的大月亮出现在对面墙上。岳之峰的心紧缩了一下,又舒张开了。车身在轻轻地颤抖。人们在轻轻地摇摆。多么甜蜜的童年的摇篮啊!夏天的时候,把衣服放在大柳树下,脱光了屁股的小伙伴们一跃跳进故乡的清凉的小河里, 一个猛子扎出十几米,谁知道谁在哪里露出头来呢?谁知道被他慌乱中吞下的一口水里,包含着多少条蛤蟆蝌蚪呢?闭上眼睛,熟睡在闪耀着阳光和树影的涟漪之上,不也是这样轻轻地、轻轻地摇晃着的吗?失去了的和没有失去的童年和故乡,责备我么?欢迎我么?母亲的坟墓和正在走向坟墓的父亲19

Traduction :
Clang, claquement et c’est nuit noire. Une pâle lune carrée apparaît sur la paroi d’en face. Le cœur de Yue Zhifeng s’est serré puis apaisé. La carcasse métallique tremble doucement. Les gens doucement se balancent. Oh ! Quelle douceur le berceau de l’enfance ! L’été, les vêtements déposés sous les saules, les petits copains, tout nus, sautaient dans la fraîche petite rivière du pays natal, d’un plongeon on s’enfonçait sur plus d’une dizaine de mètres, qui savait quelle tête réapparaîtrait la première, où elle resurgirait ? Qui savait combien de têtards de grenouille contenait la gorgée d’eau que le plongeur avait, dans la panique, avalée ? Les yeux fermés, on s’endormait sur les rides de l’eau, scintillante sous la lumière du soleil et l’ombre des arbres. N’était-ce pas le même genre de balancement, doux, si doux ? Enfance et pays natal, à la fois perdus et toujours présents, me blâmez-vous ? M’accueillez-vous ? Tombe de ma mère, et mon père en marche vers la tombe20 !

16Le narrateur s’efface après avoir présenté de manière extrêmement brève le cadre du récit, le nom du protagoniste, l’heure (la nuit) et le lieu (dans un wagon). En effet, cette volonté du narrateur de réduire au minimum sa présence se fait remarquer tout au long du texte. Les lecteurs sont d’emblée introduits dans le monologue intérieur du personnage. Le balancement que subit Yue Zhifeng dans le wagon lui évoque la douceur du berceau, et le ramène ainsi aux souvenirs d’enfance : les plongeons dans la petite rivière avec les copains. C’est en fait cette sensation d’être balancé qui constitue le pont entre le présent et le passé, le réel et le rêve diurne. Le champ lexical du « balancement » est disséminé un peu partout : « tremble », « berceau », « s’endormait », entre autres. Les heureux souvenirs de plongeons et de repos sur les rides de l’eau sont suivis d’une question qui nous reconduit au réel : « Enfance et pays natal, à la fois perdus et toujours présents, me blâmez-vous ? » Cette question nous invite à faire des hypothèses sur le lien entre le protagoniste et son pays natal : pourquoi celui-ci va-t-il le blâmer ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Les réponses ne sont révélées qu’après un autre long paragraphe de monologue intérieur : le père de Yue Zhifeng venait de « se voir retirer l’étiquette de propriétaire foncier21 », et ce dernier a décidé alors de retourner à son pays natal, qu’il a quitté vingt-deux ans plus tôt.

17Les sensations constituent un élément important auquel Wang Meng a fait appel pour voyager entre le présent et le passé. Dans le passage que nous allons citer, l’auteur a bien joué sur le goût et l’odorat en tant que « déclencheur » des associations d’images.

岳之峰咬了一口上火车前买的柿饼,细细地咀嚼着儿时的甜香。辣味总是一下子就能尝到,甜味却埋得很深很深。要有耐心,要有善意,要有经验,要知觉灵敏。透过辛辣的烟草和热烘烘的汗味儿,岳之峰闻到了乡亲们携带的绿豆香。绿豆苗是可爱的,灰兔子也是可爱的,但是灰色的野兔常常要毁坏绿豆。为了追赶野兔,他和小柱子一口气跑了三里,跑得连树木带田垅都摇来摆去。在中秋的月夜,他亲眼见过一只银灰色的狐狸,走路悄无声息,仙人,22

Yue Zhifeng mâcha une bouchée des kakis séchés qu’il a achetés avant de monter dans le train, la savourant méticuleusement. Le piquant, on le ressent toujours du premier coup, le sucré, c’est tout différent, il est enterré en nous, très, très profond. Il faut être patient, il faut être attentif, il faut avoir de l’expérience, il faut avoir une sensibilité aiguisée. À travers l’âcre fumée du tabac et l’odeur suave de sueur chaude, Yue Zhifeng perçut le parfum des pois verts que transportaient les villageois. Adorables sont les pousses de pois verts, adorables aussi les lapins gris, mais les lièvres gris, eux, détruisent souvent les pois verts. Une fois, pour attraper des lièvres, lui et Petit Zhuzi avaient couru trois lis sans reprendre haleine, couru au point que même les arbres qui ceinturent les levées de terre autour des champs, se balançaient, se balançaient. La nuit de pleine lune de la Fête du mi-automne, il avait vu, de ses propres yeux, un renard argenté traverser la route, sans un bruit, comme un esprit céleste, comme un rêve23.

18Nous pourrions constater, à la première lecture, son rapprochement avec le fameux passage de Proust sur la madeleine. Le goût du kaki séché et le parfum des pois verts dans le wagon emportent le protagoniste dans un voyage « proustien ». Ici comme ailleurs, l’auteur a choisi un élément qui existe à la fois dans le présent et le souvenir, c’est-à-dire, les pois verts, pour relier le wagon et son enfance, pour déclencher l’association libre. Une suite d’images idylliques va se projeter sur l’écran intérieur de Yue Zhifeng : les champs de pois verts, les lapins gris, la poursuite des lièvres avec son copain, entre autres. Le fait que les pois verts sont préparés par les paysans pour la Fête du printemps va évoquer son souvenir d’une autre fête : le renard argenté qu’il a vu sous le clair de lune d’une Fête de la mi-automne. Ces souvenirs d’une enfance insouciante, d’une couleur éclatante, s’intègrent, de manière harmonieuse, au thème majeur du texte : Voix du printemps. L’auteur, empruntant le nom de la valse de Johann Strauss, cherche à dépeindre un printemps, un nouveau commencement de la Chine, plein de vie et d’espérance.

Montage temporel et spatial

19Tout au long du texte, le protagoniste « vole » constamment entre le présent, le passé et le futur, ou l’idéal. À un certain moment, il entend les passagers autour de lui se plaindre des mauvaises conditions du fourgon. Il pense alors à l’époque où il n’y avait même pas de chemins de fer, pas d’autoroute, ni de pistes pour les vélos. Le bruit du train qui roule va le ramener au réel, et la seconde suivante il est sur l’autoroute du Rhin. C’est ainsi que se déclenche un long monologue intérieur de quatre paragraphes, dans lesquels le héros voyage dans le temps et l’espace.

20Les vignes et le courant du fleuve vert vont lui faire penser aux enfants de Francfort : « Ne dirait-on pas des enfants de Francfort ? Des garçons et des filles aux yeux bleus et aux cheveux châtains courent, se poursuivent, sautent, crient24. » Si, dans les autres passages du monologue, on trouve toujours des éléments qui servent de connecteurs entre le réel et le rêve diurne, ou entre les différentes scènes de fantaisie, ce genre de connecteurs ne semble pas être évident dans ce long monologue intérieur qui nous préoccupe. Les changements de scènes sont marqués par une série d’interpellations de soi par soi : « Non, ce n’est pas Francfort. C’est son village natal sur les hauts plateaux du Nord-Ouest. » « Non, ce ne sont pas les hauts plateaux du Nord-Ouest. C’est le Pékin d’avant la Libération. » « Non, ce n’est pas le Pékin du passé, lointain. C’est la capitale libérée, où flotte le drapeau rouge à cinq étoiles25. » Comme l’indiquent les premières phrases de chaque paragraphe, il revit sa visite à Francfort, ses courses dans la nature de son enfance, ses jours de combattant communiste (dans le Pékin avant la Libération), ainsi que son premier amour de jeunesse (à Pékin, la capitale libérée). Ses pensées flottent et revisitent les moments heureux de sa vie. Les quatre paragraphes de monologues intérieurs ressemblent admirablement à un montage cinématographique. S’il n’y a pas effectivement d’éléments physiques ou de sensations pour faire le pont entre eux, nous pouvons dire que les émotions de gaité, de la joie servent parfaitement de connecteurs pour accomplir les sauts dans le temps et l’espace.

21Ce souvenir d’amour de jeunesse, qui se passe à la fin de l’hiver et au début du printemps, est fort symbolique. C’est « le premier amour de sa jeunesse, la première brise tiède qui ouvre les portes de son cœur26 ». « C’est un hiver qui mène au printemps, le pont entre l’hiver et le printemps27. » Ce terme « le pont entre l’hiver et le printemps » s’adapte parfaitement au contexte où se trouve réellement Yue Zhifeng, et également Wang Meng. Au lendemain d’une période de bouleversements où tout a été détruit, la société demeurait chaotique. On entrevoyait pourtant, à travers ce chaos, du renouveau, de l’espoir, car « depuis plus de trois ans, des changements gigantesques ont eu lieu ou sont en train de se produire dans la vie de chacun d’entre nous28 ». Disons qu’il s’agissait d’une période qui reliait le passé amer et un futur prometteur. Les souvenirs de son heureux passé et de ses visites en Allemagne signifient en fait une envie de retourner à l’ordre, et un rêve pour un avenir radieux (le présent de l’Allemagne serait le futur de la Chine).

Un stream of consciousness adapté au réalisme révolutionnaire

22Ces monologues intérieurs, ainsi que le montage temporel et spatial, que nous venons d’étudier, témoignent de la maîtrise extraordinaire des techniques du stream of consciousness par Wang Meng. De ce point de vue, nous pourrions bel et bien dire que la nouvelle s’inscrit dans le genre du stream of consciousness novel. Néanmoins, si l’on l’étudie de plus près, nous constaterons à quel point son monologue est marqué et neutralisé par le réalisme révolutionnaire.

23Le stream of consciousness est censé mettre l’accent sur l’intimité des individus, sur le moi propre. Comme a dit Ivanova Natalia : « L’usage du monologue intérieur signifie une reconnaissance, profondément démocratique dans son essence, par l’auteur, que chaque homme a droit à sa vie, son monde intérieur indépendant, son opinion […], (reconnaissance du) droit des hommes d’être différents les uns des autres29. » Dans le monologue intérieur, c’est l’individualité et la subjectivité qui sont mises en valeur. Il s’oppose ainsi au discours de la collectivité, préconisé par l’idéologie marxiste. Voilà la raison essentielle pour laquelle le stream of consciousness fut confronté à une résistance énergique à la fin des années 1970 et au début des années 1980, période où la collectivité régnait comme une norme incontestable. Ce qui est intéressant dans « La voix du printemps » de Wang Meng, et également dans ses autres textes classés dans le genre du courant de conscience, c’est que la voix de la collectivité se fait continuellement entendre, de sorte que le discours du « je » est constamment dilué et largement contraint. Prenons un exemple typique du texte.

24Yue Zhifeng, à cause de sa mauvaise origine de classe (fils de propriétaire foncier), a été classé droitier et condamné à d’interminables autocritiques :

他已经有二十多年没有回过家乡了。谁让他错投了胎?地主,地主!一九五六年他回过一次家,一次就够用了——回家呆了四天,却检讨了二十二年!而伟人的一句话,也够人们学习贯彻一百年。使他惶惑的是,难道人生一世就是为了作检讨?难道他生在中华,就是为了作一辈子的检讨的么?好在这一切都过去了。斯图加特的奔驰汽车工厂的装配线在不停地转动,车间洁净敞亮,没有多少噪音。西门子公司规模巨大,具有一百三十年的历史。我们才刚刚起步。赶上,赶上!不管有多么艰难。哞,哞,哞,快点开,快点开,快开,快开,快,快,快,车轮的声音从低沉的三拍一小节变成两拍一小节,最后变成高亢的呼号了。闷罐子车也罢,正在快开30

Cela fait déjà plus de vingt ans qu’il n’est plus jamais retourné dans son village. Qui lui a infligé de ne pas être réincarné dans la bonne famille ? Propriétaire foncier, propriétaire foncier ! En 1956, il n’était revenu qu’une fois chez lui, mais cette fois avait suffi – pour être resté quatre jours dans sa famille, les autocritiques avaient duré vingt-deux ans ! Une seule phrase d’un grand homme suffit pour que les simples gens le mettent en application pendant un siècle. Ce qui le désorientait c’était cela : se pouvait-il que toute une existence n’ait d’autre but que de faire sa propre autocritique ? Se pouvait-il que le fait qu’il était né en Chine n’ait d’autre sens que de produire des autocritiques pendant toute une vie ? Par bonheur, tout ça, c’est passé. Les chaînes de montage de l’usine de voitures Benz à Stuttgart tournent sans arrêt, les ateliers sont impeccables, clairs, spacieux, sans trop de bruit. L’entreprise Siemens, de grande envergure, a derrière elle, cent trente ans d’histoire. Nous, nous venons tout juste de faire nos premiers pas. Rattraper, rattraper ! Peu importe combien c’est difficile. Mo, mo, mo, un peu plus vite, un peu plus vite, plus vite, plus vite, vite, vite, vite, le bruit des roues passe d’un rythme à trois temps à un rythme à deux temps, à la fin devient appel retentissant. Wagon étouffant, d’accord, mais qui est en train d’accélérer31.

25Dans le texte, c’est souvent ainsi qu’est introduit le monologue du protagoniste : la voix du narrateur place le personnage dans le décor, puis disparaît, afin de lui céder la parole. Ce passage, comme les autres, commence par la voix du narrateur, en vue de donner une explication sur le vécu de Yue Zhifeng. D’habitude, cette explication doit être suivie d’un discours intérieur du « je ». Ici, elle est effectivement suivie des interrogations, ou plutôt des plaintes du « je » (se pouvait-il que toute une existence n’ait d’autre but que de faire sa propre autocritique ? Se pouvait-il que le fait qu’il était né en Chine n’ait d’autre sens que de produire des autocritiques pendant toute une vie ?). Nous sommes bien dans l’intériorité du personnage. Pourtant, l’emploi du pronom pourrait intriguer les lecteurs : au lieu de « je », nous sommes confrontés à « il ». Autrement dit, ces plaintes, qui devraient être prononcées par le protagoniste, sont prononcées par le narrateur.

26Cette « discordance » pourrait traduire la réticence de l’auteur vis-à-vis de ce reproche adressé au coupable de ce qu’il a vécu lui-même. Il faut savoir que vingt-deux ans d’autocritiques correspondent exactement à ce qu’a subi Wang Meng : il a été classé comme droitier en 1957 à cause de sa nouvelle « Un jeune homme arrivé au Département de l’organisation » (Zuzhibu laile ge nianqingren 组织部来了个年轻人), et il n’a été réhabilité qu’en 1979. De plus, les plaintes se limitent uniquement à ces deux questions rhétoriques précédentes (Se pouvait-il…). Dans la phrase qui suit, le ton change complètement : « Par bonheur, tout ça, c’est passé. » Nous avons l’impression qu’il existe dans la tête de l’auteur un interrupteur : toute parole qui mène aux critiques, aux plaintes est étouffée au tout début, et sera détournée vers un « happy end » (guangming weiba 光明尾巴). Le « happy end » dans les textes de Wang Meng constitue l’un des points essentiels reprochés par les commentateurs32.

27La consolation (« Par bonheur, tout ça, c’est passé. ») sert non seulement d’« interrupteur », mais également de transition entre le passé et le futur. Il passe ensuite aux scènes qu’il a vu en Allemagne : les usines de Benz et de Siemens qui représenteraient le plus haut niveau de production industrielle d’alors. Ainsi passe-t-il à la voix de la collectivité : « Nous venons tout juste de faire nos premiers pas » ; il faut que nous soyons « plus vite », que nous rattrapions les pays occidentaux. Les lecteurs constatent alors que la parole du « je » est extrêmement restreinte, et qu’elle est noyée continuellement par celle du « nous ». Voilà pourquoi Françoise Naour qualifie le monologue intérieur sous la plume de Wang Meng d’« un monologue intérieur sans “intimité” » : « La voix intériorisée du Parti vient, assourdissante, couvrir les timides balbutiements de la voix individuelle, dès que celle-ci menace de s’écarter du seul droit chemin […]. Le monologue intérieur n’est plus ici qu’une coquille vidée de son légitime occupant33. »

28Telle est l’une des plus grandes caractéristiques du courant de conscience de Wang Meng : des monologues fort encadrés par la raison, marqués par le réalisme révolutionnaire. Wang Fuxiang, dans son ouvrage destiné au réalisme révolutionnaire, Un voyage tragique (Beizhuang de licheng 悲壮的历程) a signalé que le réalisme révolutionnaire « n’est pas quelque chose de pur-littéraire » : il est « une combinaison de la politique et de la littérature », « un réalisme guidé par la politique révolutionnaire du Parti communiste chinois34 ». Les œuvres de Wang Meng ont marqué le début de la Nouvelle période. Avec la forme qui s’éloigne radicalement de la littérature du réalisme révolutionnaire, elles sont censées rompre avec ce dernier. Nous voyons pourtant que Wang Meng n’est pas allé aussi loin que l’on attendait. Les accusations et les réflexions par rapport au passé amer y manquent. On y lit une tolérance vis-à-vis du passé, l’effort de légitimer la souffrance et surtout la conviction d’un bel avenir.

29Cela constitue également l’une des raisons pour lesquelles de nombreux critiques refusent d’avouer qu’il s’agit du « vrai » courant de conscience. Cette caractéristique s’explique tant par le parcours de Wang Meng, sa compréhension de la littérature, que par le contexte social de l’époque. L’auteur, né en 1934, était déjà entré au Parti Communiste alors clandestin à l’âge de 14 ans. Il restera fidèle à la cause du Parti, en dépit de tout ce qu’il a subi entre les années 50 et 70. C’est un auteur engagé caractérisé par son sens de la responsabilité vis-à-vis du pays qui lui est cher : « Je réfléchis, je me souviens, je pleure, je ris, à chaque seconde de ma vie, pour ces huit mille lis et ces trente ans. Voilà le point d’appui de mes romans35. » On y lit son amour fervent pour son pays et sa détermination à se lancer dans la cause du pays, avec comme son outil et son arme les romans, par lesquels il essaie de soutenir les Quatre modernisations36, et de convaincre le grand public d’un bel avenir pour sa « terre bien aimée », qui, d’après lui doit s’enrichir.

30De l’autre côté, les critiques qui lui ont été infligées par ses détracteurs, après la publication de ses premiers textes du genre courant de conscience, auraient pu le conduire à se décerner un label de conformité idéologique. Il essaie de prouver, avec ses textes, qu’il n’est en aucun cas dérouté. Notons bien qu’à l’époque de son écriture, la collectivité et le réalisme révolutionnaire dominaient de façon absolue. Dans sa « Correspondance sur le “courant de conscience” », il essaie de se défendre. Il considère les sensations (ganjue ) et les pensées (sixiang 思想) comme deux objets importants de l’écriture littéraire et compare les sensations au « premier son » produit sur le piano, et les pensées au « deuxième son ». D’après lui, le premier son est riche, coulant, vivant, alors que le deuxième son est plus clair, plus logique, mieux orienté vers un objectif. Et c’est ainsi qu’il explique les liens entre, d’une part, l’écriture des sensations et des pensées et, d’autre part, l’idéologie révolutionnaire : « Si les théories révolutionnaires et les visions avancées du monde, au lieu d’être de simples étiquettes, des rengaines, ou des emplâtres sur le visage ou les fesses, se sont déjà transformées en sa chair (chair de l’écrivain), ses nerfs, ses organes de cinq sens et son âme, alors ce premier son n’est absolument pas superficiel, ni totalement chaotique ou fragmenté. Ce premier son, varié, et qui coule, contient déjà des éléments qui mènent au deuxième son37. »

31Par ce discours, Wang Meng voulait en fait dire que l’idéologie révolutionnaire est déjà dans son sang. Bien qu’il emprunte la forme du courant de conscience (en écrivant les sensations), ses thèmes majeurs (ses pensées) restent dans le cadre du réalisme révolutionnaire. Aussi pouvons-nous dire que le courant de conscience encadré par la raison est dans un sens voulu par l’auteur. Il n’est intéressé que par la forme stylistique et n’a jamais pensé à produire du « vrai » courant de conscience comme Joyce, Faulkner, Woolf…, car il « n’accepte pas, et refuse d’imiter mécaniquement l’état psychique pathologique, anormal, mystique ou solitaire38 » de ces écrivains occidentaux.

Conclusion

32À la lumière de ce qui précède, nous avons le droit de dire qu’au niveau de la « forme », les textes de Wang Meng publiés entre 1979 et 1980 peuvent bien être intégrés dans le genre du stream of consciousness novel, étant donné ses caractéristiques stylistiques : des associations d’idées incontrôlées, des transcriptions d’impressions sensorielles, des ruptures affectant la logique, des insertions du passé et du futur dans le présent, entre autres. Néanmoins, au niveau du « fond », ses textes se différencient visiblement de ceux de Proust, de Joyce, de Faulkner, de Hemingway, auteurs occidentaux reconnus comme représentants du stream of consciouness. Les monologues intérieurs chez Wang Meng sont trop chastes, trop optimistes et se limitent uniquement au conscient, tout en ignorant le préconscient et l’inconscient. En effet, le cas de Wang Meng n’est pas unique. Chez les autres écrivains considérés comme influencés par le stream of consciousness, tels que Zhang Jie 张洁, Zhang Xinxin 张辛欣, Zhang Chengzhi 张承志, Ke Yunlu 柯云路, entre autres, on constate des caractéristiques similaires. Il s’agit d’une adaptation de ce genre littéraire occidental au contexte chinois. Afin de souligner les particularités de ces textes chinois, Li Chunlin a proposé de les englober sous le nom de « courant de conscience oriental »39. Malgré les différences avec les textes occidentaux représentatifs du stream of consciousness, les œuvres du « courant de conscience oriental » ont contribué de manière remarquable au renouvellement des techniques d’écriture, à l’intériorisation de la littérature chinoise et ainsi à l’émergence de la littérature d’avant-garde au milieu des années 1980, courant littéraire majeur qui s’est détaché plus radicalement du réalisme révolutionnaire.

Notes de bas de page numériques

1 Comme le terme « stream of consciousness » est souvent utilisé dans le contexte français, je garde cette expression anglo-saxonne. J’utilise de temps à autres deux termes français « flux de conscience » et « courant de conscience » comme expressions variantes.

2 Ce couronnement est originaire sans doute de l’ouvrage de Li Chunlin intitulé Littérature du courant de conscience oriental, dans lequel il considère Wang Meng comme le premier écrivain de la Nouvelle période à avoir mis en œuvre les techniques du flux de conscience dans sa création littéraire, cf. Chunlin Li 李春林, Dongfang yishiliu wenxue 东方意识流文学 (Littérature du courant de conscience oriental), Shenyang, Liaoning daxue chubanshe, 1987.

3 Dans les études de la littérature chinoise, le terme de « Nouvelle période » renvoie à la période d’après 1976, l’année qui marque la fin de la Révolution culturelle.

4 En fait, l’emploi du procédé de stream of consciousness par l’auteur ne se limite pas à ces six textes, mais comme il s’agit de ses premiers essais du genre, et que les dates de publication de ces textes sont rapprochées, les commentateurs chinois ont l’habitude de les considérer comme un « ensemble », qui est appelé le « cluster grenade » (jishu shouliudan 集束手榴) de Wang Meng. Quatre de ces nouvelles, à savoir « L’œil de la nuit », « Les rubans du cerf-volant », « La voix du printemps » et « Le papillon », ont été traduites et publiées en France dans Wang Meng, Le papillon, trad. divers, Pékin, Collection Panda, 1982. Une cinquième traduite par C. Chen-Andro : Wang Meng, Le salut bolchevique, Paris, Messidor, 1989.

5 William James, The Principles of Psychology, vol. I, New York, Holt, 1904, p. 239.

6 Melvin J. Friedman, Stream of Consciousness : A Study in Literary Method, New Haven, Yale University Press, 1955, p. 3.

7 Cf. Melvin J. Friedman, p. 4.

8 Meyer Howard Abrams, A Glossary of Literary Terms, San Diego, Harcourt Brace Jovanovich College Publishers, 1993, p. 299.

9 由于意识流技巧已为许多不同倾向的作家所采用 […] 已不存在独立的意识流派别. Kejia Yuan 袁可嘉, Hengxun Dong 董衡巽, et Kelu Zheng 郑克鲁, éd., Waiguo xiandai pai zuopin xuan (di er ce) 外国现代派作品选(第二册) (Textes choisis des modernistes étrangers (Tome II), Shanghai, Shanghai wenyi chubanshe, 1981, p. 6. Notre traduction : sauf indications contraires, les traductions proposées sont de notre fait.

10 王蒙在相当长一段时间被批评家硬安作中国意识流的代表人。但是,在他的几篇据说是意识流的代表作里,没有很多真正意识流的段落。《风筝飘带》只有一段 […] 《春之声》可能稍多一些。许多人认为最具识流性的《夜的眼》,我从头到尾仔细找了,我也觉得奇怪,但我的确没有找出哪怕一段意识流. Yiheng Zhao 赵毅衡, Dang shuozhe beishuo de shihou 说者被说的时候 (Quand le conteur est conté), Beijing, Zhongguo renmin daxue chubanshe, 1998, p. 169-170.

11 […] 王蒙的意识流那算什么意识流啊 […] 充其量也就是一些回忆罢了. Xue Can 残雪, Canxue wenxue guan 残雪文学观 (Les idées de Canxue sur la littérature), Guilin, Guangxi shifan daxue chubanshe, 2007, p. 65.

12 去年我被某些人视为识流在中国的代理人。由于自己识流为何物不甚了了,所以也不敢断定自己究竟到了何种程度,向了何方 […] 把我的近作仅仅归结为识流,只能使我对这种皮相的判断感到悲哀. Meng Wang 王蒙, Mantan xiaoshuo chuangzuo 漫话小说创作 (Sur la création des textes romanesques), Shanghai, Shanghai wenyi chubanshe, 1983, p. 9.

13 Voilà ce qu’il a écrit : « J’avoue que j’ai lu récemment des romans du “courant de conscience” étrangers » (我也承认我前些时候读了些外国的识流小说”). La lettre a été publiée pour la première fois dans la revue Yalujiang (鸭绿江) le 9 décembre 1979. La version à laquelle nous nous référons est : Meng Wang 王蒙, « Guanyu “yishiliu” de tongxin » 关于“意识流”的通信 (Correspondance au sujet du « courant de conscience »), in Wang Meng zhuanji 王蒙专集, éd. par Jiming Xu 徐纪明 et Yihua Wu 吴毅华, Guiyang, Guizhou renmin chubanshe, 1984, p. 123.

14 Il l’a affirmé dans une lettre en réponse à un enseignant de littérature, qui lui avait écrit pour dire qu’il n’avait pas pu comprendre la nouvelle « La voix du printemps ». La lettre est publiée dans le Journal quotidienne de Shangxi (Shangxi ribao 山西日报) le 15 avril 1982.

15 Françoise Naour a établi un tableau détaillant la traduction des auteurs occidentaux du courant de conscience. Nous constatons que plusieurs textes du genre, y compris ceux de James Joyce, William Faulkner, Ernest Hemingway et de Joyce Carol Oates, ont été traduits entre 1979 et 1980. De plus, à partir de l’année 1979, on lisait déjà, dans les journaux et les revues littéraires, des articles académiques destinés au courant de conscience. Voir Françoise Naour, Le Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine : le cas de Wang Meng (1978-1980), Thèse, Lille 3, 2000, p. 81-82.

16 我写的实与某些西方意识流手法所表现的那种朦胧、神秘、孤独、绝望、甚至带有卑劣的兽性味道的纯内向的潜意识完全不同. Meng Wang, « Guanyu “Chun zhi sheng” de tongxin » 关于《春之声》的通信 (Correspondance au sujet de « La voix du printemps »), in Wang Meng zhuanji 王蒙专集, éd. par Jiming Xu 徐纪明 et Yihua Wu 吴毅华, Guiyang, Guizhou renmin chubanshe, 1984, p. 57.

17 Melvin J. Friedman, Stream of Consciousness, p. 3.

18 Robert Humphrey, Stream of Consciousness in the Modern Novel, Berkeley, University of California Press, 1954, p. 24.

19 Meng Wang 王蒙, « Chun zhi sheng » 春之声 (La voix du printemps), in Wang Meng wenji (di si juan)王蒙文集(第四卷), Beijing, Huayi chubanshe, 1993, p. 288.

20 Traduit par Françoise Naour, Le Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine, p. 309.

21 摘掉地主帽子. Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 289.

22 Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 290.

23 Extrait traduit par Françoise Naour dans sa thèse : Françoise Naour, Le Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine, p. 311-312.

24 这不就是法兰克福的孩子们吗?男孩子和女孩子,黄头发和蓝眼睛,追逐着的,奔跑着的,跳跃着的,欢呼着的. Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 294.

25 那不是法兰克福。那是西北高原的故乡。”“不,那不是西北高原。那是解放前的北平。”“不,那不是逝去了的,遥远的北平。那是解放了的,飘扬着五星红旗的首都。” Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 295-296.

26 那是他青年时代的初恋,是第一次吹动他心扉的和煦的风. Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 295

27 还是冬天吗?当然,还是冬天。然而是已经联结了春天的冬天,是冬与春的桥. Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 296.

28 三年多来,我们每个人的生活都发生了和正在发生着巨大的变化. Meng Wang, « Guanyu “Chun zhi sheng” de tongxin », p. 54.

29 Cité par Françoise Naour, « Un monologue sans “intimité” (Wang Meng) », p. 200.

30 Meng Wang, « Chun zhi sheng », p. 289-290.

31 Extrait traduit par Françoise Naour, voir Françoise Naour, Le Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine, p. 310.

32 Il s’agit d’une critique venant surtout de la part des commentateurs américains, comme Cyril Birch et Phil Williams, cf. Cyril Birch, « Literature under communism », in The Cambridge history of China, Vol. 15, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 803 et Phil Williams, « Yizhi you guangming weiba de xianshi zhuyi “hudie” » 一只有光明尾巴的现实主义蝴蝶”(Un papillon réaliste avec « queue d’éclat »), trad. Liu Jiazhen 刘嘉珍, Dangdai wenyi sichao, Numéro 1, 1983, p. 40.

33 Françoise Naour, Le Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine, p. 313.

34 不是一种纯文学的东西是政治与文学结合的产物是中国共产党的革命政治指导下的现实主义. Fuxiang Wang 王福湘, Beizhuang de licheng 悲壮的历程 (Le voyage tragique), Guangzhou, Guangdong renmin chubanshe, p. 2.

35 Meng Wang 王蒙, Ye de yan ji qita 夜的眼及其他 (L’oeil de la nuit et autres), Guangzhou, Huacheng chubanshe, 1985, p. 311. Li () : unité de mesure chinoise de distance, équivalent de 500 mètres. « Huit mille lis », signifiant une longue distance, pourrait renvoyer à la distance entre Beijing et Xinjiang, où il a été envoyer se reformer (1963-1978). « Trente ans » pourraient signifier la période de bouleversement de la société chinoise entre 1949 et 1979. Dans ce contexte, Wang Meng fait allusion à deux vers du poème de Yue Fei (dynastie Song), « Du rouge plein le fleuve » (Man jiang hong) : 三十功名尘与土八千里路云和月 (Trente exploits glorieux ne sont plus que boue et poussière ; les huit mille stades parcourus, un nuage sous la lune). Yue Fei exprime dans ce poème la volonté de protéger sa patrie et de se sacrifier pour elle. Wang Meng, en y faisant allusion, vise également à manifester son amour pour son cher pays.

36 À savoir modernisation de l’industrie chinoise, de l’agriculture, du secteur scientifique et technologique, et de la défense nationale. Il s’agit d’un vaste programme de réformes lancé en 1978, marquant le début de l’ère des réformes chinoises.

37 如果革命的理论、先进的世界观对于他不是标签和口头禅不是贴在脸上或者臀部的膏药而早已化为他的血肉他的神他的五官和他的灵魂那么哪怕这第一声绝不是肤浅的和完全混乱完全破碎的. Meng Wang, « Guanyu “yishiliu” de tongxin », p. 124.

38 我不能接受和照搬那种病态的、变态的、神秘的或者是孤独的心理状态. Meng Wang, « Guanyu “yishiliu” de tongxin », p. 123.

39 Cf. Chunlin Li, Dongfang yishiliu wenxue.

Bibliographie

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ZHAO Yiheng 赵毅衡, Dang shuozhe beishuo de shihou 当说者被说的时候 (Quand le conteur est conté), Beijing, Zhongguo renmin daxue chubanshe, 1998.

Notes de l'auteur

(L’article est soutenu par les Fonds de recherche fondamentale pour les universités centrales de Chine/ The article is supported by the Fundamental research funds for the central universities of China, N° 0650-ZK1091)

Pour citer cet article

Lanfang GUO, « Le stream of consciousness à la chinoise : le cas de Wang Meng », paru dans Loxias, 70., mis en ligne le 14 septembre 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9520.


Auteurs

Lanfang GUO

Guo Lanfang a récemment soutenu sa thèse intitulée Occidentalisme psychanalytique dans la littérature chinoise de la Nouvelle période sous la direction de Rainier Lanselle à l’Université Paris Diderot. Elle est actuellement maître assistant à l’Université de Xiamen (Chine) et elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre la littérature et la psychanalyse.