Loxias | Loxias 12 Le récit au théâtre (1): de l'Antiquité à la modernité | I. Le récit au théâtre 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

Le récit ou « l’autre scène » du théâtre symboliste

dans Intérieur de Maeterlinck, Rosmersholm d’Ibsen et La Sonate des Spectres de Strindberg

Résumé

Le développement du récit au détriment du dialogue a souvent été interprété comme l’indice d’une « contamination du drame par le roman ». On peut se demander cependant si, dans le théâtre symboliste, celui-ci ne construit pas plutôt un tableau dont l’ambition est de suggérer l’invisible. Indissociable de la fragmentation de l’espace scénique, le recours au récit serait alors l’expression dramaturgique privilégiée du « tragique quotidien » cher à Maeterlinck.

Index

Mots-clés : dimension symbolique , Intérieur de Maeterlinck, La Sonate des Spectres de Strindberg, rapport récit et dialogue, Rosmersholm d’Ibsen, tableau, théâtre symboliste

Texte intégral

La fin de la « suprématie du dialogue » qui caractérise le drame moderne a été présentée par Peter Szondi1 et par Jean-Pierre Sarrazac2 à sa suite comme relevant de la « contamination du drame par le roman »3. L’existence de cette tendance, du « roman de la famille Almaviva » de Beaumarchais au « théâtre-récit » d’Antoine Vitez, ne fait aucun doute mais elle ne rend pas compte à elle seule de la place que le récit occupe dans certaines esthétiques théâtrales à partir de la fin du XIXe siècle. Si le récit permet traditionnellement d’informer le spectateur de ce qui ne peut pas lui être montré directement, par exemple pour ne pas transgresser la règle de l’unité de lieu ou celle des bienséances dans la dramaturgie classique, Diderot suggère déjà qu’il permet aussi et surtout de dépasser les frontières du représentable. Commentant le récit du sacrifice dans l’Iphigénie de Racine (acte V, scène 6), il écrit : « La scène réelle eût été petite, faible, mesquine, fausse ou manquée. Elle devient grande, forte, vraie, et même énorme dans le récit »4. La formulation est extrêmement révélatrice : il ne s’agit pas d’un événement qui a été raconté au lieu d’être mis en scène mais bien d’une scène qui a été donnée à imaginer au lieu d’être donnée à voir5. Diderot a évoqué auparavant la pantomime, qu’il préconise pour les actions simples mais qu’il déclare impropre à rendre compte des actions complexes. Il n’est pas certain pour autant qu’en célébrant la puissance évocatrice du récit racinien, Diderot fasse une concession à « la tirade traditionnelle » comme le suggère Arnaud Rykner6. Le choix de l’exemple peut nous orienter vers une autre interprétation. En effet, depuis l’Antiquité, le sacrifice d’Iphigénie est associé à la question de l’irreprésentable avec le voile de Timanthe7, évoqué notamment par Pline8, Cicéron9 et Quintilien :

Nam cum in Iphigeniae immolatione pinxisset tristem Calchantem, tristiorem Ulixen, addidisse Menelao quem summum poterat ars efficere maerorem : consumptis affectibus non reperiens, quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit ejus caput et suo cuique animo dedit aestimandum.10

Ainsi lorsque, dans son Sacrifice d’Iphigénie, il eut peint Calchas affligé, Ulysse plus affligé encore, lorsqu’il eut donné à Ménélas tout ce que l’art pouvait exprimer de douleur, sentant qu’il avait épuisé toutes les expressions de l’affliction, n’en trouvant plus qui lui semblât digne de rendre les traits d’un père, il voila sa tête : ainsi chacun put se l’imaginer d’après sa propre sensibilité.

Pour Quintilien comme pour Cicéron, l’exemple du voile de Timanthe sert à illustrer l’efficacité rhétorique du silence. Diderot, on le sait, affirme aussi la supériorité expressive du silence à plusieurs reprises, prenant notamment l’exemple de Lady Macbeth : « Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence et le mouvement des mains de cette femme. Quelle image du remords ! »11. Si, comme le souligne Arnaud Rykner, la pantomime, en tant que « silence analytique » se révèle inférieure au tableau en tant que « silence synthétique », on peut se demander si le récit du sacrifice d’Iphigénie n’est pas justement du côté du tableau. La ligne de partage entre la parole et le silence serait dès lors moins essentielle que celle entre la représentation et la suggestion, l’une et l’autre existant dans le domaine verbal comme dans le domaine visuel. La réflexion et la pratique de Maeterlinck et d’autres dramaturges de la même époque semblent confirmer cette hypothèse. D’une part, en effet, la valorisation du silence coexiste avec une forte présence du récit, d’autre part, ce récit a une dimension visuelle particulièrement affirmée, moins pour faire voir ce qui est hors scène que pour donner une existence scénique à l’invisible.

La pièce la plus révélatrice à cet égard est sans doute Intérieur que Maeterlinck publia en 1894 dans le volume intitulé Trois petits drames pour marionnettes, les deux autres pièces du recueil étant Alladine et Palomides et La Mort de Tintagiles 12. Comme le fait apparaître la récente édition de Pascale Alexandre-Bergues, c’est pourtant avec une autre pièce, L’Intruse, publiée en 1890, que les analogies sont les plus remarquables, au point que la lecture conjointe des deux œuvres conduit à les considérer comme les deux volets d’un diptyque. La proximité sémantique autant que phonétique des titres suggère une communauté de sujet immédiatement confirmée : il s’agit dans les deux cas de mettre en scène l’intrusion de la mort dans une maison. Mais alors que cette action est envisagée du point de vue des habitants, donc de l’intérieur, dans L’Intruse, elle fait paradoxalement l’objet d’un regard extérieur dans Intérieur. Le paradoxe n’est qu’apparent dès lors que le titre désigne dans les deux cas l’irreprésentable que la pièce s’emploie à suggérer : la mort dans la première pièce, l’intimité heureuse que l’annonce de la mort va détruire dans la seconde. Si, dans L’Intruse, le personnage de l’aïeul aveugle suffit presque à incarner cette « capacité à contempler un monde qui se refuse au nerf optique nu », selon l’heureuse formule d’Évanghélia Stead13, cet enjeu du théâtre selon Maeterlinck se manifeste dans Intérieur par une organisation complexe de l’espace scénique dont découlent l’importance et la spécificité du récit dans la pièce. La didascalie initiale indique d’emblée que l’expérience du regard à laquelle toute pièce de théâtre convie le spectateur devient en l’occurrence le sujet même de l’œuvre :

Un vieux jardin planté de saules. Au fond une maison, dont trois fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées. On aperçoit assez distinctement une famille qui fait la veillée sous la lampe. [...] Il semble que lorsque l’un d’eux se lève, marche ou fait un geste, ses mouvements soient graves, lents, rares et comme spiritualisés par la distance, la lumière et le voile indécis des fenêtres.
Le Vieillard et l’Étranger entrent avec précaution dans le jardin.14

La désignation des deux personnages qui sont sur le devant de la scène, le Vieillard et l’Étranger, ainsi que les fréquentes références de Maeterlinck à Eschyle et Sophocle15 peuvent nous inviter à comparer ce dispositif à celui de la tragédie grecque. A l’espace caché du palais, où sont perpétrés les meurtres mais dont les portes s’ouvrent pour, grâce à l’eccyclème, montrer les cadavres au spectateur, par exemple à la fin des Choéphores — pièce à laquelle Maeterlinck voue une admiration particulière —, se substitue une maison dont on voit les habitants mais de si loin qu’ils se trouvent « spiritualisés ». Dès lors le récit n’a plus pour fonction de rapporter ce qu’il est interdit de montrer au spectateur mais bien de constituer un écran comparable à celui que forme « le voile indécis des fenêtres » : en estompant les contours du visible, il suggère l’invisible. Le récit traditionnel, celui d’un événement qui a eu lieu hors scène, n’occupe que très peu de place : une réplique de l’Étranger racontant comment il a aperçu le cadavre de la jeune noyée (125), une autre du Vieillard évoquant sa rencontre avec elle le matin même (126) et une brève mention des habitants du village qui se sont mis en route pour apporter le corps de la « petite morte » à sa famille (129). Beaucoup plus importante, quantitativement et symboliquement, est l’évocation de ce qui se passe dans la maison ou de ce qui s’y passera lorsque l’annonce de la mort y fera irruption. Les personnages présents sur le devant de la scène sont en position de spectateurs et si le procédé peut évoquer le théâtre dans le théâtre cher à l’âge baroque, c’est dans la mesure où, comme lui, il permet l’expression d’une esthétique théâtrale. Ce que le Vieillard décrit, c’est ce que doit être l’expérience théâtrale selon Maeterlinck : une conversion du regard qui permette de percevoir le « tragique quotidien » dans « la vie immobile ». A bien des titres, Intérieur expérimente les propositions formulées dans « Le Tragique quotidien », dont la première version fut publiée la même année que la pièce. Maeterlinck y écrit notamment, à propos de la tragédie de Sophocle, Philoctète :

Mais ne peut-on pas affirmer que l’intérêt principal de la tragédie ne se trouve pas dans la lutte que l’on y voit entre l’habileté et la loyauté, entre le désir de la patrie, la rancune et l’entêtement de l’orgueil ? Il y a autre chose ; et c’est l’existence supérieure de l’homme qu’il s’agit de faire voir. Le poète ajoute à la vie ordinaire un je ne sais quoi qui est le secret des poètes, et tout à coup elle apparaît dans sa prodigieuse grandeur, dans sa soumission aux puissances inconnues, dans ses relations qui ne finissent pas, et dans sa misère solennelle. Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l’eau claire : et aussitôt un monde de cristaux s’élève jusqu’aux bords et nous révèle ce qu’il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets n’avaient rien aperçu. (106-107)

Dans Intérieur, le Vieillard évoque une expérience semblable mais avec une extrême sobriété :

Hier soir, elle était là, sous la lampe comme ses sœurs, et vous ne les verriez pas, telles qu’il faut les voir, si cela n’était pas arrivé... Il me semble les voir pour la première fois... Il faut ajouter quelque chose à la vie ordinaire pour pouvoir la comprendre... (127)

La métaphore du précipité chimique n’apparaît plus ici qu’à l’état de trace ou de virtualité. Pourtant, c’est bien elle qui rend le mieux compte de l’expérience permise par le dispositif scénique et par le récit qui en est le corollaire. La maison qui semble ne renfermer que la banalité quotidienne révèle sous le regard du Vieillard la quintessence du tragique :

Je ne savais pas qu’il y eût quelque chose de si triste dans la vie, et qu’elle fît peur à ceux qui la regardent... Et rien ne serait arrivé que j’aurais peur à les voir si tranquilles... Ils ont trop de confiance en ce monde... Ils sont là, séparés de l’ennemi par de pauvres fenêtres... Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte et ils ne savent pas qu’il arrive toujours quelque chose dans les âmes et que le monde ne finit pas aux portes des maisons... (136)

La pitié et la terreur ne naissent plus du « tragique des grandes aventures », que récuse Maeterlinck, mais de la seule observation de la vie quotidienne. Ce n’est plus la lignée trop heureuse des Labdacides qui s’abîme avec Œdipe mais seulement le malheur qui s’abat sur une famille anonyme16, que rien ne se distinguait des autres sinon son bonheur tranquille : « Je n’avais jamais vu de maison plus heureuse » déclare le Vieillard au début de la pièce (122). Les remparts et les sept portes qui affirment la plénitude thébaine ont cédé la place à une simple maison mais le récit du Vieillard en dégage une leçon comparable17 sur la confiance illusoire de ceux qui se croient à l’abri du malheur :

Ils se croient à l’abri... Ils ont fermé les portes ; et les fenêtres ont des barreaux de fer... Ils ont consolidé les murs de la vieille maison ; ils ont mis des verrous aux trois portes de chêne... Ils ont prévu tout ce qu’on peut prévoir... (129)

Le Vieillard décrit et raconte ce qu’il voit mais son récit transforme ce qui, directement mis en scène, n’aurait offert que le spectacle de la banalité, en une allégorie de la condition humaine. Si, dans l’Iphigénie de Racine, le recours au récit, selon l’interprétation de Diderot, permet seul d’atteindre un au-delà du représentable, tout comme le voile de Timanthe suggère un paroxysme de la douleur qui dépasse toutes les capacités d’expression de la peinture, dans la pièce de Maeterlinck le récit permet plutôt d’atteindre un en-deçà, une virtualité tragique inhérente à l’humain. « Le théâtre est un point d’optique » affirmait Victor Hugo dans la préface de Cromwell, reprenant à son compte la métaphore shakespearienne du miroir, pour préciser que le drame devait être un « un miroir de concentration »18. Dans Intérieur, c’est le récit du Vieillard qui assure cette fonction et la mise à distance des personnages permet paradoxalement de mieux voir, le point de vue du Vieillard n’étant pas sans évoquer celui de Dieu dans le modèle baroque du théâtre du monde :

Ils attendent la nuit, simplement, sous leur lampe, comme nous l’aurions attendue sous la nôtre ; et cependant je crois les voir du haut d’un autre monde, parce que je sais une petite vérité qu’ils ne savent pas encore... [...] Ils sont si sûrs de leur petite vie, et ils ne se doutent pas que tant d’autres en savent davantage ; et que moi, pauvre vieux, je tiens ici, à deux pas de leur porte, tout leur petit bonheur entre mes vieilles mains que je n’ose pas ouvrir... (136)

Le Vieillard pourrait être l’allégorie du Destin ou du Temps mais à la transcendance verticale Maeterlinck substitue une simple distance immanente : le destin, c’est seulement ce qui vient du dehors, la rencontre déjà présente dans le nom grec de la fortune : Tyché, une rencontre à laquelle on ne peut se soustraire. Cette conviction est omniprésente dans l’œuvre de Maeterlinck — c’est sur elle que s’achève « Le Tragique quotidien » (109-110) — et s’associe, pour lui comme pour les Grecs, à celle que le bonheur est toujours sur le point de basculer dans la tragédie, d’où la reprise du motif qui symbolise cette crainte, « l’anneau de Polycrate »19.

C’est dans l’ombre que se trame le destin, c’est dans la nuit qu’est plongé le devant de la scène où se tient le récitant. Le dramaturge parvient ainsi à éviter cet excès de présence humaine des acteurs qu’il considère comme un obstacle :

Il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène. Il n’est pas dit que l’on ne retournerait pas ainsi vers un art de siècles très anciens, dont les masques des tragiques grecs portent peut-être les dernières traces. Sera-ce un jour l’emploi de la sculpture, au sujet de laquelle on commence à se poser d’assez étranges questions ? L’être humain sera-t-il remplacé par une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques ou un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie ? Je ne sais ; mais l’absence de l’homme me semble indispensable.20

Des personnages éclairés mais lointains et muets, d’autres présents mais dans la pénombre, simples relais du spectateur qui ne racontent pas « un moment exceptionnel et violent de l’existence » mais lui apprennent à voir « l’existence elle-même », toujours virtuellement tragique. Telle est la solution dramaturgique que propose Intérieur. Le récit y donne accès à cette « autre scène » dont la recherche constitue, selon Alberte Spinette21, « l’invariant » du Trésor des Humbles mais sans doute aussi de l’œuvre entière de Maeterlinck. Le voile de gaze qui séparait les spectateurs du plateau lors de la première représentation de Pelléas et Mélisande au Théâtre de l’Œuvre, le 17 mai 1893, fournit une image suggestive de la fonction du récit dans Intérieur : laisser entrevoir ce qui ne saurait faire l’objet d’une vision nette. Ce n’est nullement la tentation du roman qui se révèle dans ce primat du récit mais bien celle du tableau symbolique : le titre de la pièce pourrait être celui d’une peinture intimiste et la fin se caractérise par un mouvement de désertion du devant de la scène au profit de cette « autre scène » qu’est l’intérieur de la maison où n’évoluent que des personnages muets. Il est significatif que le Vieillard, qui a joué le rôle de récitant tout au long de la pièce, entre à son tour dans ce tableau, ne laissant en scène que l’Etranger qui le relaie pour raconter ce qui se passe dans la maison avant de quitter la scène à son tour.

Si la pièce de Maeterlinck semble aller aussi loin que possible dans l’expérimentation d’un ut pictura theatrum22, la fin de Rosmersholm d’Ibsen et celle de La Sonate des Spectres de Strindberg révèlent un lien analogue entre récit et tableau, bien que celui-ci se manifeste selon des modalités différentes. Dans Rosmersholm, l’espace scénique ne se dédouble pas comme dans Intérieur. Les portes et les fenêtres ouvertes du premier acte laissent seulement apercevoir « une allée de vieux arbres conduisant à la ferme ». Néanmoins la pièce s’ouvre aussi sur un dialogue entre deux personnages qui tournent le dos au spectateur pour concentrer leur attention sur ce qui se passe dehors : Rebekka et la gouvernante, Mme Helseth, observent Rosmer qui rentre chez lui. Va-t-il oser traverser le pont ? Ici comme dans Intérieur l’objet du récit peut sembler dérisoire. Bien loin du « tragique des grandes aventures », il ne concerne que le « tragique quotidien ». La suite de la pièce confirme que ce qui est raconté au lieu d’être montré n’est que la trace visible de ce qui se joue dans l’intériorité des personnages. En projetant celle-ci au-dehors, Ibsen suggère à la fois la méconnaissance du sujet et la possibilité pour autrui de percevoir ce qui lui échappe. Le détour de Rosmer prouve à Rebekka qu’il est toujours hanté par la pensée du suicide de Beate même s’il déclare à son beau-frère que sa bonne conscience lui permet de penser à elle en toute sérénité23. A la fin de l’acte III, le récit de Rebekka, dans les mêmes circonstances, révèle au spectateur comme à elle-même que jamais Rosmer ne se libérera du poids du passé : « Il évite le pont, aujourd’hui encore. Prend le sentier du haut. Ne passera jamais au-dessus du torrent. Jamais. (Elle s’éloigne de la fenêtre.) Rien à faire. (Elle va tirer la sonnette.) » (382). Elle avouera à Rosmer, lors du dénouement, que ce spectacle « n’a pas laissé d’espoir à [s]on amour » (402). Enfin et surtout, c’est sur cette autre scène que s’achève le drame et donc sur le récit de Mme Helseth que se clôt la pièce pour le spectateur :

Mme Helseth. Mademoiselle, — la voiture est avancée –. (Regardant autour d’elle.) Sortis ? Dehors, tous les deux, à cette heure-ci ? Eh bien, — ça, par exemple —! (Sortant dans le vestibule, regardant autour d’elle puis revenant.) Pas sur le banc. Oh, non, non. (Se dirigeant vers la fenêtre et regardant au-dehors.) Seigneur Jésus ! Cette tache blanche, là-bas ! Oh, mon Dieu, ils sont tous les deux sur le pont ! Ayez pitié des pauvres pécheurs. Ne voilà-t-il pas qu’ils s’embrassent ! (Poussant un grand cri.) Oh, — par-dessus le parapet, — tous les deux ! Droit dans le torrent. Au secours ! Au secours ! (Les genoux tremblants, elle s’agrippe au dossier de la chaise et arrive à peine à articuler.) Non. Pas besoin de secours. Feu Madame les a pris. (403-404)

Le recours au récit pour évoquer la mort des protagonistes semble conforme à l’usage de la tragédie classique, à cette différence près qu’au récit rétrospectif se substitue un récit simultané, sans destinataire au sein de la fiction. Ce récit construit un tableau, comme le souligne l’expression « cette tache blanche là-bas », notation à la fois picturale et symbolique car le spectateur a toutes les raisons d’y reconnaître le « grand châle blanc » de Rebekka, celui-là même qu’elle tricotait au premier et au troisième acte (295, 357) et qui, achevé, indiquait l’imminence du départ au début du quatrième (383). Tisseuse de son propre destin comme bien d’autres préfigurations de la jeune Parque de Valéry dans la littérature de la fin du XIXe siècle, Rebekka s’est vouée à la mort en choisissant la couleur des « chevaux blancs de Rosmersholm ». Ce motif, qui devait initialement donner son titre à la pièce, est étroitement associé au tableau du pont sur le torrent sur lequel elle s’ouvre et se referme.

Le spectateur peut voir dans le tableau final un triomphe du passé et de la mort, s’il adopte le point de vue de Mme Helseth, ou celui de l’amour s’il est sensible à la répétition, dans son récit, de l’expression « tous les deux » qui semble confirmer l’union célébrée par Rosmer : « L’époux et l’épouse doivent toujours être ensemble » (402). Pour Ibsen comme pour Maeterlinck, « on ne voit pas dans l’âme comme on voit dans cette chambre » (Intérieur, p. 126). Le tableau final de Rosmersholm est donc à l’image de l’âme humaine telle que l’a révélée le dialogue : d’une obscurité insondable. Là où le récit du Vieillard acquiert, dans Intérieur, une dimension métaphorique sinon allégorique, émanant d’un personnage qui a atteint une forme de clairvoyance et qui invite le spectateur à  apprendre à voir à son tour, celui de la gouvernante d’Ibsen est dominé par l’émotion. L’interprétation suggérée par la dernière phrase est seulement conforme à la pensée superstitieuse qui caractérisait d’emblée le personnage. A la question de Rebekka : « Dis-moi d’abord une chose : de nous deux lequel suit l’autre ? », Rosmer a répondu : « Nous ne connaîtrons jamais la réponse à cette question » (403). Le récit final, loin de résoudre l’énigme, la condense en un tableau sans légende.

Strindberg opte, en revanche, à la fin de la Sonate des Spectres, pour un récit franchement didactique qui accompagne un tableau précis : L’Ile des Morts de Böcklin, celui-ci faisant le lien avec la pièce suivante à laquelle il donne son titre et son sujet. A bien des égards, le trajet proposé au spectateur est l’inverse de celui auquel le convie Rosmersholm : là où Ibsen part d’une situation apparemment claire pour la rendre de plus en plus trouble, Strindberg conduit le spectateur comme les personnages de l’illusion et de la confusion initiale à une interprétation qui, pour être syncrétique, n’en est pas moins relativement univoque. Dans la Sonate des Spectres, le récit convoque aussi une autre scène mais alors que celle-ci se matérialise chez Ibsen en un dehors et chez Maeterlinck en un « intérieur » situé au fond de la scène, la dualité de l’espace scénique se modifie chez Strindberg d’un acte à l’autre avant de disparaître in extremis comme le souligne la didascalie finale : « La chambre disparaît. L’Ile des Morts de Böcklin surgit et devient la toile de fond. Musique douce, d’une agréable tristesse, venue de l’île »24 (47). La bipartition de l’espace implique, chez Strindberg comme chez Maeterlinck et Ibsen,  la nécessité d’aller au-delà des apparences trompeuses. Chez lui aussi, le récit est l’instrument d’une révélation mais avec une progression « sur le chemin qui mène / De l’île de la vie à l’île de la mort », voyage auquel le « prologue » du Théâtre intime convie le spectateur et qui trouve dans la Sonate des Spectres une illustration particulièrement explicite. Aussi le changement de récitant, qui s’opère à l’acte II, loin de manifester comme le prétendait Peter Szondi25, l’échec de l’entreprise, marque-t-il une étape capitale dans la sortie de l’illusion, correspondant sans doute à la phase que Swedenborg nommait « dévastation »26.

Le premier acte se déroule dans la rue devant une maison moderne dont les ouvertures laissent entrevoir un intérieur que l’étudiant, significativement ébloui par le soleil se reflétant sur les vitres, imagine paradisiaque (12). Le récit que lui fait « le vieux » des événements survenus dans cette maison est incompréhensible pour lui (13) comme pour le spectateur. Et la perplexité suscitée par ce premier récitant ne peut qu’être accrue par le portrait que dresse de lui son serviteur Johansson à la fin de ce premier acte, le comparant notamment au dieu Thor et à don Juan (20). L’acte II se déroule à l’intérieur de la maison où doit avoir lieu « le souper des spectres » : le mirage suscité par la façade au premier acte se dissipe donc pour révéler, au lieu du paradis attendu par l’étudiant, un enfer de crimes enfouis et de ressentiment. Le vieux qui est d’abord l’instrument de la démystification en devient aussi la victime : les deux récits allusifs du premier acte, le sien et celui de Johansson, se trouvent ainsi complétés par deux autres récits, l’un dont il est encore le récitant, l’autre pris en charge par Bengtsson (34-35). Dans cet acte, l’espace scénique reste sous le signe de la dualité avec la penderie où la « momie » expiait sa faute et où le vieil Hummel, une fois démasqué, est condamné à se pendre. Le « paravent de la mort », placé devant la porte de la penderie, délimite symboliquement une autre scène qui voisine, pour le spectateur, avec celle que révèle la « chambre aux jacinthes » dans laquelle « on aperçoit la jeune fille qui joue de la harpe, accompagnant l’étudiant qui récite » (35). Le deuxième acte s’achève donc sur cette ouverture vers un autre espace, celui de la mort, qui coïncide avec un changement de récitant. Le récitatif de l’étudiant préfigure l’acte III et surtout le dénouement de la pièce où il sera repris en conclusion du long récit qui accompagne la mort de la jeune fille (45-47). Ce récit opère le passage de l’histoire singulière des protagonistes à un discours à valeur universelle sur la condition humaine, passage favorisé par le recours à l’intertexte shakespearien : « Il y a dans cette maison quelque chose de pourri » (45). Si le récit invite à une conversion du regard, comme dans la pièce de Maeterlinck, celle-ci débouche sur une leçon où la vision chrétienne du théâtre du monde, telle qu’elle se manifeste par exemple chez Calderon, se mêle à la pensée bouddhique perçue à travers le prisme de Schopenhauer (46). A un tableau précis, celui de Böcklin, correspond un discours explicite : « Pauvre enfant, enfant de ce monde d’illusions, de fautes, de souffrance et de mort, monde des changements continuels, des déceptions et de la douleur ! Que le seigneur du ciel te vienne en aide sur ta route... » (47).

La dimension didactique de ce dénouement est cependant tempérée par le début du récit où l’étudiant a récapitulé les événements de la pièce de telle sorte que l’incongruité des personnages et des situations s’apparente au monde onirique :

[...] Quand on se tait trop longtemps, il se forme en vous une nappe d’eau croupissante. C’est exactement ce qui se passe dans cette maison. Il y a dans cette maison quelque chose de pourri. Et moi, la première fois que je vous ai vue y entrer, j’ai imaginé le paradis. C’était un dimanche matin, j’ai regardé par la fenêtre. J’ai vu un colonel qui n’était pas un colonel, j’avais un noble bienfaiteur qui était un bandit et qu’on a obligé à se pendre, j’ai vu une momie qui n’en était pas une, et une vierge... [...] Je sens que le vampire de la cuisine se met déjà à sucer mon sang. Une Lamia, qui tète les enfants. C’est toujours à la cuisine que les enfants sont souillés dans ce qu’ils ont de plus tendre, à moins que ce ne soit dans la chambre à coucher... Il y a des poisons qui vous rendent aveugle et d’autres qui vous ouvrent les yeux. Il semble que je sois né les yeux ouverts car je ne peux pas confondre la beauté avec la laideur et le bien avec le mal. Je ne peux pas ! La descente du Christ aux enfers, c’est son passage sur cette terre, dans cet asile de fous, ce bagne, cette morgue. [...] (45-46)

Ce récit ne révèle pas au spectateur ce qui s’est passé ailleurs. Il répète et commente ce qui s’est passé sur la scène, ce que le spectateur a vu. Comme dans Intérieur, cette redondance entraîne nécessairement le passage à la métaphore, voire à l’allégorie. Mais alors que le récitant de Maeterlinck se caractérisait par son effacement en tant que personne singulière pour mieux faire apparaître la dimension universelle de la situation, ce qui pouvait l’apparenter au chœur de la tragédie grecque, celui de Strindberg affirme sa subjectivité. Celle-ci n’est pourtant pas celle d’un personnage qui serait doté d’un caractère. Bien au contraire, Strindberg s’affranchit entièrement des contraintes de la mimésis. L’identité de ses personnages est aussi indécise que celle des figures d’un rêve et l’impression produite par le récit de l’étudiant semble rejoindre la description freudienne : « le discours du rêve est construit comme un agglomérat dans lequel des fragments plus importants d’origine diverse sont soudés par une sorte de ciment solidifié »27. En l’occurrence, on trouve dans le récit de l’étudiant des échos des textes autobiographiques, par exemple de ce passage d’Inferno : « La terre, c’est l’enfer, la prison construite avec une intelligence supérieure, de telle sorte que je ne puis faire un pas sans froisser le bonheur des autres, et que les autres ne peuvent rester heureux sans me faire souffrir »28. La dimension récapitulative du récit final serait donc à mettre en parallèle avec l’unification de l’espace qu’opère le tableau de Böcklin : l’action et les personnages perdent leurs contours et l’espace scénique révèle sa véritable nature de scène intérieure. Ce mouvement de résorption du dialogue théâtral dans le récit et dans le tableau s’annonçait déjà chez Maeterlinck lorsque le Vieillard quittait le devant de la scène pour entrer à son tour dans la maison.

Au terme de ce trop rapide examen, le recours au récit apparaît donc comme étroitement lié à la volonté qu’ont les dramaturges de conclure leur pièce sur un tableau ou, dans le cas de Maeterlinck dont on connaît l’attrait pour un théâtre statique, de la constituer entièrement en tableau. Le descriptif l’emporte souvent sur le narratif dans ces récits et se charge d’autant plus facilement d’une dimension symbolique qu’il répète ce qui est donné à voir ou à entrevoir au spectateur. Loin d’être au service de la mimésis, ce récit affirme que l’essentiel est indicible et irreprésentable, qu’il se joue ailleurs, sur une autre scène. Il n’est certainement pas fortuit que ces pièces naissent au moment où l’investigation freudienne du psychisme humain recourt si volontiers à la métaphore théâtrale29.

Notes de bas de page numériques

1 Peter Szondi, Théorie du drame moderne 1880-1950 [1956], trad. P. Davis, J. et M. Mayotte Bollack, Lausanne, L'Age d'Homme, 1983.
2 Jean-Pierre Sarrazac, L'Avenir du drame, Lausanne, Aire 1981 et Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, 1989, rééd. 1992.
3 Celle-ci constitue le premier des trois « paradoxes » qui caractérisent le drame moderne selon Jean-Pierre Sarrazac, les deux autres étant « le personnage divisé » et « la rhapsodie » (article « Drame moderne» de l’Encyclopaedia Universalis).
4 Diderot, Entretiens sur le fils naturel [1757], III, éd. Jean Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 2005, p. 134.
5 Jean Goldzink souligne justement (p. 133, note 3) que « la représentation dramatique, selon Diderot, ne bute pas seulement sur des bienséances, des conventions, mais sur une insuffisance ontologique du représentable par rapport au discours, du visible par rapport à l’imaginaire ».
6 Arnaud Rykner, L'Envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l'âge classique à Maeterlinck, Paris, Corti, 1996, p. 217.
7 Voir Anne Coudreuse et Bruno Delignon, « Le Voile de Timanthe », La Licorne, n° 43 (1997) : « Passions, émotions, pathos ».
8 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 73.
9 Cicéron, L'Orateur, XXII, 74.
10 Quintilien, Institution oratoire II, 13, 13.
11 Diderot, Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent [1751], éd. Marian Hobson et Simon Harvey, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 97.
12 Maurice Maeterlinck, Trois petits drames pour marionnettes, Bruxelles, Edmond Deman, 1894.
13 Évanghélia Stead, « Poétique et dramaturgie de la cécité chez Maeterlinck », Nord', 26 (décembre 1995), p. 45.
14 Maurice Maeterlinck, L'Intruse et Intérieur, présentation Pascale Alexandre-Bergues, Genève, Slatkine, 2005, p. 121. Pour toutes les citations ultérieures, les numéros de pages indiqués entre parenthèses renvoient à l'édition indiquée dans la première référence.
15 Voir notamment Maurice Maeterlink, « Le Tragique quotidien », version remaniée de « A propos de Solness le Constructeur » (Le Figaro, 2 avril 1894), devenue le chapitre IX du Trésor des Humbles, Paris, Mercure de France, 1896, rééd. Bruxelles, Éditions Labor 1986, repr. 1998, pp. 101-110.
16 Les allusions à Œdipe-Roi dans L'Intruse avec le motif de la consanguinité (67) et celui de la cécité physique associée à la prescience de l'avenir, chez l'aïeul comme chez Tirésias, prouvent que pour Maeterlinck comme pour la plupart de ses contemporains, la tragédie de Sophocle constitue une référence majeure.
17  Je me réfère à l'interprétation que Jean Bollak (La Naissance d'Œdipe. Traduction et commentaires d'Œdipe Roi, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. 259) propose du destin d'Œdipe comme « destin d'une famille » : « Le franchissement de la limite, comme dans l'interprétation tragique des autres mythes, est le point de rupture. Il amène le malheur : mais, au lieu que l'ouverture sur le néant soit l'aboutissement d'une expansion folle et centrifuge au-dehors, comme dans le cas des Troyens, expiant l'excès de leur richesse, ce qui s'est produit dans la descendance de Cadmos, c'est à l'inverse une accumulation interne, une transgression par involution, vers l'identique. L'illimité est au-dedans. C'est tout le personnage d'Œdipe. Dès l'origine, dès le mariage de Cadmos — venu de Phénicie, du dehors — et d'Harmonie, la famille royale de Thèbes s'est organisée en un monde protégé, dans un lieu d'une circularité parfaite, avec ses sept portes, affirmant sa plénitude, faite d'autosuffisance « incestueuse » et d'homogénéité « harmonieuse », « , scellée ».
18 Victor Hugo, préface de Cromwell [1827], éd. A. Ubersfeld, dans Œuvres complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, vol. Critique, p. 25.
19 Maurice Maeterlinck, L’Anneau de Polycrate, nouvelle publiée dans L’Indépendance belge (Supplément littéraire, 19 et 26 novembre 1893), Œuvres I, Le Réveil de l’âme : Poésies et essais, éd. Paul Gorceix, Bruxelles, Editions Complexe, 1999, pp. 143-151.
20 Maurice Maeterlinck, « Menus propos — Le Théâtre », La Jeune Belgique, septembre 1890, pp. 335-336.
21 Alberte Spinette, « Lecture » du Trésor des humbles publiée en postface de l'édition citée (p. 170).
22 J’emprunte cette variation sur l’ut pictura poesis horatien à Emmanuelle Hénin, « Ut pictura theatrum ». Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Genève, Droz, 2002.
23 Henrik Ibsen, Rosmersholm [1886], Les douze dernières pièces, traduction et présentation Terje Sinding, Paris, Imprimerie Nationale, 1990-1994, t. 2, p. 304.
24 August Strindberg, La Sonate des spectres [1907] trad. Arthur Adamov et Carl-Gustav Bjurström, Paris, L'Arche, 1984, p. 47.
25 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, pp. 46-48.
26 Voir sur ce point l'excellente analyse de Marthe Segrestin dans le volume collectif Le Tragique quotidien, Neuilly, Éditions Atlande, 2005, pp. 81-117.
27 Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves, trad. I Meyerson [1926], revue par D. Berger [1967],  Paris, P.U.F., 1993, p. 358.
28 Strindberg, Inferno[1897], Paris, Gallimard, 2002, p. 175.
29 Voir Octave Mannoni, Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, rééd. Points, 1985, p. 169.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « Le récit ou « l’autre scène » du théâtre symboliste », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 06 mars 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=941.

Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Professeur de Littérature comparée, Université de Nice, CTEL