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Arianna Quarantotto  : 

La Chanson d’Aspremont au miroir de l’histoire des croisades et de l’imaginaire

Résumé

Aspremont est une chanson composée probablement entre 1187 et 1190-1191, conçue pour encourager l’armée partant pour la troisième croisade. Le lien qui s’établit entre guerre sainte et pèlerinage contribue à sacraliser l’entreprise et à promouvoir l’aspect missionnaire de cette guerre présentée comme une guerre ex justa causa. Sagesse, prouesse et mesure caractérisent l’un des protagonistes de la chanson, Naimes, qui incarne l’idéal courtois du chevalier. À côté de lui un ennemi beau et sage est destiné à se convertir au christianisme. L’aventure individuelle de Naimes (franchir la montagne d’Aspremont, perçue comme sauvage, peuplée de monstres et de bêtes féroces, notamment le griffon), préfigure celle de toute l’armée croisée, appelée, non seulement à reprendre possession d’un territoire physique (le Saint-Sépulcre ayant une haute valeur symbolique), mais aussi à achever la transformation de la militia dans un sens éthique et chrétien, afin de garantir le salut de l’individu et de toute la société occidentale.

Riassunto

Composta tra il 1187 e il 1190-1191, la Chanson d’Aspremont è considerata una chanson di propaganda per la terza crociata in cui il legame tra guerra santa e pellegrinaggio contribuisce a sacralizzare l’impresa e a promuoverne l’aspetto missionario : la guerra tra cristiani e pagani si presenta infatti ex iusta causa. Saggezza, valore, misura, sono gli elementi che caratterizzano Naimes, uno dei protagonisti della chanson, che incarna l’ideale cortese del cavaliere. Accanto a lui vi è un nemico altrettanto saggio e valoroso, perfino bello, destinato proprio per le sue qualità alla conversione. L’avventura individuale di Naimes : superare la montagna di Aspromonte, percepita come selvaggia, popolata da mostri e bestie feroci, come il grifone, prefigura quella di tutta i crociati, chiamati più che a prendere possesso di un territorio fisico (il Santo Sepolcro con tutto il suo valore simbolico), a completare la trasformazione della miltia in senso etico e cristiano per garantire la salvezza dell’individuo e di tutta la civiltà occidentale.

Index

Mots-clés : Aspomonte , Aspremont, Balant, beauté, chanson de geste, Charlemagne, croisade, ennemi, fortitudo, griffon, guerre ex justa causa, mesure, montagne, Naimes, nourriture, pèlerinage, sapientia, vengeance, vin

Plan

Texte intégral

Comme bien d’autres avant lui, l’auteur anonyme de La Chanson d’Aspremont promet à ses auditeurs une « bonne chançon vaillant1 ». Et comme face à bien des épopées romanes, la critique a longtemps cherché à déterminer les liens qu’avait pu entretenir avec l’histoire événementielle cet ample récit dotant le valeureux Roland d’enfances aussi remarquables que ses faits d’armes à Roncevaux2. Dès 1937, Roelof van Waard a montré la fragilité des propositions qui avaient été formulées pour rattacher cette chanson des années 1180-1190 à des faits de l’époque carolingienne. Selon lui, les substrats qui ont nourri Aspremont sont littéraires ou légendaires tout autant qu’événementiels3. Assurément, personne ne songe à nier les liens qui unissent La Chanson d’Aspremont à la troisième croisade : van Waard lui-même affirme que la chanson a été conçue « pour enflammer le courage d’une armée de croisés partant pour l’Italie méridionale ou bien y séjournant4 ». Cependant, une fois cette vocation propagandiste admise, force est de reconnaître qu’Aspremont se distingue également par son inscription dans une vaste tradition légendaire, littéraire et artistique. Charlemagne ne s’est jamais rendu en Sicile, mais des souverains nostalgiques l’ont prétendu dès le Xe siècle et l’auteur d’Aspremont exploite cette légende5 ; plusieurs de ses personnages se comportent au rebours de ceux du Roland, ou conformément à ceux de la Chronique du Pseudo-Turpin, ou encore ont à voir avec des barons révoltés célèbres6 ; il n’est pas jusqu’aux ekphraseis ni à diverses scènes qui ne puissent rappeler le Roman de Thèbes7.

Nous tenterons ici de prolonger les études ayant permis de situer Aspremont dans son contexte. Pour ce faire, nous comparerons plusieurs de ses scènes les moins topiques à des faits historiques ou à des tendances artistiques qui viendront éclairer la Chanson d’Aspremont et qui permettront notamment de comprendre la place de choix qui y est faite à un décor montagneux dont Dominique Boutet a montré tout à la fois la coïncidence avec l’esthétique / l’éthique épique et la rareté au sein du genre8.

Vin et nourriture

Le 20 mars 1190, trois envoyés du roi de France se rendent à Gênes, chez la veuve d’Opizzone Leccavela, une certaine Mabilia, pour acheter du vin : le notaire Oberto Scriba de Mercato enregistre la transaction dont le document est conservé aux Archives d’État de Gênes et fait partie du registre des actes9.

Environ un mois auparavant, en février 1190, les Génois avaient signé un traité avec Hugues III, duc de Bourgogne délégué par le roi de France, pour l’affrètement des navires qui transporteraient les soldats français en Terre sainte en vue de la troisième croisade. Les négociations qui avaient déjà commencé l’année précédente, tant avec les Anglais qu’avec les Français, prévoyaient pour les Génois, en échange des navires, de l’argent et « la concession d’une église, d’un magasin, d’une boulangerie, d’un bain et d’une rue dans chaque ville qui serait retirée aux infidèles, avec la possibilité d’y établir de façon permanente un fonctionnaire public ayant pleine juridiction sur les marchands génois10 ». À cela s’ajoutent les privilèges commerciaux obtenus grâce aux accords avec le duc de Bourgogne et qui permettront le libre-échange sur le territoire de la Champagne.

Bientôt en effet, Philippe II Auguste, roi de France, s’embarque à Gênes avec 650 cavaliers, 1300 écuyers et 1300 chevaux. En plus des navires, la République de Gênes fournit « de la nourriture pour huit mois, du vin pour quatre, pour un prix total de 5850 marcs d’argent11 ». Philippe rencontre Richard, roi d’Angleterre, à Messine12, carrefour pour le passage vers l’est et port sûr pour les navires de grandes dimensions, tels les dromons. De Sicile, ils partent tous deux vers la Terre sainte ; Frédéric Barberousse préfère la route des Balkans.

L’on ne peut pas prétendre que les épopées romanes se montrent totalement indifférentes aux realia de la guerre sainte ou de la croisade, mais par comparaison avec la plupart de celles qu’il pouvait connaître, l’auteur de La Chanson d’Aspremont a accordé une attention toute particulière aux questions de ravitaillement. Peut-être connaissait-il les tractations avec les Génois et leur donnait-il un équivalent fictif propre à rassurer ses contemporains – moins persuadés de la légitimité de cette troisième croisade que des précédentes13. En tout état de cause, dans Aspremont, Chrétiens et Sarrasins sont volontiers opposés dans leur capacité à nourrir leurs armées – et plus largement à bien user de leurs richesses14. Alors même qu’il insiste sur la cherté des armes et justifie a posteriori l’effort exigé du clergé par le jeune archevêque Turpin15, l’auteur d’Aspremont se plaît à évoquer des troupes chrétiennes bien nourries. C’est ainsi par exemple qu’au sein de la laisse relatant le départ des hommes réunis par l’empereur, on entend :

Il ont assez pain et vin et froment,
Ne mais des armes ont petit li auqant :
Dui esperon i valent .I. besant.
[soit : “Ils ont du pain, du vin et du froment à profusion, mais nombre d’entre eux manquent d’armes : deux éperons coûtent là une fortune16.ˮ]
(Aspremont, v. 1110-1112 laisse 69)

L’on notera aussi avec intérêt que la découverte du camp adverse par Naimes parti en ambassade17 fait une place de choix aux dromons qui, historiquement, passaient volontiers par le détroit de Messine pour rejoindre la Terre sainte lors des croisades ; en l’occurrence, ce sont les Africains qui ont navigué à bord de tels navires. De surcroît, juste après avoir mentionné cet impressionnant équipage, le narrateur évoque une famine qui contraste avec l’état des Chrétiens pauvrement armés mais rassasiés :

Naymes dessent dou tertre d’Aspremont
Et voit Qalabre et aval et amont,
Et voit an mer tant nef et tant dromont :
Arrivez est Agoulanz et Hyaumont,
Amenee a sa gent – cui Dex mal dont ! – ;
Terre porprenent et aval et amont.

Deça Calabre furent Sarrazin tant,
Et por atendre le fort roi Boïdant,
Et Moradas devers Jerusalant.
Mais la vitaille lor vet achierissant,
.I. petit pain vent l’an .I. marc d’argent,
Muerent les bestes, li palefroi anblant,
Molt par am poise Hymont et Agoulant.
[soit : “Naimes descend maintenant la montagne d’Aspremont ; il aperçoit la Calabre dans toute son étendue et voit sur la mer une foule de navires et de dromons. Agoulant et Eaumont sont arrivés, et ils ont amené leur race – Dieu puisse leur nuire ! – ; ils débarquent de toutes parts. De ce côté-ci de la Calabre, les Sarrasins sont innombrables ; ils attendent le puissant roi Boïdant et Moradas, qui arrive du côté de Jérusalem. Mais la nourriture devient de plus en plus chère pour eux : un petit pain est vendu un marc d’argent, bêtes et palefrois qui vont l’amble meurent de faim, et Eaumont ainsi qu’Agoulant en éprouvent un grand dépit18.ˮ]
(Aspremont, v. 1667-1679 laisses 105 et 106)

Cette faim non apaisée des Sarrasins donnera lieu à une razzia d’une insigne cruauté19 puis suscitera dans la seconde moitié de la chanson un curieux leitmotiv, les Sarrasins regardant les maigres troupes chrétiennes comme des masses de chair insuffisantes à les combler au dîner ou au déjeuner20. S’il n’est pas possible d’affirmer que les dispositions prises par les souverains français et anglais pour assurer la subsistance des guerriers mobilisés pour la troisième croisade sont à l’origine des choix narratifs de l’auteur d’Aspremont, il est certain que celui-ci a accordé une attention inédite aux questions de ravitaillement et en a fait un motif d’optimisme pour ses contemporains appelés à se croiser.

« Bonne chançon vaillant »

L’on sait grâce aux historiens que la troisième croisade avait été préparée par une opération de propagande minutieuse, visant avant tout à forger l’unité militaire des croisés contre un ennemi commun, au nom de la foi en Jésus-Christ.

La question rhétorique inaugurant la Chanson d’Aspremont s’adresse peut-être précisément à l’armée croisée qui séjourna à Messine durant l’hiver 1190-119121 :

Plaist vos oïr bonne chançon vaillant,
De Charlemaigne lou riche roi puissant,
Et dou duc Nayme que Charles ama tant ?
[…]
Or vos dirai d’Yaumont et d’Agoulant,
Et d’Aspremont ou li estors fu grant,
Si com li rois i adouba Rollant
Et il li ceint a son costé le branc,
Ce dist la geste, Durendart la trenchant,
C’est la premiere dont il onques fist sanc,
Dom il ocist le fil roi Agoulant.
[soit : “Voulez-vous écouter une excellente chanson ? Une chanson qui parle de Charlemagne, le très puissant roi, et du duc Naimes, que Charles aima tant ? […] Je vais vous parler d’Eaumont et d’Agoulant, et d’Aspremont où la bataille fut terrible, je vous dirai comment le roi adouba Roland et lui ceignit la lame au côté – c’était, dit la geste, Durendal la bien tranchant, celle par qui, pour la première fois, il fit couler le sang en tuant le fils du roi Agoulant.ˮ]
(Aspremont, v. 1-18 laisse 1).

L’intrigue est claire dès le début. Les principaux protagonistes sont bien connus, et le lieu de la scène de guerre est l’Aspromonte, la porte du sud de l’Europe – comme le sont les Pyrénées au nord. Si Roncevaux sert d’écrin à la mort de Roland, le paladin par excellence, l’Aspromonte est le lieu où le même Roland est adoubé après sa victoire sur l’Africain Eaumont, qui après la conquête de la Sicile et de la Calabre entendait soumettre toute la chrétienté.

Les critiques littéraires ont longtemps débattu sur le lieu d’origine de la chanson22 : sans doute l’Aspromonte – lieu « orgueilleus et fier » (v. 1442), terre sauvage où les « derubles [sont] merveilleus et plenier, / les eves froides, qui viennent dou rochier » (v. 1443-1444) et où l’on peut entendre les « bestes sauvages […] grelloier » (v. 1445 laisse 93), une montagne que peuplent « aygles, ostors et li escorpions, / li cocatriz et li aulerïon » (v. 1590-1591), et même le « gripon » (v. 1594 laisse 101), « l’orse » (v. 1649) et le « liepart » (v. 1660 laisse 104) – se prêtait-il bien à servir de cadre à une chanson où les hauts faits sont ceux de ce Charlemagne, restaurateur de l’(du Saint-)Empire romain en Europe occidentale, idéalisé comme guerrier et roi chrétien, capable de libérer le Saint-Sépulcre de la mainmise des infidèles. Une légende raconte son passage par les Pouilles et la Sicile23 avec ses paladins à son retour de Jérusalem24 : Charles ne s’y est en réalité jamais rendu, et même l’hypothèse que son expédition en Italie en 773 ait pu inspirer notre auteur, qui aurait remplacé les Lombards par les Sarrasins, ne semble pas plausible25. Aspremont se présente plutôt comme « la chanson de croisade par excellence26 » ; François Suard la définit comme « une épopée véritable », et aussi une « leçon de morale politique27 ».

L’auteur, du reste, prouve qu’il connaît bien les lieux décrits28, l’environnement des Plantagenêt29, et la réalité de la Terre sainte : il est très probable que le texte ait été écrit entre 1187 et 1190-119130, puisque la chanson était déjà connue d’Ambroise lorsqu’il a écrit l’Estoire de la guerre sainte vers 119231.

C’est précisément la description des lieux évoqués qui permet au narrateur de donner une touche de vérité au texte : après tout, comme l’écrit Marc Bloch, les chansons étaient considérées comme « des livres d’histoire pour ceux qui ne savent pas lire, mais aiment écouter32 » ; et cette vérité se reflète également « sur les descriptions géographiques, les noms de lieux, les références anthropologiques, même si parfois leur compréhension peut être difficile pour le lecteur moderne33 ».

Si la troisième croisade est donc l’événement qui sert de toile de fond à la chanson34, cette dernière devient alors « un instrument de propagande35 » qui accompagne les discours des prêcheurs et des chroniqueurs qui avaient pour tâche de « canaliser la violence diffusée dans une classe chevaleresque de plus en plus affirmée vers le bien commun36 ».

La guerre ex justa causa

À partir du célèbre discours tenu à Clermont le 27 novembre 1095, dans lequel le pape Urbain II lance la première croisade, les opérations visant à susciter l’enthousiasme du plus grand nombre (surtout des nobles, afin qu’ils prennent la croix) se multiplient. Au cri de « Deus lo volt ! », la croisade devient un service à accomplir au nom de Dieu, un travail nécessaire pour sauver la communauté chrétienne.

Dans notre chanson, le pape – qui était absent de la Chanson de Roland si souvent imitée par l’auteur d’Aspremont – affirme clairement que celui qui accepte de souffrir le martyre pour Dieu verra ouvertes les portes du paradis :

« Qui or ira Sarrazins asaillir
Que je voi la encontre nos venir,
Et le martire voldra por Deu soufrir,
Dex li a fait son paradis ouvrir.
La vos fera coronner et florir,
Et desoz destre vos ames aseïr.
Toz vos pechiez voilloiz ci regehir,
La penitance si soit dou bien ferir ! »
[soit “Celui qui ira attaquer les Sarrasins que je vois marcher ici contre nous, celui qui acceptera de souffrir le martyre pour Dieu, Dieu lui a ouvert les portes de son paradis : c’est là qu’il vous couronnera et vous couvrira de fleurs, et vos âmes seront assises à sa droite. Confessez ici vos péchés, et la pénitence sera de frapper vigoureusement !ˮ]
(Aspremont, v. 3587-3594 laisse 216).

La guerre de croisade est présentée comme une guerre ex justa causa, selon la conception augustinienne, pour défendre la « loi » naturelle violée par les infidèles : « Vez ci la gent qui la loi desfendront » (soit “voici l’armée qui défendra notre religion37ˮ, Aspremont, v. 1424 laisse 92).

Le bellum justum trouve sa justification dans les écrits de Varron38, Cicéron39, Augustin40 et Isidore de Séville41. Ce dernier, reprenant les concepts cicéroniens, affirme que les guerres entreprises « sans cause », c’est-à-dire sans nécessité de se venger d’une offense ou de repousser les attaques des ennemis, sont injustes (Etymologiae, XVIII, 1, 242).

La déclaration de guerre ne pouvait avoir lieu sans que soit tentée la rerum repetitio, c’est-à-dire la réparation des dommages ou la restitution des biens soustraits. Ce n’est qu’en cas d’insatisfaction et donc de refus de négociations et de réparation du tort subi que pouvait être déclarée la guerre devenue alors « juste » : « Iustum, […] est bellum quibus necessarium, et pia arma, quibus nulla nisi in armis relinquitur spes » (Tite-Live, Ab urbe condita libri, IX, 1143).

Dans Aspremont, le païen Eaumont se présente immédiatement comme un pilleur, comme celui qui, alors qu’il règne déjà sur l’Afrique et l’Asie, veut conquérir l’Europe et anéantir la chrétienté (« Crestienté metra tote a neant », promet son ambassadeur, v. 312 laisse 16), et qui entend même « livrer a martire » (v. 321) la chrétienté, et couronner son fils à Rome (« Ses filz sera par lui de Rome sire », déclare encore Balant, v. 322 laisse 17), la ville sainte qui, comme Jérusalem, appartient au pape, vicaire du Christ et héritier de Constantin.

La défense de Jérusalem, au centre de la propagande pontificale, s’est donc enrichie d’une double dimension, temporelle et spirituelle : « c’était une destination de pèlerinage, le lieu de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ, dont la topographie sacrée était connue des fidèles à travers les récits bibliques et la liturgie, et était à la fois une destination militaire et une récompense spirituelle44 ». Du reste, les itinéraires des croisés étaient marqués par des étapes qui étaient elles-mêmes des destinations de pèlerinage ou qui le sont devenues après le voyage. La Sicile faisait partie d’un « système d’itineraria peregrinorum qui convergeait vers Messine et permettait l’afflux de ces pèlerins qui devaient continuer vers Jérusalem, Rome et Saint-Jacques de Compostelle45 ».

Pour les chevaliers, ne pas participer à ce « pèlerinage » était une honte et un déshonneur. Dans Aspremont, Charlemagne s’adresse ainsi à ses hommes :

« Franc chevalier, antendez mon langaige !
Qu’ai je forfait la pute gent salvage
Qui arresté sont an cest eritage ?
Venez o moi an cest pelerinage !
Qui n’i venra en merra autre gaige :
Honiz sera an trestot son aage,
En mon demoine ne tenra eritage. »
[soit “Nobles chevaliers, écoutez mes propos ! Quel tort ai-je fait à cette maudite race brutale qui s’est installée sur la terre qui me revient ? Venez avec moi en ce pèlerinage ! Celui qui refusera emportera un tout autre gage : il sera déshonoré sa vie durant et ne tiendra pas de terre en mon royaumeˮ.]
(Aspremont, v. 794-800 laisse 46).

Le lien entre guerre sainte et pèlerinage contribua à sacraliser l’entreprise et à promouvoir l’aspect missionnaire de la guerre qui se proposait comme finalités la conversion de l’ennemi et la pénitence46. Le rapprochement progressif du modèle du saint avec celui du guerrier a fini par justifier la mission de paix du croisé et a permis à l’Église d’utiliser l’absolution des péchés comme levier. Dans Aspremont, lors de l’assemblée générale47 convoquée par Charlemagne, le pape s’exprime ainsi :

« Franc crestïen, Dex vos doinst grant vertu !
Or dirai jé, bien vos est avenu
Qu’en mon tens est vostre poine creü :
Vos qui avez en grant pechié geü,
As cox doner au branc d’acier molu
En seroiz tuit quitement asolu.
Se vos cuidiez qu’il ne vos soit tenu,
Sauf en serez, j’en serai retenu. »
[soit “Nobles chrétiens, que Dieu vous donne une grande force ! Je dois le dire : c’est un bonheur qui vous est échu avec la grande épreuve qui vous est advenue sous mon pontificat. Vous qui avez supporté le poids de terrible péchés, vous en serez totalement absous en portant de grands coups avec l’épée d’acier aiguisé. Si vous croyez fermement que vos fautes ne seront pas retenues contre vous, vous en serez quittes, et c’est sur moi qu’elles tomberont48.ˮ]
(Aspremont, v. 771-778 laisse 44).

La vengeance

Les descriptions dramatiques de la défaite des États chrétiens de Palestine et de Syrie concoururent à inciter les hommes à prendre les armes : lorsqu’ensuite l’armée chrétienne fut anéantie à Hattin et que Jérusalem fut conquise par les Musulmans, les récits des atrocités commises par Saladin et ses hommes se multiplièrent. À partir de 1100, l’idée de reconquête et de défense de Jérusalem s’accompagne de l’idée de vengeance : « vengeance pour la conquête des territoires chrétiens et la souffrance des chrétiens d’Orient, pour l’outrage au Christ et pour les morts et les défaites des croisés49 ».

Même Charles, l’empereur juste, prie Dieu en lui demandant de pouvoir se venger : « Hé Dex ! dist Charles, par ta sainte bonté, / lai moi vengier se il te vient a gré », soit d’après François Suard “Dieu, dit Charles, par ta sainte bonté, permets-moi, si tu le veux, de me vengerˮ (Aspremont, v. 420-421 laisse 24). Sans doute faut-il en effet comprendre que la vengeance du Seigneur est devenue l’affaire personnelle de tous les Chrétiens, et spécialement de leur empereur.

Contemporain des croisades précédentes, Saint Bernard écrivait à propos de l’ennemi à tuer que les justes se réjouiraient de voir la vengeance : « Porro super illum laetabitur iustus, cum viderit vindictam50 ». Le thème de la vengeance est alors maintenu vivant par la diffusion de deux récits apocryphes du VIIe siècle, la Cura sanitatis Tiberii et la Vindicta Salvatoris, qui racontent la vengeance du Christ par les empereurs Vespasien et Titus. Ce sont des textes anti-judaïques qui, repris par la littérature médiévale française, finissent par influencer la Venjance Nostre Seigneur, un poème en langue d’oïl composé à l’origine au XIIe siècle, et la Chanson de Jérusalem, geste de la fin du XIIe siècle qui chante la conquête de Jérusalem par les Chrétiens lors de la première croisade. Dans le préambule de la Chanson d’Antioche, le soi-disant « vrai commencement51 », on explique qu’à l’origine de la croisade il y aurait précisément le désir de vengeance de Jésus. Dans la neuvième laisse, Jésus déclare qu’il se vengera des païens qui refusent d’obéir à ses commandements et annonce l’arrivée sur terre des croisés qui vengeront le Christ et le Saint-Sépulcre (v. 170-182) : ils auront ainsi le salut éternel (v. 205-213) et conquerront le paradis parce que, comme l’avaient fait Titus et Vespasien, ils ont fait vengeance (v. 246-24852).

Selon Magali Janet, entre Dieu et les croisés s’établirait ainsi « une relation vassalique et bénéfique : la vengeance des croisés s’insérerait donc dans une logique féodale, selon laquelle les vassaux doivent venger leur propre seigneur53 ».

Cependant, tout le monde n’est pas prêt à partir, conscient aussi de la force de l’ennemi. Dans Aspremont, la description des hommes défilant, presque comme en procession, devant leurs femmes, leurs enfants et leurs proches, enserrés dans un étau de silence et de tristesse “légitimeˮ, est émouvante (« Il orent droit s’il en furent dolent », affirme le narrateur, v. 1126 laisse 69) :

Plorent i dames, puceles et anfant,
Chacune i plore son pere ou son parent,
Car li plusor n’estront mais repairant.
[…]
N’i font caroles, tuit sont mu et taisant.
Il orent droit s’il en furent dolent :
Tant i troverent de la gent mescreant,
Contre .I. des nos sunt il bien demi cent.
[soit “Dames, jeunes filles et enfants pleurent, car chacune regrette son père ou son parent, dont la plupart ne reviendront pas. […] Personne ne danse, tout le monde garde le silence, et cette tristesse est légitime, car l’armée trouvera tant d’infidèles que contre un seul des nôtres ils sont bien cinquante.ˮ]
(Aspremont, v. 1120-1128 laisse 69).

Souvent, aux exhortations à embrasser la croix, il fallait ajouter des menaces : ceux qui refusaient étaient contraints de payer une indemnité « égale à ce qu’aurait coûté le voyage partiel ou intégral54 », et dans Aspremont, Charlemagne lui-même met bien en garde ceux qui oseraient refuser de partir :

« Qui n’i venra n’a cure de sa vie,
Et sa ligniee an iert malbaillie,
Deseritee, chaitive iert an sa vie :
En non de moi iert sa terre saisie. »
[soit “Celui qui refusera de venir le fera au péril de sa vie, et sa lignée sera maltraitée, déshéritée et malheureuse à jamais : sa terre sera saisie en mon nom.ˮ]
(Aspremont, v. 790-793 laisse 45).

Afin de rendre la croisade plus attrayante, outre la promesse spirituelle, la promesse pécuniaire a été envisagée : « chacuns avra son gaige ainz que il s’en tort », précise ainsi Charlemagne dans Aspremont (v. 756 laisse 43, et passim). En effet le croisé et sa famille pouvaient compter sur une série d’immunités et d’avantages jusqu’au retour du chef de famille. « Bien qu’il représente Dieu, le roi doit sa majesté à la nature des relations qui l’unissent à sa collectivité », explique Dominique Boutet55 ; et dans sa largesse, en conférant armes et cadeaux selon l’appartenance sociale des bénéficiaires, le roi démontre sa valeur et assure son pouvoir par le service de ses vassaux56 :

« Viegne a ma cort qant ele iert asenblee,
Chascuns donrai et cheval et espee,
Or et argent tant com chascun agree ;
Ja mais richesce ne leur sera vee,
La lor aïde voil que me soit donee. »
[soit “qu’on vienne à ma cour lorsqu’elle sera réunie : je distribuerai à chacun cheval et épée, or et argent selon son gré : aucun bien ne lui sera refusé, à condition que son aide me soit acquise.ˮ]
(Aspremont, v. 159-163 laisse 10).

Et l’appel aux armes contre compensation fonctionne bien, semble-t-il, puisque très vite “Sept cents hommes l’affirment et le proclament : ils sont prêts à le servirˮ (v. 166-167 laisse 11).

La beauté

La chanson – qui ressemble en cela aux romans arthuriens – s’ouvre sur une assemblée le jour de la Pentecôte : tout le monde est assis, finement vêtu, devant une riche table et notre auteur s’attarde à souligner la beauté des objets.

Le goût du beau, dans la Chanson d’Aspremont, se manifeste dans la description du palais de Charles, dans celle des banquets, dans le goût de la couleur, dans la splendeur de l’or qui se mêle à l’argent, au vert des pierres, au blanc « plus que neige » des chevaux, au jaune, au pourpre. C’est dans les manteaux d’hermine, dans les décorations des armes, les « beles armes » (v. 2491) qui deviennent « signe de prise de pouvoir effectif57 », signe distinctif d’une classe sociale qui se fait de plus en plus visible.

La relation entre le héros et ses armes se trouve déjà dans l’Iliade, où l’on observe le premier spécimen d’un armement forgé à l’usage exclusif du héros guerrier : belles, même magnifiques sont les armes qu’Achille donne à Patrocle, et merveilleuses sont celles que demande sa mère Thétis à Héphaïstos. Déjà chez Homère, les armes et les armures ne sont plus de simples instruments d’attaque et de défense : avec le temps, elles acquièrent une valeur ajoutée pour leur forme et leur fonction sociale qui s’enrichit de « connotations symboliques et représentatives et est donc corrélée à l’économie de l’échange rituel par les pratiques du don58 ».

Si dans l’Iliade ce sont les dieux qui forgent et donnent des armes à Achille, dans la chanson de geste le roi est le seul qui peut investir le chevalier et le doter d’armes. Être un chevalier signifiait alors appartenir à un ordo pugnatorum reconnu et protégé par l’Église, dans lequel même les vêtements, et avec eux les armes, l’armure et la tenue, prennent un caractère symbolique et deviennent partie intégrante du code chevaleresque qui prévoit l’utilisation d’oriflammes, de boucliers, de casques, de tissus brillants, d’or et de pierres précieuses qui ornent et rendent « beau » le chevalier59.

« Le Moyen Âge manifeste un goût vif pour les aspects sensibles de la réalité », affirme Umberto Eco. « La beauté de la couleur est uniformément ressentie comme une simple beauté, immédiatement perceptible, de nature indivisible, et non comme une relation ou un rapport comme c’était le cas pour la beauté proportionnelle60 ». Une beauté qui sert à mettre en lumière la richesse et la magnificence d’une cour imposante, celle de Charles, mais aussi celle de l’adversaire, signe de la conscience que l’on a d’avoir affaire à un ennemi aussi puissant et riche, et donc redoutable. Après tout, si l’ennemi n’était pas vaillant et terrible, la gloire du chevalier chrétien serait perdue, celle-ci ne peut exister que face à un ennemi de rang égal.

Dans Aspremont, en plein milieu du banquet, lorsque le vin a été dégusté dans des coupes en argent, voici le rebondissement : devant la foule des nobles vêtus de fourrure d’hermine, un chevalier se présente :

Blont ot le poil, menuement trecié ;
Sor ses espaules l’ot par derriers couchié,
Si q’an ses hanches sont les flotes rengié.
Gros ot les iaulz, le vis apert et lié,
Par les costez ot le cors bien dougié,
Droite ot la jambe et bien taillié le pié,
Bien li avint l’esperon c’ot chaucié.
[…]
D’une robe iert bien vestuz […],
Et remest sangles ou bliaut camoisié
Qu’il ot ou dos d’ambedeus pars trenchié.
Desceint le branc au pont d’or antaillié
Et tint son gant an son poing amploié ;
[…]
Pas avant autre a le roi approchié,
An haut parole, que chascun l’antendié[.]
[soit “Ses cheveux sont blonds, tressés finement : ils sont rejetés derrière sa tête sur ses épaules, et les touffes en descendent jusque sur ses hanches. Il a de grands yeux, un visage ouvert et joyeux ; ses flancs sont étroits, sa jambe droite et son pied bien fait ; il a belle allure avec les éperons qu’il a chaussés. […] il est élégamment vêtu d’une tunique […] et ne porte au-dessus que son bliaut ajouré, entaillé des deux côtés sur le dos. Il détache son épée au pommeau d’or ciselé et tient dans sa main son gant plié. […] il s’approche du roi et parle d’une voix forte, de manière à être entendu de tous[.]ˮ
(Aspremont, v. 202-214 laisse 13).

Il s’agit de Balant, le messager du roi Agoulant, qui est venu annoncer l’arrivée de l’armée musulmane en Calabre. Balant est beau, beau et élégant. Sa description physique répond aux critères esthétiques du Moyen Âge, qui voyait la beauté comme une harmonie de formes et de proportions, une expression de l’équilibre entre le corps et l’âme61.

Il brandit une épée avec un pommeau d’or finement ciselé dont la beauté est un signe de prestige et de force. C’est un ennemi, et pourtant il impose le respect et non la peur : précisément parce qu’il est beau.

L’ennemi

Dans un article intitulé « Construire l’ennemi », Umberto Eco soutient que la figure de l’ennemi est fondamentale pour définir notre identité et qu’elle est même nécessaire « pour nous fournir un obstacle pour mesurer notre système de valeurs et montrer, dans son affrontement, notre valeur face à lui62 ». Les ennemis sont généralement différents de nous par le costume, la physionomie : nécessairement laids, car seul le bien est aussi beau et possède cette integritas qui, avant de signifier “droiture, honnêtetéˮ, indiquait la chose ou la personne sans déficience, intacte, complète. Laids, et donc ennemis parce qu’inhumains et mauvais, ils ont fini par être des géants, des cyclopes, des bossus63. Aucun processus de civilisation, affirme Eco, n’a réussi à éliminer la figure de l’ennemi parce que l’« autre », celui qui est différent de nous, nous permet de nous définir et de nous percevoir comme appartenant à un groupe, à une terre, à une nation64.

Si dans la Grèce classique, l’ennemi est essentiellement le barbare non civilisé (dans les poèmes homériques et dans la tragédie grecque, les ennemis sont ceux qui occupent un espace « différent », chaotique et désorganisé par rapport à celui de la Grèce, bien structuré65), pour les Romains en revanche, l’hostis est « celui à qui le peuple romain a publiquement déclaré la guerre66 » et à qui l’on reconnaît une sorte de dignité. Les autres sont des maraudeurs ou des pirates ou des criminels67, comme ceux qui pénètrent sur le territoire romain parce qu’ils veulent le conquérir ou le piller.

Dans notre chanson, Balant venu en ambassade affirme que son roi veut occuper l’Europe, écraser les Chrétiens et mettre son fils à leur tête (v. 321-322 laisse 17, vers cités supra).

Dans l’Europe chrétienne et féodale – qui cherche à imposer ou à maintenir son propre système politico-religieux –, la différence entre les deux camps, chrétien et païen, « semble être confiée non pas tant à des caractéristiques physiques qu’à des caractéristiques ethniques, d’origine géographique, indiquées dans les titres accompagnant le nom, à des caractéristiques religieuses, qui apparaissent là où les personnages païens et chrétiens récitent leurs prières et prêtent serment, et à une caractérisation éthique de base qui attribue une supériorité morale aux personnages appartenant au camp chrétien […]68 ».

« Le mal n’est pas dans le dissemblable, mais dans le semblable pervers, déviant. En hérésie, précisément ; et ce n’est pas un hasard si l’Islam est également considéré (pensons à Dante, L’Enfer XXVIII) comme une hérésie chrétienne69 ». En effet, au Moyen Âge, Mahomet était considéré comme « un chrétien déviant qui avait été cardinal et avait aspiré à la papauté70 ». C’est précisément contre cet ennemi interne que l’Église mène ses croisades, qui sont donc « justes ».

En arrière-plan, alors, l’ennemi reste barbare, non civilisé, et dans le contexte d’un sentiment chrétien trouve place l’idée d’ennemi absolu – » la pute gent salvage » (Aspremont, v. 795 laisse 46) –, qui doit être combattu sans relâche.

Balant : le bel ennemi

Dans Aspremont, Balant est l’exception71 qui, en plus d’être beau, est sage et vaillant (Salatiel puis Eaumont font valoir « son (grant) san, […] (sa) chevalerie », v. 641 laisse 35 et v. 711 laisse 39). Éduqué selon le code de la chevalerie, il était dès le début destiné à se convertir au christianisme72, à renier ainsi les dieux païens, Apollin, Mahomet, Tervagant et Jupiter (nommés aux v. 2657-2658 laisse 160) : « il est le seul Musulman à se convertir, il est le seul à accomplir jusqu’au bout cette “quête” de la vérité73 ».

La combinaison de la beauté physique et de la vertu le place déjà du côté des justes, dans cet « espace occidental » qu’est l’empire chrétien dirigé par Charles74, le défenseur officiel de la foi investi du rôle d’« avocat du Saint-Sépulcre » – un titre que Godefroy de Bouillon méritera au lendemain de la conquête de Jérusalem.

Lorsque, après avoir été accueilli par le chevalier et conseiller Naimes, il part à l’aube du lendemain, Balant est un homme renouvelé. Cependant, la relation de fides qui le lie à son roi le conduira à combattre dans les rangs sarrasins jusqu’à la fin. Aux accusations de trahison portées par ses compagnons, il répond directement à son roi, lui rappelant le lien qui les unit et sa loyauté :

« Norri m’avez des molt petit anfant
Et au costé me ceinsistes le branc :
Roi m’avez fait et coronne portant.
Puis que j’ai armes, une rien vos demant,
S’or avez home qui vos viaut servir tant. »
[soit “Vous m’avez élevé depuis ma prime jeunesse, vous m’avez ceint la lame au côté et vous avez fait de moi un roi portant couronne. Je vous le demande : depuis que je porte les armes, avez-vous un vassal qui s’attache autant que moi à vous servir75 ?ˮ]
(Aspremont, v. 611-616 laisse 34).

Le baptême du beau Balant, en effet, n’aura lieu qu’après la mort d’Agoulant.

La mesure

Balant rapporte à Charlemagne qu’il est impossible de lutter contre son seigneur : celui-ci a cent mille guerriers à sa suite. Quand il l’apprend, le roi est en proie à la fureur et voudrait tuer l’ambassadeur africain : Naimes de Bavière le retient, Naimes que notre conteur présente depuis la première laisse comme un modèle de chevalier médiéval :

Il n’aloit mie les barons ampirant,
Ne ne donna conseil petit ne grant
Par coi proudome deserité fussant,
Les veves fames ne li petit anfant.

Il ne servoit mie de losengier,
Ne des frans homes a la cort ampirier ;
Les frans lignages fist au roi essaucier,
Et dou service son seignor aprochier.
[soit “Il ne cherchait pas le mal des barons, et ne donna jamais de conseil modeste ou important qui pût faire tort aux gens de bien, aux veuves et aux petits enfants. […] Il n’aimait pas la flatterie, ne desservait pas à la cour les gens de valeur, et il poussait le roi à faire du bien aux lignages nobles en leur permettant d’accéder à son service76.ˮ]
(Aspremont, v. 5-8 et 22-25 laisses 1 et 2).

C’est grâce à lui que Charles « .XV. roiaumes ot bien a justissier » (v. 38 laisse 2), et c’est toujours Naimes qui invite le roi à aimer les orphelins, à veiller sur leur éducation parce qu’ils seront utiles en cas d’attaque de l’ennemi païen (« Il se lairoient por vos tuit detrenchier », affirme-t-il v. 65 laisse 2a). Il a accueilli Balant en lui offrant “un manteau gris, couvert d’une étoffe de soie d’outre-merˮ (v. 385-386 laisse 21). Les deux hommes sont de rang égal, tous deux servent deux rois puissants, symboles de deux civilisations : ils se scrutent, se parlent, et en véritable chevalier éduqué aux règles de la courtoisie, Naimes offre à Balant l’hospitalité pour la nuit.

Naimes est également l’organisateur de l’expédition auprès d’Agoulant, ainsi que le messager de confiance de l’empereur. Lorsque Charles cherche un chevalier à qui il pourrait confier un message pour Eaumont, il demande : « Donc n’avons nos .I. povre chevalier / qui de son cors feïst tant a prissier, / qui auques vaille se il an a mestier ? » (v. 1464-1466 laisse 93) ; « li bons vassax Richier » (v. 1467 laisse 93) s’offre alors77. “Naimes de Bavière l’a adoubé après l’avoir formé depuis qu’il est écuyerˮ (v. 1470-1471 laisse 93). Au pauvre Richier, Charles, au nom de sa largesse qui va au-delà des relations vassaliques78, promet une riche récompense, de sorte que « toz [son] lignage i avra recovrier » (v. 1481 laisse 93).

Mais Naimes s’oppose à l’intervention de Richier : « [il] est jeunes, si ne set o ne non ; / tost i movra ou folie ou tençon, / il i convient et mesure et raison » (v. 1492-1494 laisse 95). Richier est un « fou », c’est-à-dire un être privé de la mesure qui distingue les sages, capables de tenir à distance leur orgueil, d’être respectueux des lois et coutumes et donc aptes à accomplir une mission délicate. Par conséquent Richier est destiné à faillir.

Naimes est en revanche le « chevalier pensant79 » : si sagesse et prouesse chevaleresque étaient plus tôt présentées comme des attributs de Balant (« san [et] chevalerie »), Naimes ajoute la mesure à ces qualités. Il incarne l’idéal courtois du chevalier : on admire chez lui la capacité à réfléchir et la prudence qui peuvent avoir été acquises par l’éducation, la connaissance et l’expérience. Ce n’est pas un hasard si sapientia et fortitudo étaient les deux qualités qu’Isidore de Séville associait à l’héroïsme80 : le héros doit avoir la compétence, l’habileté et une prudence équilibrée pour distinguer le bien du mal, pour évaluer les situations et pour décider. C’est précisément cette prudence équilibrée qui pousse Naimes à protéger Balant, d’abord de l’agression de Charles, puis du chevalier Ogier, « qui dans son arrogance voudrait se battre en duel avec Balant, violant ainsi les règles éthico-juridiques qui sous-tendent le rôle d’ambassadeur81 ».

Richier, lui, échoue parce qu’« il ot cueur de felon », un cœur “impétueuxˮ, comprend François Suard (v. 1503 laisse 95). Alors “l’eau rapide l’emporte à toute vitesse, lui et son chevalˮ (v. 1504-1505), puis l’assaille “un griffon, un monstre de dix pieds de large et de quatorze pieds de long : on n’a jamais vu un tel démon. Il agrippe le destrier et le soulève à une hauteur de quinze pieds : mais le cheval est lourd, les muscles se rompent, et le maudit emporte la tête du destrier dans les hauteurs jusqu’à son nid, où il la donne à ses petitsˮ (v. 1511-1518 laisse 95).

Naimes, en revanche, se distingue « par une grande noblesse spirituelle et une grande maîtrise de soi face à l’instinct : c’est là sa grandeur de caractère. La domination de soi est une vertu spécifique du héros82 ». En effet, ce sera lui qui escaladera la montagne de l’Aspromonte83, lieu limite, topos de nature diabolique, « forme imaginaire de l’espace à conquérir : un au-delà que l’on peut gagner sans se perdre84 ».

Franchir la montagne

Dans l’imaginaire collectif médiéval, l’Italie était considérée comme une sorte de frontière entre le monde occidental, chrétien, et le monde oriental, païen. Dans les chansons, la distance avec l’espace dans lequel le narrateur est idéalement placé fait de l’Italie, d’une part un lieu de refuge, d’autre part une terre de frontière. On comprend que l’Aspromonte, situé à l’extrême sud de la péninsule, une terre qui regarde vers l’est, devienne (comme cela s’était produit pour l’Espagne à l’ouest) le lieu naturel du conflit85, une terre lointaine perçue comme sauvage, peuplée de monstres et de bêtes féroces.

Le premier animal à attaquer Naimes est le griffon : c’est le monstre qui a tué le cheval de Richier et qui maintenant s’empare de Morel, le vaillant cheval de Naimes, le soulève et le lâche brutalement. S’il n’avait pas eu son épée au pommeau d’or, Naimes n’aurait pas pu frapper la bête “avec une telle vigueur qu’il lui coupe les deux pieds à la foisˮ (v. 1602-1603 laisse 101). Le monstre est si gros qu’en une de ses serres tiendrait un gallon de vin (v. 1605 laisse 101) : en même temps qu’elle renseigne sur la taille de la créature fabuleuse, l’hyperbole rappelle ce qui, plus encore que dans l’histoire ou dans diverses chansons de geste86, sépare ici Chrétiens et Musulmans – les premiers seuls réussissant à apaiser leur faim et leur soif.

La présence du griffon dans l’imaginaire antique puis médiéval est attestée par des sources écrites et iconographiques : malgré les variations, ses caractéristiques physiques restent substantiellement similaires dans l’iconographie du monde occidental et du Moyen-Orient. C’est une créature hybride, moitié lion et moitié aigle, une synthèse d’ingéniosité, de ruse et de force surnaturelle. Dans sa Naturalis Historia (VII, 10), Pline, qui s’inspire des Histoires d’Hérodote (livre III) et de l’Histoire des animaux d’Aristote, décrit le griffon comme le gardien de l’or des Hyperboréens dans le Grand Nord :

sed iuxta eos, qui sunt ad septentrionem versi, haut procul ab ipso aquilonis exortu specuque eius dicto, quem locum Ges clithron appellant, produntur Arimaspi, quos diximus, uno oculo in fronte media insignes, quibus adsidue bellum esse circa metalla cum grypis, ferarum volucri genere, quale vulgo traditur, eruente ex cuniculis aurum, mira cupiditate et feris custodientibus et Arimaspis rapientibus, multi, sed maxime inlustres Herodotus et Aristeas Proconnesius scribunt87.

Soit “on dit qu’à côté de ceux qui vivent dans le Nord, non loin de l’endroit où se trouve Aquilon, de ce que l’on dit être sa grotte, appelée le verrou du monde, il y a les Arimaspes, dont j’ai déjà parlé. Ce sont des gens qui n’ont qu’un œil sur le front. Ceux-ci – comme beaucoup l’écrivent, mais surtout Hérodote et Aristeas Proconnesius, des écrivains célèbres – font la guerre pour la possession des mines contre les griffons, une sorte de bêtes sauvages ailées, comme les gens le racontent, bêtes qui extraient l’or des tunnels. Et tandis qu’avec une cupidité incroyable les griffons le gardent, les Arimaspes essaient de l’enlever.ˮ

Dans La nature des animaux, Élien, qui a été pendant des siècles une source importante pour les bestiaires médiévaux, le dépeint comme un lion muni de griffes, aux ailes blanches, aux plumes noires sur le dos et rouges sur le devant ; le bec comme celui des aigles et la tête comme celle qui est représentée par les peintres et les sculpteurs. Selon Élien, pour les habitants de la Bactriane, les griffons gardent les gisements d’or de la région, l’extraient et l’utilisent pour construire leur nid, et les fragments qui en tombent sont emportés par les Indiens88.

Ces informations fantaisistes se retrouveront dans les bestiaires médiévaux et de là – même si les histoires diffèrent –, dans la littérature chrétienne : le griffon devient ainsi l’allégorie de la double nature du Christ. Isidore l’atteste au VIe siècle : Christ est « Leo pro regno et fortitudine ; [...] Aquila, propter quod post resurrectionem ad astra remeavit » (Etymologiae, VII, 2, 43-4489). Malgré sa christianisation, le griffon a conservé au Moyen Âge sa fonction de gardien des richesses mais aussi des « routes du salut90 » et de « tous les accès à l’immortalité91 ».

L’épreuve de Naimes, celle qui le porte à découvrir « ce qui est au-delà sans cesser d’appartenir à l’espace qu’il a quitté, où est conservée la place que lui ménage son absence92 », est donc initiatique. C’est vers l’espace « nôtre », l’espace chrétien, l’espace du roi Charles, que revient Naimes, parce qu’il ne pèche pas d’hỳbris : il vainc l’immense désir de richesse qui caractérise Agoulant93, lequel, contrairement à Charles, n’a accumulé des biens que pour lui-même. On l’a vu, malgré l’étalage des armes et des vêtements, malgré une razzia, son armée souffre de la faim, tandis que les Chrétiens ont de la nourriture et du vin en quantité.

Naimes fait montre de virtus et fides : la mesure le rend conscient de ses limites ; par conséquent, même si la cause immédiate de l’événement lui échappe – ce qui pourrait appartenir à un plan qui lui est supérieur –, il peut saisir, même dans l’imprévisible, la trace d’un plan qui, dans l’histoire et dans l’univers, lie tout à l’ordre voulu par Dieu. C’est à cet ordre suprême que tente de s’opposer vainement Agoulant, destiné à la défaite, en proie à une folie destructrice.

L’aventure de Naimes n’est pas encore terminée : il a vaincu le griffon, mais c’est maintenant la nature elle-même qui semble le défier. Pendant que les oiseaux dorment (v. 1618), le silence et la paix de la nuit sont rompus par la neige et le vent. Naimes a froid, son cheval, Morel, est à bout de forces : “Jamais un homme noble ne survécut à une telle épreuve, et jamais de sa vie ne l’oublieraˮ (v. 1647-1648 laisse 104).

Au lever du jour, un ours apparaît : Naimes l’attaque, une oreille d’ours se détache puis “Toute la montagne en retentit : les léopards se lèvent, ainsi que toutes les bêtes qu’il peut y avoir ; c’est une foule qui arrive, et chaque animal est gonflé de rage, attaquant Morel de tous côtésˮ (v. 1659-1663 laisse 104). Ce sont tous des animaux féroces et dévoreurs (v. 1588-1591 cités supra), tous des expressions de ce réseau complexe de relations physiologiques et allégoriques que l’homme médiéval a tissées avec la nature. L’ours, qui dans la Bible est un symbole de force et de férocité, est souvent associé au diable comme l’expression de nombreux vices : l’avidité, la paresse, la colère et la luxure94. C’est aussi le symbole de l’animal du Nord froid : dans le Liber Divinorum Operum Hildegarde de Bingen représente le vent du Nord avec une tête d’ours95.

Ainsi donc, Naimes a devant lui une nature qui se révèle dans toute sa grandeur et sa férocité : contre elle, il doit s’imposer comme un animal rationnel. Au XIIe siècle, dans son De Planctu Naturae Alain de Lille écrit : « Omnis mundi creatura / quasi liber et pictura / nobis est in speculum ». Chaque créature est un livre dans lequel on peut lire un sens profond, mais elle nous renvoie aussi notre propre image, reflétée comme dans un miroir. C’est là une vision du monde qui trouve ses racines dans le Physiologos puis dans les bestiaires médiévaux : lions, ours, veaux, griffons, aigles, serpents, dragons, licornes, animaux réels et imaginaires, souvent représentés en lutte les uns contre les autres, ou liés à des images démoniaques et monstrueuses, représentent allégoriquement sur les architraves des églises, sur les tympans et les chapiteaux, la lutte séculaire entre le bien et le mal, entre les chrétiens et les forces sataniques, selon la vision eschatologique du Moyen Âge. De véritables bestiaires visuels (pensons aux mosaïques d’Otranto, Bobbio, Plaisance, Ganagobie en Haute-Provence, mais aussi à la cathédrale de Bitonto dans les Pouilles, aux églises de Bari, Monte Sant’Angelo, Trani, Otrante, Tarente96), qui ont pu influencer notre conteur dans la représentation des monstres d’Aspremont.

Naimes, à la fin, tuera trois bêtes et en mettra une quatrième en fuite, puis, au coucher du soleil, il montera à cheval et descendra de la montagne. À ce moment du récit il a passé l’épreuve, sous ses yeux s’étend désormais la mer de Calabre. Au loin, les premières voiles ennemies se devinent.

Conclusion

L’aventure individuelle de Naimes préfigure celle de toute l’armée croisée. Peut-être celle-ci est-elle appelée, plus qu’à reprendre possession d’un territoire physique (certes de haute valeur symbolique comme le Saint-Sépulcre), à achever le « processus de transformation et de transfiguration au sens éthique et chrétien de la milice97 », le seul qui puisse garantir le salut de l’individu et de la société occidentale.

Aux événements de la guerre, à ses résultats, à ce stade, Dieu pourvoit en effet : « Arrivez est Agoulant et Hyaumont, / amenee a sa gent, cui Dex mal dont » (v. 1670-1771). Il est donc vrai que la Chanson d’Aspremont est un instrument de propagande pour la troisième croisade. Elle est cependant en même temps la synthèse d’une culture qui cherche dans les choses, dans les personnes, dans les événements, le sens du droit et de la mesure qui rend « beau » lorsque l’on s’en inspire, et qui en agissant individuellement et collectivement se propose comme un idéal d’être. C’est pourquoi, si ex justa causa la guerre est un devoir, l’ennemi peut être apprécié ; c’est pourquoi la loyauté et le respect de l’égal constituent le fondement statutaire du chevalier. C’est sur ces charnières que repose tout le système didactique qui innerve la chanson, pour laquelle le succès de l’entreprise ne tient pas au nombre, à la force ou à la richesse, mais plutôt à la capacité de franchir la montagne, comme l’ont fait, à leur manière et sur des versants opposés, Naimes et Balant, comme devra le faire, dans le sillage de Charles, l’armée croisée qui attend toujours au pied de l’Aspromonte.

Notes de bas de page numériques

1  Aspremont. Chanson de geste du XIIe siècle, éd. trad. François Suard, Paris, Champion, 2008 (Champion Classiques. Moyen Âge) [désormais Aspremont], v. 1 laisse 1.

2  Aspremont relate une campagne (fictive) de Charlemagne contre un émir africain venu envahir la Calabre dans l’intention de subjuguer la chrétienté. Si dans ce récit Charles et Girard de Vienne sont déjà d’un âge vénérable, Naimes est entre deux âges (et non âgé comme dans le Roland par exemple), et Roland, tout jeune, n’est pas encore adoubé. C’est précisément sur le fils de l’émir africain qu’il conquiert ici son olifant, son épée Durendal et son cheval Veillantin.

3  Roelof van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, Groningen, Wolters, 1937.

4  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 67.

5  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 39-69 (spéc. p. 66).

6  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 93-143 (en narrant sa préhistoire, Aspremont récrit le Roland d’une façon qui revalorise moralement les héros), et p. 156-169 et 70-87 (l’auteur d’Aspremont connaît bien le récit du Pseudo-Turpin et des récits relatifs à Girard de Vienne).

7  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 151-156.

8  Dominique Boutet, « La montagne dans la chanson de geste : topique, rhétorique et fonction épique », dans Claude Thomasset et Danièle James-Raoul (éd.), La Montagne dans le texte médiéval. Entre mythe et réalité, Paris, PUPS, 2000, p. 227-241.

9  Carlo Carosi, « Filippo Augusto e la terza crociata e il vino della vedova Mirabilia », Rivista del notariato, LXVIII/2, 2014, p. 395-398 (spéc. p. 395).

10  C. Carosi, « Filippo Augusto e la terza crociata e il vino della vedova Mirabilia », art. cit., p. 396 ; nous traduisons.

11  Robert Sabatino Lopez, Storia delle colonie genovesi nel Mediterraneo, Gênes, Marietti, 1996 [1re éd. Bologne, 1938], p. 17 ; nous traduisons.

12  Le roi Tancrède, comte de Lecce qui avait succédé au défunt Guillaume II, lequel avait épousé Jeanne, sœur du roi anglais Richard, gouvernait la Sicile. Les dissensions entre Tancrède et Richard concernant la dot de Jeanne furent immédiates. Tancrède fit de Jeanne sa prisonnière, l’enferma dans la tour de Bagnara et refusa la dot à Richard : il prit la ville de Messine le 4 octobre 1190, s’installa dans le château de Matagrifone et de là lança ses raids. Bagnara est présente dans la Chanson d’Aspremont à travers la description d’autres lieux. Selon Roelof van Waard, les soldats d’Eaumont se seraient réfugiés dans la ville de Bagnara, et la bataille pour la tour s’y serait déroulée : le lieu devait donc être connu du public de la Chanson d’Aspremont (R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 20-23).

13  Sur les réticences de seigneurs que l’on exhortait voire contraignait à se croiser, voir entre autres Pierre Jonin, « Le climat de croisade des chansons de geste », Cahiers de civilisation médiévale, VII/27, juillet-septembre 1984, p. 279-298.

14  Joan Williamson a ainsi perçu dans la présence du griffon sur l’Aspromonte séparant les deux camps, une suggestion de la rapacité des Sarrasins, le monstre (gardien d’un trésor qu’il recouvre de son corps dans divers systèmes mythologiques) pouvant symboliser la difficulté à bien user des richesses possédées (Joan B. Williamson, « The Figure of the Griffin in the Chanson d’Aspremont », dans Hans van Dijk and Willem Noomen (éd.), Aspects de l’épopée romane. Mentalités, Idéologies, Intertextualités, Groningen, Egbert Forsten, 1995, p. 83-89).

15  Aspremont, v. 120-127 laisse 5 : cette réplique de Turpin ne se contente pas de rappeler la complémentarité entre clergie et chevalerie, elle souligne la dette de la première à l’égard de la seconde, et tend donc à inverser le rapport hiérarchique généralement admis dans le système des trois ordres.

16  Selon les suggestions de Stéphanie Le Briz, nous révisons ici (et plusieurs fois, toujours en le signalant) la traduction de François Suard : en ancien français (et en moyen français encore) la valeur la plus commune de l’adverbe assez est le haut degré ; quant à la locution pronominale li auqant, elle signifie “beaucoup, la plupartˮ ; enfin, le besant n’ayant plus cours, nous rendons par un équivalent moderne l’expression hyperbolique du texte médiéval.

17  Comme la Chanson de Roland (qu’elle récrit en même temps qu’elle lui donne une préhistoire), la Chanson d’Aspremont relate successivement des ambassades sarrasine et chrétienne. Si Charlemagne a retenu les riches seigneurs qui proposaient de gravir l’Aspromonte pour mesurer la force de l’ennemi et décliner son offre humiliante, l’incapacité du modeste Richier à accomplir cette mission périlleuse a forcé l’empereur à accepter que le puissant Naimes se porte volontaire. À tous égards Charlemagne se montre donc attentif au bon usage des richesses (ici des ressources humaines dont il dispose, oserait-on dire).

18  Nous révisons légèrement la traduction de François Suard, et en amont la ponctuation de son édition.

19  Aspremont, v. 2357-2402 laisses 143-144 (puis confirmation v. 2457 laisse 148).

20  Voir par exemple Aspremont, v. 6391-6393 laisse 324, v. 6989-6990 laisse 359, v. 7487-7489 laisse 388, v. 7662-7663 laisse 394, v. 8353-8354 laisse 418, v. 9257-9258 laisse 454. Ce motif est d’autant plus étonnant que dans la première moitié de la chanson, l’auteur a évité d’animaliser les Sarrasins comme l’avait fait l’auteur du Roland à qui il doit beaucoup.

21  Peu convaincu par les thèses d’un substrat historique d’Aspremont (L. Gautier : souvenirs de l’expédition de Charles en Italie en 773 pour délivrer le pape menacé par les Lombards, avec un remplacement de ceux-ci par des Sarrasins ; F. Gabotto suivi par S. Szogs : souvenirs d’une invasion aghlabite de la Sicile dans les années 901-902, fils et père s’étant succédé dans cette entreprise traumatisante pour les Chrétiens), Roelof van Waard souscrit en revanche à l’idée selon laquelle on chanta Aspremont dans les armées des rois Richard et Philippe (R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 21-22) ; voir infra notre note 31 et le texte afférent.

22  Roelof van Waard situe l’origine de la chanson chez les savants de la cour de Saxe au Xe siècle. Ceux-ci auraient relu et retravaillé le texte d’Éginhard (Vita Karoli, 15), dans lequel le biographe écrit qu’il a accompagné Charles « usque ad Calabriam inferiorem ». La légende se serait répandue parmi les chanteurs normands venus dans le sud de l’Italie et aurait inspiré l’auteur d’Aspremont qui, à partir d’autres textes (la Chanson de Guillaume d’Orange, le Roman de Thèbes, la Chronique de Turpin, la Lettre du Prêtre Jean, etc.), aurait composé une chanson pour créer « un Roland nouveau » (R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 54 et 59).

23  Godefroy de Viterbe, aumônier et secrétaire de Conrad III, Frédéric Ier et Henri VI roi d’Allemagne, raconte dans son Panthéon écrit en 1186, qu’à la suite de la venue en Sicile de Charlemagne rentrant de son pèlerinage à Jérusalem, les deux promontoires du Cap de Roland et du Cap Oliveri (aujourd’hui Cap Tindari) ont pris les noms des deux célèbres paladins (Giuseppe Arlotta, « Vie Francigene, Hospitalia e toponimi carolingi nella Sicilia medievale », dans Massimo Oldoni (éd.), Tra Roma e Gerusalemme nel Medioevo Paesaggi umani ed ambientali del pellegrinaggio meridionale [Atti del Congresso Internazionale di Studi (26-29 ottobre 2000)], Salerne, Laveglia, 2005, p. 825). Benoît de l’abbaye Saint-André du Mont-Soracte avait mentionné un voyage de l’empereur en Orient, après un passage par Naples et la Calabre (R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 47-50).

24  Michel Louis, « Van Waard (R.), Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont » [CR], Revue belge de philologie et d’histoire, 20/1-2, 1941, p. 145-152 (spéc. p. 146) ; Joseph Bédier, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, t. IV, Paris, Champion, 1929 [3e éd. ; 1re éd. 1913], p. 122 sqq ; Paul Aebischer (éd.), Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, Genève / Paris, Droz / Minard, 1965 ; Guido Favati (éd.), Il « Voyage de Charlemagne », Bologne, Palmaverde, 1965 ; Massimo Bonafin, (éd.), Il viaggio di Carlomagno in Oriente, Parme, Pratiche, 1987.

25  Ferdinando Gabotto, « Notes sur quelques sources italiennes de l’épopée française au Moyen Âge », Revue des langues romanes, X/6, 1897, p. 243-244 (voir supra notre note 21).

26  André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, Genève, Droz, 1975, t. III, p. 2.

27  François Suard, « La conception du pouvoir dans Aspremont », dans Danielle Buschinger (éd.), Pouvoir, liens de parenté et structures épiques, Amiens, Presses du Centre d’Études médiévales Université de Picardie, 2003, p. 182-193 (spéc. p. 193). Pour William Calin (« Problèmes littéraires soulevés par les chansons de geste : l’exemple d’Aspremont », dans Au carrefour des routes d’Europe. La chanson de geste, Aix en Provence, Publications du CUER MA, 1987, t. I, p. 333-350 (spéc. p. 346)), « il ne s’agit ni d’une épopée d’action, ni d’un poème d’analyse politique et psychologique, mais plutôt d’une chanson de célébration. Célébration de la victoire sacrée et sacralisée du Bien contre le Mal, mélodrame de la défense du Christianisme menacé par un autre univers : celui de l’Islam. Célébration de la pompe et du faste, d’un esprit hiérarchique et hiératique de l’héroïsme ».

28  Wolfang van Emden, « La Chanson d’Aspremont and the third Crusade », Reading Medieval Studies, XIII, 1992, p. 57-80 (spéc. p. 58) ; R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 19-23.

29  La chanson a été considérée comme une expression de la gloire des Plantagenêt : voir André de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, op. cit., t. III, p. 2 et t. IV, p. 13-18 ; Id., « Observations littéraires et sociologiques relatives à la Chanson d’Aspremont », Travaux de Linguistique et de Littérature, XVI/1, 1978, p. 363-379 (spéc. p. 371) ; Paul Bancourt, « De l’image épique à la représentation historique du Musulman dans l’Estoire de la guerre sainte d’Ambroise (l’Estoire et la Chanson d’Aspremont) », dans Au carrefour des routes d’Europe. La chanson de geste, op. cit., t. I, p. 223-238 (spéc. p. 234-235). En revanche, selon Dominique Boutet (Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, p. 478), « il semble difficile de la voir comme une œuvre favorable aux Plantagenêt ». L’hypothèse d’une propagande pro-Plantagenêt est également réfutée par W. van Emden, « La Chanson d’Aspremont and the third Crusade », art. cit., p. 64.

30  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 216-260 ; A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, op. cit., t. III, p. 2.

31  Gaston Paris (éd.), Estoire de la guerre sainte, Paris, Imprimerie nationale, 1897, v. 516, 4188 et 8491-8493.

32  Marc Bloch, La Société féodale, Paris, Albin Michel, 1939, p. 112.

33  Ferdinando Raffaele, « Raffigurazione dell’Italia e dei suoi abitanti nelle chansons de geste (secc. XII-XIII) », Le forme e la storia [Rivista del Dipartimento di Filologia Moderna, Università degli Studi di Catania], III, 2010, p. 33 ; nous traduisons.

34  P. Jonin, « Le climat de croisade des chansons de geste », art. cit., p. 279.

35  R. van Waard, Études sur l’origine et la formation de la Chanson d’Aspremont, op. cit., p. 249 ; Esther Dehoux, « Roland dans la Chanson d’Aspremont. Du texte aux images », dans Rosanna Castano, Fortunata Latella, Tania Sorrenti (éd.), Comunicazione e propaganda nei secoli XII e XIII [Actes du Colloque international de Messine (mai 2007)], Rome, Viella, 2007, p. 255-293.

36  Christopher Tyerman, The Practices of Crusading. Image and Action from the Eleventh to the Sixteenth Centuries, UK / USA, Farnham / Burlington / Ashgate Variorum, 2013, p. 49 [de la trad. ital. par Luisa Agenese Dalla Fontana, Come organizzare una crociata, Milan, UTET, 2018 ; nous traduisons].

37  Nous révisons la traduction de François Suard.

38  Varron, De Vita populi romani, II, 13 ; Lingua latina, V, 86.

39  Cicéron, De Republica, III, 23, 5 ; III, 23, 34.

40  Augustin, De Civitate Dei, XXII, 6.

41  Isidore, Etymologiarum sive originum libri XX, XVIII, 1, 2.

42  « Iniustum bellum est quod ex praedicto geritur de rebus repetitis aut propulsandorum hostium causa. Iniustum bellum est quod de furore, non legitima ratione initur. De quo in Republica Cicero dicit : “Illa iniusta bella sunt quae sunt sine causa susceptaˮ » (A. V. Canale (éd.), Isidoro di Siviglia, Etimologie o Origini, I, II, Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 2004).

43  F. Feraco (éd.), Tito Livio Ab urbe condita, Bari, Carucci editore, 2017.

44  C. Tyerman, The Practices of Crusading. Image and Action from the Eleventh to the Sixteenth Centuries, op. cit., p. 63-64 [de la trad. ital. L. A. Dalla Fontana, Come organizzare una crociata, op. cit. ; nous traduisons].

45  G. Arlotta, « Vie Francigene, Hospitalia e toponimi carolingi nella Sicilia medievale », art. cit., p. 819. L’auteur rapporte le témoignage d’un certain Beniamino da Tudela qui écrivait en 1172 : « ici [à Messine] les pèlerins qui se dirigent vers Jérusalem sont pour la plupart rassemblés, c’est le meilleur endroit pour la traversée » (nous traduisons). En 1197, on rapporte également la présence à Messine d’un groupe de pèlerins venus d’au-delà des Alpes en transit par la Terre sainte (p. 820).

46  Sur les pèlerins en armes, voir Paul Alphandéry, La Chrétienté et l’idée de croisade, posth. éd. Alphonse Dupront, Paris, Albin Michel, 1954-1959, 2 vol. ; Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987 ; Franco Cardini, Gerusalemme d’oro, di rame, di luce. Pellegrini, crociati, sognatori d’Oriente fra XI e XV secolo, Milan, Il Saggiatore, 1991 ; Alain Demurger, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2010 [1re éd. 2006] ; Jean Flori, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001.

47  Les assemblées étaient le lieu privilégié de la propagande : les différents princes et barons y étaient invités à l’union, et leurs privilèges spirituels et matériels y étaient garantis. On pense aux conseils ecclésiastiques de Plaisance et de Clermont, à la conférence tenue à Paris en février 1096 par Philippe Ier de France : ils étaient le cadre idéal pour l’exercice de la diplomatie. Une combinaison parfaite de prédication et de politique a caractérisé l’ainsi nommée « Cour du Christ », tenue à Mayence en mars 1188 sous les auspices de Frédéric Barberousse au début de la troisième croisade. Et la conférence de Gisors en 1188, entre la Normandie et l’Île-de-France, a permis de parfaire la réconciliation des rois de France et d’Angleterre et du comte de Flandre sous les auspices de l’engagement pour la Croix. Quelques semaines plus tard, Henri II d’Angleterre profite d’un conseil à Geddington dans le Northamptonshire pour annoncer la prédication et les détails de la dîme de Saladin, l’impôt sur le revenu des crucisegnati à verser pour l’expédition (C. Tyerman, The Practices of Crusading. Image and Action from the Eleventh to the Sixteenth Centuries, op. cit., p. 197 [de la trad. ital. L. A. Dalla Fontana, Come organizzare una crociata, op. cit.].

48  Nous révisons légèrement la ponctuation de l’édition de François Suard.

49  P. Alphandéry, La Chrétienté et l’idée de croisade, op. cit., p. 73 [de la trad. ital. par Brunella Foschi Martini, La cristianità e l’idea di crociata, Bologne, Il Mulino, 1974 ; nous traduisons].

50  J. Mabillon (éd.), Sancti Bernardi Abbatis Clarae-Vallensis, Opera omnia, I, 2, De laude novae militiae, Paris, Frères Gaume, 1839 [rééd.], p. 14.

51  « Cist novel jougleor qui en suelent canter / le vrai commencement en ont laisié ester. » (Chanson d’Antioche, éd. Susanne Duparc-Quioc, Paris, Paul Geuthner, 1976-1978, t. I, v. 12-13).

52  Davide Esposito, « Il concetto di “vendetta” nella Chanson de Jérusalem », dans V Ciclo di Studi Medievali [Atti del convegno, Firenze, 3-4 giugno 2019], Lesmo, EBS Edizioni, 2019, p. 546-551 ; Gioia Zaganelli, « Da Antiochia a Gerusalemme : aspetti macrotestuali del ciclo di Graindordi Douai », dans Giovanna Carbonaro, Eliana Creazzo, Natalia L. Tornesello (éd.), Medioevo romanzo e orientale. Macrotesti fra Oriente e Occidente [Atti del IV Colloquio internazionale (Vico Equenze, 26-29 ottobre 2000)], Soveria Mannelli, Rubbettino editore, 2003, p. 313-324.

53  Magali Janet, L’Idéologie incarnée. Représentations du corps dans le premier cycle de la croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), Paris, Champion, 2013, p. 385.

54  P. Jonin, « Le climat de croisade des chansons de geste », art. cit., p. 282.

55  D. Boutet, Charlemagne et Artur ou le roi imaginaire, op. cit., p. 323.

56  Philippe Haugeard, « L’enchantement du don. Une approche anthropologique de la largesse royale dans la littérature médiévale (XIIe-XIIIe siècles) », Cahiers de civilisation médiévale, XLIX/195, juillet-septembre 2006, p. 295-312 (spéc. p. 299-300).

57  Jean Flori, « Les origines de l’adoubement chevaleresque : Étude des remises d’armes et du vocabulaire qui les exprime dans les sources historiques latines jusqu’au début du XIIIe », Traditio, 35, 1979, p. 209-272 (spéc. p. 229 sqq).

58  Amedeo Quondam, Cavallo e cavaliere. L’armatura come seconda pelle del gentiluomo moderno, Rome, Donzelli, 2003, p. 71 ; nous traduisons.

59  Colette Juillard Beaudan, « Hommage aux Sarrazins », Les Cahiers de l’Orient, 99, 2010/3, p. 121-159.

60  Umberto Eco, Arte e bellezza nell’estetica medievale, Milan, Bompiani, 2016 [1re éd. 1987], p. 84 ; nous traduisons.

61  Voir Christopher Lucken et Ludivine Jaquiery, « Harmonie et Disharmonie », Médiévales, 66, 2014/1, p. 7-24 [en ligne : https://journals.openedition.org/medievales/7181 ; dernière consultation le 10.02.2020] ; Olivier Boulnois et Isabelle Moulin (éd.), Le beau et la beauté au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2018.

62  Umberto Eco, « Costruire il nemico », dans Ivano Dionigi (éd.), Elogio della Politica, Milan, 2009, p. 54 ; nous traduisons.

63  U. Eco, « Costruire il nemico », art. cit., p. 57.

64  U. Eco, « Costruire il nemico », art. cit., p. 69.

65  Voir Angelo Pagliardini, Cristiani e pagani nell’epica cavalleresca italiana, Pise, Fabrizio Serra Editore, 2008, p. 35.

66  Domicio Ulpiano, Digesto, XLIX, 15 (De captivis et de postliminio reversis) ; nous traduisons.

67  Voir Carlo Galli, « Sulla guerra e sul nemico », dans Simona Forti, Marco Revelli (éd.), Paranoia e politica. La narrazione paranoica del potere, Turin, Bollati Boringhieri, 2007, p. 21-42.

68  A. Pagliardini, Cristiani e pagani nell’epica cavalleresca italiana, op. cit., p. 38 ; nous traduisons.

69  C. Galli, « Sulla guerra e sul nemico », art. cit., p. 21 ; nous traduisons.

70  Tommaso Di Salvo (éd.), Lettura critica della Divina Commedia, Inferno, Bologne, 1998 [1re éd. Florence, La nuva Italia, 1969], p. 536 (en note) ; nous traduisons.

71  Voir Paul Bancourt, « Le visage de l’Autre : étude sur le sens de la Chanson d’Aspremont », dans De l’étranger à l’étrange ou la conjoncture de la merveille. (En hommage à Marguerite Rossi et Paul Bancourt), Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, 1988, p. 45-56.

72  Dans un article intitulé « La Chanson de geste est-elle raciste ? » (dans Actes du XIe Congrès International de la Société Rencesvals, Barcelone, Real Academia de Buenas Letras, 1990, p. 21-32), Paul Bancourt affirme : « Il est clair en effet que, dans les chansons de geste, le critère fondamental qui distingue les belligérants est la religion. Il n’y a pas d’autre motif d’exclusion : ni la race, ni le physique, ni la monstruosité » (p. 23).

73  P. Bancourt, « La Chanson de geste est-elle raciste ? », art. cit., p. 30.

74  Voir Gabrielle Lafitte, « L’estrange épique. Étranger et étrange dans la chanson de geste française », dans Ana Clara Santos, José Domingues de Almeida (éd.), Variation sur l’étranger, Porto, Faculdade de Letras Universidade do Porto, 2016, p. 10.

75  Nous révisons légèrement la traduction de François Suard.

76  Nous révisons légèrement la traduction de François Suard.

77  De puissants barons l’ont précédé, mais Charles a refusé qu’ils risquent leur vie (voir supra notre note 17).

78  Voir D. Boutet, Charlemagne et Artur ou le roi imaginaire, op. cit., p. 120.

79  L’expression est de Tyerman (C. Tyerman, The Practices of Crusading. Image and Action from the Eleventh to the Sixteenth Centuries, op. cit., p. 47 [de la trad. ital. L. A. Dalla Fontana, Come organizzare una crociata, op. cit. ; nous traduisons]).

80  C. Tyerman, The Practices of Crusading. Image and Action from the Eleventh to the Sixteenth Centuries, op. cit.

81  Anna Costantinidis, Paolo Di Luca, « Appunti sulla fisionomia testuale della redazione γ della Chanson d’Aspremont », dans Paolo de Luca, Doriana Piacentino (éd.), Codici, testi, interpretazioni : studi sull’epica romanza medievale, Naples, Photocity.it Edizioni, 2015, p. 55 ; nous traduisons.

82  Ernst R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUF, 1956, p. 189 [de la trad. ital. Bologna Corrado, Mercurio Candela, Anna Luzzato, Letteratura europea e Medioevo latino, Florence, La nuova Italia, 1995 ; nous traduisons].

83  Voir D. Boutet, « La montagne dans la chanson de geste : topique, rhétorique et fonction épique », art. cit.

84  Marie-Françoise Notz, « Le bestiaire fabuleux et l’imaginaire de la conquête dans la Chanson d’Aspremont », dans De l’étranger à l’étrange ou la conjoncture de la merveille, op. cit., p. 315-327 (spéc. p. 315).

85  Voir F. Raffaele, « Raffigurazione dell’Italia e dei suoi abitanti nelle chansons de geste (secc. XII-XIII) », art. cit., p. 37-38.

86  Dans l’épopée romane, les expressions liant preuve de vie et consommation de vin sont logiquement réservées aux Chrétiens : Aspremont se distingue sur ce point aussi, puisqu’à propos d’Eaumont, prince musulman, le narrateur déclare : « Miaudres de lui ne but onques de vin » (v. 5885 laisse 305). Qu’il faille comprendre qu’Eaumont surpasse par sa bravoure tous ses compagnons (ici censés boire du vin contre leur religion) ou tous les Chrétiens (buvant effectivement du vin), le propos est original.

87  K. Mayhoff (éd.), C. Plinius Secundus, Naturalis historiae libri XXXVIII, II, libri VII-XV, Munich, Lypsia, 1909 [2e éd. 2002]. Nous remplaçons le point avant quibus (édité sans majuscule) par une virgule ; nous traduisons.

88  Élien, De animalium natura, IV, 27 (F. Maspero (éd.), Eliano. La natura degli animali, Milan, 2004; nous traduisons).

89  Isidore nous donne également quelques indications zoologiques sur le griffon : « Grypes vocatur, quod sit animal pinnatum et quadrupes. Hoc genus ferarum in Hyperboreis nascitur montibus. Omni parte corporis leones sunt ; alis et facie aquilis similes ; equis vehementer infesti. Nam et homines visos discerpunt » (Etym., XII, 2, 17).

90  Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949 [trad. fr., par Mme Carciu, de l’orig. roumain Tratat de istorie a religiilor, 1948], p. 164.

91  M. Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit.

92  M.-F. Notz, « Le bestiaire fabuleux et l’imaginaire de la conquête dans la Chanson d’Aspremont », art. cit., p. 216.

93  J. B. Williamson, « The Figure of the Griffin in the Chanson d’Aspremont », art. cit., p. 86.

94  Dans la première branche du Roman de Renart généralement datée des années 1180, l’ours Brun n’est pas non plus dépourvu de défauts – qui peuvent avoir pointé vers le haut clergé, puisqu’une mutilation que lui inflige le goupil ayant joué de sa gourmandise lui donne l’allure d’un cardinal à chapeau rouge.

95  Giulio Piacentini, « L’universo e l’uomo nel Liber divinorum operum di Ildegarda di Bingen », Rivista di Filosofia Neoscolastica [Milan], XCIV/2, aprile-giugno 2002, p. 195-236 (spéc. p. 212).

96  Voir Chiara Settis Frugoni, « Per la lettura del mosaico pavimentale della cattedrale di Otranto », Bollettino dell’Istituto Italiano per il Medioevo e Archivio Muratorian, LXXXII, 1970, p. 243-270 ; Maria D’Elia, « Il mosaico pavimentale della cattedrale di Otranto. Cronaca di un restauro », Quaderni Medievali, 3, 1977, p. 121-131 ; Pina Belli D’Elia, « Espressioni figurative protoromaniche nella Puglia centrale : il “mosaico del grifoˮ della cattedrale di Bitonto », dans Silvio Fiorello Custode (éd.), Bitonto e la Puglia tra tardoantico e regno normanno [Atti del Convegno (Bitonto, 15-17 ottobre 1998)], Bari, Edipuglia, 1999, p. 171-192 ; Xavier Barral I Altet, « La mosaïque de pavement romane et les tapis de sol », dans Franco Morenzoni, Élisabeth Mornet (éd.), Milieux naturels, espaces sociaux. Études offertes à Robert Delort, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 409-422 [en ligne : https://books.openedition.org/psorbonne/27689 ; dernière consultation le 10.02.2020].

97  Cristian Guzzo, « I Normanni e l’epica romanza : etica cavalleresca e cavalleria etica nel Sud Italia », dans Pasquale Cordasco, Cristian Guzzo, Giuseppe Marella (éd.), L’età normanna in Puglia. Mito e ragione [Atti del III Convegno di Studi normanni della Società di Storia Patria], Brindisi, Pubblidea Edizioni, 2016, p. 85-99 (spéc. p. 95) ; nous traduisons.

Notes de la rédaction

La revue remercie Stéphanie Le Briz pour son concours dans la préparation du présent article.

Pour citer cet article

Arianna Quarantotto, « La Chanson d’Aspremont au miroir de l’histoire des croisades et de l’imaginaire », paru dans Loxias, 67., mis en ligne le 27 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9398.

Auteurs

Arianna Quarantotto

Arianna Quarantotto, actuellement doctorante au CEPAM, est née à Caserta en 1970. Laureata en Lettres modernes en 1992 puis en Langues et littératures étrangères modernes en 1999 à l’Université de Naples L’Orientale, elle a obtenu en 1995 un DEA en Études Slaves et est-Européennes à l’INALCO / Sorbonne 7. Elle a été chercheuse boursière à l’Université de Naples L’Orientale, puis professeure d’italien et latin au Lycée et formatrice régionale des professeurs pour les Lycées Esabac à double diplôme (français et italien). Ses travaux (un livre à deux mains avec Amedeo Di Francesco, Preti e negromanti, et de nombreux articles pour des revues universitaires) concernent la littérature comparée : actuellement le Moyen Âge, et en particulier l’étude et la traduction en français et en italien d’une œuvre latine, l’Historia destructions Troiae de Guido delle Colonne, et l’étude du milieu culturel de la Magna Curia de Frédéric II auquel appartient l’auteur, constituent la visée de sa recherche.Université Côte d’Azur, CNRS, France, CEPAM

Université Côte d’Azur, CNRS, France, CEPAM