Loxias | 68. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres | I. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres 

Elina Absalyamova  : 

POEtiques de Baudelaire, Mallarmé et Verlaine : Poe dans la critique littéraire des poètes français

POEtics by Baudelaire, Mallarmé and Verlaine: Edgar Poe in literary criticism of the French poets

Résumé

L’ombre emblématique d’Edgar Allan Poe transparaît derrière la poésie et les écrits critiques de Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine, qui furent tous trois traducteurs et/ou enseignants d’anglais. Nous nous proposons d’étudier la manière dont ils lisent, interprètent et commentent Poe, l’évoquent et l’invoquent. Baudelaire pose les fondements du culte de Poe en tant que poète-modèle, sinon poète idéal ou, comme dirait Verlaine, « absolu » : Poe est un poète essentiellement moderne, profond, « démoniaque », malheureux et impertinent aux yeux de la foule. Mallarmé s’en sert d’étalon pour mesurer la grandeur d’un Villiers de l’Isle-Adam ou d’un Banville ; il suit également ses avis sur la place de la philosophie dans la poésie et la longueur des poèmes. Mallarmé et surtout Verlaine s’appuient sur Poe pour renouveler la pratique du refrain poétique jusque-là popularisé par Léon Dierx. En même temps, l’appropriation de l’héritage de Poe dans la critique littéraire de Baudelaire, Mallarmé et Verlaine ne se passe pas seulement au niveau des idées : c’est la totalité de l’œuvre et la figure même de l’écrivain qui nourrissent la réflexion et le discours sur la littérature. Baudelaire le définit comme « un singulier philosophe », qui s’exprime au travers de fictions (La Lettre volée, Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, L’Homme des foules). Mallarmé voit dans son aveu autobiographique : « Pour moi, la poésie n’a pas été un but qu’on se propose, mais une passion » la définition prototypique du poète. Pour le Pauvre Lelian, Poe rejoint Shakespeare dans la lignée des poètes maudits de langue anglaise. Le cercle se referme lorsque Verlaine cite le Tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé pour parler de Baudelaire, qui – lui aussi – « donne un sens plus pur aux mots de la tribu ».

Abstract

The emblematic shadow of Edgar Allan Poe is reflected behind the poetry and critical writings of Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé and Paul Verlaine, all of whom translators and / or teachers of English. We propose to study how they read, interpret and comment on Poe, evoke him and invoke him. Baudelaire lays the foundations of the Poe cult as a model poet, if not an ideal poet or, as Verlaine would say, "absolu": Poe is a poet essentially modern, profound, "demoniaque", unhappy and impertinent in the eyes of the crowd. Mallarmé uses him as a standard for measuring the size of a Villiers de l’Isle-Adam or a Banville; he also follows his opinions on the place of philosophy in poetry and the length of poems. Mallarmé and especially Verlaine rely on Poe to renew the practice of the poetic refrain until then popularized by Léon Dierx. At the same time, the appropriation of Poe’s legacy in the literary criticism of Baudelaire, Mallarmé and Verlaine does not only happen at the level of ideas: it is the totality of the work and the very figure of the writer which nourish reflection and discourse on literature. Baudelaire defines him as "un singulier philosophe", who expresses himself through fictions (The Stolen Letter, The Memories of Mr. Auguste Bedloe, The Man of the Crowds). Mallarmé sees in his autobiographical confession: With me poetry has been not a purpose, but a passionthe prototypical definition of the poet. For the Poor Lelian, Poe joins Shakespeare in the line of damned poets of English language. The circle closes when Verlaine quotes Mallarmé’s Tombeau d’Edgar Poe to talk about Baudelaire, who too « donne un sens plus pur aux mots de la tribu ».

Index

Mots-clés : Charles Baudelaire , critique littéraire, Edgar Allan Poe, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé

Plan

Texte intégral

Baudelaire

Baudelaire est le seul des trois poètes à évoquer Poe dans le cadre de sa critique théâtrale et artistique. Dans la critique théâtrale, il se sert, lorsqu’il écrit son article sur Philibert Rouvière, d’un passage de « La lettre volée1 » pour démontrer l’importance du maquillage dans le travail d’un acteur. La citation est sans références et légèrement abrégée, et Baudelaire élimine le feuilletage narratif de l’original en attribuant les propos d’un personnage à « un singulier philosophe » anonyme, mais reconnaissable. La fiction devient alors prétexte à rapprochement entre deux imitations : celle du joueur intériorisant un adversaire et celle de l’acteur se maquillant pour mieux incarner un personnage. Baudelaire cerne l’essence ludique qui relie le théâtre au jeu, aussi bien qu’il décèle la théâtralité fondamentale de Poe qu’observera plus tard Mallarmé dans ses Scolies2.

Les trois évocations de Poe dans la critique artistique méritent un regard attentif dans la mesure où elles donnent lieu à une transcription du texte poesque et à une transposition du discours fictionnel en discours critique, mais surtout à une interprétation et à une appropriation.

Dans « L’Exposition universelle de 1855 » la phrase sur le pouvoir transformateur de l’opium : «Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l’opium pour les sens est de revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel3 », citée à propos de l’effet de transfiguration du réel que Delacroix produit par son seul talent, montre que la liberté prise par Baudelaire consiste dans le déplacement de l’accent, de la pensée – fût-elle irrationnelle – vers les sens, et dans le passage du naturel au supraterrestre. Ce qui était chez Poe « universe of suggestion » et « rhapsodical and immethodical thought »4 devient chez Baudelaire « un sens plus profond », et un peu plus loin « un monde d’idées et de sensations5 »). Il y a également chez Baudelaire une plus grande préoccupation du langage (les couleurs « parlent », les parfums « racontent un monde d’idées », la peinture de Delacroix est une « traduction »), tandis que Poe, lui, rêve de transmission de la pensée. Dans ce texte, Baudelaire prend ses distances par rapport à la poétique de l’ivresse, développée dans sa préface aux Histoires extraordinaires la même année : l’état particulier propice à la création n’est plus exclusivement procuré par l’opium. Cela le rapproche de Poe qui tente d’explorer des états de semi-conscience tels que le demi-sommeil6.

Dans « Le peintre de la vie moderne7 », Baudelaire condense radicalement l’ouverture de la nouvelle l’« Homme des foules », tout en occultant les pérégrinations morbides du narrateur, pour ne garder que le départ enthousiaste. Il renforce aussi les capacités de l’observateur : si le narrateur de Poe n’avoue que savoir deviner instantanément le passé des êtres humains8, Baudelaire lui attribue le pouvoir de lire les pensées. Baudelaire fait ressortir les ressorts cachés du récit poesque – la tentation d’embrasser l’âme humaine, – mais refuse d’entériner le caractère avorté de la tentative, qui chez Poe9, ne fait aucun doute. Enfin, le titre du chapitre : « L’Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant » fusionne plusieurs thèmes poesques. L’image de l’enfant semble dictée par le souvenir de « La Lettre volée » et du petit joueur dont les stratégies d’adaptation à ses partenaires servent d’illustration à Dupin pour expliquer ses méthodes, mais la réinterprétation est fortement personnelle : l’enfant est le contraire d’un homme adulte en pleine santé, et pour peu qu’il reste anormal, il connaîtra à son tour la « damnation » de devenir artiste.

Dans ce passage comme dans celui où il fait l’éloge de l’illustrateur de Poe, Alphonse Legros10, l’aiguisement des sens que Poe attribuait au seul narrateur de l’œuvre de fiction devient l’état de l’artiste en général. Dans ses tentatives d’appropriation de l’œuvre de Poe, Baudelaire s’annexe les personnages en effaçant le narrateur, ce qui est une façon de se substituer à l’auteur : Poe.

Curieusement, Baudelaire parle de l’illustration en termes de traduction11, ce qui relie les pages de la critique artistique à l’évocation de Poe dans le contexte purement littéraire. Dans l’article sur Théodore de Banville12, le traducteur de Poe place son auteur préféré parmi les génies du siècle. Au même titre que Beethoven, Maturin et Byron, l’écrivain américain est à la source de la littérature « satanique ou romantique » opposée au néo-classicisme de Banville. Cette réunion d’écrivains qui ont exprimé le côté démoniaque de la passion fait penser au fameux passage du « Chat noir » sur l’« esprit de la perversion13 », mais aussi à l’évocation de la passion comme ivresse du cœur dans « Le Principe poétique14 ».

Dans une lettre restée inédite de son vivant, Baudelaire reproche à Jules Janin son intolérance envers cette littérature essentiellement moderne. Il y constate la mutation profonde de la poésie moderne, dont Poe est à ses yeux un des acteurs principaux avec Byron et Tennyson : « Byron, Tennyson, Poe et Cie. Ciel mélancolique de la poésie moderne. Étoiles de première grandeur15 ».

En même temps, – comme on pouvait le supposer, mais dans une proportion plus modeste qu’on aurait cru, – les évocations de Poe dans la critique baudelairienne sont nourries par la biographie de l’écrivain américain. Ainsi, dans l’essai sur Hégésippe Moreau, Baudelaire juxtapose Poe à un autre créateur, Gérard de Nerval. L’article s’ouvre sur une réflexion reliant les thèmes du génie et du malheur, qui aurait de quoi rappeler une des Marginalia de Poe sur la nature de génie16, si la philippique ardente du poète français17 et la déploration sereine de l’auteur américain ne différaient autant par le ton. Les thèmes de la mort par l’alcool et de la haine de la foule rattachent ce texte à la légende baudelairienne de Poe, basée sur les insinuations de Griswold. Mais le destin démoniaque est contrebalancé ici par l’évocation d’un don céleste, que Mallarmé reprendra dans son « médaillon18 » : la profondeur vertigineuse de Poe relie l’enfer au ciel. En même temps, le point principal de l’article est précisément l’insuffisance du don littéraire. Ce qui déconsidère Moreau est l’absence de la volonté et du travail sur soi, qui seuls permettent l’ascension vers la « vraie gloire19 ». Néanmoins, Baudelaire se montre hésitant sur la capacité de travail qu’il attribue à Poe et à Nerval, tout en les jugeant plus professionnels que Moreau : « [...] travaillant, il est vrai, à leurs heures, à leur guise, selon une méthode plus ou moins mystérieuse, mais actifs, industrieux, utilisant leurs rêveries ou leurs méditations20 », ce qui s’écarte légèrement de l’idéal explicité dans Marginalia et The Philosophy of Composition. Le point majeur reste la fusion textuelle des figures des écrivains réels, de laquelle naît un écrivain-modèle, sinon un poète idéal, ou, comme dirait Verlaine, « absolu ». L’alternance des énoncés sur Nerval et sur Poe aboutit à l’amalgame : chacun d’eux est « un Arabe nomade dans un monde civilisé », un poète essentiellement moderne, profond, malheureux et impertinent aux yeux de la foule abjecte.

Mallarmé

La fusion des figures de créateurs nous fait naturellement passer à la critique littéraire de Mallarmé. L’affiliation aux personnages admirés frise l’affabulation dans l’évocation vague qui introduit La musique et les lettres : « Quant au Pembroke College – Poe eût lecturé, devant Whistler21 ». Le conditionnel passé du verbe et la préposition devant nous placent dans un monde onirique où sont confondus espace et temps.

Dans une sorte de syncrétisme, Mallarmé croit pouvoir prêter à Villiers de l’Isle-Adam22 les lignes de la préface du recueil The Raven and other poems (1845), qui devaient le toucher lui-même, ligoté comme il se sentait par ses obligations d’enseignant :

Le sombre accompagnement que feraient ces lignes de Poe, le seul homme avec qui Villiers de l’Isle-Adam accepte une parité, son altier cousin ; peut-être les récita-t-il pour sa part. “Des événements situés en dehors de toute maîtrise m’ont empêché de faire à aucune époque aucun effort sérieux dans un champ qui, en des circonstances plus heureuses, aurait été celui de mon choix. Pour moi, la poésie n’a pas été un but qu’on se propose, mais une passion ; et il faut traiter les passions avec le plus grand respect ; elles ne doivent pas, elles ne peuvent pas être suscitées à volonté, dans l’espoir des pauvres dédommagements, ou des louanges plus pauvres encore de l’humanité”23.

L’affirmation de la parenté entre les deux poètes sera reprise par Mallarmé dans le « médaillon » de 1894 : « Villiers de l’Isle-Adam, quelques soirs, en redingote, jeune ou suprême, évoqua du geste l’Ombre tout silence24 ». « Cette Ombre » – comme on le lit dans la variante25 – est sans doute celle de Poe. Et l’incipit de la conférence sur Villiers : « Un homme au rêve habitué, vient ici parler d’un autre, qui est mort26 », montre que ce qui relie les deux poètes, plus que leur capacité au silence mystérieux, leur polyvalence (« despotisme d’autres ambitions27 »), leur aristocratisme « altier28 » ou leur dandysme (la redingote « tragique coquetterie noire29 »), c’est que ce sont des êtres absents et rêvés.

La logique de la comparaison des génies défunts porte Mallarmé à rapprocher Poe et Banville, écrivains opposés par essence pour Baudelaire30. Ce qui les rapproche aux yeux de Mallarmé semble être un certain attachement à la tradition poétique, – un projet poétique plutôt évolutif que révolutionnaire – aussi bien que les qualités sonores (pureté-vocalise à mille éclats-cristallin) et la brièveté de leur vers. Mallarmé utilise donc Poe comme un étalon, auquel il mesure la grandeur d’un Villiers ou d’un Banville.

Une question de versification plus spécifique encore permet à Mallarmé d’établir un lien entre Edgar Poe et Léon Dierx : celui-ci aurait instauré dans la poésie française une figure que préconise la poétique de Poe et qu’exemplifie sa poésie : la répétition31. L’intérêt de cette citation consiste dans l’expression des réserves : Mallarmé préfère clairement l’inattendu32 à la répétition. Cette résistance interne à un procédé de poétisation formel et facile n’expliquerait-elle pas l’omission des répétitions dans les traductions mallarméennes ?

Ainsi se cristallise un détachement – masqué et probablement inconscient – de Mallarmé par rapport au poète révéré, qui éclate dans deux enquêtes, où le réflexe de Mallarmé est de citer Poe – pour faire instantanément un ajout qui modifie, sinon renverse, la proposition : « Je révère l’opinion de Poe, nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la métaphysique ne transparaîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse et latente33 ».

Notons les principales libertés prises par Mallarmé : la philosophie là où Poe parle de principes, le « prétexte » (occasion ou raison) là où Poe discute les avantages respectifs du poème long et du poème court. Mais c’est surtout dans les ajouts qu’il apporte au texte de Poe que Mallarmé manifeste son indépendance. La proscription poesque de la philosophie se voit contredite par l’exigence de sa présence implicite que prône Mallarmé. Certes, l’interdiction de Poe n’est pas catégorique34 et l’ajout mallarméen peut s’interpréter comme un développement de la logique transcendante de l’auteur américain. Pourtant, lorsque la logique de l’effet désiré est remplacée par la poétique de l’implicite, le Principe Poétique n’est pas loin d’être transgressé.

Il en va de même pour la réplique sur la longueur d’un poème35 qui tire les préceptes poesques vers l’idée spécifiquement mallarméenne du langage poétique personnel à créer. Si Poe raisonne toujours en fonction de l’effet à produire, Mallarmé insiste, lui, sur le message à transmettre : le poème doit être court, puisque les illuminations dignes d’être exprimées sont instantanées. Le précepte de Poe sert d’appui à la glorification de l’œuvre rare et menue, mais sublime. Si claires et si définitives que soient les sentences de Poe, la pensée mallarméenne les retravaille et s’en nourrit.

Verlaine

Paul Verlaine entretient avec Edgar Poe un lien d’une autre nature. L’œuvre de Poe est pour lui une nourriture de jeunesse, « préchauffée » et servie par ses aînés : Baudelaire, Barbey d’Aurevilly. Comme pour contester l’affirmation d’avoir lu tout Poe36, sa critique ne comporte aucune référence aux textes de l’Américain. Encore plus que chez Baudelaire et Mallarmé, l’appropriation de l’œuvre poesque se passe ailleurs qu’au niveau des idées : c’est la totalité de l’œuvre et la figure de l’écrivain qui alimentent le discours de Verlaine sur la littérature.

La médiation de Baudelaire se fait sentir très fortement, puisque les deux noms vont toujours ensemble. Relatant les obsèques de Baudelaire, Verlaine le caractérise d’abord comme « le traducteur des Histoires extraordinaires37 », puis comme l’auteur des Fleurs du Mal : aussi chronologique ou arbitraire que cet ordre puisse être, il suggère l’égale importance de l’œuvre personnelle et de l’effort du traducteur. Plus de vingt ans après, Verlaine évoque une visite au cimetière, où il a rendu hommage à la même occasion à la tombe de Baudelaire et à celle de Mme Marie Mauté, « une personne qui [lui] fut quelque chose comme Maria Clemm fut à Edgar Poe38 ». Ce « quelque chose comme » ne semble pas être ironique – sinon « parallèlement » – puisque les mêmes propos affectueux sur la belle-mère sont repris dans les Confessions (1895)39 : la comparaison biographique trouve son fondement dans l’épisode de la maladie de la jeune fiancée, durant laquelle la future belle-mère soutient le poète (même si Mathilde n’eut que la petite vérole et n’en mourut pas). Ainsi Verlaine s’approprie indirectement – au risque d’une analogie fautive – l’éloge ardent fait par Baudelaire de la belle-mère d’Edgar Poe40.

Il se montre également sensible au mythe de Poe, un mythe initié par Baudelaire mais qui connut une destinée indépendante de l’œuvre de ce dernier. L’image d’un poète-ivrogne fait partie du folklore partagé de la bohème parisienne, ce que prouve la légèreté avec laquelle l’Américain est évoqué dans la chanson de Frédéric-Auguste Cazals sur un artiste parisien dont la « JULIETTE était UN RHUM ET EAU » :

Il s’enivrait avec l’amour,
Il buvait comme un troubadour,
Disant à l’instar d’Edgar Poe :
« Donnez-moi donc de Rhum et eau ! »41

Reprenant cette chansonnette dans les Hommes d’aujourd’hui, Verlaine se montre sensible à son humour noir, et capable de rire avec les autres de la mort d’un poète-ivrogne imaginaire.

Cependant, quand il vient à des destinées réelles, il les pleure aussi sincèrement que Baudelaire. C’est la mort d’Édouard Dubus qui éveille en lui le souvenir de Poe42. Il faut noter que l’article était écrit pour un périodique anglais, The Senate, et que l’exemple était approprié au public visé. Le truchement de Baudelaire se fait jour dans l’expression allitérative « trivialement tragique » qui reprend les mots clés d’un passage d’« Edgar Poe, sa vie et ses œuvres » : « Lamentable tragédie que la vie d’Edgar Poe ! Sa mort, dénouement horrible dont l’horreur est accrue par la trivialité !43» Pourtant, alors que Baudelaire parle d’ivrognerie, on peut se demander si c’est l’évocation de l’« excitant quelconque44 » dans la description de la mort de Poe qui a orienté Verlaine vers le thème des stupéfiants. À moins que cette affirmation ne reprenne la légende de l’opiomanie de Poe ? En tout cas il s’agit d’une contamination de l’image de Poe par les écrits de son traducteur, puisque Verlaine pense évidemment au Paradis artificiels45. En même temps, il voit en Baudelaire un dénonciateur des stupéfiants qui a su leur résister, tandis que Poe en a été la victime. Il est d’ailleurs curieux de voir Verlaine sous-estimer dans l’échelle des stupéfiants le « simple alcoolisme46 ». Ignorance ou autojustification ?

Dans son article anglais, Shakespeare and Racine, Verlaine revient au portrait de Poe en victime, cette fois, de la critique. C’est la diffamation qui lui permet de comparer l’écrivain américain à Shakespeare47 et d’établir ainsi sa liste des poètes maudits de langue anglaise.

En matière de hiérarchies, Verlaine se veut modeste : il refuse non sans coquetterie l’honneur d’être appelé « le plus grand poète de tous les temps » et établit son petit panthéon international : « David, Homère, Villon, Ronsard, Shakespeare, Goethe, Byron, Lamartine, Musset, Poe, et les contemporains48 ». Symptomatiquement, Poe est situé à la frontière entre les prédécesseurs prestigieux et les contemporains appréciés. Dans l’avènement de la littérature moderne tel que le décrit Verlaine49, il représente la fusion des littératures franco- et anglo-phones et la conjonction des poétiques de Racine et de Shakespeare. Verlaine insiste sur les liens quasi familiaux entre les deux cultures, citant Lamartine et Vigny, « mariés à des anglaises ». C’est dans ce contexte que Baudelaire se trouve de nouveau étiqueté traducteur de Poe. La fraternité avec un écrivain anglophone apparaît comme une source – principale ou complémentaire – de la modernité et de l’originalité de Baudelaire. Le propos verlainien se laisse d’ailleurs rattacher à l’idée du cosmopolitisme de tout grand auteur, que Baudelaire professe dans la dédicace des Histoires extraordinaires50.

Les liens intertextuels entre les articles de Baudelaire sur Poe et la critique verlainienne sont exemplifiés par un autre passage du même article, où Verlaine qualifie Shakespeare d’« amusant dans le sens baudelairien51 ». Verlaine avoue avoir oublié les titres des pièces shakespeariennes, mais il n’oublie pas les termes des Notes nouvelles sur Edgar Poe52. La faille de mémoire fait cependant que Verlaine, oublieux de l’ironie de Baudelaire, lui attribue l’admiration de l’Iliade53, sans tenir compte de l’irrévérence envers Homère que ce dernier avait héritée de Poe, pour qui tout poème épique n’est qu’une œuvre imparfaite54. Ce passage met en lumière une certaine évolution dans le système de valeurs de Verlaine : dans sa définition de l’« amusant », il magnifie abusivement l’aspect de la surprise (qui devient chez lui le tragique, le grotesque, le fantastique), tout en négligeant l’effort conscient de l’artiste, qui lui était si cher dans sa jeunesse.

À côté de l’entremise puissante de Baudelaire, soulignons également l’importance du dialogue avec Mallarmé. Verlaine ne se contente pas de rendre public l’aveu mallarméen d’avoir « appris l’anglais, pour lire et un jour traduire Edgar Poe55 ». Une quinzaine d’années après Mallarmé, il reprend la question du refrain chez Dierx56. Tout en retraçant la pratique du refrain jusqu’à Poe, Verlaine – contrairement à Mallarmé – l’apprécie pour son « effet de vague ». Ce « vague » vanté par Verlaine est justement assez flou : porté par l’homonymie, un parallèle s’établit entre la répétitivité rythmique évoquant les vagues successives, et l’instabilité de la signification sans cesse changeante que Verlaine impute tout de même au travail volontaire du poète – ce qui jette un pont entre la poétique poesque et l’Art poétique verlainien.

 

Revenons une dernière fois à Mallarmé pour souligner l’impulsion donnée par son Tombeau d’Edgar Poe au recueil critique le plus célèbre de Verlaine, Les Poètes maudits. Dans l’article sur Mallarmé, Verlaine cite ce poème – inédit en France – qu’il relie expressément au titre du recueil : « Ne concrète-t-il point l’abstraction forcée de notre titre ? N’est-ce pas en termes sibyllins plutôt encore que lapidaires, le seul mot à dire en ce sujet terrible, au risque d’être nous aussi maudit, ô gloire, avec ceux-ci ?57 ».

C’est ici que se ferme la ronde : Verlaine qui admirait tant ce sonnet de Mallarmé58, recevra en hommage de son ami son propre Tombeau. Mais auparavant, lui-même va emprunter les vers composés par Mallarmé en l’honneur de Poe pour parler de Baudelaire. À propos du « Satanisme » de Maurice Rollinat, qui n’est que « le haut et douloureux spiritualisme, l’exquisément amère sensualité », Verlaine dit de ce poète, continuateur de Baudelaire, qu’il a su « créer dans le ciel de l’art un frisson nouveau ». Et Verlaine de souligner que la « résurrection » du vers français est passé inaperçue du « gros public » :

Cette hydre, la foule, en voulait après la mort, à Celui qu’elle avait ouï :
Donner un sens trop pur aux mots de la tribu,
comme dit magnifiquement Stéphane Mallarmé parlant d’Edgar Poe

C’est donc le genre de l’hommage posthume qui très naturellement réunit pour l’éternité les noms des trois poètes et critiques français à celui du poète américain qu’ils ont tant admiré.

Notes de bas de page numériques

1 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 65 ; Edgar Allan Poe, Essays and Reviews, New-York, Viking Press, 1984, p. 690.

2 Edgar Allan Poe, Les poèmes d’Edgar Poe, traduction en prose de Stéphane Mallarmé avec portrait et illustrations par Edouard Manet, Paris, Léon Vanier, 1889, p. 139-140.

3 « L’Exposition universelle de 1855 » in Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 596. La phrase provient des « Souvenirs de M. Auguste Bedloe » (Edgar Allan Poe, Œuvres complètes traduites par Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 226).

4 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 568.

5 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 597.

6 Edgar Allan Poe, Essays and Reviews, New-York, Viking Press, 1984, p. 1384.

7 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 690.

8 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 388-392.

9 « It will be in vain to follow; for I shall learn no more of him », Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 392.

10 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 740.

11 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » : « quelques pages où Edgar Poe se trouve traduit avec une âpre et simple majesté ».

12 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 168-169.

13 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 599.

14 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 93.

15 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, New-York, Viking Press, 1984, p. 237.

16 Edgar Allan Poe, Essays and Reviews, New-York, Viking Press, 1984, p. 1459-60.

17 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 156-157.

18 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 145.

19 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 161.

20 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 157.

21 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 63.

22 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 35.

23 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 493-494.

24 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 145.

25 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 1621.

26 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 23.

27 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 35.

28 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.

29 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 145.

30 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 144.

31 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 406.

32 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003.

33 Stéphane Mallarmé, « Sur la philosophie dans la poésie », Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 659.

34 « It by no means follows, however, that the incitements of Passion […], may not be introduced into a poem, and with advantage […] », Edgar Allan Poe, Essays and Reviews, New-York, Viking Press, 1984, p. 78.

35 « Le vers libre et les poètes » Œuvres complètes II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 711.

36  Lettre à Edmond Lepelletier du 16 mai 1873, in Paul Verlaine, Correspondance générale, Paris, Fayard, 2005, T. I (1857-1885), p. 314.

37 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 626.

38 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 732.

39 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 522-523.

40 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 307.

41 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 877.

42 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 948.

43 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 297.

44 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 305.

45 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 949.

46 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 949. 

47 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1101.

48 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 812.

49 Dans « Sur la littérature et la poésie contemporaine », ibid., p. 938.

50 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » p. 291.

51 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1098.

52 Charles Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 320.

53 cf. infra : la liste citée des grands poètes où figure Homère.

54 Edgar Allan Poe, Essays and Reviews, New-York, Viking Press, 1984, p. 72.

55 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 79.

56 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 788.

57 Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 665.

58 Il le choisit, par exemple, pour le réciter pendant sa première conférence à la Haye. Voir Paul Verlaine, Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 885.

Pour citer cet article

Elina Absalyamova, « POEtiques de Baudelaire, Mallarmé et Verlaine : Poe dans la critique littéraire des poètes français », paru dans Loxias, 68., mis en ligne le 09 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9368.

Auteurs

Elina Absalyamova

Maître de conférences en langue et littérature française, université Paris 13, membre du laboratoire Pleiade. Elle a soutenu en 2012 une thèse : Paul Verlaine critique littéraire : aspects biographique, esthétique et discursif. Elle mène des recherches sur la littérature et la critique littéraire françaises du XIXe siècle, l’aspect interculturel de l’intermédialité : mises en musique de la poésie, adaptation des œuvres littéraires en film et en B.D. Elle a publié en 2014 « A Comic Poe in French : Reflecting Poe’sSmile » in The Edgar Allan Poe Review, vol. 15, n° 1. Elle a codirigé avec Valérie Stiernon : Les voix du lecteur dans la presse française au XIXe siècle, PULIM, 2018.