Loxias | 68. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres | I. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres 

Nathalie Gibert-Joly  : 

Quand le fantôme d’Edgar Poe plane sur l’œuvre de Jean Bruller-Vercors : résonances artistiques, frontières génériques

When the phantom of Edgar Poe planes on Jean Bruller-Vercors’s work: artistic resonances, transgeneric borders

Résumé

Admirateur d'Edgar Poe, le dessinateur-graveur Jean Bruller orna de trois eaux-fortes Le Corbeau en 1929, et illustra en 1942 trois autres poèmes en prose Silence, Ombre et L’île de la fée. Quand Jean Bruller devint l'écrivain Vercors à partir de l’Occupation, il joua dès lors le rôle d’intellectuel engagé dont ses ouvrages se font l’écho. Mais en 1977, il s’abandonna au « simple plaisir d’écrire » à la manière de celui qui fut l’un de ses modèles, dans ses récits de fantômes, Les Chevaux du Temps. Poe fut donc une figure tutélaire qui l’accompagna dans sa double carrière. Au-delà des inspirations biographiques et thématiques, les deux auteurs se rejoignent dans leurs choix génériques : ils excellèrent tous deux comme nouvellistes, et si le premier s'adonna avec brio au poème en prose, germination de l'éclatement des genres par son caractère intrinsèquement hybride, le second versa dans la prose poétique, notamment dans Les Chevaux du temps. Ces rapprochements invitent à s'interroger : comment l’illustrateur Jean Bruller concevait et appliquait la transposition d'un type narratif au dessin ? quelles permanences et quels glissements génériques se sont opérés d'Edgar Poe à Jean Bruller-Vercors, faisant émerger une image plus insolite, car plus entière, de Jean Bruller-Vercors, par-delà le mythe figé de l'écrivain de la Résistance.

Abstract

Admirer of Edgar Poe, the draftsman-engraver Jean Bruller decorated The Raven in 1929 with three etchings, and illustrated in 1942 three other prose poems Silence, Shadow and The Island of the fay. When Jean Bruller became the writer Vercors starting from the Occupation, he played the role of committed intellectual whose works are echoed. But in 1977, he abandoned himself to the "simple pleasure of writing" in the manner of one who was one of his models, in his stories of ghosts: Les chevaux du temps. Poe was therefore a tutelary figure who accompanied him in his double career. Beyond the biographical and thematic inspirations, the two authors come together in their generic choices: they both excel as short stories writers, and if the prose poem, germination of the bursting of genres by its character intrinsically hybrid, has been brilliantly honoured by Poe, Bruller-Vercors, on his part, drifted himself into poetic prose, especially in Les chevaux du temps. These parallels invite us to wonder: how did the illustrator Jean Bruller conceive and apply the transposition of a narrative type to drawing? what permanences and what generic shifts have occurred from Edgar Poe to Jean Bruller-Vercors, giving rise to a more unusual image, because more complete, of Jean Bruller-Vercors, beyond the frozen myth of the writer of the Resistance.

Index

Mots-clés : Edgar Poe , gravure, illustration, Jean Bruller-Vercors, nouvelle

Plan

Texte intégral

Vercors a été figé dans le mythe de l’écrivain de la Résistance et de l’intellectuel engagé par l’incontournable Silence de la mer diffusé clandestinement sous l’Occupation grâce aux Editions de Minuit, maison d’édition qu’il avait créée avec son ami Pierre de Lescure. Pour restituer de lui une image plus juste, il convient de rappeler qu’il fut dessinateur-graveur dans l’entre-deux guerres sous son vrai patronyme Jean Bruller ; puis à partir de 1942 définitivement écrivain sous son nom de plume Vercors, jusqu’à sa mort survenue en 1991.

Grand lecteur, Jean Bruller-Vercors dessina puis écrivit en puisant son inspiration dans sa culture classique héritée d’une mère institutrice et d’un père qui avait pendant plusieurs années dirigé une petite maison d’édition.

De cette culture émerge notamment la figure d’Edgar Poe qui tient une place particulière dans la vie et la carrière aussi bien de Jean Bruller illustrateur que du nouvelliste Vercors.

Les trois eaux-fortes pour l’illustration du poème Le Corbeau1, eurent un tirage limité à 40 exemplaires, mais ce premier contact avec l’écrivain américain était sentimentalement essentiel pour Jean Bruller, puisque celui-ci édita les exemplaires symboliquement le jour de son anniversaire, le 26 février 1929. Cette œuvre à forte tonalité autobiographique entrait en résonance avec l’univers sombre de Poe au moment où l’illustrateur traversait une crise existentielle.

1942 se révèle une année-tampon entre les deux carrières. Au moment même où il s’occupait de l’impression, puis de la diffusion clandestine de son Silence de la mer, premier volume des Éditions de Minuit, Jean Bruller travailla jusqu’en avril 1942 aux illustrations de trois poèmes en prose de Poe : Silence Ombre et L’Île de la Fée ; puis d’avril à décembre à l’illustration de The Rime of the Ancient Mariner de Coleridge. Tous seront édités confidentiellement pour de riches bibliophiles, afin de ne pas déroger à la règle qu’il s’était donnée de faire obstinément et publiquement silence sous le joug du nazisme et du régime de Vichy et de passer par le combat littéraire clandestin.

L’influence de Poe resurgit bien plus tard avec Les Chevaux du Temps2 en 1977. Vercors qui a toujours dessiné, puis écrit pour dire, s’y abandonne délicieusement au « simple plaisir d’écrire » des histoires de fantômes à la manière de Gérard de Nerval et d’Edgar Poe, explique-t-il dans la préface.

Ainsi, de l’illustration du Corbeau en 1929 à l’invention de récits fantastiques en 1977, Poe a-t-il été une figure tutélaire dans la double carrière de Jean Bruller-Vercors, tant pour les aspects thématiques et biographiques que pour les choix génériques.

L’influence d’Edgar Poe sur l’œuvre graphique de Jean Bruller

Illustrer un texte d’auteur, ce n’était pas pour Jean Bruller dupliquer servilement l’écriture par le dessin. Voici comment il conçoit et applique la transposition de la narration au dessin :

D’une manière générale, j’ai toujours professé que l’illustration d’un ouvrage de fiction n’a d’intérêt que pour autant qu’elle nous éclaire sur les prolongements que l’œuvre a provoqués dans l’imagination de l’illustrateur. Si l’artiste ne l’enrichit pas d’éléments nouveaux, à quoi bon ? L'illustration servile est sans profit pour le lecteur, qu’elle gênera au contraire dans sa propre imagination. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas encore, malgré mainte sollicitation, pu me résoudre à illustrer une de mes propres œuvres 3.

Les illustrations des poèmes en prose de Poe sont, si nous reprenons la terminologie de Gérard Genette4, des transémiotisations hypertextuelles qui se veulent davantage que des calques serviles, c’est-à-dire selon Jean Bruller superfétatoires, de leurs hypotextes. Bruller orne le poème en prose Silence de Poe de deux gravures formant un parfait diptyque. Dans la première illustration, un Démon observe un homme, sur son rocher surplombant une rivière agitée, visiblement tourmenté par le grouillement convulsif de la nature. Ce qui ressort dans ce dessin, c’est le trait, la griffe sur la plaque de cuivre, les zébrures en diagonale de la pluie qui s’abat sur d’inquiétants hippopotames, gueules ouvertes, et d’autres formes difficiles à identifier. Quant au corbeau, non évoqué dans ce conte, il se présente comme une réminiscence de l’illustration de 1929 du poème Le Corbeau. L’observateur sur son rocher a l’attitude emblématique du poète romantique face à la nature déchaînée. Ce dessin s’inspire notamment des peintures de Victor Hugo représentant le poète en exil dans la posture de l’éclaireur, son regard tourné vers la France muselée de Napoléon III. Cette remarque n’a rien de spéculatif. Celui qui naquit cent ans jour pour jour après Hugo ne cacha jamais son admiration pour le mage romantique. Ces illustrations font écho à la Seconde Guerre mondiale, avec son cortège de violence et de désolation. Comme les rappels, les implications historiques sont patentes. En 1942, le choix de ces trois œuvres de Poe sert de prétexte à Bruller pour peindre l’enfer de l’Occupation.

Dans la seconde gravure, le Démon frappe le paysage de la malédiction du silence : plus de mouvements, plus de bruits. Le graveur a utilisé la même technique de zébrures parallèles, mais beaucoup plus atténuées, car le contraste entre la lumière et le noir est moins fort. Il a représenté le même paysage, le même personnage sur son rocher, mais tout est devenu calme, d’un silence énigmatique et ambigu. Est-ce la transcription du silence que s’imposa Jean Bruller entre 1939 et 1941 avant de passer à la Résistance littéraire ? Ou de celui qui oppressait les écrivains sous l’Occupation ? Notre interprétation s’arrête ici à la porte de l’imaginaire de l’auteur.

L’Ombre de Poe met en scène un narrateur qui festoie avec six autres convives aux côtés d’un mort, foudroyé par les ravages de la Peste. Surgit une Ombre issue du royaume de l’Enfer. L’illustrateur propose là encore deux gravures en diptyque. Le ton prophétique du conte s’aiguise dans la seconde gravure, magistrale, sous-tendue par le Fléau – la Peste –, symbole de la guerre. La silhouette ébauchée schématise une forme humaine dont la représentation fait immanquablement penser à Rembrandt, un peintre que Jean Bruller admirait, et dans le prolongement de cette réflexion, à Shakespeare. Jean Bruller choisit en effet aussi l’année 1942 pour affronter un projet artistique qu’il portait depuis les années 20, celui de l’illustration de Hamlet. Mais parce que le dessinateur n’aura pas été encore assez mûr pour « tuer Bruller-le-Vieux », que son nouveau rôle à la Libération mettra en sommeil ses illustrations, qu’en 1953 l’incendie de sa demeure anéantira celles-ci, le projet n’aboutit qu’en 1965. Il incluait également une traduction du drame shakespearien. L’ensemble s’inspire largement de Rembrandt dont les premiers échos se retrouvent dans cette illustration du conte de Poe, qui évoque l’apparition du père de Hamlet assassiné.

Plus généralement, si nous observons l’ensemble de la première carrière de Jean Bruller, nous constatons que ce dernier n’a pas choisi au hasard d’illustrer l’auteur américain. Il opte pour l’univers onirique de Poe parce que celui-ci répondait à ses propres thématiques.

L’amour par-delà la mort traverse autant Le Corbeau que les sept récits des Chevaux du Temps. Les scènes angoissantes des Chevaux du Temps comme celles des poèmes en prose Silence, Ombre et L’Île de la fée se déroulent dans un paysage nocturne, avec une atmosphère pesante et funèbre, à la limite de la réalité, comme le fut d’ailleurs une partie de la grande œuvre graphique de Bruller-Vercors, La Danse des vivants, dont l’un des chapitres s’intitule « L’Homme et ses fantômes ».

Les trois contes poétiques de Poe sont marqués par la prédominance d’un univers marin et terriblement silencieux. Or, cela nous offre l’occasion de pénétrer le passé enfoui de Jean Bruller, dans le sillage des Silences de Vercors5. Alain Riffaud retrace l’histoire des « constellations de silences » et des cimetières marins hantés par les prestigieuses figures d’outre-tombe de Poe, mais aussi de Valéry, Hugo et Chateaubriand, qui éclairent le parcours de Jean Bruller-Vercors. L’album Silences a un titre hautement significatif puisque Jean Bruller va définitivement disparaître après cette dernière publication. Il est dépouillé de textes alors que tous ses autres albums en étaient ornés. Publié en 1938, il semble déjà préfigurer la censure qui, sous l’Occupation allemande, musellera les artistes. N’oublions pas non plus que Jean Bruller laissera la place à Vercors avec une nouvelle au titre métaphorique qui s’éclaire de lui-même : Le Silence de la mer, récit qui brave les interdictions éditoriales.

Ainsi les résonances thématiques et biographiques témoignent de la convergence des imaginaires de Poe et de Jean Bruller. Les hypertextes graphiques sont les produits de la symbiose que le dessinateur entretenait avec l’inspiration de l’auteur des hypotextes poétiques.

L’influence d’Edgar Poe sur l’écrivain Vercors

Au-delà des inspirations biographiques et thématiques, les deux auteurs se rejoignent également dans leurs choix génériques. Ils excellèrent en effet dans la maîtrise du genre concis et bref de la nouvelle, une concision ciselée qui déborde par ailleurs la nouvelle pour s’exercer dans d’autres genres pratiqués par les deux hommes : dans le cas de Jean Bruller l’exercice du dessin ; dans le cas de Poe celui du poème en prose. Produit hybride, issu de l’éclatement des genres, le poème en prose se distingue de la prose poétique par sa légèreté et sa gratuité. Aussi Paul Valéry6, à la suite de Malherbe et de Racan, l’assimile-t-il à la danse, et la prose poétique à la marche.

En 1942, Jean Bruller gravait les affres de l’Histoire dans ses illustrations de Silence, Ombre et L’Île de la fée, tentant de trouver un refuge salvateur dans un univers imaginaire, fût-ce momentanément. Il réitère l’expérience en 1977, avec Les Chevaux du Temps. Le rationaliste Vercors, qui fondait son éthique sur le matérialisme scientifique, l’intellectuel dont l’engagement n’avait pas failli depuis la guerre et était admiré de ses pairs, s’égara alors, à la suite d’Edgar Poe, dans des histoires de fantômes.

En effet, dans les années 70, comme beaucoup d’intellectuels de gauche, Vercors se sentait désemparé, ainsi que l’atteste sa correspondance. Les désillusions répétées dues à l’échec de l’avènement d’un socialisme à visage humain exacerbaient son découragement. Son compagnonnage de route plus ou moins houleux avec le P.C.F. jusqu’à son éloignement autour des années 1957-1958, les déceptions chinoises et indochinoises, l’« affaire Soljenitsyne », l’incitèrent dès la fin des années 60 à se réfugier « dans l’intemporel, autrement dit le romanesque afin de poser humblement quelques briques modestes sur la muraille immense de la construction humaine7 ». C’est ce qu’il déclare à Givet et Finbert, deux correspondants qui l’avaient sollicité pour prendre position dans le conflit du Proche-Orient. Avec Les Chevaux du Temps, Vercors, rompant avec sa veine habituelle, préfère s’évader dans un ailleurs fantastique.

Or, contrairement aux apparences, ce choix n’entre pas en contradiction avec ses œuvres antérieures. Bien plus, nous pénétrons au cœur de l’art complet de l’artiste. La substance de l’art de Vercors tiendrait, selon plusieurs de ses correspondants, à son mélange de réalisme minutieux et de mystère envoûtant. Ce savant dosage d’éléments apparemment inconciliables que le conteur réussit à maintenir en équilibre, hisse sa prose concise à la hauteur de la poésie. Une poésie encore prégnante dans Les Chevaux du Temps, en marge, dit-il, de la voie qu’il s’est assignée. Le compte-rendu que Ernest Kahane, en lecteur assidu, ne manquait jamais de réaliser pour le bulletin de L’Union Rationaliste, rend hommage à la veine poétique caractéristique de son ami : « Vercors agit en poète dans ce roman, et cela n’est pas pour surprendre ceux qui, il y a près d’un demi-siècle, discernaient avec ravissement de la poésie jusque dans les légendes de ses dessins des Relevés Trimestriels8 ».

Cette poésie, inhérente à Jean Bruller-Vercors, résume sa double carrière, elle relie en une continuité ses deux moyens d’expression artistiques plutôt qu’elle ne les oppose. Il y a du Jean Bruller dans Vercors malgré l’abandon du dessin, tout comme il y avait déjà du Vercors en Jean Bruller. Le style de l’artiste ne fut pas modifié par la substitution du pseudonyme au patronyme, seul le moyen d’expression changea. Le talent se maintint d’œuvre en œuvre. Et sa poésie, formée de ce qui paraît être au premier abord l’assemblage d’éléments contradictoires ; une poésie qui subsume ses choix génériques et dépasse les intentions de l’intellectuel engagé et du moraliste pour retenir avant tout l’artiste, est ce qui le rapproche définitivement de Poe.

La continuité manifeste entre Jean Bruller et Vercors a été développée tout particulièrement par Roger Martin du Gard. En 1938, avant que Jean Bruller ne devienne Vercors, Martin du Gard le classa lucidement parmi les auteurs de nouvelles : « Si vous perdiez la vue, ou la main, vous dicteriez des nouvelles, et votre œuvre se continuerait…9». Sa prédiction se réalisa, son œuvre scripturale s’épanouit effectivement dans ce genre si prisé par Edgar Poe. Toujours aussi sagace en 1945, Roger Martin du Gard perçut cette continuité d’inspiration dans la nouvelle Le Songe10 (1943) :

Votre Songe a, pour moi, un intérêt accessoire, mais important. Il me prouve enfin qu’on ne s’est pas fichu de moi, et qu’il est bien vrai que Jean Bruller et Vercors soient le même homme. Pour la première fois, je puis établir un lien direct entre votre œuvre littéraire et vos dessins. Enfin, je peux apercevoir une inspiration commune ! Car les saisissantes évocations du Songe ont la force et la grandeur définitives de vos personnages d’albums11.

Or Le Songe s’inspire de visions hallucinées des poèmes en prose de Poe. Emprisonné dans son cauchemar au temps circulaire et infini, le narrateur est oppressé par un paysage effrayant. Les hommes y ressemblent à des fantômes errants aux membres tordus par la souffrance. Entouré de ces ombres déshumanisées, le personnage principal ne tardera pas à découvrir la clé d’un songe angoissant : les camps de la mort dont le fils de l’écrivain Jacques Chardonne révéla à Vercors l’existence. Les focalisations sur les condamnés enfermés dans l’un de ces camps sont autant d’instantanés aux notations visuelles minutieuses.

Roger Martin du Gard sut ainsi observer avant-guerre les potentialités génériques voisines de la nouvelle qui traversent les dessins de Jean Bruller, et apprécia en 1945 les passerelles artistiques en germe dans Le Songe.

Cette poésie de l’horrible et de l’hallucination trouve son prolongement dans Les Armes de la Nuit12 (1946) qui véhiculent les images obsédantes de Pierre Cange, mort-vivant revenu à la Libération dans sa Bretagne natale bordée par la mer, longtemps silencieux, malgré l’amour de sa fiancée, sur la vie cauchemardesque des camps d’extermination. L’indicible aveu est mis en scène dans une terrible nuit d’orage, en un tableau fantastique. Cette danse macabre, à l’image de la prose poétique de Poe traduite par Baudelaire, aide à nommer les contours d’une réalité vertigineuse.

Ensuite l’univers hallucinatoire de Poe s’éloigne davantage de celui de Vercors de la fin des années 40 jusqu’aux Chevaux du Temps en 1977, avec néanmoins quelques réminiscences, plus anecdotiques il est vrai, d’Edgar Poe dans certaines autres œuvres : l’homme de Sillages13 (1972) qui lutte dans le silence de la mer, ou le « nevermore » du narrateur Richwick devant la prise de conscience de Sylva, personnage éponyme d’un conte philosophique de 196114, face à la mort d’un être cher. Remarquons à ce sujet que ce lien intertextuel entre Poe et Vercors apparaîtra de nouveau explicitement avec la même citation, ce « nevermore » du poème Le Corbeau, dans l’un des récits des Chevaux du Temps.

Vercors joua de la transgression des limites génériques. Les Chevaux du Temps est un ouvrage explicitement estampillé « roman » en page de garde, désigné comme un « roman fantastique » par Vercors dans le préambule. Pourtant, les sept chapitres sont gérés en autarcie, comme s’il s’agissait de nouvelles conduites par des personnages d’un récit-cadre chargés à tour de rôle de raconter une histoire, à la manière du Decameron de Boccace. Dans le sillage de conteurs d’une longue lignée littéraire, ce nouvel Heptaméron, non celui de Marguerite de Navarre mais celui de Vercors, se révèle une prose poétique fort proche des trois poèmes en prose de Poe que Jean Bruller avait illustrés en 1942.

Edgar Poe eut donc une réelle influence tant sur l’univers brullerien que l’univers vercorien. Il marqua l’art du graveur comme celui de l’écrivain, d’une triple empreinte : intertextuelle, architextuelle et hypertextuelle. Nous pouvons ainsi dire que l’œuvre de Poe fut un héritage littéraire fécond, puisqu’il dynamisa l’activité créatrice de Jean Bruller-Vercors.

Notes de bas de page numériques

1 Cf. Alain Riffaud, Les Silences de Vercors, Le Mans, Création & Recherche, 2002. Cet ouvrage contient une introduction d’Alain Riffaud, accompagnée des 3 eaux-fortes que Jean Bruller réalisa en 1929 pour Le Corbeau d’Edgar Poe ; l’album Silences (1938) ; les poèmes en prose d’Edgar Poe Silence, Ombre et L’Ile de la fée, traduction de Charles Baudelaire, avec 9 dessins de Jean Bruller ; The Rime of the Ancient Mariner de Coleridge illustré de 7 dessins de Jean Bruller.

2 Vercors, Les Chevaux du Temps, Paris, Tchou, 1977, p. 8.

3 Phrase de Vercors citée dans l’ouvrage de Viviane Ezratty & Françoise Lévêque, A propos de Patapoufs et Filifers, Paris, Bibliothèque L’Heure joyeuse, 1999, p. 17.

4 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1992.

5 Alain Riffaud, Les Silences de Vercors, Le Mans, Création & Recherche, 2002.

6 Paul Valéry, « Propos sur la poésie », Variété, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.

7 Lettre de Vercors à Elian J. Finbert, [1974 ?].

8 Il s’agit de son album La Danse des vivants, publié sous forme de Relevés Trimestriels entre 1932 et 1938, réédité par Création & Recherche, Le Mans, 2000.

9 Lettre de Roger Martin du Gard à Vercors, 27 juin 1938.

10 In Vercors, Le Silence de la mer et autres œuvres, Paris, Omnibus, 2002.

11 Lettre de Roger Martin du Gard à Vercors, 15 octobre 1945.

12 Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, Le Seuil, 1997.

13 In Vercors, Le Silence de la mer et autres œuvres, Paris, Omnibus, 2002.

14 Vercors, Sylva, Paris, Grasset, 1961.

Pour citer cet article

Nathalie Gibert-Joly, « Quand le fantôme d’Edgar Poe plane sur l’œuvre de Jean Bruller-Vercors : résonances artistiques, frontières génériques », paru dans Loxias, 68., mis en ligne le 08 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9340.

Auteurs

Nathalie Gibert-Joly

Agrégée de Lettres, a soutenu à l’Université du Maine en 2011 une thèse consacrée à l’édition électronique de la correspondance de Jean Bruller-Vercors. Elle a créé un site consacré à Vercors : Vercors, un écrivain au-delà du silence. Parmi ses publications récentes : « Jean-Bruller-Vercors : entre silences épistolaires et contraintes génériques » dans N. Biagioli et M. Kaplan (éds.) Le travail du genre à travers les échanges épistolaires des écrivains (Thyrse n° 8, l’Harmattan, 2015), et « La fiction chez Vercors : un espace entre histoire naturelle et philosophie » dans A. Romestaing et A. Schaffner (éds), Histoires naturelles des animaux XXe-XXIe siècles (Presses Sorbonne nouvelle, 2016).