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Sylvie Ballestra-Puech  : 

La question du hasard dans Zadig, Candide et L’Ingénu

Résumé

Au XVIIIe siècle l’idée de hasard fait l’objet d’un rejet unanime : incompatible avec l’idée de Providence comme avec celle de lois de la nature, elle apparaît comme un scandale aussi bien pour la raison que pour la foi. Voltaire ne fait pas exception à la règle mais le recours à la fiction soumet, dans ses récits philosophiques, l’exclusion théorique du hasard à une relativisation ironique : nié dans le discours, le hasard triomphe dans la narration. La fiction s’y révèle ainsi comme l’antidote le plus efficace au didactisme, confrontant le lecteur à des questions laissées sans réponse.

Index

Mots-clés : Candide , conte philosophique, fiction, L’Ingénu, roman, Voltaire, Zadig

Géographique : France

Chronologique : XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

« Il n’y a point de hasard : tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance », telle est la leçon délivrée par l’ange Jesrad dans « L’ermite », avant-dernier chapitre de Zadig. Pourtant, quelques lignes plus loin, le chapitre conclusif, « Les énigmes », s’ouvre sur cette phrase : « Zadig, hors de lui-même et comme un homme auprès de qui est tombé le tonnerre, marchait au hasard1 ». Cet enchaînement est remarquable à plusieurs titres : en tant qu’indice de la relativisation à laquelle le discours de Jesrad est soumis par l’ironie voltairienne, le didactisme apparent cédant explicitement la place à l’énigmatique, mais aussi en tant qu’emblème d’un possible antagonisme entre une exclusion théorique du hasard, largement partagée par les écrivains des Lumières – pour des raisons qui tiennent au contexte épistémologique de l’époque, on le verra –, et une expérience à la fois existentielle et littéraire de la contingence. D’une part, en effet, l’exclusion a priori du hasard enferme la conscience humaine dans le dilemme dont Leibniz a repris la formulation traditionnelle : « Si Deus est, unde malum ? si non est, unde bonum ?2 [Si Dieu est, d’où vient le mal ? S’il n’est pas, d’où vient le bien ?] ». Zadig, Candide, L’Ingénu ne cessent de poser à nouveaux frais ces deux questions tout en affirmant de plus en plus explicitement qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme d’y répondre, du moins dès que ce mal et ce bien ne peuvent pas être considérés comme une conséquence de l’action humaine, le tremblement de terre de Lisbonne ayant une valeur paradigmatique à cet égard. D’autre part, la fiction narrative ne saurait renoncer au hasard sans tomber dans une représentation caricaturale de la nécessité qu’illustrent les commentaires de Pangloss. Le refus du hasard pourrait avoir quelque rapport avec la défiance affichée envers le roman, ce « tissu d’événements chimériques et frivoles3 », qui rendrait nécessaire, selon Diderot, qu’on trouvât un autre nom pour désigner les romans de Richardson. Croire à l’existence du hasard et céder à l’illusion romanesque apparaissent comme deux postures incompatibles avec le rationalisme des Lumières mais dont la séduction hante pourtant les fictions qu’il produit. Zadig, Candide et L’Ingénu permettent de suivre la tension entre ce refus et cette attirance dans l’évolution philosophique de Voltaire mais aussi dans celle de son rapport au roman, les enjeux métaphysiques et narratologiques du hasard s’y révélant indissolublement liés.

Le hasard : insupportable défi à la foi et à la raison

Comme le souligne le titre du livre de Thomas M. Cavanagh, Enlightenment and the Shadows of Chance4, la notion de hasard, en ce qu’elle implique une zone d’ombre inaccessible à la connaissance, constitue pour les Lumières un défi que Voltaire n’a cessé d’affronter dans tous les genres qu’il a pratiqués. La comparaison de Zadig, Candide et L’Ingénu met en évidence la permanence de la question sans qu’aucun consensus critique ne se soit dégagé sur les parts respectives de la constance et de l’évolution dans les réponses apportées. Jacques Van den Heuvel en dégageait une trajectoire faisant succéder à un moment leibnizien5, dans Zadig, « la tentation du désespoir », dans Candide, pour aboutir à un « roman de la réconciliation » avec L’Ingénu. Mais pour obtenir une ligne aussi nette, le critique était obligé de laisser dans l’ombre ce que le narrateur, dans le premier comme dans le dernier récit, oppose au discours explicite des personnages : la célébration de la Providence par l’ange Jesrad s’achève sur un « Mais… » de Zadig resté sans réponse tandis la devise de Gordon6 : « Malheur est bon à quelque chose » se voit opposer par le narrateur sa négation : « Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire : malheur n’est bon à rien !7 ». Force est donc de constater le maintien d’une tension entre discours et récit qu’il faut sans doute envisager selon une perspective plus dialogique, dans l’acception que Bakhtine a donné à ce terme : si le hasard n’a pas droit de cité dans le discours dominant pour des raisons à la fois métaphysiques et épistémologiques, il n’en disparaît pas pour autant de la pensée humaine lorsque celle-ci est confrontée à ce que Clément Rosset appellera « l’idiotie » du réel8, c’est-à-dire, dans l’acception étymologique du terme, la singularité d’une expérience réfractaire à toute modélisation généralisante. Les trois récits de Voltaire mettent en scène cette confrontation avec une grande efficacité.

Le hasard incompatible avec l’idée d’un dieu créateur

Il ne fait guère de doute que Zadig puisse être considéré comme un porte-parole de Voltaire lorsqu’il se fait le chantre d’un dieu créateur, qu’il opère la conversion de Sétoc9 ou qu’il évite que sa table soit « ensanglantée » par l’intolérance religieuse en restaurant l’accord entre les convives sur l’existence d’« un Être supérieur, de qui la forme et la matière dépendent10 ». Or cette existence exclut celle du hasard, comme Voltaire ne cesse de le répéter, par exemple toutes les fois qu’il s’en prend à Lucrèce11, ou aux contemporains qu’il affuble de son masque12. Pour n’en donner ici qu’un exemple, Les Lettres de Memmius à Cicéron, publiées en 1771, réitèrent l’exclusion du hasard en des termes très proches de ceux employés par l’ange Jesrad dans Zadig :

Le hasard n’est rien ; il n’est point de hasard. Nous avons nommé ainsi l’effet que nous voyons d’une cause que nous ne voyons pas. Point d’effet sans cause ; point d’existence sans raison d’exister : c’est là le premier principe de tous les vrais philosophes.
Comment Épicure, et ensuite Lucrèce, ont-ils le front de nous dire que des atomes s’étant fortuitement accrochés ont produit d’abord des animaux, les uns sans bouche, les autres sans viscères, ceux-ci privés de pieds, ceux-là de tête, et qu’enfin le même hasard a fait naître des animaux accomplis ?13

Refus du hasard et foi en un dieu créateur vont de pair pour Voltaire comme pour Newton, qu’il admire et dont Madame du Châtelet a traduit l’ouvrage majeur. On trouve dans celui-ci un vibrant plaidoyer en faveur de la Providence divine :

Cet admirable arrangement du Soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l’ouvrage d’un être tout-puissant et intelligent. Et si chaque étoile fixe est le centre d’un système semblable au nôtre, il est certain, que tout portant l’empreinte d’un même dessein, tout doit être soumis à un seul et même Être : car la lumière que le Soleil et les étoiles fixes se renvoient mutuellement est de même nature. De plus, on voit que celui qui a arrangé cet Univers, a mis les étoiles fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité14.

C’est notamment à Newton que Voltaire est redevable de son finalisme et de la conviction que celui-ci est parfaitement rationnel, conviction largement partagée par nombre de ses contemporains et bien résumée dans l’article « Providence » de l’Encyclopédie : « les seules lumières de la raison suffisent pour nous faire comprendre que le Créateur de ce chef-d’œuvre qu’on ne peut assez admirer, n’a pu l’abandonner au hasard15 ».

Le hasard exclu par les lois de la nature

Dans le sillage de Newton, la science des lumières exclut le hasard et affirme l’existence de « lois de la nature16 ». Ceux qui récusent l’existence d’un dieu créateur sont ainsi renvoyés à un déterminisme absolu, ce que Newton appelle « le destin et la nature » :

nous avons encore beaucoup moins d’idées de la substance de Dieu. Nous le connaissons seulement par ses propriétés et ses attributs, par la structure très sage et très excellente des choses, et par leurs causes finales ; nous l’admirons à cause de ses perfections ; nous le révérons et nous l’adorons à cause de son empire ; nous l’adorons comme soumis, car un Dieu sans providence, sans empire et sans causes finales, n’est autre chose que le destin et la nature ; la nécessité métaphysique, qui est toujours et partout la même, ne peut produire aucune diversité ; la diversité qui règne en tout, quant au temps et aux lieux, ne peut venir que de la volonté et de la sagesse d’un Être qui existe nécessairement17.

Le hasard étant exclu, ne restent donc que deux possibilités : celle d’une providence divine et celle d’une nécessité aveugle, la seconde étant, selon Newton mais aussi selon Leibniz, son grand rival, incompatible avec la diversité de l’univers. Cet argument de la diversité est significativement repris par l’ange Jesrad, et constitue même sa dernière réponse aux objections de Zadig18. Pour faire coexister une « Providence générale » correspondant aux lois de la nature et une « Providence particulière », l’article « Providence » de l’Encyclopédie file la métaphore du dieu horloger, chère à Voltaire19 :

Si je conçois l’univers comme une machine, dont les ressorts sont engagés si dépendamment les uns des autres, qu’on ne peut retarder les uns sans retarder les autres ; et sans bouleverser tout l’univers : alors je ne concevrai d’autre providence que celle de l’ordre établi dans la création du monde, que j’appelle Providence générale. Mais j’ai bien une autre idée de la nature. Les hommes dans leurs ouvrages même les plus liés, ne laissent pas de les faire tels, qu’ils peuvent sans renverser l’ordre de leur machine, y changer bien des choses. Un horloger, par exemple, a beau engager les roues d’une montre, il est pourtant le maître d’avancer ou de reculer l’aiguille comme il lui plaît. Il peut faire sonner un réveil plus tôt ou plus tard, sans altérer les ressorts et sans déranger les roues ; ainsi vous voyez qu’il est le maître de son ouvrage, particulièrement sur ce qui regarde sa destination. Un réveil est fait pour indiquer les heures, et pour réveiller les gens dans un certain temps. C’est justement ce dont est maître celui qui a fait la montre. Voilà justement l’idée de la Providence générale et particulière. Ces ressorts, ces roues, ces balanciers, tout cela en mouvement font la Providence générale, qui ne change jamais et qui est inébranlable : ces dispositions du réveil et du cadran, dont les déterminations sont à la disposition de l’ouvrier, sans altérer ni ressort ni rouages, sont l’emblème de la Providence particulière20.

Si la « Providence générale » telle qu’elle est ici décrite n’est jamais remise en question dans Zadig, Candide et L’Ingénu, la « Providence particulière » soulève manifestement beaucoup plus de difficultés et c’est elle qui suscite l’interrogation explicite des protagonistes.

Le hasard comme nom de l’ignorance

Zadig est scandé, à partir du huitième chapitre, « La jalousie », par l’interrogation douloureuse du héros sur sa destinée, en accord avec le sous-titre de l’œuvre. La répétition avec variation de cette interrogation permet de mettre en valeur l’incompréhension du protagoniste confronté à un enchaînement de causes et d’effets dont la disproportion souligne l’absurdité :

« Tout m’a tourné jusqu’ici d’une façon bien étrange. J’ai été condamné à l’amende pour avoir vu passer une chienne ; j’ai pensé être empalé pour un griffon ; j’ai été envoyé au supplice parce que j’avais fait des vers à la louange du roi ; j’ai été sur le point d’être étranglé parce que la reine avait des rubans jaunes, et me voici esclave avec toi parce qu’un brutal a battu sa maîtresse21. »

« Quoi ! disait-il, quatre cents onces d’or pour avoir vu passer une chienne ! condamné à être décapité pour quatre mauvais vers à la louange du roi ! prêt à être étranglé parce que la reine avait des babouches de la couleur de mon bonnet ! réduit en esclavage pour avoir secouru une femme qu’on battait ; et sur le point d’être brûlé pour avoir sauvé la vie à toutes les jeunes veuves arabes22 ! »

Le même effet de répétition avec variation se retrouve dans la narration qui use de formulations très proches mais marque une gradation dans les termes employés, les plaintes contre le sort23 et le destin24 cédant la place à une contestation plus grave, comme le souligne la modalisation même de l’énoncé : « Il lui échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prospérer les chevaliers verts25 ». C’est à ce murmure et à cette tentation que répond, dans la succession des chapitres, la rencontre de l’ermite. Avant de délivrer sa leçon, celui-ci confronte Zadig à une succession d’enchaînements de causes et d’effets bien plus incompréhensibles et scandaleux encore que ceux dont il avait lui-même été victime avant de dissiper, du moins à l’en croire, cette impression fallacieuse par une double révélation, l’anaphore de l’impératif « apprenez26 » soulignant combien la réaction scandalisée du héros n’est imputable qu’à un manque de savoir, celui-là même qui reçoit le nom de hasard à la fin de son discours. À en croire l’ange Jesrad, rien ne saurait donc échapper à l’ordre providentiel et le hasard ne serait que le nom de l’ignorance humaine, comme l’affirme aussi l’article « Providence » de l’Encyclopédie :

Le hasard, dites-vous, cause aveugle, influe sur une quantité de choses, et les soustrait par conséquent à l’empire de la divinité. Mais qu’est-ce que le hasard ? Le hasard n’est rien ; c’est une fiction, une chimère qui n’a ni possibilité, ni existence. On attribue au hasard des effets dont on ne connaît pas les causes ; mais Dieu connaissant de la manière la plus distincte toutes les causes et tous les effets, tant existants que possibles, rien ne saurait être hasard par rapport à Dieu27.

Alors que Jesrad était envoyé à Zadig parce que celui-ci « étai[t] celui de tous les hommes qui méritait le plus d’être éclairé28 », le « derviche très fameux qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie » que Candide et ses compagnons vont consulter sur la cause finale de la création de l’homme – « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été créé ? » – ne se montre nullement désireux d’éclairer ses visiteurs et oppose à Pangloss une sèche fin de non recevoir : « De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? ». Jesrad ne daignait pas écouter la dernière objection de Zadig, « prena[n]t déjà son vol vers la dixième sphère » ; plus prosaïquement dans Candide, « le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez29 », le dernier des mots en question étant « l’harmonie préétablie ». De même que la rencontre avec le derviche semble offrir un écho ironique de celle avec l’ange Jesrad, le discours de ce dernier concernant l’inexistence du hasard, simple nom de l’ignorance humaine, trouve aussi un pendant comique dans l’une des deux seules occurrences du mot30 dans Candide, au début du récit du baron, laissé pour mort en Uruguay et retrouvé en vie sur une galère turque : « mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous m’avez vu aux galères, je vous dirai qu’après avoir été guéri de ma blessure pour le frère apothicaire du collège […] lorsque l’enchaînement des événements de cet univers vous a conduit dans notre galère […]31 ». Au hasard initial le récit du baron substitue bien une longue chaîne causale en terminant par le syntagme utilisé de manière récurrente par Pangloss jusqu’à la dernière page du récit : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles32 ». Si les éclaircissements apportés par Jesrad n’étaient déjà pas totalement convaincants, les démonstrations de Pangloss sont, elles, marquées au sceau du ridicule.

Dans L’Ingénu l’exclusion du hasard prononcée par Jesrad acquiert une exactitude littérale puisque le mot n’est tout simplement jamais employé dans le roman. La destinée semble, en revanche, y revenir en force et Gordon, chantre de la Providence33, se heurte à une objection plus directe et plus radicale que celles de Zadig : celle du Huron convaincu que « le diable s’est mêlé seul de [s]a destinée34 ». Mais pour le lecteur, ce diable a des visages et des noms bien identifiés qui sont autant d’incarnations de la persécution. La construction narrative de L’Ingénu permet donc une exclusion beaucoup plus efficace du hasard que celle proclamée dans le discours de Zadig ; elle y parvient d’autant mieux que, contrairement à celle de Candide, elle n’envisage le malheur qu’en tant que conséquence de l’abus de pouvoir et des préjugés.

Le hasard et le mal

Zadig, Candide et L’Ingénu affrontent tous trois ce qui est présenté dans l’article Providence comme « les difficultés les plus importantes qui ont exercé dans tous les âges les Païens, les Juifs et les Chrétiens ». Zadig demandait à Jesrad : « Mais quoi ! il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs ? Et les malheurs tombent sur les gens de bien !35 ». L’article de l’Encyclopédie fait entendre une interrogation similaire : « Les afflictions des gens de bien sont du moins incompatibles avec le gouvernement d’un Dieu sage et juste ? Les méchants d’un autre côté prospèrent et demeurent impunis36 ». L’auteur de l’article indique six « solutions » pour résoudre ce problème, en terminant par celle retenue notamment par la tradition chrétienne : « la vie future lèvera pleinement le scandale apparent, en dispensant des distributions supérieures aux maux présents ». Cette ultime réponse, Voltaire refuse, dans les trois récits, d’y recourir, ce qui laisse persister, dès Zadig, « le scandale apparent ».

Zadig : le scandale du mal au prisme du syncrétisme et de la parodie

Dans le chapitre « L’ermite », Voltaire se livre à la réécriture d’un apologue très ancien attesté dans les trois traditions monothéistes et répandu dans la littérature européenne depuis le Moyen Âge37 dont il a eu connaissance notamment par la version qu’en a donnée le poète irlandais Thomas Parnell (1679-1718), dont Alexander Pope avait édité un choix de poèmes en 1721. Or dans cette version chrétienne, les malheurs sont bien justifiés en tant qu’« épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance » mais dans la perspective du salut de l’âme. Pour n’en donner qu’un exemple particulièrement éloquent, la mise à mort de l’enfant y apparaît comme nécessaire pour faire disparaître l’obstacle au salut de son père qu’il était devenu :

Long had our pious friend in virtue trod,
But now the child half-wean’d his heart from God;
(Child of his age) for him he liv’d in pain,
And measur’d back his steps to earth again.
To what excesses had this dotage run!
But God, to save the father, took the son.
To all but thee, in fits he seem’d to go,
(And ‘twas my ministry to deal the blow).
The poor fond parent, humbled in the dust,
Now owns in tears the punishment was just
38.

Longtemps notre pieux ami avait marché sur le chemin de la vertu,
Mais voilà que l’enfant avait presque détourné son cœur de Dieu
(Un enfant de son âge) c’est pour lui qu’il se tourmentait
Et redescendait en arrière vers la terre.
Vers quels excès son petit l’aurait précipité !
Mais Dieu pour sauver le père lui prit son fils.
Pour tous, sauf pour toi, il est mort de convulsions
(et il m’incomba de lui porter ce coup)
Le pauvre père aimant, contrit, le cœur brisé,
Reconnaît à présent dans les larmes que la punition fut juste39.

La version de Voltaire renonce à cette perspective transcendante et semble ainsi répondre à l’une des questions posées par l’article de l’Encyclopédie : « Mais comment concilier, direz-vous, la Providence avec l’exclusion du dogme des peines et des récompenses d’une autre vie ? ». Cependant le discours de l’ange Jesrad ne peut dès lors que susciter les objections de Zadig qui ne reçoivent que des réponses spécieuses :

« […] apprenez que ce jeune homme dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné sa tante dans un ans, et vous dans deux. — Qui te l’a dit, barbare ? cria Zadig ; et quand tu aurais lu cet événement ans ton livre des destinées, t’est-il permis de noyer un enfant qui ne t’a point fait de mal ? »
[…] Les hommes, dit l’Ange Jesrad, jugent de tout sans rien connaître : tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d’être éclairé. » Zadig lui demanda la permission de parler. « Je me défie de moi-même, dit-il ; mais oserais-je te prier de m’éclaircir un doute ; ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l’avoir rendu vertueux, que de le noyer ? » Jesrad reprit : « Sil avait été vertueux, et s’il eût vécu, son destin était d’être assassiné lui-même avec la femme qu’il devait épouser, et le fils qui en devait naître »40.

La Providence ne sort pas indemne de cet échange où elle se trouve justifiée par une conception toute païenne du destin d’ailleurs explicitement convoquée par le motif du « livre des destinées ». Ce passage est surtout emblématique des conséquences de l’exclusion du hasard : le mal doit nécessairement s’inscrire dans un ordre providentiel. D’où la suite de l’échange entre Zadig et Jesrad :

— Mais quoi, dit Zadig, il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs ? et les malheurs tombent sur les gens de bien ! —Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien.

Jesrad formule déjà, en des termes à peine différents, la « devise » que choisira Gordon à la fin de L’Ingénu : « malheur est bon à quelque chose ».

Dans le conte oriental cependant, l’objection soulevée par Zadig trouve une autre réponse, inspirée par l’argument des indiscernables de Leibniz, ou du moins par la reformulation que Madame du Châtelet en avait donnée dans ses Institutions de physique, manuel destiné à son fils dans lequel elle tentait de concilier la physique de Newton et la métaphysique de Leibniz :

De ce grand axiome d’une raison suffisante, il en naît un autre que Monsieur de Leibniz appelle le principe des indiscernables : ce principe bannit de l’univers toute matière similaire, car s’il y avait deux parties de matière absolument similaires et semblables, en sorte qu’on pût mettre l’une à la place de l’autre sans qu’il arrivât le moindre changement (car c’est ce qu’on entend par entièrement semblable) il n’y aurait point de raison suffisante pourquoi l’une de ces particules serait placée dans la lune, par exemple, et l’autre sur la terre, puisqu’en les changeant et mettant celle qui est dans la lune sur la terre, et celle qui est sur la terre dans la lune, toutes choses demeureraient les mêmes. On est donc obligé de reconnaître que les moindres parties de matière sont discernables, ou que chacun est infiniment différente de toute autre et qu’elle ne pourrait être employée dans une autre place que celle qu’elle occupe sans déranger tout l’univers41.

Dans le discours de Jesrad, le principe des indiscernables sert à justifier la nécessaire imperfection du monde terrestre :

— Mais dit Zadig, s’il n’y avait que du bien, et point de mal ? — Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre, l’enchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse ; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l’Être suprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à l’autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n’y a ni deux feuilles d’arbre42 sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel qui soient semblables, et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout43.

Le discours de Jesrad se révèle donc très composite du fait de la diversité des matériaux intertextuels qu’il met en œuvre et la réécriture de l’apologue médiéval ne paraît pas exempte d’ironie, celle-ci se trouvant confirmée par une fin du récit ostensiblement idéalisée44. La remise en question demeure toutefois sans commune mesure avec le jeu de massacre auquel et confronté le lecteur dans Candide45.

Candide : « utopie du mal » ?

Dans Zadig, les maux imputés au hasard, nom de l’ignorance humaine selon Jesrad, se situaient tous sur le plan de l’action humaine. Le tremblement de terre de Lisbonne auquel Voltaire réagit d’abord par un poème aux accents de révolte puis, avec Candide, par un récit qu’il s’est plu à qualifier de « plaisanterie d’écolier46 », donne à la question une tout autre dimension. Cavanagh lit dans Candide « la reconnaissance par Voltaire du hasard comme une force ravageant le monde47 ». Mais cette interprétation se heurte à un obstacle non négligeable : la quasi absence, déjà évoquée, du mot hasard dans le texte, presque aussi remarquable que celle de Dieu48, objection qui disparaît si l’on considère avec l’auteur que hasard et mal sont synonymes pour les Lumières49. De fait, si, dans Zadig, l’alternative pouvait apparaître comme celle de la contingence et de l’ordre providentiel, dans Candide, elle cède la place à l’opposition, incarnée par les figures antagonistes de Pangloss et de Martin, du meilleur des mondes possibles de Leibniz et du manichéisme auquel Bayle50 avait, selon l’auteur de l’article sur le sujet de l’Encyclopédie, « donné une couleur de vraisemblance » en y « employ[ant] toute la force de son esprit51 ». Cette « malheureuse hypothèse », pour reprendre la formule de l’Encyclopédie, fait d’emblée l’objet, dans le récit de Voltaire, d’un traitement bien plus indulgent et moins caricatural52 :

Mais vous, monsieur Martin disait-il au savant, que pensez-vous de tout cela ? Quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique ? — Monsieur répondit Martin les prêtres m’ont accusé d’être socinien ; mais la vérité du fait est que je suis manichéen. — Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n’y a plus de manichéen dans le monde. — Il y a moi dit Martin ; je ne sais qu’y faire, mais je ne peux penser autrement. Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. — Il se mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans mon corps comme partout ailleurs ; mais je vous avoue qu’en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant ; j’en excepte toujours Eldorado. […] En un mot, j’en ai tant vu, et tant éprouvé, que je suis manichéen.
— Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. — Cela peut être, disait Martin, mais je ne le connais pas53.

Non seulement le manichéisme de Martin est présenté ici comme le fruit de l’expérience mais il se trouve immédiatement confirmé par le spectacle de la bataille navale qui survient sous les yeux des deux voyageurs : « Eh bien ! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns les autres. — Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire ». Et si les retrouvailles avec l’un de ses moutons de l’Eldorado réconfortent Candide et lui semblent pouvoir constituer une objection valable, celle-ci s’avère de peu de poids pour contester la prééminence du mal dans le monde : « Vous voyez, dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois : ce coquin de patron hollandais a eu le sort qu’il méritait. — Oui, dit Martin, mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent aussi ? Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres54 ». Les chapitres qui suivent fournissent à Candide l’occasion de se rapprocher de ce point de vue : il quitte la France pour l’Angleterre en « croya[n]t être délivré de l’enfer55 » mais il arrive à Portsmouth pour assister à l’exécution de l’amiral Byng, fusillé le 14 mars 1757 pour n’avoir « pas fait tuer assez de monde » dans un combat naval contre les Français, ce qui amène Candide à poser la question : « quel démon exerce partout son empire ?56 ». L’arrivée à Venise et l’espoir d’y retrouver Cunégonde ne le ramènent que très momentanément au point de vue de Pangloss : « Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible57 » et son espoir déçu le rejette encore plus fortement vers Martin : « Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n’est qu’illusion et calamité58 ». C’est enfin Martin qui gagne sa gageure lorsqu’il refuse de croire avec Candide que le jeune théatin et la fille rencontrés sur la place Saint-Marc « sont des créatures très heureuses », illusion démentie par les confidences de Paquette et de frère Giroflée. Et le scepticisme dont Martin fait preuve envers les espoirs formulés par Candide à la fin du même chapitre, outre qu’il fournit l’occasion de rappeler que sa vision du monde, contrairement à celle de Pangloss, est justifiée par l’expérience, se voit pleinement confirmé par la fin du roman :

Martin se tournant vers Candide avec son sang froid ordinaire : « Eh bien ! lui dit-il, n’ai-je pas gagné la gageure tout entière ? » Candide donna deux mille piastres à Paquette, et mille piastres à frère Giroflée. « Je vous réponds, dit-il, qu’avec cela ils seront heureux. — Je n’en crois rien du tout, dit Martin ; vous les rendrez peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. — Il en sera ce qui pourra, dit Candide : mais une chose me console, je vois qu’on retrouve souvent les gens qu’on ne croyait jamais retrouver ; il se pourra bien faire qu’ayant rencontré mon mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. — Je souhaite, dit Martin, qu’elle fasse un jour votre bonheur ; mais c’est de quoi je doute fort. — Vous êtes bien dur, dit Candide. — C’est que j’ai vécu, dit Martin59. »

Le manichéisme de Martin apparaît d’ailleurs comme une assez remarquable préfiguration du pessimisme de Schopenhauer, lequel ne s’y est pas trompé, lui qui n’hésitait pas à affirmer : « Je ne puis reconnaître à la Théodicée, en tant que large et méthodique exposé de l’optimisme, d’autre mérite que celui d’avoir plus tard fourni au grand Voltaire l’occasion de son immortel Candide ; vérification bien inattendue pour Leibniz de cette excuse boiteuse si souvent invoquée par lui en faveur des maux de ce monde, à savoir que le mal engendre parfois le bien60 ». Et c’est bien la conclusion que Martin tire de la mise en balance par la vieille des épreuves endurées et de l’ennui : « l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui61 » qui semble avoir inspiré au philosophe allemand l’un de ses aphorismes les plus célèbres : « la vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui62 ».

L’Ingénu et « les machines de la Providence »

Si Jacques Van Heuvel voyait dans L’Ingénu un « roman de la réconciliation63 », nombre de critiques ont mis l’accent sur sa noirceur ou son pessimisme64. Alors que, dans Zadig et Candide, Voltaire mise sur des effets de répétition au comique plus ou moins appuyé pour confronter les discours défendant l’existence d’un ordre providentiel à l’expérience des protagonistes qui leur apporte un démenti, il opte, dans L’Ingénu, pour une esthétique plus explicitement théâtrale et inscrit le débat sur la Providence dans le cadre d’une scène centrale, qui concentre des enjeux dramatiques et symboliques manifestes, celle de l’arrivée du Huron dans la cellule du janséniste Gordon à la Bastille, dans le dixième des vingt chapitres que comporte le roman :

« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut. — Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve : ils n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là65. »

L’antinomie entre la théodicée de Pangloss et le manichéisme de Martin semble trouver un écho dans l’opposition entre la claire ligne providentielle dessinée par l’unique phrase du janséniste et le tableau d’un monde en proie au diable et à la destruction dans lequel « les gracieux desseins de Dieu » restent pour le moins impénétrables, l’ironie prêtée en l’occurrence par l’auteur à son personnage méritant d’être soulignée. Il s’agit pourtant d’un écho adouci et l’antagonisme cède la place aux liens amicaux qui se nouent entre deux personnages caractérisés non plus par leur fixité mais par leur aptitude à évoluer. La pause narrative qu’implique le séjour à la Bastille favorise aussi le retour à un plan discursif où l’on retrouve des formulations proches de celles des œuvres philosophiques de Voltaire. Si le Huron n’est évidemment pas d’emblée un porte-parole du déisme comme l’était Zadig, il le devient progressivement par le tri qu’il opère parmi les propositions de Gordon :

« — Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard ; toute sécrétion fait du bien au corps ; et tout ce qui le soulage soulage l’âme : nous sommes les machines de la Providence. »
L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. « Par la grâce efficace, répondit Gordon ; je passe pour janséniste : j’ai connu Arnauld et Nicole ; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre ; et c’est pour cela que le P. de la Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté.
— Voilà qui est bien étrange, dit l’Ingénu ; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le sont qu’à cause du pape. À l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends rien ; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon cœur des consolations dont je me croyais incapable66. »

Après quelques semaines de lecture, notamment de Malebranche, l’Ingénu est supposé à même de formuler la pensée de Voltaire, de la manière la plus claire et la plus concise possible : « si je pensais quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Être éternel comme les astres et les éléments ; qu’il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme ; qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières : cela seul me paraît intelligible ; tout le reste est pour moi un abîme de ténèbres67 ». Le scandale de l’existence du mal persiste donc et la victoire de la « naïveté » du Huron sur des siècles de mythologie et de théologie reste sans appel :

« — Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.
— Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi : car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient ; et qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal ? »
Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme ; il sentait qu’il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier ; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans le goût de la prémotion physique), que l’Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal ; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore, l’œuf d’Orosmade percé par Arimane, l’inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel ; et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer68.

Pour n’être pas aussi brutale que la porte claquée par le derviche au nez de Pangloss et de ses compagnons, la disqualification de la métaphysique qui se dégage des échanges entre les deux compagnons de cellule n’en est pas moins radicale, et la révélation apportée par le Huron au janséniste peut apparaître à bien des titres comme le négatif de celle de Jesrad, la « nuit profonde » qui sert de métaphore à l’errance métaphysique s’opposant au corps « resplendissant de lumière » de l’ange69 : loin de dévoiler les desseins de la Providence sous l’apparence hasardeuse des événements, elle proclame l’inanité de toutes les tentatives de conciliation entre ordre providentiel et existence du mal. L’heure n’est plus aux objections ni à la soumission mais au simple constat des limites de la connaissance naturelle au-delà de laquelle commence le règne des préjugés. C’est ce que Gordon découvre avec « épouvante » : « Quoi ! dit-il en lui-même, j’ai consumé cinquante ans à m’instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage ! je tremble d’avoir laborieusement fortifié des préjugés ; il n’écoute que la simple nature70. » La « conversion » du janséniste s’achève lorsque le Huron fait table rase de toutes les controverses théologiques :

« Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ?
— Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures.
— Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire : il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »
Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, faisait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné. « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères ? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain ; mais j’ai perdu la mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l’abîme où je suis71. »

Zadig était éclairé par Jesrad, Candide finissait par se libérer des préjugés inculqués par Pangloss, le Huron, lui, doué de son « bon sens naturel », n’est plus dans l’interrogation sur l’existence du mal mais dans le combat contre lui, comme le soulignent à la fois son nom de baptême, Hercule, et son inscription dans la mémoire collective comme « un guerrier et un philosophe intrépide72 », ce qui contraste avec la caractérisation de Candide « trembla[n]t comme un philosophe73 ».

D’un récit à l’autre, les réponses apportées au scandale de l’existence du mal semblent donc aller dans le sens d’une désillusion croissante jusqu’au renoncement à toute tentative de compréhension. Mais si Voltaire paraît avoir été de plus en plus convaincu qu’il était vain de discourir sur le sort réservé aux « petites roues de la machine immense » dans l’ordre providentiel, il semble aussi avoir mesuré le pouvoir de la fiction narrative qui permet de créer des modèles réduits de cette machine et d’en jouer avec la complicité du lecteur.

Les romans comme « histoires d’un monde possible »

La figure du dieu horloger n’est qu’une illustration parmi d’autres de la conception voltairienne de la nature comme produit de l’art : « On m’appelle nature, et je suis tout art » répond la nature au philosophe74. Une telle représentation s’enracine à la fois dans la tradition de la genèse biblique que dans celle du démiurge platonicien. Et très tôt la diversité des créations humaines a généré diverses variantes de cette analogie, notamment celle du livre de la nature ou du livre du monde. C’est plus précisément l’enchaînement narratif qui métaphorise celui des événements, par exemple dans l’image du « livre des destinées » que Voltaire reprend dans Zadig. Il est dès lors naturel de rapprocher les divinités du destin du romancier comme le fait Lesage75, en 1735. Il n’est donc pas surprenant que Madame du Châtelet recoure, quelques années plus tard, à l’exemple du roman pour illustrer la notion de monde possible dans le deuxième chapitre de ses Institutions de physique, intitulé « De l’existence de Dieu » :

Il est évident que tout ce qui est possible n’existe pas, et qu’une infinité de choses qui pourraient arriver n’arrivent point. Alexandre, par exemple, au lieu de détruire l’empire des Perses, pouvait tourner ses armes contre les peuples de l’Occident, ou bien vivre paisiblement dans son royaume : il pouvait prendre enfin une infinité de partis différents de celui qu’il a pris, qui auraient tous fait naître une infinité de combinaisons qui étaient possibles alors et qui auraient produit des événements tous différents de ceux qui sont arrivés ; les événements que contiennent les romans sont dans le même cas ; ils pourraient arriver si une autre suite de choses avait lieu, ce sont des histoires d’un monde possible auquel il manque l’actualité, car chaque suite de choses constitue un monde qui serait différent de tout autre par les événements qui lui seraient particuliers […]76.

Si, comme il est probable, Voltaire a lu ce texte, il a pu y trouver, non seulement une présentation de la philosophie de Leibniz dont il a repris plusieurs éléments dans le discours de l’ange Jesrad77, mais aussi une analogie qui rendait le choix de la fiction romanesque particulièrement pertinent pour une approche quasi expérimentale du sujet. Or Madame du Châtelet, dans le sillage de Leibniz, répond aux « objections tirées des maux qu’on voit régner dans ce monde » par une autre analogie, avec la peinture cette fois :

Car de vouloir juger par un mal apparent de la perfection de l’univers, c’est juger d’un tableau entier par un seul trait, et c’est une chimère de s’imaginer que toutes les imperfections puissent être ôtées, et le tout rester le même ou devenir plus parfait : l’imperfection dans la partie contribue souvent à la perfection du tout […]. L’œil humain, par exemple, ne pourrait voir les moindres parties d’un objet sans perdre la vue du tout ; nous verrions quelques points, très distinctement, si nos yeux étaient des microscopes, mais nous en perdrions l’ensemble78.

L’analogie entre la perception du mal dans l’univers et un défaut de vision globale se trouve implicitement prolongée par l’exemple de l’œil humain, choisi pour illustrer la coexistence de l’imperfection de la partie et de la perfection du tout, si bien que le paradigme visuel s’impose fortement au lecteur. Or les récits de Voltaire jouent précisément des variations de point de vue, avec une utilisation de plus en plus concertée de la construction romanesque.

Points de vue : personnages livrés au hasard et providence romanesque

La dernière réponse que l’ange Jesrad apporte aux objections de Zadig fait écho, par l’image du « petit atome où tu es né », au début du neuvième chapitre, « La femme battue », écho souligné par la symétrie des situations, Zadig cheminant alors de Babylone vers l’Égypte alors que c’est sur le chemin du retour à Babylone qu’a lieu la rencontre avec Jesrad :

Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellation d’Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le pôle de Canope. Il admirait ces vastes globes de lumière qui ne paraissent que de faibles étincelles à nos yeux, tandis que la terre, qui n’est en effet qu’un point imperceptible dans la nature, paraît à notre cupidité quelque chose de si grand et de si noble. Il se figurait alors les hommes tels qu’ils sont en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue79.

Il s’agit bien dans ce passage d’adopter le point de vue de Sirius tel que Voltaire l’a mis en scène dans Micromégas, dont la rédaction, en 1739, est antérieure à celle de Zadig même si sa publication, en 1752, est postérieure. L’écho ménagé entre ce passage et le discours de Jesrad confirme que l’argument repris à Leibniz via Madame du Châtelet possède plus de force pour Voltaire que ceux issus de l’apologue médiéval qui, dépouillés du cadre chrétien qui leur donnait leur sens, s’en trouvent singulièrement affaiblis comme on l’a vu. Mais cet écho souligne aussi que l’être humain, en tant qu’être sensible et non pas purement rationnel, ne saurait adopter durablement cette perspective distanciée sur l’univers : « Mais lorsqu’ensuite, rendu à lui-même et rentrant dans son cœur, il pensait qu’Astarté était peut-être morte pour lui, l’univers disparaissait à ses yeux, et il ne voyait dans la nature entière qu’Astarté mourante et Zadig infortuné80 ». Le « mais », qui scande le dialogue du héros et de l’ange, est donc déjà présent ici pour marquer une oscillation entre deux points de vue, caractérisée par le narrateur comme un « flux et [un] reflux de philosophie sublime et de douleur accablante ».

Si Zadig, sur le chemin de l’exil, contemple les étoiles, il en va tout autrement de Candide « chassé du paradis terrestre », qui, « levant les yeux au ciel81 » n’y trouve nulle consolation. En lieu et place de l’harmonie cosmique, c’est le spectacle de la guerre qui lui est offert : « Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer82 ». Dès le troisième chapitre, il ne semble donc y avoir d’autre point de vue possible sur le monde que celui que revendiquera Martin. Quant à la nature, loin d’apparaître comme soumise à un ordre providentiel, elle se présente à lui sous le signe du dérèglement, qu’il soit biologique, avec la vérole qui a produit les « tourments d’enfer » de Pangloss83, ou climatique avec « la plus horrible tempête » qui assaille son bateau et surtout le tremblement de terre de Lisbonne : « À peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur qu’ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flammes et de cendre couvrent les rues et les places publiques […]84 ». Il n’est donc plus question dans Candide d’une oscillation entre « philosophie sublime » et « douleur accablante » mais d’une fuite éperdue jusqu’à l’arrivée en Eldorado que Candide identifie comme « le pays où tout va bien car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce85 », principe qui semble apporter un écho ironique au dernier argument de Jesrad tout en substituant à « la demeure éternelle de l’Être suprême » un espace utopique : contrairement à Zadig, Candide ne s’extasie plus devant « l’ordre immuable de l’univers86 » mais en écoutant le vieillard lui décrire les us et coutumes de son pays87. Zadig ne pouvait se maintenir dans la perspective de la « philosophie sublime » à cause de son amour pour Astarté ; c’est aussi la pensée de Cunégonde qui est invoquée par Candide pour justifier sa décision de quitter l’Eldorado mais il y ajoute un désir de supériorité sur autrui qui souligne son inaptitude foncière à la vie utopique : « si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres […]88 ». Dès lors que, le discours de Candide ayant plu à Cacambo, « les deux heureux résolurent de ne plus l’être89 », il ne saurait être question pour le protagoniste du récit de se plaindre de sa destinée ni d’être éclairé sur un ordre providentiel qu’il aurait méconnu. L’épisode de l’Eldorado, on le voit, ne contribue nullement à éclaircir le tableau : il préfigure plutôt le constat de la vieille partagé par les autres personnages à la fin du récit et dont Martin, on l’a vu, tire la leçon en des termes préfigurant le pessimisme de Schopenhauer : on n’échappe à l’inquiétude que pour tomber dans l’ennui. L’axe vertical qui permet dans Zadig d’adopter un point de vue surplombant sur le monde, par la « philosophie sublime » du héros ou par le discours de l’ange Jesrad, fait totalement défaut dans Candide comme l’a souligné Jean Starobinski : « le procédé de la critique voltairienne consistera) retrancher, dans l’enchaînement des causes alléguées, tout ce qui n’est pas accessible à un regard candide : la source divine et la finalité harmonieuse. […]. L’histoire de Candide se développe en épisodes brefs où fonctionne une causalité courte, tout à l’opposé des interminables enchaînements évoqués par Pangloss90 ».

L’alternance des points de vue revient, en revanche, avec une force accrue dans L’Ingénu. Comme dans Zadig, elle est thématisée par le contraste entre le soulagement apporté par la perspective surplombante de la philosophie et la résistance que lui oppose la sensibilité :

Mais enfin ce roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l’univers diminuait la sensation de leurs peines : ils n’osaient se plaindre quand tout souffrait.
Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes ; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel91.

Cependant, si le mouvement d’oscillation est comparable, ce n’est plus l’admiration pour « l’ordre immuable de l’univers » qui vient s’opposer à la douleur de la séparation amoureuse mais le constat de « la foule des calamités répandues sur l’univers ». La possibilité de trouver un point de vue sur le monde permettant d’y déceler un ordre providentiel est remise en question de manière encore plus décisive par la construction narrative elle-même. Alors que le mot hasard est significativement absent du récit, la périphrase qui le désigne dans certains textes philosophiques de Voltaire92, « effet sans cause », surgit assez remarquablement dans le discours du héros qui vient d’être emprisonné :

Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son cœur et de déposer le fardeau qui l’accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur ; cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même93.

Dans la suite de l’entretien, on l’a vu, Gordon évoque la Providence et l’Ingénu une destinée dont le diable se serait mêlé. Mais pour le lecteur qui a lu le chapitre précédent, loin d’être un « effet sans cause », l’embastillement de l’Ingénu a deux causes parfaitement identifiées : « Ce même jour, le révérend père de La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son cœur les huguenots, et de condamner la conduite des jésuites. Monsieur de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de l’interrogant bailli, qui dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles94 ». Ni Dieu ni diable donc mais des causes strictement humaines, historiques et politiques : autant dire que la perspective métaphysique se trouve d’emblée disqualifiée par la construction narrative qui en fait la conséquence de l’ignorance, bien avant qu’intervienne la disqualification argumentative opérée par le discours de l’Ingénu. Cet exemple illustre aussi le rapport ironique que Voltaire aime instaurer entre le récit et le discours des personnages.

Récit et discours : l’ordre providentiel à l’épreuve de la contingence narrative

La défense d’un ordre providentiel de l’univers portée par Jesrad, Pangloss et Gordon fait l’objet d’une remise en question de plus en plus explicite par les héros, on l’a vu, les objections de Zadig ne l’empêchant pas d’adorer la Providence alors que Candide finit par oser couper la parole à celui que d’abord il « écoutait attentivement, et croyait innocemment95 » et que l’Ingénu affirme sans détour que « l’Être éternel […] agit par des lois générales, et non par des vues particulières96 ». Mais cette remise en question passe aussi et surtout par l’ironie narrative que Voltaire manie avec une redoutable efficacité. Si le lecteur peut ne pas prêter toute l’attention qu’il mérite au « par hasard » qui conclut la première phrase du dernier chapitre de Zadig et vient ainsi discrètement contredire le « il n’est point de hasard » de l’ange Jesrad à la fin du chapitre précédent, il risque moins d’ignorer les effets beaucoup plus appuyés de Candide, qu’il s’agisse de la description de la « boucherie héroïque » au début du troisième chapitre, qui reprend à plaisir le vocabulaire leibnizien de Pangloss, ou de la réponse météorologique que reçoit l’argumentation du même Pangloss à la fin du quatrième chapitre :

« […] — tout cela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. » Tandis qu’il raisonnait, l’air s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du monde et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête à la vue du port de Lisbonne97.

On trouverait difficilement illustration plus littérale de l’ironie du sort ! Quant à la périphrase célèbre désignant les cachots, « des appartements d’une extrême fraîcheur dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil98 », elle peut aussi être considérée comme une manière de prendre Pangloss au mot et de considérer avec lui que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Gordon, qui fait son entrée dans le roman en tant que « vieillard gai et serein, qui savait deux grandes choses : supporter l’adversité, et consoler les malheureux99 » n’est évidemment pas soumis à une ironie narrative aussi cruelle que celle dont est victime Pangloss. Mais sa célébration du dessein providentiel dont témoignerait l’arrivée du Huron dans sa cellule n’en échappe pas pour autant à l’ironie du sort : lui qui supposait que Dieu lui avait donné ce compagnon pour qu’il fasse son salut en le convertissant au jansénisme100 est finalement converti par lui : « Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste101 ». On notera d’ailleurs le renversement par rapport à Zadig : ce n’est plus l’ange Jesrad qui est envoyé au héros pour l’éclairer mais le héros qui apparaît soudainement au défenseur de la Providence dont il va dessiller les yeux sur bien des sujets alors même que Gordon s’était d’abord pensé dans le rôle providentiel de l’ange sauveur. Dans les dernières lignes du roman, l’ironie ne semble pourtant plus de mise et c’est une exclamation des plus sérieuses que le narrateur oppose à la devise choisie par Gordon :

Le bon Gordon vécut avec l’Ingénu jusqu’à sa mort dans la plus intime amitié ; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise : Malheur est bon à quelque chose. Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire : Malheur n’est bon à rien !

Mais s’agit-il encore ici d’une contradiction apportée par le narrateur au discours du personnage ? N’est-ce pas une providence romanesque consolatrice qui se trouve in fine confrontée à la cruauté du réel, dans un mouvement de sortie de la fiction comparable à celui qu’opèrent les épilogues des comédies de Shakespeare ?

Entre dieu et diable : le romancier grand horloger

Si l’on envisage avec Madame du Châtelet les romans comme les « histoires d’un monde possible », force est de constater la jubilation avec laquelle Voltaire use de ses prérogatives démiurgiques et souligne ostensiblement la manière dont il éprouve, punit ou récompense ses personnages, pour parler le langage de Jesrad. Dans Zadig, le genre du conte oriental permet de rendre particulièrement explicite cette providence romanesque. L’ajout du chapitre « Le pêcheur » pour la publication en France du récit sous son nouveau titre permet ainsi de faire apparaître la rencontre avec l’ermite comme la réponse apportée à l’interrogation de Zadig :

« Ô puissant Orosmade ! continua-t-il, vous vous servez de moi pour consoler cet homme ; de qui vous servirez-vous pour me consoler ? » En parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié de tout l’argent qu’il avait apporté d’Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi, baisait les pieds de l’ami de Cador, et disait : « Vous êtes un ange sauveur102. »

De façon symétrique, le discours de l’ange Jesrad ne manque pas de rappeler cet épisode, pour illustrer précisément l’inexistence du hasard : « Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade t’a envoyé pour changer sa destinée103 ». Ce bouclage narratif renforce-t-il l’argumentation de Jesrad ou attire-t-il l’attention sur l’artifice romanesque ? L’absence de consensus critique sur la question montre surtout la place qu’il laisse à la liberté du lecteur, en accord avec la conviction voltairienne que « les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié104 ». Le procédé attire, en tout cas, l’attention sur la manière dont la providence romanesque répond aux interrogations du héros. L’enchaînement des septième et huitième chapitres en offre un autre exemple, la narration faisant ostensiblement écho au discours du personnage :

Il eut un songe : il lui semblait qu’il était couché d’abord sur des herbes sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques unes de piquantes qui l’incommodaient ; et qu’ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au cœur de sa langue acérée et envenimée. « Hélas ! disait-il, j’ai été longtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses, mais quel sera le serpent ?105 »

Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son mérite106.

Si la providence romanesque rend finalement justice aux mérites d’emblée hautement proclamés du héros, de manière très ostentatoire, on l’a vu, il en va bien sûr tout autrement dans Candide dont Jacques Van Heuvel a souligné la « gaieté infernale » voire le « satanisme107 ». Dans le même registre, Jean Starobinski évoque la malice du narrateur :

L’écriture du récit, souverainement active, calcule et gouverne tous ses effets ; et l’un de ses principaux effets est de représenter son contraire en vouant Candide, presque jusqu’à la fin de ses aventures, à la passivité et à l’étonnement : Candide, qui d’abord ne parle et n’agit que sous la dépendance des autres, voit ses paroles et ses actes entraîner des conséquences disproportionnées : il est constamment déporté hors de tout ce qu’il avait espéré ou prévu. La rare malice que déploie le narrateur nous fait assister aux mésaventures d’un être facile à duper, qui n’a pas barre sur son propre destin — sauf à l’instant final où paraît commencer le temps de la stabilité active108.

Comme on a pu le constater, ce n’est pas seulement Candide mais l’ensemble des personnages qui apparaissent comme les jouets d’une providence romanesque diabolique d’autant plus efficace qu’elle ne les confronte qu’à des maux dont la réalité ne saurait être mise en doute par le lecteur contemporain. Pour reprendre une autre formule éclairante du même critique : « la fonction essentielle [de Candide] est de se heurter au monde comme il va, et par là de le révéler tel qu’il est109 ». Jeu sérieux et jubilation rageuse donc qui illustrent assez remarquablement l’usage que Michel Picard a pu faire de la notion d’espace potentiel chère à Winnicott dans le domaine de la création et de la lecture littéraires110. Si la providence romanesque donne définitivement raison à Martin, c’est d’ailleurs moins par le rythme endiablé sur lequel toutes les formes du mal physique et du mal moral s’enchaînent dans le destin des personnages que par la façon dont le désir le plus cher de Candide, retrouver Cunégonde, se voit finalement exaucé et par là-même détruit de la manière la plus cruelle qui soit. Sur ce point aussi, l’analyse de Jean Starobinski demeure particulièrement éclairante :

L’être féminin dont Voltaire fait la cause de toutes les pérégrinations de Candide – expulsion errance et quête – n’est qu’un leurre de fraîcheur et de jeunesse, qualités sujettes à dégradation : désirable tant qu’elle manque et parce qu’elle manque, Cunégonde retrouvée n’est plus qu’un laideron acariâtre, avec lequel la vie serait intolérable, n’était la ressource du jardin à cultiver, la fuite productive dans le travail. Candide est dupé par l’amour : parmi les idéaux que le récit voue à la destruction, le mythe de la passion figure en bonne place. Candide, sujet d’expérience, est mû par une illusion qui prend fin à l’instant précis où l’objet aimé, cessant d’être une image et un nom, apparaît comme une personne « réelle ». La bouffonnerie consiste à faire de la possession si longuement différée une déception redoublée111.

Le démiurge du « monde possible » de L’Ingénu épargne au moins cette bouffonnerie à ses personnages : la violence persécutrice et l’abus de pouvoir n’y sont pas moindres mais leurs victimes y sont moins avilies. Que la belle Saint-Yves ne soit arrachée à l’étreinte du Huron que pour être livrée à un « cruel [qui] jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite112 » relève encore de l’ironie du sort mais c’est désormais celle de la scène tragique, le discours du narrateur convergeant avec celui du héros pour exalter la vertu de l’héroïne : « Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu’elle se reprochait113 » affirme le premier ; « Qui ? vous coupable ! lui dit son amant ; non, vous ne l’êtes pas ; le crime ne peut être que dans le cœur, le vôtre est à la vertu et à moi114 ». Si réconciliation de Voltaire il y a, comme le voulait Jacques Van Heuvel, c’est sans doute moins avec la Providence qu’avec le genre du roman, et plus particulièrement du roman sensible. Sans sous-estimer la prise en compte par Voltaire des engouements littéraires de ses potentiels lecteurs, on peut avancer l’hypothèse, à la lumière de la comparaison de Madame du Châtelet, que l’écrivain a expérimenté dans Zadig, Candide et L’Ingénu les diverses ressources offertes par la fiction narrative, et notamment des effets dialogiques qu’elle permettait entre la voix des personnages et celle du narrateur. Si dans Candide il a eu a cœur d’« échappe[r] aux dangers de l’outrance sentimentale et aux ratés de l’éloquence115 », il a tenté dans L’Ingénu de solliciter chez son lecteur cette part sensible dont Zadig affirmait déjà qu’elle tenait la balance égale avec la raison. La mort de Mademoiselle de Saint-Yves est d’ailleurs l’occasion d’un vibrant plaidoyer en faveur de cette sensibilité dont toutes les tentatives de maîtrise ne sauraient être que des impostures116.

 

Sans tomber dans un schématisme réducteur et en se gardant de confondre corrélation et causalité, force est de constater que la remise en question explicite de toute providence particulière dans le discours du Huron coïncide avec l’abandon de la linéarité narrative qui caractérisait Zadig et Candide au profit du va-et-vient entre deux fils de l’intrigue qu’on observe à partir du treizième chapitre de L’Ingénu, passage souligné par le narrateur : « Pendant que notre infortuné s’éclairait plus qu’il ne se consolait ; pendant que son génie, étouffé depuis si longtemps, se déployait avec tant de rapidité et de force ; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne sœur, et la belle recluse Saint-Yves ?117 ». Le « monde possible » de L’Ingénu semble faire une beaucoup plus grande place à la simultanéité : au modèle linéaire de « l’enchaînement des événements », cher à Pangloss comme à l’ange Jesrad, se substituerait celui de l’intersection des séries causales, dont l’arrivée simultanée des deux lettres de dénonciation du Huron offre une illustration paradigmatique. Le hasard reprendrait ainsi discrètement ses droits, non plus comme « effet sans cause » mais comme rencontre fortuite de plusieurs causes, et ce retour coïnciderait avec une esthétique de la scène118 ouvertement assumée par Voltaire, y compris dans la dimension du « coup de théâtre » que constitue, par exemple, l’irruption de « la bonne amie de Versailles » dans le dix-neuvième chapitre119. Moins que le hasard romancier de Balzac120, ce serait alors la conception des rapports entre roman et destin qu’Albert Camus expose dans L’Homme révolté qui se trouverait préfigurée dans L’Ingénu, à rebours de Candide :

Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la correction de celui-ci, un monde où la douleur peut, si elle le veut, durer jusqu’à la mort, où les passions ne sont jamais distraites, où les êtres sont livrés à l’idée fixe et toujours présents les uns aux autres. L’homme s’y donne enfin à lui-même la forme et la limite apaisante qu’il poursuit en vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin sur mesure. C’est ainsi qu’il concurrence la création et qu’il triomphe, provisoirement, de la mort121.

Notes de bas de page numériques

1 Voltaire, Zadig et autres contes orientaux, éd. Jean Goldzink, Paris, Pocket, 1990, p. 90. Toutes les références ultérieures seront données dans cette édition.

2 Leibniz, Essais de théodicée [1710], I, 20, éd. J. Brunschwig, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 116.

3 Diderot, Éloge de Richardson [1760], Œuvres IV, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1996, p. 155.

4 Thomas M. Cavanagh, Enlightenment and the Shadows of Chance. The Novel and the Culture of Gambling in Eighteenthcentury France, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press,1993.

5 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, de Micromégas à L’Ingénu, Paris, Armand Colin, 1967, p. 174 : « Dans l’exposé philosophique de l’ange Jesrad se retrouvent tous les articles de cette pensée leibnizienne à laquelle semble se rallier Voltaire, et dont il a pris l’essentiel dans la Théodicée ».

6 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, p. 316 : « C’est sans ironie, pensons-nous, que Voltaire nous suggère cette formule à la fin de son roman ».

7 Voltaire, L’Ingénu, éd. Jean Goldzink, Paris, Flammarion, GF, 2017, p. 138. Toutes les références ultérieures seront données dans cette édition.

8 Clément Rosset, Le réel : traité de l’idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1977, rééd. 2004 et 2011.

9 Voltaire, Zadig, « Le bûcher », p. 57 : « Sétoc comprit le sens profond de cet apologue. La sagesse de son esclave entra dans son âme ; il ne prodigua plus son encens aux créatures, et adora l’Être éternel qui les a faites ».

10 Voltaire, Zadig, « Le souper », p. 62.

11 Pour un échantillon de cette polémique, voir Sylvie Ballestra-Puech, « Lucrèce tel qu’en lui-même ses lecteurs le changent », Lectures de Lucrèce, Genève, Droz, 2019, p. 12-15.

12 C’est souvent Diderot qu’il faut reconnaître sous le masque de Lucrèce, comme on le comprend aisément en lisant l’exemplaire des Pensées philosophiques (1746) de Diderot, annoté par Voltaire. Dans la pensée XXI (Œuvres complètes, éd. Dieckmann, Jaques Proust et Jean Varloot, Paris, Hermann, 1975, t. II, p. 28), le personnage du déiste reprend, pour exclure l’hypothèse « que le monde résulte du jet fortuit d’atomes », l’argument déjà utilisé contre Lucrèce par Cicéron dans son De natura deorum : « J’aimerais autant que vous me dissiez que l’Iliade d’Homère, ou la Henriade de Voltaire est un résultat de jets fortuits de caractères ». À quoi Diderot rétorque : « Je me garderai bien de faire ce raisonnement à un athée. Cette comparaison lui donnerait beau jeu. Selon les lois de l’analyse des sorts, me dirait-il, je ne dois point être surpris qu’une chose arrive, lorsqu’elle est possible, et que la difficulté de l’événement est compensée par la quantité des jets ». Cet argument probabiliste n’est évidemment pas du goût de Voltaire qui le balaie d’un revers de main (Corpus des notes marginales 3 (D-F), éd. T. Voronova et S. Manévitch, Berlin, Akademie Verlag, 1985, p. 136) : « Paralogisme. Vous supposez l’existence de ces dés – il est clair que rafle de six doit arriver ; mais la question est, s’il y aura des dés : point de dés, point d’arrangement, point d’ordre, sans intelligence. Remuez du sable pendant une éternité, il n’y aura jamais que du sable. Certainement ce sable ne produira pas des perroquets, des hommes, des singes. Tout ouvrage prouve un ouvrier. » Comme le souligne Nicholas Cronk (« Voltaire lecteur de Diderot », Revue Voltaire, n° 3, 2003, p. 74), Voltaire « ne semble même pas comprendre la portée de l’argument ». En 1927, Einstein opposera aux découvreurs de la physique quantique un non moins péremptoire : « Dieu ne joue pas aux dés ! » (voir Lectures de Lucrèce, p. 24).

13 Voltaire, Lettres de Memmius à Cicéron [1771], lettre III, éd. Jean Dagen, Œuvres complètes, t. 72 (1770-1771), Oxford, Voltaire Foundation, 2011, p. 224. Selon Jean Dagen, il ne faut pas sous-estimer la part de l’ironie dans ce texte et Memmius ne doit pas être considéré sans précaution comme un porte-parole de Voltaire.

14 Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, [trad. du latin d’après l’éd. de 1726 par Émilie du Châtelet], Paris, Desaint et Saillant/ Lambert, t. II, 1759, livre III, p. 175. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k290387/f5.item

15 Article « Providence » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. XIII, 1765, p. 514a. Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie (1751-1772) : http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v13-1118-0/

16 Sur ce contexte épistémologique, voir Jean Dhombres, « Usages de Lucrèce dans le débat scientifique du XVIIIe siècle sur la nécessité des lois de la nature et le déterminisme », dans Lectures de Lucrèce, Genève, Droz, 2019, p. 103-125.

17 Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, livre III, p. 177.

18 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 89.

19 La formulation la plus concise se trouve dans Les cabales, œuvre pacifique, Londres, 1772, p. 9 : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer, / que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ». On trouve déjà l’image en 1734, dans les Lettres philosophiques (lettre 13) : « c’est une horloge qu’on nous a donnée à gouverner ; mais l’ouvrier ne nous a pas dit de quoi le ressort de cette horloge est composé. »

20 Article « Providence » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. XIII, 1765, p. 515a.

21 Voltaire, Zadig, « L’esclavage », p. 54.

22 Voltaire, Zadig, « Les rendez-vous », p. 65-66.

23 Voltaire, Zadig, « Les rendez-vous », p. 65.

24 Voltaire, Zadig, « Le pêcheur », p. 72.

25 Voltaire, Zadig, « les combats », p. 84.

26 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 88 et p. 89.

27 Article « Providence » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. XIII, 1765, p. 516a.

28 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 89.

29 Voltaire, Candide, ch. 30, éd. Jean Goldzink, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 138. Toutes les références ultérieures seront données dans cette édition.

30 La seconde occurrence n’est pas non plus dénuée d’ironie puisqu’elle intervient au moment où Candide apprend la supposée mort de Cunégonde : « Candide s’évanouit à ce mot : son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable » (ch. IV, p. 46).

31 Voltaire, Candide, ch. 28, p. 132.

32 Voltaire, Candide, ch. 30, p. 140

33 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 86 : « Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix et espérons. »

34 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 86.

35 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 89.

36 Article « Providence » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. XIII, 1765, p. 517a.

37 Voir Gaston Paris, « L’ange et l’ermite, étude sur une légende religieuse », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 24/4 (1880), séance du 12 novembre 1880, p. 427-449. Disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1880_num_24_4_68666

38 Thomas Parnell, The Hermit, v. 225-234, dans Collected Poems, éd. Claude Rawson et F. P. Lock, Newark-Londres-Toronto, Delaware, 1989, p. 177. Le poème est disponible en ligne : https://www.hermitary.com/literature/parnell.html

39 Je traduis. Dans les deux derniers vers on entend clairement l’écho de l’adaptation du vers 19 du psaume 51 par Isaac Watts (1674-1748): « My soul lies humbled in the dust/ And owns thy dreadful sentence just » (Psalms of David Imitated in the Language of the New Testament and Applyed in the Christian State and Worship, Londres, J. Clark, 1719, p. 144).

40 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 88-89.

41 Madame du Châtelet, Institutions de physique, Paris, Prault, 1740, p. 29.

42 Cet exemple, présent chez Newton, on l’a vu, est particulièrement mis en valeur par Madame du Châtelet : « Monsieur de Leibniz qui avança le premier cette vérité, eut le plaisir de la voir confirmer par les yeux même de ceux qui la niaient dans une promenade avec Madame l’Électrice de Hanovre dans le jardin d’Herrenhausen : car ce philosophe ayant assuré qu’on ne trouverait jamais deux feuilles entièrement semblables dans la quantité presque innombrable de celles qui les entouraient plusieurs courtisans qui étaient présents passèrent inutilement une partie de la journée dans cette recherche, et ils ne purent jamais trouver deux feuilles qui n’eussent des différences sensibles, même à l’œil ».

43 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 89-90.

44 Voltaire, Zadig, « Les énigmes », p. 93 : « L’empire jouit de la paix, de la gloire et de l’abondance ; ce fut le plus beau siècle de la terre : elle était gouvernée par la justice et par l’amour. On bénissait Zadig, et Zadig bénissait le ciel ».

45 Pour l’expression suivante, « l’utopie du mal », voir Thierry Hentsch, « Candide ou l’utopie du mal », dans Le Temps aboli : l’Occident et ses grands récits, Paris/Montréal, Bréal/Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 69-85.

46 Lettre à Jacob Vernes de février 1759, citée par Sylvain Menant avec bien d’autres jugements de Voltaire qui mettent tous l’accent sur le comique du texte (« Voltaire lecteur de Candide », dans Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, dir. Nicholas Cronk et Nathalie Ferrand, Louvain, Peeters, 2014, p. 167).

47 Thomas M. Cavanagh, Enlightenment and the Shadows of Chance. The Novel and the Culture of Gambling in Eighteenth-Century France, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press,1993, p. 179: « Voltaire’s recognition of chance as a force savaging the world ».

48 Voir le commentaire de Jean Goldzink sur ce point (éd. cit., p. 143).

49 Bien avant les Lumières, c’est toute la tradition philosophique occidentale qui s’est construite sur l’exclusion du hasard, comme le rappelle Clément Rosset (Logique du pire : éléments pour une philosophie tragique, Paris, P.U.F., 1971, rééd. coll. « Quadrige », 2013, p. 9) : « L’histoire de la philosophie occidentale s’ouvre par un constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de désordre, de chaos. En témoigne la parole d’Anaxagore : “Au commencement était le chaos ; puis vint l’intelligence, qui débrouilla tout.” Une des premières paroles d’importance à avoir résonné dans la conscience philosophique de l’homme occidental fut donc pour dire que le hasard n’était plus : parole inaugurale, qui évacue du champ philosophique l’idée de hasard originel, constitutionnel, générateur d’existence. Sans doute le hasard devait-il, au sein de cette philosophie qui l’avait refusé, retrouver une certaine place ; mais il ne devait jamais, ou presque, s’agir que d’un second rang. Le hasard existait, mais seulement à partir, et dans le cadre, d’un ordre qui lui servait d’horizon : conception systématisée par la célèbre thèse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au cours des siècles, a été désigné sous le nom d’entreprise philosophique ».

50 Pierre Bayle, « Manichéens », Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1697, p. 525-533. Bayle y affirmait notamment : « Il faut avouer que ce faux dogme, beaucoup plus ancien que Manes, et insoutenable dès que l’on admet l’Écriture Sainte, ou en tout, ou en partie, serait assez difficile à réfuter, soutenu par des philosophes païens aguerris à la dispute ». C’est précisément cette réfutation qu’entreprend Leibniz dans ses Essais de théodicée en 1710.

51 Article « Manichéisme » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, vol. X, 1765, p. 23a.

52 Sans doute peut-on considérer que « Martin est aussi piètre métaphysicien que Pangloss » (Rodrigo Brandão, « Candide et la dispute entre Bayle et Leibniz », dans Les 250 ans de Candide. Lectures et relectures, dir. Nicholas Cronk et Nathalie Ferrand, Louvain, Peeters, 2014, p. 128) mais c’est tenir pour négligeable cette différence de traitement littéraire et donc l’effet produit sur le lecteur.

53 Voltaire, Candide, ch. 20, p. 99-100.

54 Voltaire, Candide, ch. 20, p. 101.

55 Voltaire, Candide, ch. 22, p. 113.

56 Voltaire, Candide, ch. 23, p. 114.

57 Voltaire, Candide, ch. 23, p. 115.

58 Voltaire, Candide, ch. 24, p. 115.

59 Voltaire, Candide, ch. 25, p. 118-119.

60 Arthur Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, trad. A. Burdeau, supplément au livre IV, ch. 46 : « De la vanité et des souffrances de la vie », Paris, P.U.F., 1966, rééd. coll. « Quadrige », 2006, p. 1346.

61 Voltaire, Candide, ch. 30, p. 137.

62 Arthur Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, trad. A. Burdeau, I, IV, §57, Paris, P.U.F., 1966, rééd. coll. « Quadrige », 2006, p. 394.

63 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes, de Micromégas à L’Ingénu, Paris, Armand Colin, 1967, p. 295 (titre du chapitre).

64 Voir, par exemple, Zvi Levy, « L’ingénu ou l’anti-Candide », Studies on Voltaire and the Eighteeenth Century, CLXXXIII, 1980, p. 45-67 et Eglal Henein, « Hercule ou le pessimisme. Analyse de L’Ingénu », Romanic Review, LXXII, 1981, p. 149-165.

65 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 86-87.

66 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 87-88.

67 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 89-90.

68 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 90.

69 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 89.

70 Voltaire, L’Ingénu, ch. 11, p. 95-96.

71 Voltaire, L’Ingénu, ch. 14, p. 106-107.

72 Voltaire, L’Ingénu, ch. 20, p. 138.

73 Voltaire, Candide, ch. 3, p. 43.

74 Voltaire, « Nature. Dialogue entre le philosophe et la nature », dans Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs [1771], VII, éd. Nicholas Cronk et Christiane Mervaud, Œuvres complètes 42B, Oxford, Voltaire Foundation, 2012, p. 288.

75 Alain-René Lesage, Une Journée des Parques divisée en deux séances, éd. critique S. Ballestra-Puech, Œuvres complètes, dir. Christelle Bahier-Porte, tome 12, Paris, Champion, 2017, p. 150-152.

76 Émilie du Châtelet, Institutions de physique, Paris, Prault, 1740, p. 44.

77 Dans son édition critique de Zadig (Les Œuvres complètes de Voltaire, 30b, 1746-1748, Oxford, Voltaire Foundation, 2004), Haydn Mason propose plusieurs rapprochements convaincants entre le discours de l’ange Jesrad et le texte de Madame du Châtelet (voir notamment p. 220-221, notes 16 à 18).

78 Émilie du Châtelet, Institutions de physique, Paris, Prault, 1740, p. 50.

79 Voltaire, Zadig, « La femme battue », p. 50.

80 Voltaire, Zadig, « La femme battue », p. 50.

81 Voltaire, Candide, ch. 2, p. 40.

82 Voltaire, Candide, ch. 3, p. 43.

83 Voltaire, Candide, ch. 3, p. 46 et ch. 4, p. 47.

84 Voltaire, Candide, ch. 5, p. 50.

85 Voltaire, Candide, ch. 17 p. 88.

86 Voltaire, Zadig, « La femme battue », p. 51.

87 Voltaire, Candide, ch. 18, p. 90 : « Candide à tous ces discours demeurait en extase […] ».

88 Voltaire, Candide, ch. 18, p. 92.

89 Voltaire, Candide, ch. 18, p. 92.

90 Jean Starobinski, « Sur le style philosophique de Candide » [1977], repris sous le titre « Le fusil à deux coups de Voltaire » dans Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 137.

91 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 90-91.

92 Voir le texte cité supra note 13.

93 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 86.

94 Voltaire, L’Ingénu, ch. 9, p. 84-85.

95 Voltaire, Candide, ch. 1, p. 39.

96 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 89-90.

97 Voltaire, Candide, ch. 5, p. 49.

98 Voltaire, Candide, ch. 6, p. 53.

99 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 85-86.

100 Voltaire, L’Ingénu, ch. 10, p. 86.

101 Voltaire, L’Ingénu, ch. 14, p. 108.

102 Voltaire, Zadig, « Le pêcheur », p. 72.

103 Voltaire, Zadig, « L’ermite », p. 72.

104 Voltaire, préface au Dictionnaire philosophique : la Raison par alphabet [1764], éd. Raymond Naves et Olivier Ferret, Paris, Classiques Garnier, 2008, p. 4.

105 Voltaire, Zadig, « Les disputes et les audiences », p. 46.

106 Voltaire, Zadig, « La jalousie », p. 47.

107 Van Heuvel, p. 261.

108 Jean Starobinski, « Sur le style philosophique de Candide » [1977], repris sous le titre « Le fusil à deux coups de Voltaire » dans Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 127.

109 Jean Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 124.

110 Voir Michel Picard, La lecture comme jeu : essai sur la littérature, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

111 Jean Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 128.

112 Voltaire, L’Ingénu, ch. 17, p. 119.

113 Voltaire, L’Ingénu, ch. 18, p. 121.

114 Voltaire, L’Ingénu, ch. 20, p. 132.

115 Jean Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989, p. 124.

116 Voltaire, L’Ingénu, ch. 20, p. 134.

117 Voltaire, L’Ingénu, ch. 13, p. 99.

118 Sur la spatialité que celle-ci implique et sur ses conséquences, voir Stéphane Lojkine, La scène de roman : méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002.

119 Voltaire, L’Ingénu, ch. 19, p. 124.

120 Honoré de Balzac, « Avant-Propos de la Comédie humaine » [1842], éd. P. G. Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1976, p. 11 : « Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour être fécond, il n’y a qu’à l’imiter ».

121 Albert Camus, L’Homme révolté [1951], Œuvres complètes III (1949-1956), éd. Raymond Gay-Crosier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 288.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « La question du hasard dans Zadig, Candide et L’Ingénu », paru dans Loxias, 67., mis en ligne le 13 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9267.

Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Sylvie Ballestra-Puech est professeur de littérature comparée à l’Université Côte d’Azur et membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (CTEL). Elle a notamment publié Lecture de La Jeune Parque (Klincksieck, 1993), Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale (Editions Universitaires du Sud, 1999), Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz, 2006) et Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge (Droz, 2013). Elle a récemment dirigé un ouvrage collectif consacré aux Lectures de Lucrèce (Droz, 2019) et publié avec Évanghélia Stead l’anthologie multilingue Dans la toile d’Arachné. Contes d’amour, de folie et de mort (Jérome Millon, 2019).

Université Côte d'Azur, CTEL