Loxias | 64. De seuil en seuil: Paul Celan entre les langues et entre les arts | I. De seuil en seuil: Paul Celan entre les langues et entre les arts 

Aurélie Moioli  : 

Éditorial

Texte intégral

 

Ich bin…mir selbst begegnet.
Une rencontre m’a mis en présence de…moi-même1.
Paul Celan, « Der Meridian », 1960.

Kam auf uns zu, kam
hindurch, flickte
unsichtbar, flickte
an der letzten Membran,
und
die Welt, ein Tausendkristall,
schoss an, schoss an.

C’est venu à nous, c’est
passé au travers, a réparé
invisiblement, fait des réparations
sur la dernière membrane,
et
le monde, mille-cristal,
a déferlé, déferlé2.
Paul Celan, « Engführung », 1959.

Les noms de l’hospitalité imprègnent l’œuvre de Paul Celan. Qu’elle prenne la forme de la porte [« Tor »], du seuil [« Schwelle »], du schibboleth ou de la figure double [« Zwiegestalt »], la parole poétique traverse et est traversée par des voix venues d’ailleurs – des voix qui sont aussi des corps et des langues autres. L’allemand de Celan est hanté par d’autres langues. Dans l’un des poèmes du recueil Atemwende (Renverse du souffle), c’est bien la posture d’accueil qui définit « das hundert-züngige Mein-gedicht, das Genicht3 » – « le Mien-poème aux cents bouches, / le Rien-poème » ou, selon une autre traduction possible, « le Mien-poème aux cents langues, / le Rien-poème ». L’hospitalité fondamentale du poème où s’élève le « mot-tente » [« Zeltwort »] est souvent liée à l’idée et à l’image de la traversée, du mouvement, du cheminement durch, hindurch, au travers, par lesquelles Celan définit son travail sur la langue dans les célèbres discours qu’il a prononcés. Nous citons longuement le « Discours de Brême » de 1958 qui décrit ce mouvement du poème en l’articulant au tragique de la Shoah, à « ce qui arriva » [« was geschah »].

Accessible, proche et non perdu demeura au milieu de toutes les pertes seulement ceci : la langue.
Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle devait à présent traverser un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses de mort. Elle les traversa et ne céda aucun mot à ce qui arriva ; mais cela même qui arrivait, elle le traversa. Le traversa et put revenir au jour, « enrichie » de tout cela.
Dans cette langue, j’ai essayé durant ces années et les années qui suivirent d’écrire des poèmes : pour parler, pour m’orienter, pour savoir où je me trouvais et vers où j’étais appelé, pour projeter de la réalité à mon devant.
C’était, vous voyez bien, appropriation, mouvement, cheminement, c’était la quête d’une direction. Et si je m’interroge sur son sens, eh bien, je crois devoir me dire que dans ma question parle aussi celle du sens des aiguilles de l’horloge.
Car le poème n’est pas hors du temps. Certes il prétend à l’infini, il cherche à passer à travers le temps – à travers, non par-dessus4.

Après avoir insisté sur cette « traversée » existentielle de la langue qu’est le poème, Celan ajoute :

Le poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance – et pas toujours forte d’espérances, certes – qu’elle pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre, Terre-Cœur peut-être. Les poèmes sont aussi de cette façon en chemin : ils mettent un cap.
Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler, une réalité à qui parler.
Et je crois aussi que les pensées qui prennent ces chemins n’accompagnent pas seulement mes propres tentatives, mais également celles d’autres poètes lyriques de la jeune génération. Ce sont les tentatives de celui qui, survolé d’étoiles qui sont l’œuvre d’hommes, sans l’abri d’une tente, aussi en ce sens auquel on n’avait pas songé jusqu’ici, et donc le plus étrangement à découvert, prend son existence et va avec elle vers une parole, blessé par la réalité et cherchant la réalité5.

La langue de Celan est « en chemin » [« unterwegs »], dans l’intervalle, dans l’entre-deux : elle passe « de seuil en seuil », selon une logique tout opposée à la logique de l’« homme » qui « habite la maison » dans « Todesfuge » [« ein Mann wohnt im Haus »], logique mortifère de l’homme de la patrie6. Loin de s’arrêter, loin de se fixer en un lieu, la langue de Celan est constituée de flux, de déferlements et de voix venues d’ailleurs.

Partant de ces images travaillées par les poèmes et les discours de Celan, ce numéro de Loxias porte sur les points de contact de l’œuvre de Celan avec les autres langues et les autres arts. Il s’intéresse en particulier au devenir de l’œuvre, à sa réception et à son actualisation. Que deviennent ces poèmes qui « mettent un cap […] sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler » [« Gedichte halten auf etwas zu. […] Auf etwas Offenstehendes, Besetzbares, auf ein ansprechbares Du vieilleicht »] ? Comment lire Celan en rapport avec autrui et dans l’entre-deux [« inzwischen »], sur le seuil ? Ces questions impliquent aussi une réflexion sur nos méthodes de lecture des œuvres. Comment lire Celan en traduction ? Comment articuler danse et poème ? Quels défis le poème lance-t-il à l’adaptation musicale ? Que devient le « reste chantable » [« Singbarer Rest »] quand il se translate ? Le présent numéro fait suite à une journée d’études comparatiste adossée à un cours de Licence de littérature comparée sur les traductions françaises de Celan. Loin de prétendre à l’exhaustivité, il rassemble des contributions variées qui mettent Celan en contact avec l’autre, donnant forme à l’hospitalité profonde de cette parole poétique. Tous les articles éclairent l’idée d’une continuation de l’œuvre dans d’autres formes, qu’elle se pense comme potentialisation, survie [« Fortleben »], adaptation ou recréation poétique [« Nachdichtung »].

Mathias Verger s’attache à la polyphonie babélienne de l’œuvre. Lisant Celan « en plus d’une langue », il décèle les langues étrangères qui hantent les poèmes originaux de manière visible ou souterraine et propose ensuite une lecture actualisante à partir des textes de Yoko Tawada, qui offre la perspective d’un comparatisme post-monolingue.

Aurélie Moioli s’intéresse à la traduction du français et en français de Celan, en amont et en aval de l’œuvre. Fait d’écart, de disjonction et de recréation, l’acte de traduire – pour Celan et pour ses traducteurs – se pense comme une accentuation du deuil. L’attention portée à la traduction au sein du geste poétique permet de sortir l’œuvre de sa solitude et de la lire en réseau avec d’autres écrivains : Nerval et Jean Paul.

Céline Barral étudie les mises en musique des poèmes de Celan qui s’écartent du paradigme de l’illustration. Elle rapproche la composition musicale de la traduction, puis elle interroge la manière dont les compositeurs ont fait entendre la crise du lyrisme chanté par le « trouvère décapité » avant de s’attacher aux modalités de l’écartèlement du poème.

Alice Godfroy interroge la présence de la danse dans l’œuvre de Celan. Elle pose un regard chorégraphique sur ce que la langue du poème produit dans le corps du lecteur. La lecture du poème et de ses silences met en relief la tactilité de l’écriture celanienne.

Odile Gannier étudie le mot et la figure de l’anabase dans les œuvres de Celan et de Niki Giannari dont les textes jouent sur le polyptote du verbe « baino » (marcher). Le souvenir de Xénophon et de Saint-John Perse imprègne aussi la comparaison qui met en lumière les enjeux de l’exil.

La contribution de Françoise Salvan-Renucci porte sur la présence des poèmes et de Celan dans les chansons de H.F. Thiéfaine. Le poète devient le prototype du « martyr » et s’inscrit dans une constellation d’écrivains témoins de l’histoire du XXe siècle aux côtés d’Anna Akhmatova et d’Ossip Mandestam.

Notes de bas de page numériques

1 Paul Celan, “Der Meridian”, Gesammelte Werke, III, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1992, p. 201. Paul Celan, Le méridien, trad. André du Bouchet dans Strette, Paris, Mercure de France, 2004, p. 40.

2 Paul Celan, « Engführung » / « Strette », Choix de poèmes, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Poésie », édition bilingue, 1998, p. 162-165.

3 Paul Celan, « Weggebeizt » / « Décapé », Choix de poèmes, op.cit., p. 238-239.

4 Paul Celan, Discours de Brême, dans Le Méridien et autres proses, Librairie du XXe et XXIe s, Le Seuil, 2002, p. 55-58. « Erreichbar, nah und unverloren blieb inmitten der Verluste dies eine: die Sprache. Sie, die Sprache, blieb unverloren, ja, trotz allem. Aber sie mußte nun hindurchgehen durch ihre eigenen Antwortlosigkeiten, hindurchgehen durch furchtbares Verstummen, hindurchgehen durch die tausend Finsternisse todbringender Rede. Sie ging hindurch und gab keine Worte her für das, was geschah; aber sie ging durch dieses Geschehen. Ging hindurch und durfte wieder zutage treten, “angereichert” von all dem. In diese Sprache habe ich, in jenen Jahren und in des Jahren nachher, Gedichte zu schreiben versucht: um zu sprechen, um mich zu orientieren, um zu erkunden, wo ich mich befand und wohin es mit mir wollte, um mir Wirklichkeit zu entwerfen. Es war, Sie sehen es, Ereignis, Bewegung, Unterwegssein, es was der Versuch, Richtung zu gewinnen. Und wenn ich es nach seinem Sinn befrage, so glaube ich, mir sagen zu müssen, daß in dieser Frage auch die Frage nach dem Uhrzeigersinn mitspricht. Denn das Gedicht ist nicht zeitlos. Gewiß, er erhebt einen Unendlichkeitsanspruch, es sucht, durch die Zeit hindurchzugreifen – durch sie hindurch, nicht über sie hinweg. » Paul Celan, Gesammelte Werke, III, op.cit., p. 185-186.

5 Paul Celan, Discours de Brême, op.cit., p. 55-58. « Das Gedicht kann, da es ja eine Erscheinungsform der Sprache und damit seinem Wesen nach dialogisch ist, eine Flaschenpost sein, aufgegeben in dem – gewiß nicht immer hoffnungsstarken – Glauben, sie könnte irgendwo und irgendwann an Land gespült werden, an Herzland vielleicht. Gedichte sind auch in dieser Weise unterwegs : sir halten auf etwas zu. Worauf? Auf etwas Offenstehendes, Besetzbares, auf ein ansprechbares Du vieilleicht, auf eine ansprechbare Wirklichkeit. Um solche Wirklichkeiten geht es, so denke ich, dem Gedicht. Und ich glaube auch, daß Gedankengänge wie diese icht nur meine eigenen Bemühungen begleiten, sondern auch diejenigen anderer Lyriker der jüngeren Generation. Es sind die Bemühungen dessen, der, überflogen von Sternen, die Menschenwerk sind, der, zeltlos auch in diesem bisher ungeahnten Sinne und damit auf das unheimlichste im Freien, mit seinem Dasein zur Sprache geht, wirklichkeitswund und Wirklichkeit suchend. », Paul Celan, Gesammelte Werke, III, op.cit., p. 185-186.

6 Paul Celan, « Todesfuge » / « Fugue de mort », Choix de poèmes, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, « Poésie », 1998, p. 52-53.

Pour citer cet article

Aurélie Moioli, « Éditorial », paru dans Loxias, 64., mis en ligne le 15 mars 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9126.

Auteurs

Aurélie Moioli

Université Côte d'Azur, CTEL