Loxias | Loxias 7 (déc. 2004) Programme d'agrégation 2005 |  Littérature comparée 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

L'art des titres ou le mélange des genres dans Le Tambour de Günter Grass

Résumé

Cet article propose quelques pistes de réflexion sur « l’électricité de sens » qui, selon Michel Butor, circule entre titre et corps d’une œuvre littéraire, à partir de l’étude des titres de chapitres du Tambour de Günter Grass. L’hypothèse mise à l’épreuve est que ces titres permettent à l’auteur de convoquer au sein du roman divers genres littéraires et picturaux afin d’atteindre la prose poétique qu’il revendique tout en intégrant dans l’écriture son expérience de plasticien. Sont donc envisagés successivement les logiques de l’image que révèlent ces titres et leur dialogue souvent ironique avec le corps des chapitres, l’hybridation générique qu’ils favorisent et enfin l’architecture signifiante qu’ils permettent de dégager au sein de la luxuriance narrative caractéristique du roman.

Index

Mots-clés : genres , Günter Grass, texte et image, titrologie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Dans Les Mots dans la peinture, Michel Butor, avant d'envisager l'importance du titre pour l'œuvre picturale, rappelle que « toute œuvre littéraire peut être considérée comme formée de deux textes associés : le corps (essai, roman, drame, sonnet) et son titre, pôles entre lesquels circule une électricité de sens, l'un bref, l'autre long [...]. »1. Je voudrais étudier les modalités de cette circulation dans Le Tambour de Günter Grass en montrant notamment que celle-ci n'est pas sans rapport avec la place des arts plastiques dans la vie et la création de l'auteur. Au demeurant, Grass lui-même engage le lecteur sur cette voie dès l'incipit en évoquant les créations plastiques de l'infirmier Bruno. Celles-ci redoublent, dans le registre du visuel, les productions sonores d'Oscar, l'écriture occupant ainsi un entre-deux entre l'image et le son. Dans le dernier chapitre du livre II, lorsque Bruno se substitue à Oscar qui n'est plus en mesure de jouer du tambour ni de tenir le stylo pour évoquer sa « croissance dans le wagon de marchandises » (Wachstum im Güterwagen) parce qu'il est de nouveau en proie à une crise de croissance, le lecteur reçoit la confirmation de l'existence de versions plastiques des chapitres antérieurs dont Bruno est l'auteur :

Um seine überanstrengten Finger schonen zu können, bat er mich heute, für ihn zu schreiben und keine Knotengeburt zu machen. Ich habe mir dennoch Bindfaden in die Tasche gesteckt und werde, während er erzählt, mit den unteren Gliedmaßen einer Figur beginnen, die ich, Herrn Matzeraths Erzählung folgend, « Der ostflüchtling » nennen werde. Dieses wird nicht die erste Figur sein, die ich den Geschichten meines Patienten entnehme. Bisher knotete ich seine Großmutter, die ich « Apfel in vier Schlafröcken » nenne ; knüpfte aus Bindfaden seinen Großvater, den Flößer, nannte den etwas gewagt « Columbus » ; durch meinen Bindfaden wurde aus seiner armen Mama « Die schöne Fischesserin » ; aus seinen beiden Vätern Matzerath und Jan Bronski knotete ich eine Gruppe, die « Die beiden Skatsdrescher » heißt ; auch schlug ich den narbenreichen Rücken seines Freundes Herbert Truczinski zu Faden, nannte das Relief « Unebene Strecke » ; [...]

Afin de ménager ses doigts surmenés, il m'a prié aujourd'hui d'écrire à sa place et de ne pas faire de nœuds. Cependant j'ai mis de la ficelle dans ma poche et, tandis qu'il raconte, je vais commencer les membres inférieurs d'une figure que, suivant en cela le récit de M. Matzerath, j'appellerai « le Réfugié de l'Est ». Ce ne sera pas la première figure que j'emprunte aux histoires de mon patient. A ce jour, j'ai exécuté en ficelles nouées sa grand-mère, que j'appelle « Pomme de terre en quatre robes des champs » ; son grand-père le flotteur que je baptisai, non sans hardiesse, « Christophe Colomb » ; par la grâce de mes ficelles, sa pauvre maman devint « La belle piscivore » ; ses deux pères Matzerath et Jan Bronski me fournirent un groupe appelé « Deux skatologues » ; j'ai mis en ficelle aussi le dos couturé de son ami Herbert Truczinski, et ce fut le haut-relief « Surface inégale ».2

Ce passage met en lumière trois caractéristiques des titres de chapitres du Tambour que j'étudierai successivement : leur lien privilégié avec l'image, le jeu avec les genres littéraires et picturaux, enfin les effets de sens et de structure qui résultent de leur mise en série.

Le passage qui vient d'être cité n'est pas le seul à prouver que la question des titres convoque immanquablement chez Grass l'expérience du plasticien. En témoignent aussi le chapitre « Niobé », dont le titre se confond avec celui de la statue qui provoque la mort d'Herbert Truczinski, ainsi que la série de tableaux inspirés au peintre Lankes par le probable suicide de la religieuse qu'il vient de violer :

Als ich vom Beton sprang, öffnete Lankes die Maleraugen und sagte : « Das gibt ein dolles Bild : Flutende Nonnen. Oder : Nonnen bei Flut. »
« Du Unmensch ! » schrie ich. « Und wenn sie nun ertrinkt ? »
Lankes schloß die Augen : « Dann heißt das Bild : Ertrinkende Nonnen. »
« Und wenn sie zurückkommt, dir vor die Füße fällt ? »
Mit offenen Augen sprach der Maler sein Urteil : « Dann wird man sie und das Bild eine gefallene Nonne nennen. »
Er kannte nur entweder oder, Kopf oder Schwanz, ertrunken oder gefallen. Mir nahm er die Zigaretten ab, den Oberleutnant warf er von der Düne, von meinem Fisch aß er, und einem Kind, das eigentlich dem Himmel geweiht war, zeigte er das Innere unseres Bunkers, malte, während sie noch in die offene See hinausschwamm, mit grobem, knolligem Fuß Bilder in die Luft, gab sogleich die Formate an, betitelte sie : Flutende Nonnen. Nonnen bei Flut. Ertrinkende Nonnen. Fallende Nonnen. Fünfundzwanzigtausend Nonnen. Querformat : Nonnen auf der Höhe von Trafalgar. Hochformat : Nonnen besiegen Lord Nelson. Nonnen bei Gegenwind. Nonnen bei Segelwind. Nonnen gegen den Wind kreuzend. Schwarz, viel Schwarz, kaputtes Weiß und Blau auf Eis gelegt : Die Invasion, oder : Mystisch, barbarisch, gelangweilt — sein alter Betontitel aus Kriegszeiten. (726-727)

Quand je sautai à bas du béton, Lankes ouvrit ses yeux de peintre et dit : « Nom de Dieu ! Ça fait un tableau du tonnerre : Marée de nonnes. Ou bien : Nonnes à marée montante. »
« Salaud ! » criai-je. « Et si elle se noie ? »
Lankes ferma les yeux : « Alors le tableau s'intitule : Nonnes noyées. »
« Et si elle revient et tombe à tes pieds ? »
Les yeux ouverts, le peintre statua : « Alors elle et le tableau s'appelleront : Nonne tombée. »
Avec lui, c'était tout ci ou tout ça, tête ou queue, noyée ou tombée. À moi, il prenait mes cigarettes ; il avait jeté le lieutenant à bas de la dune ; il me mangeait mon poisson ; une enfant vouée au ciel, il lui montrait l'intérieur de notre blockhaus et, tandis qu'elle allait nageant vers le large, son pied bourru, pataud, esquissait des tableaux dans l'air ; il donnait même les formats et les titres : Nonnes à flot. Flot de nonnes. Nonnes noyées. Nonnes tombant. Vingt-cinq mille nonnes. Format oblong : Nonnes à la hauteur de trafalgar. Format en hauteur : Victoire des nonnes sur lord nelson. Nonnes par vent debout. Nonnes filant grand largue. Nonnes courant la bouline. Du noir, beaucoup de noir, du blanc mourant et du bleu sur fond de glace : l'Invasion, ou bien : La barbare barbe — c'était le vieux titre de son œuvre bétonnée du temps de la guerre. (583)

Lankes fait partie des autoportraits caricaturaux que Grass multiplie à plaisir dans le roman, pour exorciser le dégoût de soi provoqué par une enfance et une adolescence enrôlées sous la bannière des jeunesses hitlériennes. Les titres de Lankes sont aussi le reflet grimaçant de ceux des dessins de Grass : Sœur de saint Vincent de Paul (1957), Sœur Agneta (1957), Couvent (1961), Nonnes sautant (1960), etc.3 S'y manifeste une volonté iconoclaste patente dans le roman, souvent condensée dans les titres justement, qui ne convoquent l'imagerie religieuse que sur le mode de la parodie et du blasphème : « Pas de miracle » (Kein Wunder), « Menu de vendredi saint » (Karfreitagskost), « Foi espérance amour » (Glaube Hoffnung Liebe), « L'Imitation de Jésus-Christ » (Die Nachfolge Christi), « La crèche » (Das Krippenspiel), « Madonna 49 », « Le dernier tramway ou adoration d'un bocal » (Die letzte Straßenbahn oder Anbetung eines Weckglases). À travers ces titres, ce sont les principaux genres de la peinture religieuse qui se trouvent détournés dans le registre du grotesque ou de l'abjection. Le miracle, qui occupe une si grande place dans la tradition hagiographique, n'a pas lieu. Le rituel chrétien du jeûne se trouve retourné en suicide à l'huile de poisson, le choix du symbole christique grec n'étant évidemment pas fortuit car Grass propose peut-être aussi une inversion parodique du tableau de Velázquez , Marthe et Marie, dont le premier plan est occupé par un plat de poissons. Les trois vertus théologales, si présentes dans la peinture allégorique, servent de titre à l'évocation de la nuit de Cristal vécue par l'enfant Oscar comme plongée dans l'abjection. La crèche, la madonne et le culte des reliques convoquent également une composante visuelle évidente et, s'agissant de « Madonna 49 » le titre du chapitre se confond avec celui du tableau sur lequel le nain joueur de tambour usurpe la place de l'enfant Jésus. Le seul titre de cette série qui ne convoque pas le registre visuel est celui de l'ouvrage de piété du XVe siècle, De Imitatione Christi qui connut une si grande fortune en Europe. Il a, de fait, une fonction particulière dans la mesure où il ne désigne pas seulement une scène circonscrite dans le chapitre qu'il désigne mais bien une veine parodique qui parcourt l'ensemble du roman et que l'on retrouve encore dans le dernier chapitre lorsque Vittlar dit à Oscar pour son trentième anniversaire : « Quand Jésus compta trente années, il se mit en route et rassembla ses apôtres. » (613)

La peinture religieuse n'est pas la seule qu'évoquent les titres des chapitres du Tambour. À vrai dire, il n'est guère de genre pictural qui ne soit représenté : peinture mythologique avec « Niobé », même si les raisons du choix de ce nom pour la statue meurtrière sont loin d'être évidentes comme on le verra, vanité avec « Le papillon et la lampe », encore que la traduction occulte le contraste entre un mot appartenant au registre soutenu : « phalène » (Falter) et un autre dont le référent est beaucoup plus concret, moderne et prosaïque : « Ampoule électrique », que l'allemand désigne, il est vrai, d'une manière plus poétique peut-être en tant que « poire incandescente » (Glühbirne). D'autres titres évoquent des objets familiers qui pourraient fournir les sujets de modernes natures mortes tels « L'album de photos » ou « Le château de cartes ». Le genre du portrait est présent avec « Maria » et « Klepp ». Des paysages urbains sont également suggérés avec « La tribune » et « Devantures » qui serait mieux traduit par « Vitrines » (Schaufenster). Même la peinture animalière semble faire son apparition dans la série des titres avec « La route des fourmis » et « Le hérisson » tandis que le rapprochement inattendu « Pierres à briquet et pierres tombales » peut évoquer certains titres surréalistes. Enfin, bien sûr, la peinture historique se laisse aisément reconnaître dans les titres les plus solennels tels « Chant à longue portée exécuté dans la tour de Justice », « La poste polonaise », « Il gît à Saspe » ou « Le théâtre aux armées de Bebra ». Dans cette dernière série, les deux titres avec sous-titres sont particulièrement mis en relief : « inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » (Beton besichtigen — oder mystisch barbarisch gelangweilt) et « Sur le mur de l'Atlantique ou les bunkers ne peuvent pas perdre leur béton » (Am Atlantikwall oder es könen die bunker ihrn Beton nicht loswerden).

Bref, la liste des titres semble couvrir largement le champ de la peinture occidentale tant du point de vue générique que du point de vue historique, avec une prédilection cependant pour la modernité. On peut regretter que la table des titres qui figure dans les éditions allemandes ait été supprimée dans la traduction française, privant ainsi le lecteur de cette impression de catalogue hétéroclite de tableaux, équivalent visuel des roulements de tambour d'Oscar. Si la lecture des chapitres réserve bien des surprises au lecteur, les promesses du titre étant presque toujours tenues sur le mode ironique, ce sont bien des tableaux, en tout cas, que découvre le lecteur et la prépondérance de la scène avec son dispositif visuel sur l'enchaînement narratif est trop manifeste pour qu’il soit nécessaire d’y insister. D’ailleurs le quatrième chapitre, intitulé « L'album de photos », fournit d'emblée le modèle explicite de la structure du roman et du mode de lecture qu'il requiert : la petite et la grande histoire seront évoquées à travers une série d'images. Le topos du theatrum mundi s'y trouve renouvelé en album de photos du Bon Dieu :

Was auf dieser Welt, welcher Roman hätte die epische Breite eines Fotoalbums ? Der liebe Gott, der uns als fleißiger Amateur jeden Sonntag von oben herab, also schrecklich verkürzt fotografiert und mehr oder weniger gut belichtet in sein Album klebt, möge mich sicher und jeden noch so genußvollen, doch unschicklich langen Aufenthalt verhindernd durch dieses mein Album leiten und Oskars Liebe zum Labyrinthischen nicht nähren ; ich möchte doch allzu gerne den Fotos die Originale nachliefern. (56)

Quel objet en ce monde, quel roman aurait l'ampleur épique d'un album de photos ?
Le Bon Dieu — cet amateur forcené qui chaque dimanche nous photographie d'en haut [donc terriblement raccourcis] sous un jour plus ou moins favorable et nous colle dans son album — puisse-t-il me conduire d'une main sûre, tout en m'évitant de m'attarder indécemment, quelque plaisir que j'y trouve, à travers cet album [et ne pas nourrir le goût d'Oscar pour le labyrinthique]4 ; j'aurais tellement envie de joindre aux photos les originaux. (46)

Dans ce chapitre Oscar décrit et commente les photographies auxquelles est ainsi prêté le pouvoir d'engendrer le texte tandis que pour le lecteur, c'est bien sûr le texte qui fait naître l'image. Le rôle joué par les titres dans le roman est sans doute justement celui conféré ici à la photographie : c'est le dialogue entre le titre et le corps du chapitre qui convoque l'image dans son double statut d'origine et d'aboutissement du texte. Cette dualité trouve d'ailleurs son expression métaphorique dans la double activité d'Oscar qui fait surgir les images du passé par la magie du tambour avant de les fixer par l'écriture :

Hätte ich nicht meine Trommel, der bei geschicktem und geduldigem Gebrauch alles einfällt, was an Nebensächlichkeiten nötig ist, um die Hauptsache aufs Papier bringen zu können, und hätte ich nicht die Erlaubnis der Anstalt, drei bis vier Stunden täglich mein Blech sprechen zu lassen, wäre ich ein armer Mensch ohne nachweisliche Großeltern. (23)

Si je n'avais pas mon tambour, qui dit tout quand on sait s'y prendre et me souffle tous les à-côtés utiles à une relation écrite, et si je n'avais pas reçu de l'établissement l'autorisation de tambouriner trois ou quatre heures par jour, je serais un pauvre homme sans grands-parents certains. (20)

Si l'album de photos ne peut pas prétendre au statut de genre littéraire encore que les œuvres issues de la collaboration d'un écrivain et d'un photographe soient légion au XXe siècle, il existe, en revanche, un genre fort ancien qui associe texte, image et titre : le recueil d'emblèmes, fort prisé en Europe de la Renaissance aux Lumières. Le dialogue qui s'instaure dans le roman de Grass entre le titre et le corps du chapitre n'est pas sans rappeler celui qu'implique l'emblème entre l'image et le texte, ou plutôt les textes puisque l'emblème, tel qu'il naît avec l'Emblematum liber d'Alciat en 1531, comporte toujours au moins deux textes : le titre, désigné aussi par le terme latin d'inscriptio ou italien de motto (devise), qui précède l'image, et le commentaire qui la suit, désigné par les termes de subscriptio ou d'épigramme. Il n'est pas rare, en outre, que l'épigramme se dédouble et comporte à la fois des vers et de la prose dans des proportions variables. Le dispositif de l'emblème mise sur la pluralité et sollicite l'interprétation du lecteur. Il est l'héritier de l'allégorie antique et médiévale. Le fonctionnement des titres de chapitres dans Le Tambour pourrait bien s'inscrire aussi dans cette tradition. Grass en joue, comme il joue de tous les genres littéraires, du conte à la tragédie shakespearienne pour s'en tenir aux exemples les plus patents. Et de même qu'Oscar privilégie dans Hamlet le crâne de Yorick (485), il n'aborde la tradition emblématique qu'à travers sa survivance dans la sculpture funéraire, non sans une jubilation certaine :

Die glücklichste Hand zeigte ich beim Schriftklopfen. Selbst Korneff ließ ich hinter mir, leistete den ornamentalen Teil der Bildhauerarbeit : Akanthusblätter, geknickte Rosen für Kindergrabsteine, Palmenzweige, christliche Symbole wie PX oder INRI, Hohlkehlen, Rundstäbe, Eierstäbe, Fasen und Doppelfasen. Mit allen erdenklichen Profilen beglückte Oskar Grabsteine in allen Preislagen. Und wenn ich acht Stunden lang einer polierten, unter meinem Atem immer wieder erblindenden Diabaswand eine Inschrift beigebracht hatte wie : Hier ruht in Gott mein lieber Mann — neue Zeile — Unser guter Vater, Bruder und Onkel Mann — neue Zeile — Joseph Esser Mann — neue Zeile — geb. am 3.4.1885 gest. am 22.6.1946 — neue Zeile — der Tod ist das Tor zum Leben — dann war ich, diesen Text endlich überlesend, ersatzweise, das heißt angenehm glücklich […]. (581-582)

J’avais la main la plus heureuse quand je gravais les inscriptions. Sur ce point, je battais Korneff. J'exécutais la partie ornementale de la sculpture : feuilles d'acanthe, roses brisées pour pierres tombales d'enfants, palmes, symboles chrétiens tels que XP ou INRI, gorges, baguettes, oves, filets et doubles filets. Oscar enjolivait des pierres tombales à tout profil et à tous les prix. Quand j'avais travaillé huit heures une plaque de diabase, sans cesse à nouveau matie sous mon haleine, pour lui inculquer une inscription de ce genre : Ici repose en Dieu mon cher époux — à la ligne — Joseph Esser — à la ligne — né le 3.4.1885 décédé le 22.6.1946 — à la ligne — la mort est la porte de la vie ; quand je relisais enfin le texte, je goûtais un ersatz de bonheur. (469)

La mort constitue, de fait, l'un des thèmes les plus présents dans les recueils d'emblèmes d'inspiration chrétienne, l'autre thème de prédilection, dans les recueils profanes cette fois, étant l'amour. Les titres du Tambour oscillent eux aussi entre ces deux pôles même si Thanatos l'emporte toujours sur Eros, la contamination de l'érotique par le macabre caractérisant l'ensemble du roman et se trouvant déclinée dans tous les genres. Outre la parodie des amours fantastiques dans « Niobé », on trouve celle du roman de l'adultère dans « Menu de vendredi saint » avec deux cibles aisément repérables : Anna Karénine de Tolstoï, signalée d'emblée par le nom de la grand-mère Anna Bronski, dont le patronyme, si proche de celui de l'amant d'Anna Karénine, Vronski, est aussi celui de l'amant d'Agnès : Jan Bronski, et Les Affinités électives de Goethe, la mort d'inanition volontaire d'Odile devenant, selon le principe du travestissement burlesque, un suicide par consommation excessive de poisson, l'ingéniosité de la trouvaille se trouvant revendiquée par le titre de Bruno déjà évoqué : « La belle piscivore ».

Si, dans l'emblème, le rapport entre le titre et l'image est toujours symbolique, le titre appartenant généralement à la sphère morale ou spirituelle et l'image au monde concret, il n'en va pas de même pour les titres de Grass qui entretiennent avec le corps du chapitre un rapport métonymique. Tous sont des citations ou des combinaisons de citations du texte du chapitre. Dès lors, l'énigme à laquelle chaque titre confronte le lecteur trouve toujours une première résolution dans la localisation au sein du chapitre de l'expression mise en exergue par le titre. Celle-ci peut être récurrente, c'est le cas le plus fréquent, notamment lorsque le titre désigne un objet chargé d'une fonction à la fois dramatique et symbolique comme « La jupe en cloche », « L'album de photos », « La tribune », « Poudre effervescente », etc. Plus rarement, il s'agit d'une citation unique comme dans « Inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » dont le sous-titre, en lettres capitales, clôt le dialogue de théâtre qui constitue le centre de la séquence.

La reprise en écho du titre à la fin du chapitre, comme dans « Pas de miracle » ou « Soixante-quinze kilos », crée un effet de chute qui peut évoquer le genre de la nouvelle mais aussi celui du poème en prose. Grass a commencé par écrire de la poésie et l'on sait qu'à l'origine du Tambour se trouve le cycle de poèmes consacrés au stylite. Dans un entretien avec Olivier Mannoni, le romancier précise : « J'ai commencé par écrire de la poésie. Ecrire de la prose ne m'a en fait intéressé que lorsque j'avais la possibilité de m'épanouir poétiquement dans le cadre du roman. »5. De fait, la division de la matière romanesque en chapitres auxquels leurs titres confèrent une forte unité, encore accrue par la structure circulaire que crée souvent la reprise en écho du titre à la fin, permet de compenser la progression linéaire, suivant l'ordre chronologique, de la narration par une relative autonomie de chaque séquence et d'obtenir une trame romanesque très aérée qui évoque aussi la composition d'un recueil de poèmes.

Dans l’entretien qui vient d’être cité, Grass se réclame de la tradition picaresque pour caractériser la rencontre entre prose et poésie par laquelle il définit son esthétique. Il est vrai que le roman picaresque est à ses origines un genre éminemment composite, qu'on le fasse remonter comme Pierre Grimal, au Satiricon de Pétrone et donc à la satura latine en tant que « mélange », ou qu'on s'en tienne au constat fait par Maurice Molho au sujet du Lazarillo de Tormes : « La trame de la Vie de Lazare est faite de facéties et d'historiettes folkloriques. [...] À y regarder de près, notre petit livre présente l'aspect d'un habile centon de proverbes, fabliaux et contes à rire »6. Dans Le Tambour, l'exemple le plus caractéristique à cet égard est sans doute le chapitre intitulé « Niobé » où Grass n'hésite pas à rapporter longuement l'histoire de la statue (194-196). Si ce chapitre relève clairement du genre de la nouvelle fantastique dans la lignée de la Vénus d'Ille de Mérimée, le choix du titre n'en reste pas moins mystérieux. A priori la statue meurtrière semble fort éloignée de la figure mythologique dont le destin tragique a été immortalisé par la version qu'en donne Ovide dans le livre VI des Métamorphoses. Coupable d'avoir osé se présenter en rivale de Latone en opposant sa nombreuse progéniture aux deux seuls enfants de la déesse, Niobé est condamnée à voir tous ses enfants mourir sous les coups du fils et de la fille de la déesse : Apollon et Artémis tuent de leurs flèches respectivement ses sept fils et ses sept filles. Pétrifiée par la douleur du deuil, n'étant plus que larmes, Niobé se métamorphose en roche d'où jaillit une source. Si l'on s'en tient au récit en lui-même, le lien entre le chapitre du Tambour et le mythe semble ténu ; tout au plus peut-on évoquer le renversement, dont Grass est coutumier, que le romancier fait subir à sa source : la métamorphose a lieu à rebours et le passage de l'inanimé à l'animé provoque la mort au lieu d'être la conséquence du deuil. Mais la justification du titre est peut-être à chercher sur un autre plan, celui de l'architecture signifiante générale du roman, dont il constitue, comme tous les autres titres de chapitres, une composante essentielle.

En effet, l'étreinte mortelle de Niobé et d'Herbert Truczinski prend place entre la mort de la mère et celle du marchand de jouets Markus lors de la nuit de Cristal dont l'évocation, sous le titre « Foi espérance amour » clôt le premier livre. De l'abjection familiale à l'abjection collective, le trajet est clair. Dès lors Niobé, la mère qui provoque par son hybris la mort de ses nombreux enfants, réincarnée, si l'on peut dire, dans une statue de bois dont le modèle fut brûlée comme sorcière à Bruges peu de temps avant que la statue soit exposée dans l'église Notre-Dame de Danzig (194-195), peut bien faire le lien entre l'histoire individuelle et l'histoire collective, celle-ci apparaissant comme la sinistre répétition de l'atrocité, à rebours de la vision hégélienne que Grass n'a cessé de stigmatiser.

Il convient donc, pour conclure ce trop rapide examen de « l'électricité de sens » que font circuler les titres dans Le Tambour, d'étudier la manière dont ils rendent manifeste pour le lecteur une architecture signifiante qu'il eût été plus difficile de percevoir sous la luxuriance narrative du roman. On peut d'ailleurs inférer du témoignage de Grass que ces titres trouvent leur origine dans la première phase de la genèse de l'œuvre :

Zwar weiß ich, daß ich mehrere Pläne, den gesamten epischen Stoff raffend, grafisch entworfen und mit Stichworten gefüllt habe, doch diese Pläne hoben sich auf und wurden, bei fortschreitender Arbeit, entwertet. [...]
Mit dem ersten Satz : « Zugegeben : ich bin Insasse einer Heil-und Pflegeasntalt... » fiel die Sperre, drängte Sprache, liefen Erinnerungsvermögen und Phantasie, spielerische Lust und Detailobsession an langer Leine, ergab sich Kapitel aus Kapitel, [...]

Certes je me rappelle que prenant en raccourci toute la matière épique, j'ai croqué graphiquement plusieurs plans, remplis ensuite de mots-repères, mais ces plans s'abolissaient et se dévaluaient au fil du travail. [...]
Avec la première phrase : « D'accord : je suis pensionnaire d'un établissement de cure et de soins... », le barrage céda, la langue afflua, la capacité immémoriale et l'imagination, le goût du jeu et l'obsession du détail couraient à longues enjambées, un chapitre naissait de l'autre ; [...].7

Les titres seraient donc les vestiges de ces « mots-repères », soumis, comme on l'a vu, à une élaboration formelle importante pour dialoguer à la fois avec le corps des chapitres et avec la tradition littéraire et picturale. À l'échelle de l'ensemble du roman, leur présence et leur regroupement en trois livres convoque un autre genre, explicitement présent d'ailleurs aussi bien en tant que thème que du point de vue formel dans « Inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » : le théâtre. Celui-ci se prête naturellement à la rencontre du texte et de l'image dont on a vu l'importance dans l'esthétique de Grass, tout en l'inscrivant dans un déroulement temporel. On sait que l'esthétique du tableau prôné par Diderot eut un écho important en Allemagne grâce notamment à Lessing. La série des titres peut ainsi se lire comme celle des tableaux dont Oscar adulte est le metteur en scène pour le lecteur auquel il fait donc partager la condition de spectateur malgré lui qui fut souvent celle d'Oscar enfant, confronté à l'obscénité familiale ou historique, indissolublement liées. On le voit bien dans le chapitre « La tribune » au cours duquel Oscar ne peut échapper au spectacle de l'adultère qu'en affrontant celui de la propagande nazie qu'il réussit, il est vrai, à subvertir en une « fantaisie de triomphe » digne de la comédie antique8 : l'enfant exclu triomphe pour un bref moment de la bêtise en uniforme. Cette esthétique du tableau se déploie surtout dans le registre du macabre et de la dérision avec la mise en scène par Greff de son suicide dans « Soixante-quinze kilos » (333-337). Grass joue délibérément avec le topos du theatrum mundi et confronte son lecteur à une succession de triomphes de la mort où le comique sert d'ultime rempart face à l'abjection. Plus précisément, l'interprétation catholique du motif, qui trouva dans le théâtre de Calderon son expression la plus achevée, se trouve parodiée de telle sorte que la Sorcière noire prend la place d'auteur et de spectateur réservée à Dieu dans l'auto sacramental. Les trois livres du Tambour deviennent alors les trois actes d'une représentation blasphématoire mise en abyme dans le chapitre « La crèche » par la « messe qui, plus tard, devant le tribunal, fut toujours qualifiée messe, noire évidemment. » (402). Les titres de chapitres permettent donc de souligner la construction en diptyque des deux premiers livres : au onzième des seize chapitres du premier, intitulé « Pas de miracle » (Kein Wunder) répond le douzième sur dix-huit du deuxième, intitulé « L'Imitation de Jésus-Christ » (Die Nachfolge Christi). Un même effet de symétrie relie le deuxième et le troisième livre : à « Inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » (II, 11/18 : Beton besichtigen —oder mystisch barbarisch gelangweilt) répond « Sur le mur de l'Atlantique ou les bunkers ne peuvent pas perdre leur béton » (III, 9/12 : Am Atlantikwall oder es könen die bunker ihrn Beton nicht loswerden), chapitre dans lequel, comme on l’a vu, le titre du précédent est repris en écho à la fin de la série des titres de Lankes.

Les titres rendent donc manifeste le tressage de l'histoire individuelle, de l'histoire collective et leur réunion dans le blasphème que provoquent l'une et l'autre. Ils révèlent aussi un mouvement en spirale de la narration, à l'image d'une histoire qui se répète dans l'atroce plus qu'elle ne progresse.

Notes de bas de page numériques

1 Michel Butor, Les Mots dans la peinture, p. 17.
2 Günter Grass, Die Blechtrommel [1959], Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1993, p. 552 ; Le Tambour, trad. Jean Amsler, Paris, Seuil, 1961, Points Roman 1997, p. 444-445. La pagination indiquée entre parenthèses dans la suite de l'article est toujours celle de ces deux éditions.
3 Voir Zeichnen und Schreiben. Das bildnerische Werk des Schriftstellers Günter Grass, t. 1 Zeichnungen und Texte 1954-1977, éd. Anselm Dreher, Darmstadt/Neuwied 1982, p. 35-39.
4 Je traduis entre crochets les passages omis par le traducteur.
5 Magazine littéraire n°381 (novembre 1999) : « Günter Grass du Tambour au prix Nobel », p. 22.
6 Romans picaresques espagnols, éd. et trad. M. Molho et J. F. Reille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. XXI.
7 Günter Grass, « Rétrospective du Tambour ou L'auteur comme témoin suspect » (Süddeutsche Zeitung, 12 janvier 1974), repris dans Essais de critique (1957-1985), trad. Jean Amsler, Paris, Seuil, 1986, p. 95.
8 Voir les analyses de Charles Mauron dans sa Psychocritique du genre comique, Paris, Corti, 1964.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « L'art des titres ou le mélange des genres dans Le Tambour de Günter Grass », paru dans Loxias, Loxias 7 (déc. 2004), mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=90.

Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Professeur de Littérature comparée, Université de Nice, CTEL