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Rafael Barbosa  : 

L’écoute : une nouvelle heuristique en musicologie ?

Résumé

L’écoute se présente tant pour le musicien que pour le musicologue comme une évidence. Parler de ce qui est écouté revient à parler de l’écoute, or, il est aujourd’hui possible de donner un corps à l’écoute ; une matérialité proche de celle que la biolinguistique attribue à la faculté de langage, et qui a comme effet d’en faire un objet d’étude autonome. Une compréhension scientifique de l’écoute donne au musicologue un outil nouveau qui engage une réflexion sur la place de la perception dans l’analyse musicale. Cet article interroge les enjeux d’une assimilation par la musicologie d’une définition scientifique de l’écoute.

Abstract

Listening is an evidence both for musicians and musicologists; to speak of what we listen to, is to speak of listening. But it is now possible to give listening an autonom; a materiality close to that given by biolinguistics to the faculty of language. Since listening is inherent to the aesthetic experience of music, a scientific understanding of it should engage musicology on a reflection about the role of perception in musical analysis. This article evaluates the stakes of a musicological assimilation of a scientific definition of listening.

Index

Mots-clés : analyse musicale , cognition, écoute musicale, esthétique scientifique, perception

Plan

Texte intégral

Écouter : verbe transitif, du latin auscultare

1« ÉCOUTER » est un terme que les musiciens emploient aisément dans leur discours sur la musique. Certes, au verbe ils préfèrent souvent le substantif : « l’écoute », par lequel ils conçoivent une disposition mentale immanente à l’appréciation musicale. C’est ainsi qu’ils se mettent en « position d’écoute », et sont capables de « cibler par l’écoute » une caractéristique formelle ou de suivre la partie d’un instrument parmi la densité orchestrale ; l’analogie avec le nez1 qui reconnaît les différentes essences qui composent un parfum n’est vraiment pas abusive. Il y a donc quelque chose dans l’écoute musicale qui se présente comme le fruit d’un apprentissage et d’une pratique constante. L’écoute désigne pour le musicien une compétence concrète qu’il se représente de manière intuitive comme un savoir-faire ; une performance exigeant de lui un engagement comportemental précis qu’il connaît et reconnaît de manière implicite. Pour lui, « dresser l’oreille » n’est jamais s’adonner à une contemplation passive, mais comme le dit Peter Szendy, « écouter de la musique comme musique. Avec la conscience vive qu’elle est à entendre, à déchiffrer2 ». Le musicien va donc à la rencontre de la musique par l’écoute et cela lui suffit.

2Mais que nous dit le discours esthétique sur l’écoute musicale ? Avant le courant phénoménologique, l’écoute semble se confondre avec l’objet-musique ; elle reflète l’œuvre mécaniquement dans l’esprit de l’auditeur, et n’a pas d’autonomie. Si une musique est jugée belle, l’écoute, quant à elle, n’y est pour rien. La beauté kantienne, universelle et sans concept, peut-elle trouver dans l’écoute sa condition préalable ? Si pour penser l’écoute il est nécessaire – bien qu’insuffisant – de penser l’oreille, il faudra par conséquent, assumer un rapport positif entre le corps et l’esprit. Or, le corps est pour le philosophe allemand trop encombré par la mécanique des désirs instinctifs pour avoir droit de vote ou de veto sur un sujet aussi spirituel et universel que le Beau. En effet, l’esthétique philosophique qui se place comme l’héritière du dualisme platonicien, peine de plein gré à considérer l’écoute en elle-même, car l’évidence corporelle de l’oreille la dérange. Lorsque Platon bannit le mode ionien de la cité idéale, c’est sur le corps que l’anathème retombe, car l’abandon de soi dans la danse dithyrambique du culte dionysiaque trahit le pouvoir immense de l’écoute sur l’action. Quant aux proportions arithmétiques des intervalles, l’aspect rationalisé donc, elles restent à l’abri des accusations, et continuent de flatter la musique sourde des sphères. La phénoménologie, en reprenant la réflexion sur le temps vécu là où Saint Augustin3 l’avait laissée, explorera l’une des composantes de l’écoute. Mais il n’y a pas non plus chez Husserl ou Merleau-Ponty, une définition du l’acte d’écoute qui l’émancipe de la commodité du langage commun. Puisque comme le dit Pascal Quignard « les oreilles n’ont pas de paupières4 » et que même avant la naissance nous sommes déjà sensibles à l’écosystème acoustique qui sollicite nos oreilles sans cesse, du jour comme de nuit, car c’est aussi l’oreille qui monte la garde pendant notre sommeil. Il se peut que la difficulté à nous représenter l’écoute vienne de notre incompétence à la mettre à distance ; à ne pas la prendre comme une évidence.

3Il y a aussi une approche sociologique qui étudie l’écoute musicale en tant que rituel collectif. La manière dont nous écoutons la musique dévoile des tendances comportementales qui évoluent et racontent d’une perspective peu commune l’histoire de la musique. C’est ainsi que Peter Szendy décrit l’écoute comme Une histoire de nos oreilles (2001), Tia DeNora décrit le rôle de la musique dans la vie quotidienne en associant l’écoute a une expression comportementale qui va se décliner suivant un grand nombre de paramètres, tantôt en lien avec la vie affective de l’individu, tantôt en rapport aux structures sociales qui constituent son environnement5. Ce sont des travaux qui s’inscrivent dans le domaine des cultural studies. Mais on peut se demander si l’écoute possède un intérêt par elle-même. Indépendamment des tâches qu’elle accomplit ou des rituels qu’elle accompagne. Peut-on faire la différence entre ce qu’elle fait et ce qu’elle est ? Peut-on ausculter l’écoute ?

4Une première tentative nous plaçant sur un chemin prometteur, nous vient non pas d’un musicologue, ni d’un esthéticien, mais du physicien et physiologiste allemand Hermann von Helmholtz qui a osé parler de musique en considérant avant toute autre chose, l’oreille. Si Helmholtz ne nous livre pas une théorie de l’écoute, il nous montre les implications directes de l’oreille sur la perception et la création musicales. Avec Helmholtz on apprend que la musique ; cet objet culturel destiné à nous présenter la beauté par l’ouïe, est jusqu’à un certain point façonné par l’audition elle-même, car c’est elle qui qualifie, sur un plan sensoriel, les phénomènes acoustiques qui nous entourent. D’une certaine manière Helmholtz pointe du doigt la nécessité de l’écoute comme relayant l’audition à un niveau supérieur ; non pas l’écoute comme acte purement behavioriste, mais l’écoute comme faculté, comme compétence. Si cette dernière est encore « spirituelle » ; supérieure, l’apport du chercheur allemand est de nous montrer la relation irréductible entre le niveau esthétique et le « degré le plus bas du beau » que constitue la sensation. Au dualisme de substance cartésien, Helmholtz oppose une continuité complexe dont l’exploration est à la charge des générations futures.

L’esthétique cherche l’essence du Beau artistique dans sa conformité inconsciente aux lois de la raison. J’ai essayé de vous découvrir la loi cachée qui régit l’harmonie des combinaisons musicales. C’est réellement une loi dont nous n’avons pas conscience, dans la mesure où elle s’applique aux harmoniques, qui sont bien sentis par le nerf auditif, mais qui cependant n’entrent pas dans le domaine de la représentation consciente. Comme auditeur, nous ressentons la compatibilité et l’incompatibilité de ceux-ci sans savoir où se trouve la raison de ce sentiment. […] Les manifestations d’un accord musical purement sensible ne sont évidemment que le degré le plus bas du beau en musique. Pour la beauté plus haute, spirituelle, de la musique, l’harmonie et la dysharmonie sont seulement des moyens, mais des moyens essentiels et puissants6.

5Dans notre tentative pour appréhender le signifiant substantiel qui se dissimule derrière l’écoute, la position du savant allemand nous emmène à la considérer comme une faculté supérieure, dont la complexité nous empêche de l’observer par le seul exercice de l’introspection, et nous oblige à la penser de manière scientifique.

Écoute : substantif féminin

6De toute évidence l’écoute n’est pas l’apanage du mélomane ni celui de la communication linguistique. Déjà au paléolithique, en chassait dans les savanes, notre ancêtre l’homo habilis était aussi à l’écoute, et cela avec un engagement d’autant plus intense qu’il en allait de sa survie. Si tant d’activités humaines sont tributaires d’une capacité d’écoute qui semble signifier un coût énergétique pour l’organisme – investissement de l’attention, contrôle moteur, projection de l’action –, il convient de noter la distinction entre « écouter » et le verbe entendre. À la différence du premier, entendre ne se décline pas en substantif, et correspond au fait hautement accidentel de percevoir par l’ouïe. Entendre n’est pas un verbe d’action, ni de réaction ; il relève le fait que nos oreilles réceptionnent des ondes acoustique sans discrimination possible : no oreilles sont stimulées sans répit par tous les vibrations entre 20hz et 20khz qui croisent leur chemin. Lorsque je n’entends pas, ce n’est pas l’organe qui est en défaut, car l’oreille est toujours aux aguets. Il y a donc une passivité dans le fait d’entendre qui contraste avec l’écoute, car même lorsque l’oreille n’entend pas, je peux être à l’écoute. C’est un cas courant chez le mélomane qui sait que les silences comptent autant que les notes en musique.

7Mais une fois cette distinction faite, que dire de la lecture silencieuse par laquelle nous nous projetons notre propre voix, ou celle d’un personnage fictif ? Ne sommes-nous pas à l’écoute de notre voix intérieure en ce moment même ? et les images auditives que nous nous projetons, qu’il s’agisse de souvenir ou de création spontanées, musicales ou autres, font-elles aussi l’objet d’une écoute ? Le neurologue Jean-Pierre Changeux, dans son célèbre ouvrage L’homme neuronal, théorise le concept d’objet mental et nous dit ceci :

Les images mentales évoquent en général des scènes ou des objets identifiés et « rappellent » une perception plutôt qu’une sensation. S’il en est bien ainsi, l’image mentale conserve-t-elle une quelconque parenté avec le percept initial7 ?

8Si l’écoute persiste dans l’exercice de la représentation mentale, bien que sous une forme altérée, c’est que comme le suggère Changeux, il y a une différence marquée entre le stimulus écouté et l’écoute du stimulus, ou comme l’a suggéré Helmholtz, une distance entre le « haut » et le « bas » de la représentation. C’est en effet une distinction conséquente dont il est ici question, car, n’est-ce pas dans cet interstice méconnu entre d’un côté l’objet consensuel et objectif, et de l’autre côté celui d’une représentation personnelle et subjective, que les querelles musicales du XVIIIe siècle se sont égarées ? Quand Rameau et Rousseau commentent la même musique française, ils n’auraient pas pu se montrer plus opposés en ce qui concerne sa valeur esthétique. C’est l’écoute qui leur présente des objets mentaux distincts, seulement, les deux savants ne peuvent qu’ignorer l’étendue et la nature de l’action de l’écoute qui œuvre entre l’objet mental et l’objet nommé.

9Supposer que l’audition n’est pas indispensable à l’écoute peut sembler aller à l’encontre du bon sens, pourtant les musiciens parlent volontiers d’écoute « interne », n’est-il pas étrange de penser qu’en perdant l’audition, Beethoven aurait aussi perdu toute capacité d’écoute ? N’a-t-il pas continué d’écrire des chefs-d’œuvre ? On s’aperçoit que l’écoute, comme corps, se situe au-delà du prolongement nerveux des cellules ciliées qui tapissent la membrane basilaire, pour se manifester au niveau neuronal. Des chercheurs comme Hervé Patel8, Isabelle Peretz9 ou encore Jessica Grahn10 ont montré que la perception musicale fait appel à une multiplicité de structures neuronales spécialisées à la fois dans le traitement de la parole, du mouvement moteur, et des émotions entre autres. On a aussi remarqué que cette empreinte cognitive persiste lorsque le sujet se représente la musique, justement comme « objet mental », c’est-à-dire dans le cas d’une musique imaginée. Il apparaît ainsi la possibilité d’une première définition de l’écoute qui la décrit comme une faculté cognitive composite, en lien privilégié avec le sens de l’audition. Car c’est le stimulus acoustique qui constitue la matière première à laquelle l’écoute apportera une valeur ajoutée, celle de la forme signifiante.

10Parmi les composantes de cette faculté cognitive on compte les mécanismes qui rendent possible notre représentation du temps vécu : la mémoire et l’attention, mais aussi les capacités d’interprétation affective, et de groupement perceptif, qui seront responsables du sens porté par ces images psycho-acoustiques : autant de domaines dont l’étude scientifique doit attendre le XXe siècle pour connaître un développement important. Il est aussi nécessaire de remarquer que ces domaines sont méthodologiquement étrangers au musicien et au musicologue, car ils font souvent appel à l’expérimentation, et leurs corps de doctrine évoluent rapidement.

11On peut supposer que c’est grâce à des raisons épistémologiques de ce genre que le rôle de l’écoute dans la théorie musicale a été soit inhibé, soit incompris par le musicologue. C’est ainsi que la croyance répandue au XIXe siècle – mais qui va persister bien au-delà – selon laquelle l’histoire de la musique européenne décrit une évolution linéaire vers un perfectionnement, amène des personnalités comme Schoenberg ou Stockhausen à développer une conception idéaliste de l’écoute. Dans un contexte où il s’agit de justifier la pertinence historique de la « musique du progrès11 », à laquelle s’oppose la menace d’une musique divertissante et décadente, Schoenberg – et après lui Stockhausen – va habiller l’écoute des attributs intellectualistes sur lesquels il fonde la radicalité de son esthétique.

Chacune de mes idées musicales essentielles n’est énoncée qu’une seule fois ; autrement dit, je me répète peu ou pas du tout. C’est la variation qui se substitue presque totalement chez moi à la répétition. […] L’auditeur se trouve en face de nouveaux épisodes plus ou moins développés, enchaînés les uns aux autres ou simplement juxtaposés ou successifs, tout ceci avec la plus grande variété, mais encore il lui est presque impossible de saisir tous ces types de combinaisons s’il n’est pas doué d’un esprit logique et un sens aigu de la forme12.

12Ici l’écoute est bel et bien associée à des compétences cognitives : l’« esprit logique » et le « sens aigu de la forme ». C’est ce dernier qui est le plus intéressant, car à l’époque où Schoenberg décrit sa musique avec ces propos, il y a, tant en Autriche – von Ehrenfels et Meinong – qu’à Berlin – M. Wertheimer, K. Koffka et W. Köhler –, un sérieux effort scientifique pour appréhender le phénomène perceptif de la « forme » ; il s’agit bien évidemment de l’école de la Gestalt. Il résulte paradoxal que Schoenberg, qui manifeste un intérêt si particulier au « sens de la forme », n’ait jamais commenté les postulats de la théorie gestaltiste. On peut néanmoins présumer que s’il les connaissait, il devait les rejeter farouchement, car la manière dont il décrit l’agencement de ses idées musicales contredit sur chaque point les lois de groupement et de ségrégation perceptive de la Gestalt.

L’écoute comme défi méthodologique

13Pour le musicologue, l’éventualité d’adopter une représentation scientifique de l’écoute, où cette dernière recouvre à la fois une compétence cognitive et un organe neurobiologique, pose la question des limites épistémologiques de la discipline musicologique elle-même. La musicologie analytique n’a pas véritablement dépassé le paradigme dualiste, et est restée fidèle à une approche structuraliste qui ne donne à l’expérience esthétique aucun poids heuristique. Dans ce contexte, une représentation objective de l’écoute comme véhicule du contenu esthétique, représente un véritable renouveau. Un aspect qui ressort fortement de l’analyse musicale au XXe siècle, que ce soit chez Heinrich Schenker, ou Joseph Straus13 est la tendance à vouloir démontrer une « beauté » propre à la cohérence théorique. Le danger et de faire l’amalgame entre cette dernière et la valeur esthétique de l’œuvre entendue. C’est ce que Nicholas Cook dénonce dans les termes suivants :

Allen Forte et Steven Gilbert ainsi que Hans Keller, pourraient, s’ils le souhaitaient, postuler que la valeur esthétique d’une œuvre musicale, n’est rien d’autre qu’une fonction de la structure formelle dont témoigne la partition14.

14Des musicologues comme Michel Imberty ou Philipe Lalitte ont su montrer l’intérêt qu’il y a à déplacer l’axe de prise de vue de l’analyse pour qu’au lieu de viser frontalement la partition, il l’atteigne de manière transversale par le biais de ce qu’Imberti appelle la musicalité humaine15 ; c’est-à-dire que la partition est sans cesse confrontée à l’écart ontologique qui la sépare de la perception vivante. De mon point de vue, il s’agit là d’une voie qui assume les défis qui sont ceux de la musicologie analytique face à l’épistémè contemporaine ou le rapprochement entre sciences humaines et sciences naturelles est de plus en plus important. Si la musicologie des décennies à venir doit trouver sa place au sein des « sciences humaines », cela implique désormais l’exercice d’une transdisciplinarité responsable.

15Le développement des sciences de la cognition, et notamment celui de l’esthétique scientifique et expérimentale, fournissent aujourd’hui suffisamment d’outils pour sillonner une réflexion sur l’écoute qui ne la réduise pas à la simple audition, ni idéalise ses capacités ; une conception de l’écoute qui nous permette de comprendre les mécanismes par lesquels le contenu esthétique émerge, et de mettre ce dernier en rapport à l’écriture. C’est finalement la possibilité pour la musicologie de se représenter la dimension esthétique sous une forme objective, qui fait de l’écoute une heuristique prometteuse et novatrice. Une meilleure compréhension de l’écoute, en tant que maillon indispensable à la chaîne de communication, permettrait de revaloriser la place du contenu vis-à-vis de celui de la structure dans l’analyse musicale.

16L’un des défis que la musicologie doit surmonter est la nécessité de considérer le hiatus modal entre d’un côté le temps de la création dans une tradition s’appuyant sur la notation, et de l’autre côté la temporalité de l’écoute, comme une véritable énigme ; c’est-à-dire que l’objet sémiotique qu’est la partition (ayant sa propre identité spatio-temporelle) et l’expérience phénoménologique et éphémère que constitue l’écoute, doivent communiquer par une méthode qui respecte leur identité ; une méthode qui relève de ce qu’Edgar Morin appelle la pensée complexe.

L’ambition de la pensée complexe est de rendre compte des articulations entre des domaines disciplinaires qui sont brisés par la pensée disjonctive (qui est un des aspects majeurs de la pensée simplifiante) ; celle-ci isole ce qu’elle sépare, et occulte tout ce qui relie, interagit, interfère. Dans ce sens la pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle16.

17Dans une conception de l’œuvre qui assume le dialogue entre ces deux modalités d’existence qui sont la partition et la perception esthétique, un certain nombre de catégories à l’aide desquelles nous pensons traditionnellement la musique, deviennent inefficaces et demandent une mise à jour. La notion de forme par exemple, telle que la musicologie du XIXe siècle nous l’a transmise, fait l’objet de grandes controverses depuis que des psychologues ont cherché à mesurer sa validité perceptive.

18De nombreuses expériences cherchant à tester la saillance perceptive de traits considérés comme responsables à la fois de la cohérence et de la valeur esthétique des formes musicales, ont montré que les compétences mnésiques et attentionnelles constituent une contrainte relative à la durée et à la complexité de l’œuvre. Par conséquent, un certain nombre de relations formelles ou harmoniques que le musicologue est habitué à identifie sur la partition, se révèlent peu ou pas pertinentes dès lorsque c’est l’écoute qui en juge.

19En 1987 Nicholas Cook vise à évaluer la cohérence tonale dans une expérience où il fait entendre des pièces d’une durée allant de 30 secondes jusqu’à 6 minutes, dans lesquelles la tonalité finale a été modifiée de telle sorte qu’elle ne coïncide plus avec la tonalité de départ. Demandant aux participants de noter la pièce sur des échelles de cohérence et complétude, Cook n’obtient des résultats en accord avec le principe théorique, que pour les pièces d’une durée de 30 secondes, ce qui l’amène à conclure que « l’unité tonale d’une sonate est de nature conceptuelle plutôt que perceptive, et cela en contraste avec l’unité, quant à elle perceptive, d’une phrase seule17 ». Les expériences de ce type se sont depuis multipliées, et elles ont toutes confirmé ces résultats. Peut-être peut-on résumer cette problématique par cette phrase d’Agawu : « we do not listen to sonata form, we simply hear it18. »

20Au cours des dernières décennies, un certain nombre de compositeurs montrent un intérêt croissant pour l’étude de la perception, Roger Reynolds, qui a même composé des musiques dans le but de les utiliser dans des études expérimentales, considère que la symétrie formelle est une catégorie dont la réalité sensible n’est pas vérifiable en musique. Bien sur, la notation a permis son utilisation par le biais de la métaphore, et beaucoup de compositeurs se sont servis de la réversibilité du signe écrit pour supposer la réversibilité du stimulus acoustique. Pourtant le constat est sans équivoque :

Plusieurs longueurs de temps ne peuvent pas être facilement comparées par la simple raison qu’il est impossible de les expérimenter simultanément et que l’emmagasinement en mémoire opère inévitablement une distorsion. Comme résultat de ces considérations je juge impertinente pour la musique l’idée de proportion symétrique dans la forme19.

21Une autre notion qui se trouve actualisée est celle de style. En effet, l’étude du style en musique implique souvent l’assimilation de traités qui prônent l’application d’une réglementation stricte. L’exercice académique de l’écriture musicale est régi par le dictat d’un nombre de principes que l’étudiant applique en réponse à leur caractère normatif. Dans le célèbre traité de contrepoint de J. Fux Gradus ad Parnassum, qui se présente comme le dialogue entre un maître et son élève, quand Joseph, poussé par la curiosité du dilettante demande à son maître « why do you omit the seventh ? », ce dernier répond de manière désinvolte

Aloysius : J’ai omis de manière délibérée la septième. Néanmoins, il n’y a pas de raison à cela outre la conformité avec l’œuvre des grands maîtres auxquels nous devons prêter la plus grande attention dans notre travail. Aucun parmi les grands maîtres ne s’est servi d’une telle résolution de la septième vers l’octave20.

22Or, par le biais de l’écoute, le style est rapproché des théories sur l’apprentissage implicite de grammaires artificielles. En effet, le style est avant tout un langage. Derrière les innombrables règles qu’Aloysius fonde sur une observation minutieuse, mais auxquelles il n’attribue pas de raison causale, se dissimule une sorte de grammaire ayant son propre taux d’entropie et de redondance, des variables qui sont prise en compte par notre cerveau dans le traitement de l’information. Le travail de Carol Krumhansl21 sur la reconnaissance de distances tonales, ou celui d’Emannuel Bigand et Charles Delbé22 sur la reconnaissance de formes sérielles, participe de cet effort pour comprendre le style comme réalité perçue. Le fait que le style soit pour ainsi dire « décodé » lors d’une expérience esthétique réussie, donne une légitimité à l’intuition créative qui peut être appelée à jouer un rôle plus important dans l’apprentissage de l’écriture en musique.

Conclusion

23Il apparaît que la transdisciplinarité en musicologie est aussi féconde qu’elle est inévitable. Les connaissances sur la « musicalité » que la communauté scientifique offre aujourd’hui au musicologue ne peuvent plus le laisser indifférent ; le risque de faire de la musicologie un domaine autarcique et déconnecté de l’épistémè contemporaine est une menace réelle. Certainement la musicalité pousse inévitablement la définition du musical à un niveau de complexité qui représente un défi majeur pour la musicologie en ce début de siècle. L’écoute, telle que nous l’avons présentée dans cet article, pourrait représenter un nouvel axe de prise de vue sur l’objet de la musicologie analytique ; une perspective qui éclaire d’une manière nouvelle la partition, revendiquant l’homme vivant et l’expérience esthétique comme composantes irréductibles de l’œuvre musicale.

Notes de bas de page numériques

1 Je fais ici référence à la personne que l'on nomme « nez » dans l'industrie du parfum, et dont la compétence est le résultat d'un long apprentissage.

2 Peter Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Les éditions de minuit, 2001, p. 17.

3 Dans ses Leçons sur la conscience intime du temps, Husserl commence par citer et commenter le livre XI des Confessions de Saint Augustin, chez qui le phénoménologue voit un précurseur pour sa réflexion sur le temps vécu. La référence concerne plusieurs extraits, parmi lesquels le numéral XX où le philosophe romain décrit la nature du temps dans ces termes : « Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. Ces trois choses existent en effet dans l'âme, et je ne les vois pas ailleurs : le présent des choses passées, c'est leur souvenir ; le présent des choses présentes, c'est leur vue actuelle ; le présent des choses futures, c'est leur attente ».

4 Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p. 105.

5 Tia DeNora, Music in Everyday Life, Cambridge University Press, 2000.

6 Hermann von Helmholtz, « Les causes physiologiques de l'harmonie musicale », Patrice Bailache, Antonia Soulez & Céline Vautrin (éds), Helmholtz, du son à la musique, Paris, Vrin, 2011, p. 82.

7 Jean-Pierre Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 166.

8 Hervé Platel, Francis Eustache et Bernard Lechevalier (éds), Le cerveau musicien, Bruxelles, De Boeck, 2010.

9 Isabelle Peretz, « The nature of music from a biological perspective », Elsevier Cognition, n°100, 2006, pp. 1-32.

10 Jessica Grahan est à la tête du Music and Neurosciences Laboratory de l'université de London au Canada. Son travail est axé principalement sur le rythme.

11 C'est l'expression employée par Adorno pour qualifier l'esthétique de l'école de Schoenberg.

12 Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, traduit par Christiane de Lisle, Paris, Buchet/Chastel, 1977.

13 Joseph Straus, Introduction to post-tonal theory, New Jersey, Prentice-Hall, 1990.

14 Nicholas Cook, Music imagination and culture, Oxford University Press, 1992, p. 3.

15 Michel Imberty et Maya Gratier (éds), Temps, geste et musicalité, Paris, L'Harmattan, 2007.

16 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF Éditeurs, 1990, p. 5.

17 Nicholas Cook, « The Perception of Large-Scale Tonal Closure » Music Perception, vol. 5, 1987, pp. 197-205, ici p. 204.

18 Kofi Agawu, Playing with Signs, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 99.

19 Roger Reynolds, « A perspective on form and experience », Contemporary Music Review, Vol. 2, 1987, p. 285.

20 Joseph Fux, Gradus ad parnassum, trad. Alfred Mann, New York, Norton, 1971, p. 58 (nous traduisons).

21 Carol Krumhansl, Cognitive Foundations of Musical Pitch, New York, Oxford University Press, 1990.

22 Emmanuel Bigand & Charles Delbé, « L'apprentissage implicite de la musique occidentale », Régine Kolinsky, José Morais & Isabelle Peretz (dir.), Musique, Langage, Emotion : une approche neuro-cognitive, Presses universitaires de Rennes, 2010.

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Pour citer cet article

Rafael Barbosa, « L’écoute : une nouvelle heuristique en musicologie ?  », paru dans Loxias, 58., mis en ligne le 02 octobre 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8792.


Auteurs

Rafael Barbosa

Rafael Barbosa, docteur en musicologie d’Université Côte d’Azur, CTEL, Nice, France.