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Claire Poirson  : 

Pierre Barillet : un théâtre de jouvence ?

Résumé

Qu’il s’agisse des comédies que Pierre Barillet co-écrivit avec Jean-Pierre Grédy ou des pièces, beaucoup plus sombres, qu’il écrivit seul, la thématique du temps constelle son œuvre sous différentes formes : histoire – collective ou individuelle, nostalgie, regrets, communications intergénérationnelles plus ou moins aporétiques, vieillissement, recherche d’une nouvelle jeunesse, retour du premier amour... Ces voyages dans le temps, sous forme de quêtes égotistes, brouillent les temporalités. Certains personnages semblent mus dans un va-et-vient continuel entre le présent et le passé. Comment le théâtre, lieu de l’instantané, de l’événement, du présent, parvient-il à s’entendre avec le passé ?

Index

Mots-clés : Barillet (Pierre) , générations, jeunesse, nostalgie, temporalité

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Thématique : théâtre

Plan

Texte intégral

Pierre Barillet possède une bibliographie abondante et variée : une vingtaine de comédies co-signées avec Jean-Pierre Gredy entre 1950 et 1994 (dont les rôles étaient régulièrement créés par Jacqueline Maillan et Sophie Desmarets et dont cinq furent adaptées au cinéma), un essai sur le théâtre (Les Seigneurs du rire1, consacré à Robert de Flers, Gaston Arman de Caillavet et Francis de Croisset), deux autobiographies (Quatre années sans relâche2 et A la ville comme à la scène3), un témoignage biographique (Bronia dernier amour de Radiguet : un entretien avec Bronia Clair4) et, enfin, six pièces de théâtre qu’il signe seul entre 1947 et 2015 (Les Héritiers5, Les Amants de noël6 , La Réponse7, L’Ombre de Stella8, Gustave et Louise9 et Moi, Nadine Picard). Dans cette œuvre dune grande diversité de genres, une thématique est récurrente : celle du temps. L’Histoire est omniprésente, avec entre autres la thématique de la guerre, que l’on retrouve dans ses biographies mais aussi dans son théâtre (L’Ombre de Stella, 2015).

Pierre Barillet débute Quatre années sans relâche par une citation empruntée à Cocteau :

L’Histoire est faite de perspectives qui s’emboîtent et qui s’organisent avec le recul. Vivre l’Histoire est dur parce que c’est vivre au milieu d’un chaos de détails qui disparaissent à la longue et de vacarme auxquels succède le silence auguste.
Toutes les époques sont pourries. Cette fameuse pourriture forme l’engrais d’où naissent les irisations profondes...

Dans une biographie, nous comprendrons aisément que le temps soit d’une importance capitale et qu’une histoire individuelle se tisse inévitablement dans une toile beaucoup plus vaste. Mais le théâtre, lieu de l’instantané, de l’événement, du présent, peut-il s’entendre avec le passé ? Qu’il s’agisse des pièces de divertissement co-écrites avec Jean-Pierre Grédy ou des pièces que Pierre Barillet a écrites seul (plus sombres), le passé est partout présent. Dans Les Amants de noël (1947), œuvre noire, première pièce que Pierre Barillet écrit seul, l’action se déroule au XIXe siècle et l’héroïne est inspirée par l’empoisonneuse Marie Lafarge : l’Histoire dépasse l’histoire personnelle de l’auteur, il choisit d’ancrer son récit dans une époque inconnue de lui.

Qu’il s’agisse de personnages historiques, du passé qui ressurgit ou des dialogues intergénérationnels, le temps se brouille, le passé communique avec le présent et les époques se rejoignent. Mais avons-nous affaire à une thématique-fantôme, errant dans son théâtre sans vraiment s’y fixer, ou au contraire à une dramaturgie du passé, visant à fragmenter le temps en plusieurs unités ? Les dialogues intergénérationnels sont-ils réels ou ne sont-ils que le masque d’une communication impossible ? Et, finalement, la parole peut-elle permettre d’accéder à une nouvelle forme de jeunesse ? Le personnage peut être confronté à sa propre jeunesse : c’est le cas, notamment, lorsqu’il tombe nez à nez avec son premier amour. Mais le dialogue peut également opposer très nettement deux personnages appartenant à deux générations distinctes, tentant alors non plus de rattraper le temps passé mais de s’accorder, de se comprendre. Tout ceci nous mène naturellement à nous interroger concernant la réception qui est faite de cette temporalité par les personnages : les plus âgés vont-ils accepter de se regarder vieillir ou vont-ils partir à la recherche d’une seconde jeunesse ? Dans cette riche carrière, j’ai souhaité observer tout aussi bien les pièces que Pierre Barillet a écrites avec Jean-Pierre Grédy que les pièces qu’il a écrites seules, choisissant de m’intéresser particulièrement à celles qui mettent en évidence la thématique du temps : cela nous fera voyager de 1972, avec Le Don d’Adèle, à 2015, avec L’Ombre de Stella. Mais il était important, aussi, de parler des biographies de Pierre Barillet, qui sont elles aussi riches en personnages dont les peintures hautes en couleur, presque théâtrales, témoignent d’un passé révolu.

Le premier amour...

La temporalité permet tout d’abord la rétrospection. Bon nombre de personnages sont jeunes et aventureux : c’est le cas d’Adèle, dans Le Don d’Adèle qui, enfin débarrassée du don qui l’encombrait, renonce bien volontiers à une vie d’épouse avec le riche Antoine pour découvrir le monde et profiter de sa jeunesse, ou encore des deux jeunes amants de L’Or et la paille qui, ayant réalisé leur erreur causée par la vénalité de leurs choix, décident de se remarier. Aucune peine, pour ces jeunes personnes, à prendre une autre voie. Combien de temps Adèle aura-t-elle perdu, encombrée de ce don qui lui gâche la vie ? Elle est arrivée servante inexpérimentée et donne sa démission à la fin de la pièce qui, si l’on observe la continuité des actions, se déroule sur quelques jours : on ne peut pas dire qu’elle ait gâché sa vie. Dans L’Or et la paille, la séparation des deux jeunes amants dure a priori quelques mois : c’est fâcheux, mais dès lors qu’ils se retrouvent la complicité se réinstaure et tout peut reprendre. À ces personnages s’opposent les personnages plus âgés réalisant qu’ils sont passés à côté d’une partie de leur vie.

C’est le cas, notamment, de Suzanne Pujol dans Potiche10 : cette femme d’une cinquantaine d’années se retrouve, malgré elle, à occuper le poste de son mari, directeur d’une grosse entreprise, et à gérer des conflits politiques auxquels elle n’est pas habituée. Cette obligation est un déclic : elle prend goût à la direction de l’entreprise, s’y découvre même un certain talent et décide de mettre fin à des années de silence pendant lesquelles elle était la femme cocue et toujours en accord avec son mari, silencieuse et discrète. Cette rupture est initialement provoquée par des éléments extérieurs (la crise politique à l’usine et la séquestration de son mari par les ouvriers) mais Suzanne prend très vite la situation en main et décide d’évoluer. La fin de la pièce est très optimiste, dessinant une Suzanne Pujol épanouie, ayant triomphé de l’entêtement de son époux à reprendre sa place initiale. Sa position de femme forte semble être pérenne. Suzanne Pujol est une Galathée : de potiche, elle devient femme.

Et elle doit en partie cette renaissance à son amour de jeunesse, Maurice Babin : c’est le retour du premier amour qui réveille son esprit d’aventure et lui donne la force de s’imposer face à sa famille (car si son mari veut la soumettre, ses enfants ne la défendent guère, ils sont goguenards et ils ne croient pas en les qualités de cheffe de leur mère). Maurice Babin lui rappelle la femme de caractère qu’elle a été le temps de leur brève relation, il l’admire et il est le premier à la soutenir. Cette dose de fraîcheur, de jeunesse, insuffle à Suzanne une nouvelle dynamique et l’incite à changer de voie. Le premier amour agit ici comme une sorte de jeunesse par procuration, un souvenir qui permet au personnage de redevenir jeune, de se renouveler, d’oser. Suzanne donne l’impression de s’être résignée : à cinquante ans, à quoi bon s’opposer à l’ordre établi, alors qu’il est tellement plus facile de rester dans son confort ? Suzanne fait son jogging les matins, elle écrit des poèmes, elle s’occupe de la maison... On dirait un divertissement, au sens pascalien. Grâce au premier amour, en se sentant à nouveau jeune, elle s’aperçoit que sa vie peut encore changer et prendre d’autres directions.

Le premier amour est un leitmotiv des pièces de Pierre Barillet. Face à cette madeleine de Proust le personnage retrouve une seconde jeunesse, dont il cherche à profiter. Le premier amour n’est rien moins que l’élément inattendu posant le dénouement de L’Or et la paille : Géraldine et Thierry, deux jeunes mariés particulièrement allergiques au travail et cherchant de petites escroqueries pour pouvoir subsister, décident de divorcer pour se marier à deux vieux riches (Géraldine épouse Raoul, Thierry épouse Cora). Finalement, c’est lorsque Raoul et Cora se retrouvent face à face et se reconnaissent (tous deux ont été amants) que tout se dénoue : les divorces s’annoncent, les remariages aussi... Le premier amour revenu permet de réparer les erreurs présentes et de reformer les couples de façon plus cohérente, loin des mariages de raison. Dans ce cas de figure, le premier amour fait figure de deus ex machina. Le mauvais choix est rattrapable, même pour Raoul et Cora qui s’étaient perdus de vue pendant de longues années : le vieux couple roucoule finalement comme des jeunes premiers. Nous avons précédemment évoqué le cas de Géraldine et Thierry, les deux jeunes amants de L’Or et la paille. Raoul et Cora, quant à eux, mettent du temps à se retrouver : ils doivent d’abord se reconnaître, le temps a passé. Puis quelques anecdotes leur reviennent et la complicité d’autrefois s’instaure peu à peu. Et le premier amour, lorsqu’il revient, entraîne avec lui des éléments très touchants : le récit de leur séparation de jeunesse, sur un malentendu, puis la nostalgie, les bons souvenirs, le retour à la complicité et les sentiments qui reviennent... Les personnages sont profondément humains, le rire de ces comédies se suspend le temps des retrouvailles et le premier amour apporte une couleur différente.

C’est également comme une jeune première que Lily (dans Lily et Lily), célèbre actrice, seule et caractérielle, s’enfuit avec l’époux de sa sœur jumelle, qu’elle aime depuis l’enfance et dont elle vient de découvrir la réciprocité des sentiments. Les sœurs inversent leurs rôles et chacune s’épanouit : l’une quitte son rôle d’épouse austère et mal aimée pour découvrir les paillettes du cinéma, l’autre abandonne son métier d’actrice, qui l’épuise et la lasse, pour découvrir la vie d’épouse aux côtés de l’homme qu’elle aime. Lily a quitté volontairement son premier amour, elle a choisi sa carrière : elle ne se contente pas, comme Cora dans L’Or et la paille, de retrouver celui qu’elle avait perdu de vue par erreur : elle se retrouve confrontée à celui qu’elle avait fui et elle choisit de revenir sur sa décision. Choisir sa carrière n’était peut-être pas une erreur qu’il s’agirait de rattraper coûte que coûte, comme dans le cas de L’Or et la paille, mais elle est lasse et veut changer de vie. Ces deux femmes, d’une cinquantaine d’années, ont fait des choix de vie tardifs mais la pièce est optimiste et tout finit bien pour elles, attestant une nouvelle fois qu’il n’y a pas d’âge pour changer de vie.

Mais certains personnages ont moins de chance avec leur premier amour : celui d’Amanda, dans Folle Amanda, est menteur, volage, manipulateur et égocentrique. Philippe est un politicien overbooké et obsédé par sa carrière. Il ne paie aucune pension à Amanda, il fait tout pour interdire la parution de son autobiographie (dernier vestige de son succès mais aussi espoir d’une rentrée d’argent pour l’ancienne star désormais sur la paille) et il provoque la chute finale d’Amanda qui, ayant abandonné son retour sur scène pour le suivre en week-end en amoureux, se retrouve seule, abandonnée par Philippe et sans espoir. Le premier amour, là encore, participe au dénouement, mais cette fois-ci pour couper les ailes d’Amanda. La fin de pièce laisse entrevoir un espoir lorsque la jeune voisine d’Amanda sonne chez elle et essaie de se jeter par la fenêtre suite à une peine de cœur : la jeune fille est elle aussi chanteuse et Amanda décide de l’entraîner, de l’aider à réussir. Cette confrontation entre les deux générations de femmes est une manière pour Amanda de sublimer son échec : elle peut encore sauver la jeune fille, l’aider à se remettre de sa rupture et lui offrir une carrière durable. Mais en ce qui la concerne, c’est malheureusement trop tard11. Dans Folle Amanda, ce n’est donc plus le premier amour (ici incarné par l’odieux personnage de Philippe) qui permet au personnage d’accéder à une seconde jeunesse : c’est le personnage du double. La jeune voisine, à laquelle Amanda peut totalement s’identifier et dans laquelle elle peut se reconnaître plus jeune, la sauve du suicide. Certes, il ne s’agit pas tant de choisir un autre mode de vie que de choisir de vivre, tout simplement, mais cette petite note d’optimisme est apportée par la jeune femme.

La confrontation intergénérationnelle

Parmi les relations intergénérationnelles importantes chez Pierre Barillet, notons celles des couples. Que ce soit dans Fleur de cactus, L’Or et la paille ou encore Quarante carats, les couples comportant un écart d’âge notable ne manquent pas. Mais chacune de ces pièces traite le sujet différemment. Dans L’Or et la paille, il s’agit de mariages blancs dans lequel chacun trouve son intérêt : Raoul et Cora cherchent à épouser une jeune personne pour retrouver une seconde jeunesse, bien conscients qu’ils n’intéressent que par leur argent, tandis que Géraldine et Thierry se marient pour régler leurs soucis financiers. Ce cas de figure est tellement trivial, la décision de mariage est tellement prise à la légère, que le dialogue n’a pas lieu : ces mariages sont un prétexte. Finalement, le dialogue n’est ici possible qu’entre les amants de même génération, ce qui engendre les divorces et les remariages. Les amants finissent chacun avec une personne de leur âge, et c’est là le seul dialogue possible : le vieux Raoul et la jeune Géraldine ne se supportaient plus, pas plus d’ailleurs que le jeune Thierry et la vieille Cora. C’est ce même dialogue impossible qui sépare Julien et Antonia dans Fleur de cactus : Julien, dentiste d’une quarantaine d’années, est en couple avec Antonia, jeune étudiante un peu fleur bleue. Leur couple révèle un énorme manque de communication (Julien ment à Antonia, qui lui répond par des caprices farfelus), finalement ils vont se séparer. Julien comprend qu’il aime sa secrétaire, Stéphane, qui a approximativement le même âge que lui, tandis qu’Antonia tentera une histoire d’amour avec son voisin Igor, lui aussi étudiant. Ces couples sont voués à l’échec par un manque de dialogue, une mésentente présente dès le début et qui ne peut qu’empirer.

Cependant, les personnages de Quarante carats ont un sort beaucoup plus heureux. Lisa, quadragénaire, tombe sous le charme de Guillaume, 22 ans. Annick, la fille de Lisa, 17 ans, accepte la demande en mariage d’Eddy, quadragénaire. Hervé, l’ex-mari de Lisa, fréquente Elke, jeune fille au pair de 20 ans. Et chaque couple semble fonctionner, chacun à sa manière. Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy mettent ici l’accent sur l’étrange décalage, dans l’opinion commune, entre un couple dont la femme est plus âgée et un couple dont l’homme est plus âgé. Le premier cas de figure est beaucoup moins accepté par l’ensemble des personnages, et Lisa s’en indigne : pourquoi son ex-mari peut-il convoler impunément avec une jeune fille au pair de 20 ans alors qu’elle doit faire face aux réflexions de son entourage lorsqu’elle annonce son mariage avec un homme de 20 ans de moins ? Pourquoi sa propre fille épouse-t-elle sans problèmes un homme plus âgé, soutenu par Monette, la grand-mère (mère de Lisa), qui désapprouve l’union de sa fille à cause du décalage d’âge indécent ? La jeunesse de Guillaume nourrit Lisa, qui décide de refaire sa vie autrement et de s’ouvrir à tout un nouveau monde : elle, la sage patronne d’une agence immobilière, apprend à se détendre et à assumer ses envies. Le décalage d’âge entre les deux personnages semble être un atout pour eux.

Malgré tout, si la conversation est possible, les générations restent figées et les personnages restent condamnés à « avoir » leur âge. La parole ne semble pas avoir le même pouvoir que le premier amour. Si les choix de vie sont modifiables, le dialogue entre les générations reste conflictuel : dans Quarante carats, Annick, la fille de Lisa, passe son temps avec sa bande d’amis au Cheval-Vapeur, boîte de nuit à la mode. Lisa, malgré les avertissements de Guillaume, insiste pour s’y rendre : elle veut comprendre ce qui plaît tellement à sa fille et aux jeunes de 20 ans. Finalement, elle déteste le Cheval-Vapeur et doit bien reconnaître qu’elle appartient à une autre génération. Non qu’elle ne soit plus capable d’être “jeune”, mais la jeunesse qu’elle trouve au Cheval-Vapeur n’est pas la sienne : l’époque a changé. Pour Monette, la grand-mère, tout est beaucoup plus simple : elle affirme d’entrée de jeu à sa petite-fille :

Il y a des moments tout de même où je me sens d’une autre génération ! Ma place n’est pas au Cheval-Vapeur, en effet12.

Monette pousse sa petite-fille au mariage et déplore que les jeunes ne pensent qu’à s’amuser et ne s’occupent plus de fonder des familles. Elle essaye d’inciter Annick à se marier :

Oh ! Je sais ! Vous autres jeunes, vous affectez de trouver cette institution périmée, inutile... Eh bien ! Sache-le, mon enfant : le mariage n’en est pas moins la chose la plus importante dans la vie d’une femme13.

Elle a conscience d’appartenir à une autre génération mais loin de le renier elle défend au contraire le mariage et les anciennes valeurs à de nombreuses reprises. Quant à Lisa, déstabilisée par les remarques de son entourage concernant le décalage d’âge entre elle et Guillaume, se jette tête baissée dans le Cheval-Vapeur sans comprendre que ce n’est pas de cette manière qu’elle se sentira plus jeune : elle pense trouver dans la jeunesse des autres les restes de la sienne alors qu’elle n’appartient pas à cette génération. C’est seulement auprès de Guillaume, son amant, qu’elle parviendra à s’assumer et à trouver sa propre jeunesse. Car il n’est pas nécessaire de fréquenter le Cheval-vapeur et de se comporter “comme une jeune” pour être jeune. Et c’est ce qui a bien failli condamner Lisa : confondre l’âge et la génération. Les personnages de Pierre Barillet peuvent être jeunes à tout âge, mais pour cela ils doivent accepter leur génération.

Un bel exemple de dialogue intergénérationnel impossible est très certainement celui de La Réponse, que Pierre Barillet écrit en 2013 : Daniel, célèbre critique musical d’une soixantaine d’années, rencontre Thierry, étudiant de vingt ans, fraîchement arrivé à Paris. Les deux hommes nouent une relation particulière et se voient régulièrement, toujours à la terrasse du même café. Thierry admire énormément Daniel. La relation évolue, des non dits s’instaurent et des tensions se créent. Là encore, ce qui perd Daniel, c’est de chercher à pénétrer une génération qui n’est pas la sienne : Thierry était prêt à dialoguer sans artifices, acceptant parfaitement l’âge de son interlocuteur. Or le temps est une obsession de Daniel. Tous deux ne s’expriment pas au même temps, 40 ans les séparent et les références et les centres d’intérêt des deux personnages les éloignent. Daniel ne cesse de faire référence à cette différence d’âge, avec des expressions comme « Dans ma jeunesse » ou encore « C’est un raisonnement qu’on peut tenir à votre âge14. » Il s’étonne que Thierry ne connaisse pas Misia Sert :

Mon Dieu ! Est-il possible ?... Renoir, Bonnard, “La Revue blanche”, Diaghilev, les Ballets russes ?...15

Il aime rappeler ces 40 ans qui les sépare et il joue régulièrement les mentors pour Thierry, pourtant il ne parvient pas à se montrer à lui sans artifices et dès la première rencontre il joue un numéro. Lors de leur deuxième rencontre, Daniel avoue cet artifice et est honteux d’avoir cabotiné :

J’avais honte. […] Honte de moi. Cette diatribe, l’autre jour... Ce numéro auquel je me suis livré pour vous plaire tout en m’efforçant de vous déplaire... Est-il possible, à mon âge, de se donner un tel ridicule ? […] Vous avez dû penser : quel est ce pitre ? Ce vieil excité qui essaye de briller par tous les moyens ?16

Finalement, ce n’est pas tant son âge qui le condamne aux yeux de Thierry que ses mensonges et ses manipulations. Daniel ne parvient pas à dépasser son âge pour être lui-même avec Thierry, qui, lui, pourtant, se livre à cœur ouvert. Il revient toujours à ses références datées, il est le seul à évoquer les âges, Thierry ne semble pas y prêter attention de prime abord :

C’est un peu décourageant, ce passé qui ne laisse pas de place au présent !17

Un personnage de La Réponse résume bien le mal-être de Daniel : il s’agit de « l’oiseau-lyre », personnage muet, figurant ou simplement mentionné. Daniel désigne par ce surnom une « femme rousse, outrageusement peinte », qui parle fort à quelques tables d’eux :

Daniel – Si vous l’aviez connue, il y a quelques trente ans ! On l’appelait “l’oiseau-lyre”. […] Je ne sais plus qui l’avait baptisée ainsi. Parce qu’elle voletait d’une table à l’autre avec tant de grâce... Parce qu’elle avait un gazouillis délicieux. Je ne sais pas si elle était vraiment intelligente, mais elle possédait un instinct très sûr. […] Elle était drôle et charmeuse. Et facile. Sa vie entière s’est déroulée dans ce périmètre qui a été son théâtre. Quand, au fil des ans, les acteurs de cette comédie ont disparu les uns après les autres, elle est restée là et elle s’est distribuée dans le premier rôle. Vous voyez ce que ça donne. Une pitoyable caricature d’elle-même.
Thierry – Elle n’a rien écrit ? Aucun témoignage de son époque ?
Daniel – Si, des Mémoires bâclées, faites d’à-peu-près mensongers, rédigées par un nègre. C’est passé complètement inaperçu. Peut-être que plus tard, après sa mort, un jeune étudiant étranger très studieux, qui ne l’aura même pas connue, se passionnera pour elle, fera des recherches et produira une biographie qui la ressuscitera comme Misia Sert18.

L’oiseau-lyre est le vestige de la jeunesse de Daniel, elle est « outrageusement peinte », elle cabotine, elle parle fort mais son ridicule est touchant. Daniel n’est pas réellement critique à son égard et l’on sentirait plutôt de l’empathie. Il semble, au comportement du vieil homme, qu’il ait eu des sentiments pour cette femme par le passé. Maintenant, voici la réaction qu’elle lui provoque :

Daniel – ça me dérange. Je préférerais qu’elle soit morte.
Thierry – Pour elle ou pour vous ?
Daniel – Pour moi bien sûr. Mais pour elle, ça vaudrait mieux aussi19.

L’oiseau-lyre est finalement l’opposé du « Cheval-Vapeur » de Quarante carats : c’est le symbole du passé, la brillance disparue, là où le « Cheval-Vapeur » est le symbole de la brillance actuelle. Les personnages âgés coincés dans le passé ne sont plus d’étincelants oiseaux-lyres et ne pourront jamais accéder au Cheval-Vapeur : ils sont bloqués entre les deux. Soit ils acceptent leur âge et trouvent une seconde jeunesse, par le biais de l’amour par exemple, soit ils s’empêtrent dans les conflits générationnels et dans l’impossibilité d’appartenir à une autre jeunesse que la leur. Alors, quand la jeunesse présente est inaccessible, il ne peut rester que les souvenirs de la jeunesse.

Nostalgie et divertissement

Certains personnages se font le témoignage d’un monde révolu. Amanda (Folle Amanda) est une chanteuse d’une autre époque, elle se souvient avec nostalgie des tubes de sa jeunesse, du temps où elle avait du succès. Nadine Picard (comédienne réelle, que Pierre Barillet a connue) et Mylène Janvier (femme imaginaire) sont deux vieilles femmes monologuant chacune autour des souvenirs de leur jeunesse. Bronia, ancienne compagne de Raymond Radiguet, dont Pierre Barillet se fait le porte-parole (Bronia dernier amour de Radiguet), nous dépeint avec une précision émouvante le Montmartre de sa jeunesse et la vie de bohème telle que décrite par Murger dans Scènes de la vie de Bohème, mais cette fois avec des personnes réelles, par le biais des souvenirs, des anecdotes, des situations vécues.

Ces femmes d’une autre époque redonnent vie à des personnalités qui ont marqué leurs jeunesses : Bronia évoque Cocteau, Tristan Tzara et Raymond Radiguet bien entendu, Nadine Picard nous confie ses relations avec Christian Dior ou encore Pierre Cardin, Mylène Janvier (personnage seul en scène de Moi, Nadine Picard) raconte ses relations avec certaines actrices de l’époque... Chaque parcours est marqué par les rencontres. Les deux autobiographies de Pierre Barillet (Quatre années sans relâche et À la ville comme à la scène), sont jalonnées de personnalités : Jean Cocteau, Charles Trénet, Jean Marais, Christian Bérard... Ces personnes que l’on rencontre au détour d’un ouvrage de Pierre Barillet sont des passerelles vers le passé. Elles incarnent une époque, des mœurs, une atmosphère. Derrière leurs portraits et les récits qui les accompagnent, on sent poindre une profonde nostalgie mais privée de sa partie douloureuse. De la nostalgie, Pierre Barillet ne semble avoir conservé que le nostos, le retour au passé. L’algos, la douleur, que l’on peut trouver chez Amanda dans Folle Amanda ou chez Mylène Janvier dans L’Ombre de Stella, n’est pas très marquée dans les autobiographies de Pierre Barillet : son écriture est douce, parfois amusée, parfois plus grave, mais le passé n’est pas élégiaque.

Dans L’Ombre de Stella, Mylène Janvier dit : « Les mémoires, c’est bon quand on a épuisé tout le reste20 » Cela ne l’empêche pas de se remémorer, non sans émotion, sa jeunesse auprès de la diva Stella Marco. Le prétexte de sa coopération à l’écriture des Mémoires de Stella (« Après tout, qu’est-ce que je risque ? Et maintenant que j’ai empoché le pognon, faut bien que je m’exécute !21 ») ne tient pas longtemps, et plus son monologue progresse plus le cœur qu’elle met à faire revivre le passé se laisse deviner. Il est difficile de tourner totalement le dos à son passé. Lisa, dans Quarante carats, finit par accepter que le Cheval-Vapeur n’est pas son monde à elle et par se satisfaire de sa génération. Stéphane, dans Fleur de cactus, accepte très bien sa vie de quadragénaire célibataire et n’est nullement jalouse de la relation de son patron Julien, quadragénaire, avec la jeune Antonia. Amanda dans Folle Amanda, Suzanne dans Potiche, Lily et sa sœur dans Lily et Lily, accèdent à une nouvelle jeunesse, qu’elle soit professionnelle ou sentimentale. Mais certains personnages, trop obsédés par leur âge, se condamnent eux-mêmes. C’est le cas de Daniel dans La Réponse. Obnubilé par l’image qu’il renvoie au jeune étudiant avec lequel il se noue d’amitié au fil de la pièce, il cabotine, ment, manipule, jaloux du jeune homme, de sa jeunesse, de ses amis, et c’est en procédant de cette manière qu’il finit seul. Thierry, découvrant ses manipulations, le laisse en plan et tire un trait sur leur relation, qui n’était pas sans rappeler le duo professeur/élève dans La Leçon d’Ionesco : tandis que le personnage jeune est intimidé par l’âge, le statut et la culture du personnage plus âgé (le professeur dans un cas, le critique musical dans l’autre), l’étudiant gagne finalement en puissance et prend l’ascendant, révélant les pires facettes de l’autre. Daniel, percé à jour, finit irrémédiablement seul, se présentant dorénavant comme le double de “l’oiseau-lyre”, se battant inutilement pour conserver une forme de jeunesse qui n’est plus. De la même manière, Stella a longtemps lutté pour ne pas vieillir (Mylène évoque un « sursis22 »). Finalement, elle se détruit progressivement et plus elle s’obstine à vouloir rester jeune, plus elle se délabre, tandis que Mylène s’aigrit et se remplit de frustration au souvenir de leur jeunesse.

Finalement, deux concepts se distinguent : celui du temps et celui de l’âge. Et c’est cette confusion qui semble piéger certains personnages : en voulant rajeunir, ils cherchent soit un retour au passé (c’est le cas de Stella et Mylène dans L’Ombre de Stella), soit une appartenance à la jeunesse actuelle (c’est ce que semble vouloir Daniel dans La Réponse). Mais ce n’est pas une fatalité : contrairement à ce que semblait penser Lisa, dans Quarante carats, qui était obsédée par la différence d’âge, la jeunesse peut trouver d’autres moyens d’expression, et se sentir jeune est une solution. L’amour peut apporter cette jeunesse. Mais l’acceptation y contribue également : s’obstiner, comme Stella, à vouloir paraître jeune alors que ce n’est plus le cas depuis bien longtemps, ne fait qu’enlaidir, aigrir et condamner le personnage.

Peut-on être et avoir été ? Nombre de personnages de Pierre Barillet semblent se poser la question. Certains s’enferment dans le passé, d’autres forment des projets d’avenir. Le passé est marqué par le souvenir de personnes disparues, ravivant une nostalgie, mais bien souvent il se transforme en mal-être : les fantômes du passé transforment le vieux personnage en fantôme lui aussi, refusant de vivre l’instant présent. Les époques se rencontrent au sein des pièces de Pierre Barillet, elles dialoguent – non sans poésie – et fragmentent l’instantanéité du théâtre.

Notes de bas de page numériques

1 Pierre Barillet, Les Seigneurs du rire, Paris, éd. Fayard, 1999, p. 636.

2 Pierre Barillet, Quatre années sans relâche, Grandvilliers, éd. La Tour verte, coll. États d’âme, 2012, p. 330.

3 Pierre Barillet, À la ville comme à la scène, Paris, éd. De Fallois, 2004, p. 460.

4 Pierre Barillet, Bronia dernier amour de Radiguet : entretien avec Bronia Clair, Paris, éd. De Fallois, 2001, p. 68.

5 1945, non éditée, interprétée à la Radiodiffusion française en 1945.

6 La pièce n’a jamais été éditée mais la mise en scène était de Pierre Valde en 1947. Pierre Valde y tenait le rôle du prélat et la distribution comprenait également Lila Kedrova, George Vitaly et Andrée Tainsy.

7 Pierre Barillet, La Réponse, Paris, éd. L’œil du Prince, 2013, p. 74.

8 Pierre Barillet, L’Ombre de Stella suivi de Moi, Nadine Picard, Paris, éd. L’œil du Prince, 2015, p. 128.

9 Pierre Barillet, Gustave et Louise, éd. Actes Sud, coll. Actes Sud Papiers, 1991, p. 40.

10 Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Potiche, 1980, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013, p. 1248. Mise en scène de Pierre Mondy au Théâtre Antoine.

11 Cet événement est relaté par Pierre Barillet dans notre entretien. Jacqueline Maillan, qui jouait le rôle d’Amanda, choisit finalement une fin différente : elle voulait que la pièce se conclue par l’arrivée de Philippe, pour apporter une note optimiste à la pièce.

12 Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Quarante carats, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013. Citation p. 428.

13 Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Quarante carats, Citation p. 386.

14 Pierre Barillet, La Réponse, scène 3, p. 38.

15 Pierre Barillet, La Réponse, scène 4, p. 53.

16 Pierre Barillet, La Réponse, scène 2, p. 17.

17 Pierre Barillet, La Réponse, scène 4, p. 54.

18 Pierre Barillet, La Réponse, scène 4, p. 52 et 53.

19 Pierre Barillet, La Réponse, scène 4, p. 55.

20 Pierre Barillet, L’Ombre de Stella, p. 15.

21 Pierre Barillet, L’Ombre de Stella, p. 14.

22 Pierre Barillet, L’Ombre de Stella, p. 18.

Bibliographie

Théâtre de Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Fleur de cactus, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Folle Amanda, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Le Don d’Adèle, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Lily et Lily, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Potiche, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, Quarante carats, dans Théâtre de Barillet & Grédy, présenté par Olivier Barrot et Jacques Pessis, Paris, éd. Omnibus, 2013

Théâtre de Pierre Barillet

Pierre Barillet, L’Ombre de Stella suivi de Moi, Nadine Picard, Paris, éd. L’œil du Prince, 2015

Pierre Barillet, La Réponse, Paris, éd. L’œil du Prince, 2013

Autres œuvres de Pierre Barillet

Pierre Barillet, Quatre années sans relâche, Grandvilliers, éd. La Tour verte, coll. États d’âme, 2012

Pierre Barillet, Bronia dernier amour de Radiguet : entretien avec Bronia Clair, Paris, éd. De Fallois, 2001

Pierre Barillet, À la ville comme à la scène, Paris, éd. De Fallois, 2004

Pour citer cet article

Claire Poirson, « Pierre Barillet : un théâtre de jouvence ? », paru dans Loxias, 57., mis en ligne le 16 juillet 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8706.

Auteurs

Claire Poirson

Claire Poirson est titulaire d’un master recherche en lettres modernes et d’un master professionnel en mise en scène et scénographie (Université Bordeaux Montaigne). Directrice artistique de L’Extra-Théâtre, elle est l’autrice et metteuse en scène d’une comédie-ballet, Les ArTistocrates, publiée aux éditions de l’Harmattan en septembre 2016.