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Céline Candiard  : 

Boeing-Boeing de Marc Camoletti : hypothèses sur un triomphe paradoxal

Résumé

Afin d’expliquer le succès record de Boeing-Boeing sur les scènes internationales malgré une reconnaissance critique limitée, cet article l’analyse comme le résultat de plusieurs facteurs conjoints : une écriture qui réinvestit les codes du boulevard pour les porter à un degré de virtuosité extrême (« hyper-boulevard ») ; un conformisme moral et social combiné à un évitement de tout esprit polémique ; et une ossature dramaturgique solide, paradigmatique, qui se prête aisément à des réécritures et à des adaptations dans des contextes culturels très divers.

Abstract

In order to account for the record success of Boeing-Boeing on international stages, despite its poor critical recognition, this article proposes an analysis of the play that explains its success as a result of several combined and overlapping factors: the writing that subsumes the codes of traditional boulevard comedy and brings them to a level of extreme virtuosity (“hyper-boulevard”), the play’s moral and social conformism and its strict avoidance of all controversy, and finally its solid, paradigmatic "bone structure" that lends itself well to adaptations into very diverse cultural contexts.

Index

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Dans le champ de la culture dite « légitime1 », la comédie de boulevard Boeing-Boeing de Marc Camoletti, créée à la Comédie-Caumartin le 12 décembre 1960, n’a qu’une existence très modeste : difficilement trouvable en librairie, la pièce a été publiée par L’Avant-Scène quelques mois après sa création2, puis par la Librairie Théâtrale en 2000, sans aucune introduction, ni notes, ni commentaire. À l’exemple des autres comédies de boulevard qui lui sont contemporaines, mais à la différence de vaudevilles plus anciens comme ceux de Labiche, Feydeau ou encore Sacha Guitry, elle n’a jamais été reprise sur des scènes subventionnées. Les programmes scolaires et les travaux de chercheurs en études théâtrales ne s’y attardent jamais : il est remarquable, à cet égard, que même l’ouvrage de Brigitte Brunet sur le théâtre de boulevard ne lui accorde qu’un petit encadré de huit lignes3 alors qu’il consacre des sections spécifiques aux pièces d’André Roussin ou de Françoise Dorin. Et pourtant, Boeing-Boeing a au moins une raison d’attirer l’attention de la critique : il s’agit, et de très loin, du plus grand succès de tous les temps d’une pièce française, non seulement sur les scènes hexagonales4 mais aussi dans le reste du monde, avec un nombre de représentations comptabilisées qui avoisine aujourd’hui les 18 0005 et figure depuis 1991 dans le Livre Guinness des Records en tant que pièce française la plus jouée à l’étranger. Certes, il convient de relativiser quelque peu ce chiffre : il est impossible, en particulier, de le comparer au succès des grands classiques comme ceux de Molière, Racine ou Victor Hugo, qui étant libres de droits n’ont pas pu faire l’objet d’une telle comptabilisation. Mais s’agissant de théâtre de l’époque contemporaine, toutes catégories confondues, ce triomphe est de l’ordre du record absolu, et à ce titre il mérite de susciter la curiosité.

La découverte de la pièce, que ce soit à la lecture ou par le visionnage de la seule mise en scène française disponible à la vente, celle que réalisa l’auteur pour plusieurs reprises triomphales à partir de 19936, a de quoi décontenancer, par son classicisme, le chercheur soucieux de rendre compte d’un tel succès : il n’y a en effet rien là, à première vue, qu’une comédie de boulevard fidèle à toutes les conventions du genre, avec la mécanique bien huilée d’une triple liaison amoureuse organisée autour des plannings de vol de trois hôtesses de l’air, appartenant à trois compagnies différentes, dans le grand appartement parisien du rusé séducteur Bernard. Comme de juste, à peine la pièce commencée, le système se détraque à l’occasion de perturbations climatiques et de la visite inopinée de Robert, un ami d’enfance de Bernard, qui vient transformer le quatuor amoureux en quintette. Bien qu’unanimement enthousiaste, la critique de presse qui accueillit la création de la pièce reconnaissait déjà, comme le ferait ensuite la critique universitaire7, que « ce n’est qu’un vaudeville8 », » qu’il s’agit typiquement du petit spectacle facile pour réveillon9 », qu’il n’offre qu’une « randonnée au pays sans surprise du plus classique des vaudevilles10 » et que tout y est « prévu, prévisible, attendu11 ». Et malgré tout, du Canard enchaîné au Figaro, en passant par Le Monde, Combat ou La Croix, les pages « Culture » de la presse joignirent leurs éloges à l’engouement des spectateurs, tous reconnaissant, parfois avec une pointe de honte12, avoir pris grand plaisir à la représentation. Ce sont ce triomphe et ces éloges paradoxaux que nous souhaitons interroger ici : comment rendre compte du succès sans précédent d’une pièce dont tous s’accordent à admettre le caractère conventionnel, voire rebattu ? On ne saurait le mettre uniquement sur le compte de la qualité de la mise en scène ou des interprètes, tant les unes comme les autres furent nombreux à se succéder sur les scènes de cinquante-cinq pays13. On ne peut pas non plus l’expliquer par le seul contexte de la création, où l’évocation des métiers de l’aéronautique pouvait présenter la séduction de la modernité : l’accueil enthousiaste réservé à une nouvelle mise en scène de la pièce à Londres en 2007 puis à Broadway en 200814, soit presque un demi-siècle après sa création, montre au contraire que le passage du temps n’a guère de prise sur son efficacité. Si l’on ajoute à cela son excellente résistance à la traduction, qui exclut la prévalence d’un critère stylistique ou langagier, il semble que les raisons de son succès soient à chercher dans la dramaturgie de la pièce, et en particulier dans la manière hyperbolique dont elle exploite les conventions du boulevard.

Boeing-Boeing ou l’hyper-boulevard

En effet, puisque la critique s’accorde à reconnaître l’extrême classicisme de la pièce, nous proposons ici de voir en ce classicisme non pas une qualité paradoxale du point de vue de son succès, mais au contraire l’un de ses éléments d’explication. Il ne s’agit pas seulement de rappeler ici le goût du public de boulevard, dont la fréquentation des salles de théâtre n’est qu’occasionnelle, pour des conventions dont il n’a pas encore eu le temps de se lasser et dont l’appui lui est nécessaire15 : la majorité des comédies de boulevard, composées selon l’idéal de la « pièce bien faite », préservent ces traditions (une intrigue cohérente, des personnages identifiables et psychologiquement définis, un univers visuel réaliste, bien souvent le respect des trois unités et le souci des bienséances) qui rassurent le spectateur en lui rappelant ses repères scolaires et donnent aux pièces une « sorte de passeport de respectabilité esthétique16 ». Au-delà de la pratique commune qui fait du théâtre de boulevard une sorte de conservatoire de l’esthétique classique, comme Marc Camoletti l’avait déjà illustré en 1958 avec sa première pièce, La Bonne Anna, Boeing-Boeing exploite les conventions du boulevard en les compliquant et en les systématisant à l’extrême, jusqu’à parvenir à une forme de renouvellement paradoxal. Il en résulte, pour le spectateur, un double plaisir : celui, sécurisant, de l’identification d’un système connu et maîtrisé et celui, plus jubilatoire, de la surprise devant une proposition inédite.

C’est le cas, en premier lieu, de la situation des couples dans la pièce. Le schéma habituel du triangle amoureux, particulièrement récurrent dans les comédies de boulevard, se trouve ici compliqué à l’envi à mesure que la pièce progresse : la situation de départ donne à voir un personnage principal, Bernard, simultanément pourvu de trois fiancées, toutes hôtesses de l’air, qui se relayent sans le savoir auprès de lui au gré de leurs horaires de vol très stricts ; l’arrivée de son ami Robert embrouille encore davantage l’intrigue, puisqu’il tombe amoureux de Judith, l’hôtesse allemande, qui choisira finalement de quitter Bernard pour lui ; et Janet, l’hôtesse américaine, annonce à la fin sa décision d’aller vivre à Los Angeles avec un milliardaire américain, avouant à Bernard qu’elle avait comme lui trois fiancés et qu’elle attendait pour choisir de voir « celui qui épouse le plus vite17 ». En multipliant ainsi les couples et les infidélités, Camoletti ne se contente pas de faire varier la convention : il complique et raffine à l’extrême le jeu d’évitement qui aura lieu sur scène, puisque le principe du triangle amoureux est de mettre en présence des personnages qui ne doivent surtout pas se rencontrer, en l’occurrence les trois fiancées de Bernard, qui se retrouvent à Paris en même temps à la suite de diverses perturbations. La scénographie est prévue pour permettre, sous forme d’allées et venues frénétiques, la coexistence virtuose des trois femmes dans le même appartement au cours de l’acte III : la longue didascalie qui ouvre la pièce détaille, parmi le mobilier chargé du living-room parisien de Bernard, sept portes différentes18 qui constitueront autant de risques de découverte et de voies de dégagement au cours de l’action, sans compter le téléphone, qui ajoute à son tour une nouvelle occasion d’irruption ou de fuite.

Mais en multipliant ainsi les infidélités amoureuses dans l’intrigue, Camoletti ne se contente pas de raffiner le tour de force technique du déroulement : il en change aussi les règles en cours de route. Ainsi, alors que les épisodes d’infidélité constituent d’ordinaire des éléments de complication de l’intrigue, occasionnant mensonges, stratagèmes et quiproquos, ils permettent ici, à l’acte III, le dénouement paisible d’un imbroglio qui semblait insoluble : c’est en effet grâce au départ de Janet et au coup de foudre de Judith et Robert que Bernard peut finalement échapper aux conséquences de sa triple tromperie et épouser en toute tranquillité Jacqueline, l’hôtesse française, qui ne s’est doutée de rien. En saturant la pièce d’amants et de maîtresses, l’auteur parvient ainsi à inverser la valeur dramaturgique du motif et par là à surprendre le spectateur plus sûrement encore que s’il avait évité tout à fait la convention de l’adultère.

C’est encore sur le mode de la saturation que Camoletti exploite un autre motif conventionnel du boulevard, non plus interne à la fiction comme le trio amoureux, mais proprement dramaturgique au sens de ce qui relève du travail de construction de la pièce et du spectacle : l’image du mécanisme, de la machinerie complexe et bien huilée qui fait jouer ses engrenages dans une progression implacable19. Il est significatif que la presse ait volontiers employé cette image pour décrire Boeing-Boeing20 et ses procédés : de fait, elle est omniprésente, sous une forme explicite, à tous les niveaux de la pièce, à commencer par son titre, qui rapproche en un jeu de mots polisson le nom du célèbre constructeur aéronautique américain et le bruit des ressorts du lit au moment de l’acte sexuel. L’idée d’une organisation mécanique des événements fait même partie des thématiques revendiquées de la pièce, puisqu’elle correspond à la manière dont Bernard aménage sa triple vie amoureuse : suivant les horaires très stricts des avions (curieusement et improprement appelés « fuseaux horaires21 » dans la pièce, sans doute pour renforcer l’impression d’une organisation systématique), Bernard choisit ses fiancées selon leur compatibilité d’emploi du temps, planifiant son quotidien en fonction d’« allées et venues organisées, réglées, mathématiques, puisque les horaires sont faits par des polytechniciens. La terre tourne et mes femmes tournent, tout autour ! Aucun imprévu, aucune surprise22 ! »

Cette organisation d’horloger affecte directement la manière dont sont perçus les trois personnages d’hôtesses de l’air. Bernard, fier de son système, en parle comme de produits industriels de luxe : « Elles sont déjà triées sur le volet dans les concours d’admission et par les conseils d’administration des différentes compagnies. Et sur tous les plans : physique, moral, intellectuel. […] Aucun déchet23. » Même au-delà de ce qu’en dit Bernard, la manière dont elles sont présentées dans la pièce va exactement dans le même sens d’une déshumanisation des personnages : leur métier commun, leur uniforme, leur panoplie et jusqu’à leurs prénoms en « J » se combinent pour les faire apparaître comme de simples variantes interchangeables. Chacune correspond en outre aux clichés nationaux en vigueur dans la France de 1960 ; la Française, têtue et imprévisible, est la moins mécanique des trois, même si elle correspond par ailleurs en bien des points au modèle de la Française des Trente Glorieuses.

Si les multiples gags de la pièce viennent encore renforcer cette impression de machinerie, entre comique de répétition, effets de manipulation et quiproquos24, le passage de l’imagerie mécaniste dans les thématiques explicites de la pièce, en particulier par le biais de la référence aéronautique, transforme là encore la valeur dramaturgique du motif : contrairement au processus traditionnel des comédies de boulevard, où les événements s’emballent en un engrenage infernal et où les gags révèlent « une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne25 », ici au contraire la mécanique initialement présentée comme parfaite ne cesse de s’enrayer pour laisser place aux impondérables de la vie et à l’imprévisibilité humaine. Robert l’avait pressenti dès l’acte I en entendant Bernard énoncer son système : « C’est peut-être très joli en théorie, mais pratiquement, je serais curieux de voir ce que ça donne26. » De fait, les horaires des compagnies aériennes se révèlent plus tributaires du climat et des progrès techniques qu’il ne l’avait imaginé, et les hôtesses de l’air se montrent finalement moins aisées à manœuvrer que prévu27. De façon significative, la plus rétive à toute tentative de manipulation est Jacqueline, la Française, que Bernard finira par épouser. Plutôt qu’une situation humaine qui se transformerait en mécanique infernale, la pièce raconte au contraire le délitement progressif d’une mécanique a priori parfaite face aux imprévus de l’existence.

Ainsi, non seulement l’exploitation hyperbolique des conventions du boulevard dans Boeing-Boeing correspond à ce que Michel Corvin décrit comme « une sorte de raffinement dans l’exploitation formelle – on dirait presque, intellectuelle – des recettes éprouvées28 » dans les pièces de la seconde moitié du xxe siècle, mais elle aboutit par un effet de saturation à des retournements inédits de leur valeur dramaturgique qui renouvellent la convention en même temps qu’ils la sollicitent.

Conformisme et consensus

Si la virtuosité technique de la dramaturgie et de son exécution scénique peut constituer un atout majeur de la comédie de boulevard pour séduire les spectateurs, elle n’est cependant pas le seul critère d’appréciation du théâtre. Michel Corvin note depuis les années 1930 un infléchissement moralisateur de la critique29, devenu à l’après-guerre jugement politique : si une pièce n’est pas porteuse d’un message politique émancipateur, ou du moins d’une dimension civique et éducative, elle court le risque d’être disqualifiée comme « théâtre de classe »30, ce qui est volontiers le cas de la comédie de boulevard. On se souviendra en particulier de la revue de presse significative de Pierre Bourdieu31 sur Le Tournant de Françoise Dorin, pièce créée en 1973 et qui avait profondément divisé la critique : tandis que Le Figaro ou L’Aurore en louaient la légèreté, l’habileté technique, le bon sens et l’élégance, Le Monde se montrait plus réservé, regrettant un portrait « caricatural à l’extrême » tout en reconnaissant « une œuvre importante », et Le Canard enchaîné fustigeait quant à lui « la mauvaise foi et la démagogie » de l’auteur, ainsi que les « grosses ficelles » auxquelles elle avait eu recours. Ce critère moral et politique, que Corvin considère comme « largement responsable de la cassure qui s’est opérée entre théâtre de divertissement et théâtre de réflexion32 », tend à disqualifier la comédie de boulevard comme théâtre bourgeois entérinant l’ordre établi et promouvant des valeurs traditionnelles et conformistes.

À première vue, Boeing-Boeing n’échappe pas à la règle. La répartition sociale de ses personnages perpétue une hiérarchie déjà obsolète et calquée sur celle du xixe siècle, avec un jeune play-boy parisien manifestement riche et oisif, sa bonne à tout faire et son ami provincial de passage. Le seul élément de modernité apparente réside dans la présence des trois hôtesses de l’air, mais leur métier ne constitue dans la pièce qu’une occasion supplémentaire de les réduire à l’état d’objets interchangeables et de les manipuler : sur le plan dramaturgique, rien ne les différencie des bourgeoises de vaudeville dont le mari dissimule avec un succès variable ses infidélités. Le parcours sentimental de Bernard entre le début et la fin de la pièce est en outre tout à fait représentatif du « conformisme moral » du boulevard tel que le décrit Brigitte Brunet33 : si le personnage explore d’abord avec un enthousiasme fougueux les plaisirs défendus de la polygamie, il finit cependant par se ranger et se faire le chantre du mariage et de la fidélité34. Les tabous ne sont transgressés que temporairement, pour procurer au spectateur un frisson de fantaisie et pour mieux servir au rétablissement triomphal de la morale dominante. En cela, la pièce illustre bien la fonction sociale du rire telle que la décrit Bergson35 : en riant devant la trajectoire de Bernard, le spectateur prend plaisir à voir renforcer les valeurs collectives et dénoncer un comportement non conforme aux normes sociales.

Conformiste, Boeing-Boeing l’est incontestablement ; pour autant, la pièce n’est pas dépositaire de valeurs proprement identifiables qui permettraient de la désigner de manière définitive comme du théâtre de classe. À la différence du Tournant de Françoise Dorin, qui prenait pour cible à l’intérieur même de la fiction le théâtre d’avant-garde engagé à gauche36 et lui opposait un théâtre de boulevard résolument léger, conventionnel et conservateur, Boeing-Boeing n’est pas une pièce satirique ou idéologique. Le rire s’y exerce selon un principe de réversibilité systématique : le spectateur grisé admire l’audace du système de Bernard, mais il est soulagé de son retour final à la monogamie ; il s’amuse de la gouaille populaire et des sautes d’humeur de Berthe, la bonne, tout en comprenant sa lassitude devant la situation invivable que lui impose son patron ; il se moque des excentricités caricaturales de l’Américaine et de l’Allemande, mais se réjouit de les savoir heureuses en ménage comme Jacqueline au dénouement. Il est significatif que la réversibilité s’applique même au déroulement de l’intrigue principale : Bernard entretient trois maîtresses à la fois mais l’une d’elles, Janet, entretient aussi trois amants de son côté ; et surtout, si la morale est finalement sauve, elle ne passe pas par une quelconque sanction à l’égard du héros, puisque Janet part sans se douter de son infidélité et que lors de la rencontre de Jacqueline et Judith, fraîchement fiancée à Robert, Bernard parvient à faire passer sa double vie pour deux liaisons monogames successives. Ainsi, si le dénouement amène un indiscutable retour à la morale, il manifeste aussi une indulgence remarquablement compréhensive à l’égard de l’hédonisme inventif de Bernard.

Cette omniprésence du principe de réversibilité atténue considérablement l’agressivité potentielle de la pièce : le rire du public ne s’exerce véritablement aux dépens de personne, ni d’aucune attitude, ni d’aucun camp. Ou plutôt, si l’on se moque de quelqu’un, c’est tout au plus de ceux qui sont fondamentalement étrangers à la communauté des spectateurs parisiens de 1960 : l’Américaine, avec ses goûts culinaires extravagants37, ses fautes de français et son attitude très libre, voire dominatrice, à l’égard des hommes38 ; l’Allemande, avec son exaltation romantique, son goût pour les saucisses de Francfort, la philosophie morale39 et les références wagnériennes40. Enfermées dans les clichés rigides associés à leur nationalité et significativement désignées par la bonne comme « l’Amérique » et « l’Allemagne », les deux hôtesses sont réduites à ce statut d’étrangères, comme c’est régulièrement le cas dans les vaudevilles41. La cristallisation particulière de leur bizarrerie dans les habitudes culinaires, combinée à la normalité relative de l’hôtesse de l’air française, qui a les faveurs de la bonne et finira par épouser Bernard, tend à favoriser un rire consensuel chez le public français auquel la pièce est tout d’abord destinée. Pour que le rire fonctionne, il faut nécessairement que l’excentricité et le ridicule soient du côté de l’autre, de l’étranger, d’une identité dans laquelle le public présent dans la salle ne peut en principe pas se reconnaître ; mais il ne peut s’agir que d’un étranger non marqué, économiquement et politiquement à égalité avec le public (c’est-à-dire européen ou nord-américain, et non pas du tiers-monde ou du bloc communiste), afin d’éviter toute suspicion de mépris, de racisme ou de sous-entendu idéologique. Ce souci du consensus semble d’ailleurs confirmé par les transpositions systématiques ayant accompagné les traductions de la pièce en langue étrangère42, afin de conserver les effets de sympathie et de mise à distance de la pièce originale.

Ce rire consensuel et cet évitement consciencieux de tout esprit polémique constituent des éléments d’explication supplémentaires pour le succès de la pièce : celle-ci, sans s’interdire une satire légère reposant sur des stéréotypes nationaux largement partagés, prend soin de ne jamais être clivante. Les éloges de la presse de tous les bords, et en particulier l’insistance de la presse de gauche sur la « gentillesse » et la « bonne humeur » innocente de la pièce, « sans vergogne et sans mauvais goût43 », sont significatifs d’un accueil rendu largement bienveillant par le choix d’un esprit bon enfant, loin de toute controverse. Si son appartenance à la comédie de boulevard range Boeing-Boeing dans la catégorie du théâtre bourgeois, la pièce n’en assume pour autant pas les valeurs ni les préférences de manière ostensible. L’universalité de son succès s’explique donc aussi, en partie, par défaut.

Un « squelette » à volonté

Sans doute cette absence d’éléments politiquement ou socialement clivants dans Boeing-Boeing a-t-elle joué dans la facilité de son exportation : dès les années 196044 et de manière régulière jusqu’à aujourd’hui, la pièce a fait l’objet de traductions et d’adaptations multiples, ainsi que de nombreuses mises en scène. Jouée aussi bien en Asie qu’en Amérique ou en Europe, dans le bloc communiste45 comme dans les pays de l’Ouest, elle semble échapper aux divisions idéologiques et aux fossés culturels les plus profonds. Mais plus encore que l’absence d’éléments conflictuels, qui ne peut tout au plus que faciliter le succès, et non pas en être la cause première, c’est le type d’efficacité propre à la pièce qui permet de rendre compte de cette diffusion miraculeuse : cette efficacité repose en effet sur sa structure dramaturgique, et non pas sur les qualités formelles de son écriture (peu singulière et peu fertile en « mots d’auteur » ou en jeux de mots), ni dans des effets de connivence, qui restent ici superficiels et pour l’essentiel limités à des stéréotypes nationaux aisément transposables. Il en résulte une machinerie solide et difficile à dénaturer, même par-delà les changements de langue et les ajustements culturels. Il n’est pas jusqu’au caractère daté de certains aspects de la pièce qui ne se trouve largement compensé par la force de ce que Ben Brantley, critique du New York Times, appelle son « squelette » :

La plupart des gens, en lisant le résumé de la pièce, n’y verraient que de la gaudriole d’époque, recouverte d’une moisissure peu ragoûtante. (La publicité pour l’adaptation filmique avec Tony Curtis et Jerry Lewis la vantait d’ailleurs, fort à propos, comme « the big comedy of nineteen-sexty-sex. ») Mais M. Warchus, metteur en scène britannique célèbre ici pour avoir monté à Broadway, avec beaucoup d’efficacité, Art de Yasmina Reza et L’Ouest, le vrai de Sam Shepard, regarde les pièces au rayon X, en se concentrant sur leur ossature. Et il s’avère que Boeing Boeing a un excellent squelette46.

Le « squelette » de Boeing-Boeing, c’est-à-dire les données sommaires de son intrigue, la force de ses situations et la puissance de ses enchaînements, constitue en effet le seul élément immuable de toutes les versions qu’a connues la pièce, et manifestement celui qui a motivé ses fréquentes reprises. C’est cette ossature qui demeure notamment dans ses adaptations filmiques, où la comédie a dû s’accommoder aux nécessités du nouveau médium, aux codes de l’industrie particulière où s’inscrivait le film et aux différences de mentalités culturelles.

Ainsi, le film américain de 1965 réalisé par John Rich, avec Tony Curtis et Jerry Lewis dans les rôles de Bernard et Robert, modifie de nombreuses données de la pièce47 : si l’action se déroule toujours à Paris, capitale affectionnée du public américain, en revanche les deux personnages principaux deviennent américains, de même que la bonne, rebaptisée Bertha et gratifiée d’une histoire personnelle d’ancienne secrétaire du général Pershing, commandant du corps expéditionnaire américain en France pendant la Première guerre mondiale. Pour adapter la pièce au dynamisme spécifique du médium cinématographique, plusieurs parties de l’action sont distribuées dans d’autres lieux que le fameux salon aux sept portes : l’aéroport d’Orly tout d’abord, où se déroulent plusieurs chassés-croisés entre les hôtesses dans le premier tiers du film, et qui présente de surcroît l’avantage de mettre en avant la modernité de la thématique aéronautique48 ; les locaux du journal où travaille Bernard ; le restaurant où il emmène sa fiancée française, et où Robert invite au même moment l’hôtesse anglaise ; et à deux reprises, des voitures qui circulent dans Paris ou sur la route d’Orly. Mais dans tous les cas, il s’agit de lieux ouverts, combinant passages des uns et haltes des autres, et donc susceptibles d’accueillir le même type de rencontres fâcheuses et d’évitements virtuoses que le salon à volonté du vaudeville de Camoletti. La structure dramaturgique d’origine peut ainsi s’y déployer sans difficulté, au prix de modifications qui restent superficielles.

Pour adapter la pièce aux goûts du public américain et aux codes de moralité très stricts qui régissent alors la production hollywoodienne49, des changements plus importants et plus profonds sont apportés à la pièce. Bernard n’est plus un riche oisif, susceptible de heurter le goût du public américain pour la valeur travail, mais le correspondant à Paris d’un journal américain, qui lui propose au cours du film une promotion à New York. Robert n’est plus un vieil ami de Bernard mais une connaissance fâcheuse qu’il cherche à éviter, et qui entre rapidement dans un rapport de jugement, puis de rivalité avec lui : il en résulte un rapport beaucoup moins compréhensif et indulgent du spectateur à l’égard du système de Bernard, qui apparaît dès le début comme une escroquerie condamnable dont la contagion, tout amusante qu’elle est, présente des dangers pour la société. C’est pourquoi le dénouement de la pièce française, qui consacrait l’impunité de Bernard, était radicalement inenvisageable dans ce contexte : mis en présence des trois hôtesses et d’un collègue qui vient leur proposer d’autres fiancées, Bernard et Robert sont incapables de s’expliquer de manière convaincante et n’ont d’autre choix que de s’enfuir, perdant du même coup ce qu’ils pensaient avoir acquis. Si les situations et leur enchaînement (le « squelette ») restent relativement inchangés à l’exception du dénouement, il est clair en revanche que la recherche du consensus n’emprunte pas les mêmes voies que dans la pièce d’origine : plutôt que de faire apparaître l’infidélité de Bernard comme un enfantillage véniel, le film de John Rich la présente comme une arnaque géniale mais aussi imparfaite que moralement répréhensible50. Il n’en reste pas moins que l’essentiel du déroulement de la pièce résiste à ces modifications, et qu’on la reconnaît largement dans le film qui, significativement, a gardé son titre.

La reconnaissance est nettement moins aisée, en revanche, dans l’adaptation malayalam réalisée par le cinéaste indien Priyadarshan en 1985 : si le film s’appelle, lui aussi, Boeing Boeing, le nom de Marc Camoletti n’est pas crédité au générique et la tromperie des trois hôtesses de l’air n’est alors plus qu’un élément parmi d’autres dans une série d’escroqueries organisées par deux amis, Shyam et Anil51. On y retrouve cependant, sous une forme très simplifiée, le fameux « squelette » de la pièce d’origine, avec la présence simultanée des trois fiancées chez le héros, ses efforts pour les empêcher de se rencontrer, les protestations comiques de sa cuisinière face aux tâches supplémentaires que lui imposent la situation et la complicité mêlée de rivalité qui le lie à son ami. Comme le film américain de John Rich, qui lui a manifestement servi de référence principale, celui de Priyadarshan donne à voir l’action dans des lieux variés et la combine des deux héros est découverte au dénouement par les trois hôtesses, qu’ils sont obligés de fuir. Mais comme les lois du genre exigent une fin heureuse, Shyam retrouve finalement sa fiancée initiale, celle qu’il avait délaissée au profit des hôtesses de l’air. Ici, l’ossature de la pièce de Camoletti n’est plus qu’un matériau dramatique incorporé dans l’industrie cinématographique de Mollywood52, qui fonctionne selon ses propres codes. Mais sa présence centrale dans un film à succès de cette industrie, ainsi que sa reprise dans trois autres films indiens53, prouve encore sa remarquable souplesse, qui lui permet de s’accommoder de formats et de contraintes d’écriture très divers.

 

C’est finalement tout le paradoxe du noyau dramaturgique de la pièce de Camoletti : écrit pour le genre dramatique le plus codifié du théâtre français contemporain, dont il reprend et pousse à l’extrême les conventions les plus emblématiques, il parvient malgré tout à se couler dans d’autres systèmes dramaturgiques codifiés, dont certains sont très lointains de son contexte de création. Cela tient à la nature fondamentale de ses situations et de ses rebondissements, extrêmement schématiques et logiques, et aussi peu dépendants que possible d’un contexte chronologique, géographique, social et culturel particulier. « Hyper boulevard » aussi par cette simplicité paradigmatique de sa dramaturgie, tout en se donnant les apparences superficielles de la modernité grâce au motif consensuel de l’aviation, Boeing Boeing réunit les conditions d’un succès planétaire et peut devenir à son tour, comme le montre en particulier sa destinée cinématographique, un paradigme à décliner. Cette fortune remarquable a cependant un coût, sans doute révélateur de sa principale faiblesse : en étant réduite à son ossature, en devenant paradigme, Boeing Boeing perd sa chair d’origine, la précision de ses répliques, les intentions de ses rapports avec le spectateur, et avec elles la signature de son auteur.

Notes de bas de page numériques

1 Nous employons ce terme au sens consacré par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

2 L’Avant-Scène, n° 240, 1er avril 1961.

3 Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, pp. 60-61.

4 Après sa première représentation le 12 décembre 1960, avec une mise en scène de Christian Gérard, le spectacle a été joué avec quelques changements de distribution mais sans interruption, pendant dix-neuf ans, jusqu’à la fin 1979, totalisant 7000 représentations à la suite sur les seules scènes françaises. Elle fut rejouée plus tard à quelques reprises, dans une mise en scène de l’auteur, entre 1993 et 2005, et plus récemment au Théâtre des Salinières à Bordeaux, dans une mise en scène de Christelle Jean, en 2016.

5 En 2004, on en comptait 17 500 (Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, pp. 60-61).

6 Boeing Boeing, réalisation de Georges Folgoas, collection Théâtre Michel, éd. LMLR, 2008. Le spectacle fut joué à Paris au Théâtre Michel, dont Marc Camoletti avait fait l’acquisition avec son épouse Germaine en 1972. Cette mise en scène de Marc Camoletti, créée en 1993, fut reprise en 1998-1999, puis en 2005, avec quelques changements de distribution. C’est lors de cette dernière reprise que fut réalisée la captation figurant sur le DVD.

7 Michel Corvin lui consacre ces quelques mots lapidaires : « Marc Camoletti (né en 1923) est l’heureux auteur de Boeing-Boeing (1960), qui tint l’affiche plus de dix ans à la Comédie-Caumartin, bien que la situation soit des plus usées. » (Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, p. 93).

8 Le Canard enchaîné, 21 décembre 1960, p. 6.

9 Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde, 17 décembre 1960, p. 13.

10 Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde, 17 décembre 1960, p. 13.

11 Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro, 17-18 décembre 1960, p. 20.

12 « Voilà : j’ai ri. Oh je sais bien qu’il y a quelque chose de honteux. Cependant que le rire me chatouillait sournoisement, les amygdales me disaient : “Voyons ! il n’est pas question de la condition de l’Homme. Rien de social là-dedans. Quant aux problèmes métaphysiques, je n’en vois pas l’ombre d’un seul.” Ce qui ne manquait pas de m’inquiéter. J’ai ri. Et je ferai acte de contrition en relisant quelques pages de Brecht. Mais j’ai ri. Je m’en confesse, à l’abri de mon programme. » (Max Favalelli dans Paris Presse). « Que l’on m’entende bien. Ce théâtre-là n’est pas, à beaucoup près, celui que je préfère. Mais quand la vulgarité est absente et qu’on y consent à admettre, enfin, le triomphe de la morale, je me refuse à la totale sévérité. Le divertissement aussi est un genre dramatique. » (Jean Vigneron dans La Croix).

13 Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, p. 60.

14 Voir par exemple cette critique du New York Times en mai 2008 : http://www.nytimes.com/2008/05/05/theater/reviews/05boei.html [lien consulté le 3 mars 2017].

15 Voir à ce sujet Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, pp. 117-118.

16 Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, p. 41.

17 Marc Camoletti, Boeing-Boeing, L’Avant-Scène, n° 240, 1er avril 1961, p. 36.

18 « Chez Bernard. Un grand living-room. Au premier plan jardin, une petite table basse avec une grosse mappemonde et le livre des fuseaux horaires. Au deuxième plan jardin, la porte de la chambre de Bernard. Au troisième plan jardin, un secrétaire, ouvert, avec une lampe, une pendulette portative, verres, bouteilles (scotch et cognac), papiers en vrac et le téléphone. Au-dessus du secrétaire, une glace. Au quatrième plan jardin, la porte de la salle à manger. Un praticable de deux ou trois marches, parallèle à la rampe. Sur le praticable, premier plan jardin, la porte de la cuisine. Au centre du praticable, porte à double battant, qui donne sur l’entrée de l’appartement. En face de la porte de la cuisine, et toujours sur le praticable, la porte de la salle de bains. L’ensemble, du praticable et des trois portes qui y sont, forme une espèce de grande niche servant de fond au living-room. La plate-forme du praticable est assez large pour que l’on puisse y faire évoluer les acteurs. Deux appliques électriques, en face l’une de l’autre de chaque côté des portes cuisine et salle de bains. Au premier plan cour, la porte de la chambre « d’ami ». Au deuxième plan, un lampadaire. Au troisième plan, la porte de la chambre, dite « sur la cour ». Côté cour, au « théâtre » un grand fauteuil. Une table basse à côté. Devant la porte premier plan cour, et à côté de la table, une chaise. Une chaise devant le secrétaire. Tableaux, fleurs. Pas de fenêtre. » (p. 7). Nous soulignons.

19 Ainsi Bergson définit-il le vaudeville dans son ouvrage Le Rire (Paris, Félix Alcan, 1900) : « L’art du vaudevilliste est peut-être de nous présenter une articulation visiblement mécanique d’événements humains tout en leur conservant l’aspect extérieur de la vraisemblance, c’est-à-dire la souplesse apparente de la vie » (chapitre I, IV), ou encore « Ainsi s’explique le vaudeville, qui est à la vie réelle ce que le pantin articulé est à l’homme qui marche, une exagération très artificielle d’une certaine raideur naturelle des choses » (chapitre II, I). Brigitte Brunet parle quant à elle de la « mécanisation des personnages », qu’elle présente comme l’un des traits dramaturgiques récurrents de la comédie de boulevard (Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, pp. 105-111).

20 « Christian-Gérard, vieux spécialiste de ces machineries aimables, n’a pas laissé passer un seul des nombreux effets de scène que celle-ci permettait. Les portes s’ouvrent et se ferment à un train d’enfer, donnant à chaque surprise nouvelle le signal d’un cri de joie (les portes qui claquent portent bonheur, décidément). » (Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde, 17 décembre 1960, p. 13) ; « Vous voyez l’enchaînement, l’engrenage et l’agencement de toutes ces petites roues dentées. Tout est prévu, prévisible, attendu ; une seule question : dans quel ordre se produira le déraillement ? Le jeu de pur vaudeville : à quel moment la chaîne sautera-t-elle ? Et qu’aura donc inventé l’auteur pour sortir d’une situation qui doit toujours offrir les apparences et de l’enclenchement mathématique et de la rebondissante fantaisie ? » (Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro, 17-18 décembre 1960, p. 20).

21 Voir par exemple p. 11 : « La seule chose, c’est que je suis obligé de les prendre dans des compagnies différentes et sur des lignes de parcours qui ne se correspondent pas. À cause des fuseaux horaires et pour qu’elles ne se rencontrent pas ! »

22 Marc Camoletti, Boeing-Boeing, p. 11.

23 Marc Camoletti, Boeing-Boeing, p. 11.

24 Henri Bergson fait correspondre à ces types de gags des catégories dont les appellations mêmes renvoient à l’imaginaire mécaniste : le « diable à ressorts » pour le comique de répétition, le « pantin à ficelles » pour les effets de manipulation et l’« interférence des séries » pour les quiproquos et les doubles sens. Voir Bergson, Le Rire, éd. cit., chapitre II, I, i à iii.

25 Bergson, Le Rire, chapitre I, II.

26 Marc Camoletti, Boeing-Boeing, p. 11.

27 Voir la réplique de Bernard, p. 31 : « Elle est butée… Décidément, on ne peut rien leur faire faire ! »

28 Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, p. 4.

29 « Entendons-nous […] : il ne s’agit pas de s’offusquer aux gaillardises et d’empêcher le public de venir prendre au théâtre un bain d’imaginaire sensuel ; il s’agit, pourrait-on dire, de moralité esthétique ou plutôt d’esthétique morale. Les critiques sont, là encore, les petits-neveux d’Aristote. Pour eux, le théâtre ne peut atteindre son objet que s’il suscite, sinon terreur et pitié, du moins estime et sympathie pour le sort du héros. » (Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, p. 120).

30 Georges Pillement sur le théâtre de boulevard, cité par Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, p. 121.

31 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, pp. 262-265.

32 Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, PUF, 1989, pp. 120-121.

33 Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, p. 23.

34 « Non ! Le truc sensationnel, c’est moi qui viens de le trouver ! Une seule femme. Ça, c’est le bonheur ! » (p. 37).

35 Bergson, Le Rire, chapitre III, I.

36 La pièce « met en scène la tentative d’un auteur de boulevard pour se convertir en auteur d’avant-garde » (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 260) et caricature notamment l’avant-garde à travers la figure de Vankovicz, un auteur existentialiste et militant qu’elle place régulièrement dans des situations ridicules.

37 Dès les premières répliques de la pièce, elle trempe des cornichons dans du yaourt pour son petit-déjeuner (p. 7).

38 « Chez nous, la femme est la plus forte, parce que l’Américain lui dit toujours : « Oui ! » Alors, en exigeant tous les jours davantage, elle peut faire travailler l’homme jusqu’à l’épuisement total ! […] Mais quand il ne veut plus dire « oui », ou qu’il est épuisé, alors nous demandons le divorce, pour cruauté mentale ! Notre mari doit nous payer une pension… » (pp. 27-28).

39 « Vous ne connaissez pas l’âme allemande, sans doute ? […] C’est pour ça que vous ne savez pas ce que c’est que la conscience du bien et du mal… » (p. 18).

40 Ainsi lorsqu’elle dit à Berthe : « Si, si ! Vous êtes la jeune fille vierge de la légende du Graal et des Niebelungen !... Vous entretenez pour moi la flamme de la passion dans le cœur de mon Bernard qui attend mon retour… » (p. 17).

41 On songera par exemple à l’Anglaise Maggy dans Le Dindon de Feydeau (1896). Voir à ce sujet Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004, pp. 120-122.

42 Dans la version anglaise de la pièce, réalisée par Beverley Cross en 1962, la Française est remplacée par une Italienne, moins propre à chatouiller le sentiment anti-français du public britannique ; dans la traduction espagnole de José Luis Mañes, jouée en 1962, elle est remplacée par une Brésilienne, plus susceptible de susciter la sympathie des spectateurs hispanophones ; dans l’adaptation singapourienne, créée par la compagnie W !LD RICE en 2002, l’action est transposée dans le contexte asiatique et les trois hôtesses sont singapourienne, japonaise et hongkongaise ; dans l’adaptation filmique américaine, réalisée par John Rich en 1965, Bernard est un journaliste américain vivant à Paris et les trois hôtesses de l’air, toutes trois présentées comme excentriques, sont française, anglaise et allemande.

43 Voir en particulier l’article de Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde du 17 décembre 1960, p. 13 : « Mais, à l’inverse de tant de pièces comiques dans la même intention, celle-ci atteint pleinement et simplement son but. Le rire est là, et la fraîcheur et la gentillesse sans ostentation. On s’amuse, voilà tout. Le mérite en revient à Marc Camoletti, qui a su s’amuser le premier, sans vergogne comme sans mauvais goût. Il a saisi les occasions de comique et d’attendrissement telles qu’elles venaient. « Tiens, si j’enfermais celle-là dans la salle de bains ! » On croit le voir en train d’assembler ses éclats de rire. On est content pour lui, en même temps que lui, d’autant de bonne humeur et de naturel. »

44 La pièce a été traduite et jouée en anglais à Londres en 1962, en espagnol à Madrid la même année, en portugais au Brésil en 1963, en tchèque à Sumperk en 1965, en japonais à Tokyo en 1968. En 1965, elle est adaptée en film par John Rich avec deux têtes d’affiche, Tony Curtis et Jerry Lewis.

45 Après plusieurs versions tchèques et slovaques dans les années 1960, une version polonaise, traduite par Henryk Rostworowski sous le titre Létající snoubenky, est créée à Cieszyn en 1972.

46 « Most people, on reading this synopsis, would see only period prurience, caked with unappetizing mold. (It feels appropriate that a film version starring Tony Curtis and Jerry Lewis was publicized as “the big comedy of nineteen-sexty-sex.”) But Mr. Warchus, a British director known here for his lucid Broadway productions of Yasmina Reza’s “Art” and Sam Shepard’s “True West,” has X-ray vision that zeroes in on the bone structure of a play. “Boeing Boeing,” it turns out, has great bones. » (Ben Brantley, « Up, Up and Away (and Watch Those Swinging Doors) », New York Times, 5 mai 2008, consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.nytimes.com/2008/05/05/theater/reviews/05boei.html ).

47 Le générique précise que le film est « based on the play by Marc Camoletti » (« inspiré de la pièce de Marc Camoletti »), et indique le recours à un scénariste, Edward Anhalt.

48 L’aéroport d’Orly a remplacé le Bourget au début des années 1950 comme aéroport principal de Paris. L’aérogare Sud, où sont tournées de nombreuses scènes du film, avait été inaugurée très peu de temps auparavant, en 1960.

49 On pensera en particulier au Code Hays, appliqué de 1934 à 1966, qui encadre très étroitement les productions des studios en s’assurant qu’elles ne portent pas atteinte aux principes moraux du public, en particulier s’agissant de criminalité et de sexualité.

50 À ce titre, on pourra rapprocher les dernières minutes de film, où Bernard et Robert se montrent très intéressés par la conductrice de leur taxi, qui leur dit partager son appartement et son taxi avec deux amies et collègues, de la fin des Producteurs de Mel Brooks (1968), où deux producteurs ayant escroqué leurs financeurs récidivent avec la même entourloupe dans la prison où ils purgent leur peine.

51 De plus, l’ingrédient des stéréotypes nationaux disparaît, les trois hôtesses étant toutes indiennes.

52 Mollywood est le surnom communément donné à l’industrie indienne de films réalisés en malayalam, la langue du Sud de l’Inde parlée notamment au Kerala.

53 Le Boeing Boeing de Priyadarshan donna lieu à trois remakes en différentes langues du sous-continent indien : Chilakkottudu, en telugu, par E. V. V. Satyanarayana (1997) ; Garam Masala, en hindi, par Priyadarshan lui-même (2005) ; et Nee Tata Naa Birla, en kannada, par Nagendra Magadi (2008). Le noyau de la pièce de Camoletti prend une place de plus en plus réduite à chaque nouveau remake, pour n’être presque plus reconnaissable dans le troisième.

Bibliographie

Bergson Henri, Le Rire, Paris, Félix Alcan, 1900

Bourdieu Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Brunet Brigitte, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan Université, 2004

Corvin Michel, Le Théâtre de Boulevard, Paris, PUF, 1989

Pour citer cet article

Céline Candiard, « Boeing-Boeing de Marc Camoletti : hypothèses sur un triomphe paradoxal », paru dans Loxias, 57., mis en ligne le 09 juin 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8691.

Auteurs

Céline Candiard

Maître de conférences en Études théâtrales à l’Université Lumière-Lyon 2, Céline Candiard est spécialiste du genre comique, en particulier dans l’Antiquité et la France des xviie et xviiie siècles. Son premier ouvrage, Esclaves et valets vedettes sur les scènes de la Rome antique et la France d’Ancien Régime, paraîtra en 2017 aux éditions Honoré Champion.
Céline Candiard is a lecturer at the department of performing arts of the Université Lumière Lyon 2 and a specialist of comedy, especially in ancient times and seventeenth to eighteenth century France. Her first book, Esclaves et valets vedettes sur les scènes de la Rome antique et la France d’Ancien Régime, is to be published in 2017 by Honoré Champion editions.