Loxias | 56. Éloge des ‘Peuples premiers’ en Amérique | I. Eloge des 'peuples premiers' en Amérique 

Gaëlle Lafarge  : 

L’identification des Américains aux peuples premiers : une stratégie géo-politique

Résumé

Cet article veut montrer la nature de la relation entre les peuples premiers et les colons euro-américains au début du XIXe siècle. Il s’agit de mettre avant la stratégie d’identification révélée dans Les Expéditions de Zebulon Pike, un militaire missionné par le gouvernement de Jefferson pour recenser les tribus amérindiennes ainsi que les territoires de la vallée mississippienne. Par extension, la construction de l’identité de la nation américaine semble donc être conditionnée par cette identification calculée, mais par ailleurs nécessaire, aux peuples premiers. Il s’agit également de souligner la réciprocité « forcée » de cette identification afin d’assimiler les peuples premiers et de négocier l’acquisition de leurs territoires. L’analyse de certains éléments du récit d’exploration de Zebulon Pike permettra enfin de comprendre le point de vue que les Américains prêtent aux Amérindiens et comment ce point de vue légitime les choix politiques du gouvernement américain.

Abstract

This article studies the nature of the relationship between the first American peoples and the Euro-American settlers. I will try to highlight the strategy of identification revealed in Zebulon Pike’s Expeditions. President Thomas Jefferson commissioned Pike, a soldier, to survey the territories of the Mississippi Valley and to document the Native American tribes. A residual benefit of the calculated but also necessary identification of the Amerindians was the shaping of the identity of the American nation. The "forced" reciprocity of this identification process aimed at assimilating the first peoples and negotiating the acquisition of their territories. An analysis of Pike’s narrative provides additional perspectives on the Amerindians in the early years of Euro-American expansionism and how those perspectives worked to legitimate the political choices of the American government.

Index

Mots-clés : Américains , identité, Mississippi, peuples premiers, Zebulon Pike

Géographique : États-Unis

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

Lorsque Zebulon Pike publie le récit de son expédition le long du Mississippi en 1807, il explique les raisons de sa mission au public dans les premières pages de son ouvrage :

Measures were taken to explore the then unknown wilds of our western country, measures founded on scientific pursuits, combined with a view of entering into a chain of philanthropic arrangements for meliorating the conditions of the Indians who inhabits those plains and deserts1.

Des mesures furent prises pour explorer les étendues sauvages alors inconnues de l’ouest de notre pays, des mesures fondées sur des enjeux scientifiques, lesquels associés au projet de contracter une série d’accords philanthropiques destinés à améliorer les conditions de vie des Indiens qui habitent ces plaines et ces déserts.

Au début du XIXe siècle, alors que le gouvernement de Jefferson vient de faire l’acquisition de la Louisiane, la toute nouvelle nation des États-Unis double son territoire. En effet, cet espace représente près d’un tiers de l’espace nord-américain, s’étendant du Mississippi à l’est, aux montagnes Rocheuses à l’ouest, et du golfe du Mexique au sud à la frontière canadienne au nord.

Paul Schneider souligne alors le rôle du Mississippi dans la construction de l’histoire et de la géographie américaine2. Cet événement marque donc le début de la conquête et du développement des territoires de l’Ouest qui commencent par l’exploration et le peuplement des rives du Grand Fleuve. Les États-Unis sont alors en pleine construction de leur identité. D’un côté, ils veulent se distinguer des Européens dont ils jugent les systèmes politiques archaïques, mais d’un autre côté, ils ne peuvent développer leur nouvelle nation indépendamment de la présence des premiers peuples déjà installés depuis des siècles sur ce territoire. Sophie Chevalier et Olivier Thévenin rappellent que « cette immensité n’est ni déserte ni aussi sauvage que les mythes la représentent3 ». Les populations amérindiennes largement présentes aux abords du Mississippi vont influencer l’identité de la nation américaine qui, pour s’étendre géographiquement et économiquement, fera des choix discutables mais pourtant partie intégrante de son histoire. Cet article veut montrer comment le récit de voyage de Pike participe à la construction de l’identité des Américains à travers le point de vue que le militaire révèle sur les premiers Américains mais aussi celui qu’il leur prête ou qu’il aimerait leur faire admettre. Nous étudierons les éléments du discours de Pike qui révèlent l’identification des Néo-Américains aux Américains d’origine comme stratégie politique pour s’approprier le riche et prometteur territoire de la vallée mississippienne et déporter les populations considérées comme primitives ou sauvages.

L’empreinte et le rayonnement des cultures précolombiennes dans le récit de Pike

Si elle ne peut nier l’antériorité des peuples premiers et le rayonnement de leur culture le long du Mississippi, la nouvelle nation au pouvoir doit faire des choix géopolitiques pour étendre son territoire mais aussi construire et imposer son identité. Il est effectivement difficile d’effacer l’empreinte de milliers d’année de présence des peuples premiers comme le mentionne Schneider.

Des millénaires durant, des cultures sont nées puis ont péri aux moments décisifs, laissant souvent derrière elles des travaux de terrassement élaborés ainsi que des artefacts raffinés, mais disparaissant tout aussi souvent en ne laissant derrière elles que peu de vestiges. En définitive, la plus grande ville précolombienne en Amérique du Nord fut construite au bord du Mississippi, à Cahokia, dans l’Illinois4.

Si aux XVIIIe et XIXe siècles les conflits géopolitiques concernant l’exploitation du Mississippi témoignent de son intérêt économique, les premiers peuplements remontent à avant l’arrivée des colons européens. En effet, les tribus amérindiennes bâtissent leurs villes aux abords du Père des Eaux. La puissance et le rayonnement des villes le long du Mississippi entre le Xe et le XIVe siècle offre déjà au fleuve une image glorieuse.

Avant la conquête européenne, les Natifs Américains créèrent une culture complexe dans la vallée du Mississippi et développèrent leur société grâce à la production de maïs et au commerce. Le plus grand foyer de la culture mississippienne était une cité connue sous le nom de Cahokia – non loin de là où se situe la ville contemporaine de Saint Louis – qui atteignit son apogée entre les Xe et XIVe siècles, avec une population de 20 000 habitants, et il s’agit à présent d’un site archéologique important. C’était une collectivité organisée, constituée d’une ville centrale fortifiée et d’une banlieue environnante. Elle entretenait des liens économiques et culturels avec de nombreux peuplements situés à travers toute la région, et maintenait des réseaux commerciaux qui s’étendaient tant du Nord au Sud que de l’Est à l’Ouest de l’Amérique du Nord5.

Sioli décrit presque un véritable empire avec une population que les villes américaines n’atteindront pas avant quelques décennies. Avant les Européens, les tribus amérindiennes font du Mississippi un espace riche économiquement et culturellement. Par exemple concernant Cahokia, Thomas Emerson parle de « construction monumentale6 ». Ce n’est pas un simple village mais un système complexe, une société créée politiquement mais aussi symboliquement avec une vie culturelle. Le fleuve ne permet pas seulement de vivre grâce à ses ressources mais il permet de construire des liens moins perceptibles entre ses habitants ; une hiérarchie, des croyances et surtout une histoire. Cela contredit les arguments de Pike qui justifie la présence des Américains dans les tribus sous l’angle à la fois paternaliste et didactique. Il présente clairement les Amérindiens comme des peuples incapables de subvenir à leurs propres besoins. En effet, les vestiges laissés, qu’il s’agisse de ruines, d’anecdotes ou de traditions perpétuées dans les tribus amérindiennes actuelles, ces éléments apparaissent dans les écrits des premiers explorateurs sous l’angle de l’infériorité de ces peuples.

I was shewn a point of rocks from which a Sioux woman cast herself, and was dashed into a thousand pieces on the rocks below: she had been informed, that her friends intended marrying her to a man she despised; and having refused her the man she had chosen, she ascended the hill singing her death song, and before they could overtake her, and frustrate her purpose, took the lover’s leap and ended her troubles with her life – a wonderful display of sentiment in a savage (32)!

On me montra un piton rocheux depuis lequel une femme sioux s’était jetée pour se disloquer sur les rochers situés en contrebas ; on l’avait informée que ses amis avaient l’intention de la marier à un homme qu’elle méprisait ; et puisque l’homme qu’elle avait choisi lui avait été refusé, elle gravit la colline en chantant son chant de mort, et avant qu’ils ne puissent la maîtriser et contrecarrer ses intentions, elle sauta du rocher en amante malheureuse, et mit fin à ses ennuis comme à sa vie – prodigieuse démonstration de sentiments chez une sauvage !

Même si l’on peut questionner la véracité de ces propos ‒ cette anecdote n’est en effet pas racontée à Pike par un Amérindien et la source n’est pas mentionnée ‒ ils laissent facilement entrevoir la manière dont l’auteur utilise la culture Sioux, en l’occurrence, pour donner au site visité une quelconque importance. Par ailleurs, le thème de l’amour associé à celui de la mort confère à l’histoire une dimension humaine et dramatique, ce qui donne au protagoniste un caractère noble malgré ses origines amérindiennes. Pike montre que le paysage mississippien est marqué par une histoire qui peut rappeler les valeurs européennes dites civilisées et donc rendre ambivalent le point de vue des Américains sur les peuples premiers. Toutefois, en soulignant le paradoxe entre des sentiments qui s’apparentent à ceux de l’homme blanc mais qui sont exprimés par un être considéré comme sauvage ou dénué d’humanité, Pike insinue que cette femme Sioux possède des qualités que ne présentent pas les membres de son peuple selon les critères qu’il leur attribue. En transmettant son étonnement, il construit, approuve et diffuse une image des peuples premiers qui, doit conforter le colon euro-américain dans son statut d’homme supérieur.

Pike, l’identité américaine et la culture des peuples premiers : entre rejet, fascination et intégration

Pourtant, au XIXe, la politique américaine de négation des peuples premiers ne peut substituer au Mississippi ce qui lui appartient depuis des siècles : une identité régionale marquée par l’essor de ces peuples. L’identité des tribus indiennes est pourtant fortement ancrée dans le paysage mississippien et leurs coutumes ancestrales paraissent immuables mais pourtant inadaptées aux yeux des Blancs. La différence de culture avec ce que connaît le colon européen exacerbe son impression de peuple marginal. Ce point de vue ressenti par l’homme occidental, se définissant comme civilisé, transparaît de manière évidente dans le discours de Pike.

The manners of the Osage are different from those of any nation I ever saw (except those before-mentioned of the same origin) having their people divided into classes, all the bulk of the nation being warriors and hunters, the terms being almost synonymous with them; the rest are divided into two classes, cooks and doctors, the latter of whom likewise exercise the function of priests or magicians, and have great influence on the councils of the nation, by their pretended divinations, interpretations of dreams, and magical performances (174).

Les coutumes des Osages diffèrent de celles de toutes les nations que j’aie jamais rencontrées (excepté celles, mentionnées précédemment, qui partagent la même origine) : leur peuple est réparti en classes, tous les hommes forts de la nation étant des guerriers ou des chasseurs – ces deux termes sont pour eux de quasi-synonymes ; les autres sont répartis entre deux classes, celles des cuisiniers et celles des médecins ; ces derniers exercent également les fonctions de prêtres et de magiciens, et exercent une grande influence sur les conseils de la nation par leurs prétendues divinations, leurs interprétations de rêves, et leurs démonstrations de magie.

La confrontation avec l’autre reflète l’idéologie de celui qui observe. Ici, l’étonnement face à des rites convoquant des principes spirituels rappelle la primauté des sciences dans les pays européens. Le récit de Pike se situe en effet au début du XIXe siècle alors que les sciences sont en plein essor. Le recours à l’interprétation des rêves ou à la magie apparaît par conséquent inapproprié, inadéquat au monde que les Européens qualifient de moderne. Or, ces croyances qui caractérisent les Amérindiens leur confèrent par ailleurs le statut d’une nation spirituelle, à l’écoute d’une nature qu’ils connaissent parfaitement, qualité qui est paradoxalement appréciée par les colons. Le Mississippi a déjà une empreinte historique et une forte valeur symbolique. Ainsi, la culture des peuples premiers est connue et même diffusée mais elle est rendue inférieure par les convictions des colons américains. Cette mixité révèle l’ambivalence de la relation entre les peuples premiers et les Américains qui ne cesse d’osciller entre fascination et rejet et vient s’ajouter à la complexité de l’identité américaine. Pike compare les relations entre les Sioux et les autres tribus amérindiennes, avec les relations qu’entretenait Rome avec les pays conquis dans l’Antiquité. Ici, les peuples premiers deviennent les égaux des Européens.

We next came to that powerful nation des Sioux, the dread of whom is extended over all the savage tribes, from the confluence of the Mississippi and Missouri to the Raven river on the former, and to the Snake Indians on the latter; but in those limits are many nations, whom they consider as allies, on a similar footing with the allies of the ancient Rome, that is humble dependents (126).

Nous rencontrâmes ensuite cette puissante nation des Sioux, qui fait régner la peur dans toutes les tribus sauvages, depuis la jonction du Mississippi et du Missouri jusqu’à la rivière du Corbeau pour la première, et aux Indiens Snake pour la seconde ; mais à l’intérieur de ces frontières se trouvent plusieurs nations qu’elle considère comme des alliés, au sens où l’étaient les alliés de la Rome antique, c’est-à-dire engagés dans une relation d’humble dépendance.

Afin que le lecteur puisse se figurer l’importance des tribus Sioux par rapport aux autres tribus, il utilise une référence historique européenne connue. Ainsi, pour illustrer la hiérarchie qui prévaut chez ces peuples supposés inférieurs, Pike renvoie au modèle romain pendant l’Antiquité. Ajoutée aux différents qualificatifs qui montrent la manière dont les Sioux sont redoutés et redoutables, cette comparaison sous-tend l’idée de puissance militaire. Toutefois, la référence à l’empire romain rappelle aussi sa chute causée par des invasions. Ainsi, l’idée sous-jacente à cette comparaison est que l’empire Sioux est lui voué à son déclin. Bien que Pike souhaite d’abord expliquer la passivité des relations que les Sioux entretiennent avec les tribus alentours, les propos laissent entrevoir que c’est leur domination sur elles qui est garante de cette passivité. Alors que Pike compare les Sioux à un empire qui s’est effondré, cet extrait des Expéditions laisse pourtant entendre que les Amérindiens sont encore influents sur le territoire mississippien. Il ne s’agit pas d’une empreinte du passé mais d’une présence encore bien ancrée des peuples guerriers. Le Mississippi apparaît de nouveau comme une terre qui doit légitimement appartenir aux Américains mais qui est pourtant sous l’emprise de civilisations puissantes, bien que non-civilisées d’un point de vue occidental. Si Pike affirme la supériorité de son peuple, il montre par ailleurs que la puissance de certaines tribus amérindiennes peut menacer l’expansion géographique de la nation américaine.

Appropriation des territoires amérindiens et enjeux linguistiques

Par conséquent, certains noms de lieux ont été rebaptisés par les colons pour effacer l’empreinte des peuples premiers sur le territoire et affirmer l’appropriation du territoire par le gouvernement. Toutefois, beaucoup de lieux ont conservé leur nom indien. Des noms de rivières, de montagnes et de criques rappellent le rayonnement des tribus indiennes sur le territoire mississippien.

Opposite to Root river we passed a prairie called La Crosse, from a game of ball played frequently on it by the Sioux Indians (26).

Face à la rivière Root, nous passâmes par une prairie appelée La Crosse, qui tirait son nom d’un jeu de balle fréquemment pratiqué à cet endroit par les Indiens Sioux.

Ainsi, la culture que veut construire la nouvelle nation au pouvoir ne se superpose pas à celle qui existe déjà mais doit l’intégrer malgré elle. Aussi, les noms de nombreux sites de la vallée du Grand Fleuve portent encore la preuve de leurs origines indiennes, leurs noms étant souvent tirés du nom des tribus les ayant autrefois habités comme par exemple les villes de Chippewa, Cahokia ou Natchez citées dans les Expéditions. Par ailleurs, le lien unissant les tribus précolombiennes à la nature se traduit par le sens des noms qu’ils donnent aux sites naturels. Par extension, l’usage de la langue devient alors vecteur de cet exotisme inspiré par les tribus présentes le long du Père des Eaux. En remarquant que leur nom désigne souvent aussi le langage de ces peuples ainsi que le nom d’une nation plus large, Pike met en avant leur influence.

From this tribe the language of the Chippeways derives its name, and the whole nation is frequently designated by the same appellation. (131)

C’est de cette tribu que la langue des Chippewas tire son nom, et l’on désigne fréquemment la nation entière par la même appellation.

Les différents dialectes présents sur le territoire du Grand Fleuve reflètent cette impression d’ailleurs. Dans le cas de la description des Ménomènes, Pike expose l’aspect linguistique comme particulier.

The language which they speak is singular, for no white man has ever yet been known to acquire it. (125)

La langue qu’ils parlent est singulière, puisqu’aucun homme blanc, à notre connaissance, n’en a encore acquis la maîtrise.

Puisque l’homme blanc, qui est la référence, n’a encore pas été capable de le comprendre, ce langage est considéré comme étrange.

Au-delà de l’étrangeté, les propos de Pike reflètent le regard du voyageur sur l’autre, celui qui est différent. Le fait de ne pas comprendre et de ne pas être capable de maîtriser une langue considérée comme primitive favorise le rejet de cet autre. Ainsi, pour se protéger de l’idée d’être inférieur en admettant que ce peuple soi-disant primitif a su élaborer un langage tellement complexe que même les Européens, supposés supérieurs, ne peuvent l’assimiler, Pike inverse la situation. Si les Euro-Américains ne parviennent pas à traduire un langage alors ce langage est exclu de ce qui est normal, et par extension, « civilisé », l’incapacité de l’homme blanc ne reflète pas sa faiblesse mais celle de l’autre. En d’autres termes, ce n’est pas le colon qui ne peut pas traduire, c’est le langage des Ménomènes qui est trop primitif pour son esprit estimé comme supérieur. Cette impossibilité de transcrire une langue ajoute à la fascination, une part de mystère. La langue devient un code complexe qui témoigne d’une certaine sophistication de leur système de communication. Ainsi, même si les Ménomènes apparaissent comme un peuple étrange, leur code linguistique permet de susciter chez les populations occidentales un sentiment d’admiration : même l’homme blanc, considéré comme supérieur, est incapable de traduire la langue d’un peuple exclu de la civilisation. Toutefois, même si pour Pike les tribus amérindiennes qui peuplent le Mississippi sont douées d’une certaine forme d’intelligence, cela ne les rend pas égales aux populations européennes. Cette originalité représente même un facteur légitimant leur exclusion de la civilisation. Les particularités des peuples premiers du Mississippi, qu’elles soient linguistiques ou autrement culturelles, font des Amérindiens des êtres étranges voire étrangers qui compromettent leur assimilation aux Américains. La vallée du grand Fleuve est donc à la fois envisagée comme un espace appartenant aux États-Unis en même temps qu’un territoire étranger voire mystérieux. La mixité des origines des peuples premiers et des premiers colons se traduit par la variété des origines des noms des états, des villes et des éléments naturels qui composent cet espace. Ce nouveau paradoxe constitue désormais l’identité du territoire du Mississippi et s’étend même à tout le territoire.

Assimilation et identification réciproques ?

Pour comprendre le discours que les Américains prêtent aux peuples premiers, il importe d’observer en amont ce qu’ils pensent leur apporter. En effet, les colons euro-américains mettent en avant leur supériorité en comparaison avec la primitivité qu’ils décrivent chez les populations amérindiennes. Sophie Chevalier et Olivier Thévenin expliquent que « [l]a Frontière sera cette ligne mobile séparant les Pionniers-colons, qui vont insensiblement repousser le sauvage, l’Indien, vers l’Ouest7 ». Dans le texte de Pike, la vallée du Mississippi représente la limite entre le monde civilisé et le monde sauvage, une des oppositions à la base du discours colonialiste des XVIIIe et XIXe siècles et qui est largement diffusé par le biais des récits de voyage. Pour l’explorateur, le monde sauvage se définit à la fois par les paysages encore intacts de l’ouest mais aussi par les premiers habitants de ces espaces. Susan L. Roberson constate en effet que les premiers explorateurs confondent facilement les Amérindiens et les espaces qu’ils peuplent : « Les premiers auteurs de récits de voyage représentaient les Américains Natifs comme faisant partie du paysage ou alors, soit comme hostiles, soit comme hospitaliers8 ». En associant les terres incultivables aux peuples premiers, Pike met sur le même plan des espaces sans intérêt d’un point de vue économique et des populations qu’il considère difficiles voire impossibles à assimiler à leur nation :

Our citizens being so prone to rambling, and extending themselves on the frontiers, will, through necessity, be constrained to limit their extent on the west to the borders of the Missouri and Mississippi, while they leave the prairies, incapable of cultivation, to the wandering and uncivilized Aborigines of the country (249).

Nos citoyens, tellement enclins à vagabonder et à étendre leurs activités aux frontières, seront, par nécessité, contraints de limiter aux frontières du Missouri et du Mississippi leur expansion vers l’ouest, tandis qu’ils laisseront les prairies, impropres à la culture, aux Aborigènes nomades et barbares du pays.

Ainsi, pour Pike, l’estime qu’il accorde aux peuples premiers correspond à la valeur des terres qu’il veut bien leur concéder. Carl Thompson rappelle d’ailleurs au sujet des récits de voyage « la complicité du genre dans les crimes et les injustices infligées par l’impérialisme européen, sa contribution aux croyances et aux idéologies racistes qui étaient tellement répandues pendant la grande période impérialiste, et son rôle dans la promotion de la suprématie raciale et culturelle9 ».

L’infériorité de Pike chez les peuples premiers

Le texte de Pike se situe dans cette perspective à différents égards, notamment dans l’utilisation de la corruption pour apprivoiser ces peuples estimés « sauvages » mais aussi, paradoxalement, pour obtenir leur aide dans l’appropriation du territoire en bénéficiant de leur savoir sur le Grand Fleuve et sa nature environnante :

A young Indian, whom I had engaged to attend me as a guide to lake Sang Sue, or Leech lake, arrived from the woods (78).

Un jeune Indien, que j’avais engagé pour me servir de guide jusqu’au lac Sangsue, ou lac Leech, arriva par les bois.

L’utilisation d’un guide amérindien pour aider Pike dans son voyage vers les sources du Mississippi peut être envisagée de deux façons différentes. D’un côté, cela peut être compris comme un aveu d’incompétence de la part de l’explorateur qui admet alors la supériorité des peuples premiers dans la connaissance du territoire. D’un autre côté, cette demande d’aide peut être considérée comme une stratégie de la part du militaire. En effet, en montrant ses failles, il laisse croire aux Amérindiens qu’il est inoffensif voire inapte à survivre sur ces terres hostiles. Se faire assister par les membres des tribus qui habitent le Mississippi permet à Pike d’établir une relation de confiance avec eux.

I now experienced the good effect of having some person on board who could speak their language; for they presented me with three pair of ducks, and a quantity of venison sufficient for all our crew for one day: in return, I made them some trifling presents (15).

Je goûtais désormais l’avantage d’avoir à mon bord une personne capable de parler leur langue, car ils m’offrirent trois paires de canards, ainsi qu’une quantité de venaison qui suffisait à nourrir tout notre équipage pour une journée : je leur fis en retour quelques présents insignifiants.

Ces échanges, a priori courtois, sont réciproques mais peu équitables : alors que les colons euro-américains offrent des objets empreints de la culture européenne sans aucune valeur marchande, les peuples premiers, quant à eux, subviennent aux besoins matériels et logistiques des colons et par conséquent, participent à la réussite de la mission de Pike, mais, insidieusement à la confiscation de leurs propres terres. Pike est conscient de l’inégalité de ces échanges puisqu’il les revendique dans son discours. Cette revendication révèle ainsi une stratégie de la part de l’explorateur à la fois envers les peuples premiers, avec qui il construit a priori une relation de confiance, mais aussi envers le lecteur, qui doit comprendre que les tribus amérindiennes sont sous le contrôle du gouvernement. En effet, l’utilisation du terme « insignifiant » montre une forme de mépris de la part de Pike qui veut montrer ici la naïveté des Amérindiens voire leur docilité. Cette image des peuples premiers sert en effet Pike dans la justification de ces choix géopolitiques. Finalement, le savoir-faire des Amérindiens, et donc leur supériorité dans ce domaine par rapport aux Américains, va servir de stratégie à Pike pour accomplir sa mission. Les faiblesses de son expédition vont venir conforter les Amérindiens dans l’idée que les Néo-Américains sont incapables de survivre dans la vallée du Mississippi sans eux alors qu’ils vont finalement leur permettre d’arriver à leurs fins.

BROTHERS. — I am happy to meet you here at this council fire, which your father has sent me to kindle, and to take you by the hand as our children. We having but lately acquired from the Spaniards the extensive territory of Louisiana, our general has thought proper to send put a number of his young warriors to visit all his red children; to tell them his will, and to hear what request they may have to make of their father. I am happy the choice has fallen on me to come this road, as 1 find my brothers the Sioux, ready to listen to my words (37).

MES FRERES. — Je suis heureux de vous rencontrer ici à ce feu du conseil ; je suis venu, sur l’invitation de votre père, pour l’attiser, et pour vous prendre par la main, comme nous prenons par la main nos enfants. Puisque nous n’avons acquis que récemment des Espagnols le vaste territoire de la Louisiane, notre général a jugé approprié d’envoyer un certain nombre de ses jeunes guerriers pour rendre visite à ses enfants de race rouge ; pour leur faire part de sa volonté, et pour entendre les requêtes qu’ils pourraient vouloir adresser à leur père. Je suis heureux d’avoir été choisi pour accomplir ce chemin, puisque je trouve mes frères les Sioux disposés à m’écouter.

Pike s’identifie aux peuples premiers. En acceptant le lieu et la modalité de la rencontre, un « feu du conseil », il se place encore en position d’infériorité. Stratégiquement, il se plie aux coutumes des peuples premiers, affirme y prendre plaisir. En feignant une assimilation à leur culture, le militaire leur montre que les Américains sont aussi légitimes sur le territoire et que la cohabitation des deux cultures est possible. Paradoxalement, il souhaite les convaincre d’un point de vue que la nation américaine n’est elle-même pas prête à accepter et à appliquer.

Mise en place de la relation pédagogique comme justification de la présence néo-américaine

L’extrait se termine en effet par une injonction didactique. « Je rencontre mes frères Sioux, prêts à m’écouter », car l’intention de la visite du militaire est d’être écouté par les Amérindiens qui doivent accepter les décisions du gouvernement américain qui est soi-disant prêt à les aider. En effet, si les peuples premiers apportent indéniablement les ressources nécessaires à Pike et ses hommes pour atteindre leur but, les Euro-américains pensent, en retour, devoir civiliser les peuples premiers. Cette mission légitime alors leur présence sur le territoire mais aussi la relation de domination qu’ils leur infligent :

We were met by Mr. Wm. Ewing, (who, I understand, is an agent appointed by the United States to reside with the Sacs, to teach them agriculture) with a French interpreter, four chiefs and fifteen men of the Sac nation, in their canoes, bearing a flag of the United States (7).

Nous fûmes accueillis par M. Wm. Ewing (qui, d’après ce que j’ai compris, est un agent missionné par les États-Unis pour vivre avec les Sacs et leur enseigner l’agriculture), accompagné d’un interprète français, de quatre chefs et de quinze hommes de la nation Sac, qui arrivèrent dans leurs canoës, portant le drapeau des États-Unis.

Les Américains veulent s’approprier tout le territoire, et, dans sa mission, Pike doit convaincre habilement les différentes tribus de la légitimité de son peuple sur un espace que les deux nations revendiquent. La présence du drapeau américain sur les canoës des Sacs montre l’efficacité de ses stratégies et la réussite de sa mission. Pike souligne également les conflits qui opposent ces tribus pour justifier la politique d’appropriation du territoire par le gouvernement américain.

I made use of the name of my government to stop the savage warfare which had been for ages carried on by two of the most powerful nations of Aborigines in North America. (3)

J’ai invoqué le nom de mon gouvernement pour arrêter les guerres de sauvages qu’avaient entretenu depuis fort longtemps deux des plus puissantes nations d’Aborigènes d’Amérique du Nord.

Les Américains soulignent en quelque sorte une ingérence en raison d’une incapacité des Amérindiens à s’entendre entre eux. Pike doit présenter la présence de son peuple comme une solution à ces conflits : en s’imposant comme intermédiaires, ils s’imposent en maîtres. Le gouvernement solutionne les guerres de territoire entre tribus en les leur confisquant à leur profit.

That their great father (the President of the United States) wishing to be more intimately acquainted with the situation, wants, &c. of the different nations of the Red People on our newly acquired territory of Louisiana, had ordered the General (Wilkinson, the commander on that station) to send a number of his young warriors in different directions, to take them by the hand, and make such inquiries as might afford the satisfaction required; also, that I was authorized to choose situations for their trading establishments, and wished them to inform me, if that place would be considered by them as central. (7-8).

Que leur illustre père (le Président des États-Unis) souhaitant être plus intimement au fait de la situation, des besoins, etc. des différentes nations du Peuple Rouge qui se trouvent sur notre territoire nouvellement acquis de la Louisiane, avait ordonné au Général (Wilkinson, en charge du commandement sur ce poste) d’envoyer un certain nombre de ses jeunes guerriers dans différentes directions, pour les prendre par la main, et mener les enquêtes qui permettraient d’apporter à ces nations la satisfaction requise ; qu’il avait aussi ordonné que je fusse autorisé à sélectionner des emplacements pour leurs établissements de commerce, et qu’il souhaitait qu’ils m’informent du caractère central ou non, d’après eux, de cet emplacement.

Pike justifie la présence des colons Euro-Américains sous l’angle paternaliste.

I mentioned the different objects I had in view with regard to the savages who had fallen under our protection. (24)

J’ai mentionné les différents objectifs que je poursuivais concernant les sauvages qui venaient de tomber sous notre protection.

Pike infantilise les Amérindiens qui, selon lui, n’ont pas les capacités morales et intellectuelles de se prendre en charge et de développer leur nation.

The Assinniboins, or Stone Sioux, who border the Chippeways on the north-west and west, are a revolted band of the Sioux, and have maintained a war with the present nation for about a century, and rendered themselves their most violent enemies. (133)

Les Assiniboines, ou les Sioux Stones, qui entourent les Chippeways au nord-ouest et à l’ouest, sont un groupe de Sioux révoltés, entretenant avec cette dernière nation une guerre qui dure depuis environ un siècle, et se reconnaissant comme ses ennemis les plus violents.

Ces conflits entre peuples premiers, s’ils sont l’opportunité pour le gouvernement américain d’interférer et de gérer les territoires, sont un moyen pour se dédouaner des pertes humaines recensées dans les différentes tribus.

The Sioux attack with impetuosity, the others defend with every necessary precaution. But the superior number of the Sioux would have enabled them to annihilate the Chippeways long since, had it not been for the nature of the country, which entirely precludes the possibility of an attack on horseback (132).

Les Sioux attaquent avec impétuosité, les autres se défendent avec toutes les précautions possibles. Mais le nombre supérieur des Sioux leur aurait permis de réduire à néant les Chippeways depuis longtemps, s’il n’avait fallu compter avec la nature du pays, qui exclut complètement la possibilité d’une attaque à cheval.

Nous l’avons évoqué, les propos de Pike suggèrent que le gouvernement américain entend aider les peuples premiers mais l’explorateur va plus loin, en déclarant aux chefs des tribus impliquées dans des guerres sanglantes, que la paix qu’il souhaite instaurer entre elles ne prétend pas avantager sa nation :

[W]hen I spoke to them on the subject, I recommended them, in the name of their great Father, to make peace, and offered them the benefit of the mediation and guarantee of the United States, and spoke of the peace, not as a benefit to us, but a step taken to make themselves and children happy (132).

[Q]uand je me suis entretenu de ce sujet avec eux, je leur ai conseillé, au nom de leur Père, de faire la paix, et je leur ai offert le bénéfice de la médiation et de la garantie des États-Unis, et j’ai évoqué la paix, non comme un bénéfice pour notre propre compte, mais comme un pas franchi vers leur bonheur et celui de leurs enfants.

Cet acte de soutien aux Amérindiens n’est, selon lui, empreint d’aucun profit alors que la rhétorique employée ici montre que c’est pourtant l’occasion pour Pike d’affirmer la domination des Américains puisqu’il parle au nom de leur Père, c’est-à-dire le président Jefferson.

Le récit de Pike comme outil d’appropriation des territoires amérindiens

La publication des Expéditions, alors qu’elles étaient seulement destinées au gouvernement, révèle l’intention d’atteindre un lectorat. Les Américains doivent connaître les politiques gouvernementales de développement du territoire. L’acquisition de la Louisiane ayant été controversée, cet ouvrage doit convaincre le peuple du bien-fondé de cette décision du président Jefferson :

Les critiques fédéralistes scandaient que la Constitution ne permettait en aucun cas au gouvernement fédéral d’acheter de nouveaux territoires. Jefferson s’inquiétait de cette incohérence, mais décida finalement que les dispositions de la Constitution concernant la conclusion d’accords, lui laissaient une marge d’action10.

Le récit de Pike doit démontrer au lecteur que l’achat de la Louisiane est un bénéfice pour les Etats-Unis et que la présence des peuples premiers n’est pas un obstacle au développement économique et géographique du territoire mais qu’au contraire, elle y participe :

The establishment at this place was formed twelve years since, by the North West company, and was formerly under the charge of a Mr. Charles Brusky. It has obtained at present such regularity, as to permit the superintendant to live tolerably comfortable. They have horses, which they procured from Red river, of the Indians; raise plenty of Irish potatoes, catch pike, suckers, pickerel, and white fish in abundance. They have also beaver, deer and moose, but the provision they chiefly depend upon is wild oats, of which they purchase great quantities from the savages, giving at the rate of about one dollar and a half per bushel (76).

L’établissement à cet endroit avait été fondé douze ans auparavant, par la North West company, et était auparavant à la charge de M. Charles Brusky. Il a maintenant acquis une stabilité qui permet à son surintendant de vivre dans un confort supportable. Ils ont des chevaux, qu’ils se sont procurés à la rivière Rouge, auprès des Indiens ; ils cultivent beaucoup de pommes de terre irlandaises, pêchent des carpes, des meuniers, des brochets, et des poissons blancs en abondance. Ils possèdent aussi des castors, des cerfs et des élans, mais la ressource dont ils dépendent principalement est l’avoine sauvage, qu’ils achètent en grande quantité aux sauvages, payant un tarif d’environ un dollar et cinquante cents par boisseau.

Ainsi, beaucoup de passages font effectivement l’éloge du territoire mississippien et de ses innombrables ressources. Par ailleurs, si les peuples premiers peuvent apparaître comme une menace ou un obstacle, la publication du journal de Pike permet de montrer aux citoyens que des mesures sont prises pour que le territoire soit hospitalier pour les Américains. En effet, même s’il utilise le terme « savages », la description de Pike laisse entendre que les habitants déjà installés côtoient les tribus amérindiennes et commercent ensemble, sans que l’explorateur ne mentionne aucun conflit. Même si les échanges entre les deux restent un des principaux moyens de créer un lien entre les deux nations, ils doivent toutefois servir à maintenir les peuples premiers sous contrôle en même temps que d’aider la nouvelle nation à se développer économiquement. Le récit dépeint donc une situation confortable pour les citoyens américains vivant sur ces terres.

Pike rapporte les propos de M. Blondeau, qui prétend que les peuples premiers ont une crainte des colons américains ainsi qu’un grand respect.

Mr. Blondeau informed me, that all the women and children were frightened at the very name of an American boat; and that the men held us in great respect, conceiving us to be very quarrelsome, much disposed for war, and at the same time very brave. This information I used as prudence suggested (15).

M. Blondeau m’informa que toutes les femmes et tous les enfants étaient terrifiés à la simple mention d’un bateau américain ; et que les hommes nous portaient un grand respect, car ils nous imaginent très belliqueux, très enclins à la guerre, et en même temps très courageux. Je fis usage de cette information avec la prudence requise.

Il est important pour le militaire de le mentionner puisque cette crainte confirme l’efficacité de la mission de Pike parmi les tribus amérindiennes qui comprennent la supériorité des Américains et la nécessité de se soumettre à eux. S’il affirme utiliser cette information avec prudence, Pike mentionne pourtant à plusieurs reprises la peur qu’inspirent les Américains :

It is surprising what a dread the Indians in this quarter have of the Americans: I have often seen them go round islands to avoid meeting my boat. It appears to me evident, that the traders have taken great pains to impress the minds of the savages with the idea of our being a very vindictive, ferocious, and warlike people. This impression was made perhaps with no good intention; but whether they find that our conduct towards them is guided by magnanimity and justice, instead of operating to our prejudice, it will have the effect of causing them to respect, at the same time that they fear us (16).

Il est surprenant de constater la terreur que les Américains inspirent aux Indiens de ce secteur : je les ai souvent vus contourner des îles pour éviter de croiser mon bateau. Il me semble évident que les marchands ont fait beaucoup d’efforts pour imprimer dans l’esprit des sauvages l’idée selon laquelle nous sommes un peuple très vindicatif, féroce et guerrier. Sans doute cette idée fut-elle répandue dans une intention mauvaise ; mais s’ils considèrent que notre conduite à leur égard est guidée par la magnanimité et le souci de justice, plutôt que de nous porter tort, cette même idée aura pour effet d’éveiller leur respect, en même temps que leur crainte.

Ainsi, avec ce point de vue des peuples premiers sur les Néo-Américains, il démontre à nouveau qu’ils ne sont pas un obstacle pour le développement de la nation américaine mais pas seulement :

[T]he savages hold in greater veneration, the Americans, than any other white people. They say of us, when alluding to warlike achievements that ‘we are neither Frenchmen nor Englishmen but white Indians. (61).

[L]es sauvages vénèrent les Américains, plus que n’importe quel autre peuple blanc. Ils disent de nous, quand ils font allusion à nos exploits guerriers que nous ne sommes ni des Français ni des Anglais, mais des Indiens blancs.

Paradoxalement, Pike affirme la supériorité du peuple américain à travers les traits caractéristiques des peuples premiers. Un sentiment de fierté apparaît dans son discours par le fait d’être comparé aux Amérindiens en ce qui concerne leur capacité guerrière. L’identification aux peuples amérindiens devient flatteuse et surtout utile lorsqu’elle peut donner l’image d’une nation américaine forte.

Finalement, les propos du militaire laissent penser que si les Américains peuvent s’imposer dans la vallée mississippienne malgré la présence des tribus amérindiennes, c’est parce qu’en leur ressemblant, ils sont plus à même de les soumettre. Qu’elle soit à la fois niée, simulée par Pike, ou évoquée dans les points de vue rapportés à l’explorateur, cette ressemblance est nécessaire mais aussi inévitablement constitutive de l’identité américaine. De plus, en associant les peuples premiers aux paysages de la vallée du Mississippi, Pike nourrit les paradoxes. Les Amérindiens sont à la fois décrits comme des peuples guerriers encore puissants et influents mais aussi comme des éléments plus assimilés au décor du Mississippi qu’à la nouvelle nation américaine. Pike conforte une image déjà largement véhiculée sur les peuples premiers : les caractéristiques qu’il dépeint servent à convaincre le futur citoyen du Mississippi que ces peuples sont maîtrisables. Les aspects humains qu’il veut bien leur concéder doivent rassurer, le côté belliqueux est souligné, nous l’avons vu, pour mettre en avant la puissance de l’armée américaine, et leurs coutumes, considérées comme exotiques mais surtout primitives, permettent de confirmer leur infériorité au profit des Américains.

Notes de bas de page numériques

1 Zebulon Pike, Exploratory Travels Through the Western Territories of North America, Comprising A Voyage from Saint Louis, on the Mississippi, to the Source of that River, and a Journey through the Interior of Louisiana, and the North-Eastern Provinces of New Spain: Performed in the Years 1805, 1806, 1807 by Order of the Government of the United States, Philadelphia, C. & A. Conrad & Co., 1810, p. 3. Traduit par l’auteur de l’article.

2 Paul Schneider, Old Man River : The Mississippi in North American History, New York, Henry Holt and Company, 2013, p. 1.

3 Sophie Chevalier et Olivier Thévenin (dir.), Frontières, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 13.

4 Schneider, Old Man River : The Mississippi River in North American History, p. 2. Texte original : « For millennia, cultures rose and fell in the watershed, often leaving behind elaborate earthworks and exquisite artifacts but just as often disappearing without leaving much behind. Eventually the greatest pre-Colombian city in North America was built beside the Mississippi River at Cahokia, Illinois. »

5 Marco Sioli, « When the Mississippi was an Indian River : Zebulon Pike’s Trip from St. Louis to its Sources, 1805-1806 », Revue française d’études américaines, 98, (2003/2004) : 9-19, p. 9. Texte original : « Before the European conquest, Native Americans created a complex culture in the Mississippi valley using maize production and trade for the development of their society. The largest center of the Mississippi culture was city known as Cahokia – near the site of contemporary St. Louis – which reached its peak between the tenth and the fourteenth century, with a population of twenty thousand inhabitants, and now is an important archaeological site. It was a planned community with a fortified central city and surrounding suburbs. It shared cultural and economic ties with numerous settlements located throughout the region and maintained trade networks that extended from the North to the South, as well as from the East to the West of North America. »

6 Thomas Emerson, « An Introduction to Cahokia : Diversity, Complexity, and History », Midcontinental Journal of Archeology, 27.2 (2002) : 127-148, p. 131.

7 Chevalier et Thévenin, Frontières, p. 13.

8 Susan L. Roberson, « North America/USA », dans Carl Thompson, The Routledge Companion to Travel Writing, New York, Routledge, 2016, p. 351-p. 360, p. 357. Texte original : « Early travel writers represented Native Americans as part of the landscape or as either hostile or friendly. »

9 Carl Thompson, Travel Writing, New York, Routledge, 2011, p. 5.

10 U.S. History, « Jeffersonian America : A Second Revolution ? », Westward Expansion : The Louisiana Purchase (2014), http://www.ushistory.org/us/20c.asp, (consulté janv. 2016). Texte original : « Federalist critics howled that the Constitution nowhere permitted the federal government to purchase new land. Jefferson was troubled by the inconsistency, but in the end decided that the Constitution’s treaty-making provisions allowed him room to act. »

Bibliographie

Pike Zebulon, Exploratory Travels Through the Western Territories of North America, Comprising A Voyage from Saint Louis, on the Mississippi, to the Source of that River, and a Journey through the Interior of Louisiana, and the North-Eastern, Philadelphia, C.& A. Conrad & Co, 1810.

Chevalier Sophie & Thévenin Olivier (textes réunis et présentés par), Frontières, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2003.

Emerson Thomas, « An Introduction to Cahokia: Diversity, Complexity, and History », Midcontinental Journal of Archeology, 2002, pp. 127-148.

Heller Douglas, « Westward Expansion: the Louisiana Purchase », U.S. History: http://www.ushistory.org/us/20c.asp. Cons. le 14 janvier 2016.

Roberson L. Susan, « North America/USA », in THOMPSON Carl, The Routledge Companion to Travel Writing, New York, Routledge, 2016, pp. 351-360.

Schneider Paul, Old Man River: The Mississippi in North American History, New York, Henry Holt and Company, 2013.

Sioli Marco, « When the Mississippi was an Indian River: Zebulon Pike’s Trip from St. Louis to its Sources », 1805-1806, Revue française d’études américaines, 2003/2004, pp. 9-19.

Thompson Carl, Travel Writing, New York, Routledge, 2011.

Pour citer cet article

Gaëlle Lafarge, « L’identification des Américains aux peuples premiers : une stratégie géo-politique », paru dans Loxias, 56., mis en ligne le 15 mars 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8637.

Auteurs

Gaëlle Lafarge

Gaëlle Lafarge est doctorante en littérature américaine du XIXe siècle à l’Université de Lorraine pour le laboratoire IDEA, école doctorale Stanislas. Elle a communiqué sur « l’environnement comme objet de médiation littéraire dans les récits d’exploration de Zebulon Pike et Zadok Cramer dans la vallée du Mississippi » lors du colloque sur « les rencontres de l’humain et du non-humain dans la littérature de montagne et d’exploration anglophone » à Toulouse le 15 octobre 2016. Lors du colloque sur la variation de la répétition les 17 et 18 novembre 2016 à Nice, elle a pu présenter son travail sur « les figures de répétition et de variation comme support idéologique dans les récits d’exploration du Mississippi de Zebulon Pike et Zadok Cramer ».