Loxias | 56. Éloge des ‘Peuples premiers’ en Amérique | I. Eloge des 'peuples premiers' en Amérique 

Julie Grenon-Morin  : 

La Terre-Mère écrivaine. Le lien femmes et Nature dans Andatha d’Éléonore Sioui

Résumé

Andatha (1985) d’Éléonore Sioui, une Huronne-Wendate de Wendaké (nation établie en bordure de la ville de Québec), est la toute première œuvre écrite par une Amérindienne au Québec. Dans ce livre, Sioui retrace les traditions millénaires et ancestrales de sa communauté, guidée par les forces de la Nature, très liée à son écriture, ainsi que les émotions qui l’habitent, à l’heure où le monde en entier porte une attention anémique à la crise environnementale ainsi qu’aux autochtones. Cet article propose d’étudier le lien femmes et Nature qu’on retrouve dans ce recueil de poèmes puisqu’il est traversé par des valeurs matricielles et une pensée circulaire propres aux Premières Nations. Nous tenterons de cerner cette nouvelle forme de militantisme qui est assimilée à la prise de parole littéraire, permettant une affirmation d’une voix féminine (parfois féministe), lucide et écologiste.

Abstract

Andatha (1985) by Éléonore Sioui, a Huron-Wendat from Wendaké (nation established within Québec city), is the first work ever written by a femal Amerindian in Québec. In this book, Sioui recounts the thousand-year-old and ancestral traditions of her community, guided by the forces of Nature, very much linked to her writing, as well as the emotions which inhabit in her, when the whole World seems to put aside the environmental crisis and the Natives in general. This article proposes to study the link between women and Nature that is found in this collection of poems, since matrix values and circular thought, likely to the First Nations, go through it. We will attempt to define this new form of militancy which is assimilated to a literary speaking, allowing this feminine (sometimes feminist), lucid, and ecologist voice to affirm itself.

Index

Mots-clés : écologie , féminin, littérature amérindienne, poésie, Québec

Plan

Texte intégral

Par leur rare prise de parole, quelques écrivaines autochtones du Québec contribuent à faire rayonner leur culture en sol québécois et au-delà par le biais de la langue française. Les formes poétique et romanesque, bien que d’origine européenne, sert de trait d’union entre autochtones et francophones du Québec ; elles constituent un emprunt artistique qui souhaite rétablir le dialogue avec ceux qui semblent avoir oublié la cohabitation de jadis, du temps des premiers arrivants français, en commençant par Jacques Cartier en 1534. Éléonore Sioui est une des seules voix amérindiennes à s’être adonnée à la poésie. En fait, Andatha (1985), qui signifie « village » dans sa langue natale, est la toute première œuvre écrite par une Amérindienne. Elle est issue de la nation des Hurons-Wendats1 (faisant partie de la grande nation des Iroquois) du village de Wendaké, une communauté enchâssée dans la ville de Québec. Dans ce livre, Sioui retrace les traditions millénaires et ancestrales de sa communauté, guidée par les forces de la Nature, très liée à son écriture, ainsi que les émotions qui l’habitent, à l’heure où le monde en entier porte une attention anémique à la crise environnementale ainsi qu’aux autochtones.

La lecture d’Andatha mène à une question que nous souhaitons explorer davantage : quel(s) lien(s) entre femmes et nature peut-on établir dans ce recueil ? Nous verrons que les écoféminismes recoupent en de nombreux endroits les valeurs amérindiennes, et plus spécifiquement huronne-wendates dans le cas qui nous occupe, vues par l’auteure issue des Premières Nations. En effet, le mode de vie des Amérindiens repose sur un équilibre fragile entre humains et Nature ainsi que sur des valeurs matricielles et une pensée circulaire qui n’ont plus court dans un Occident en perte de repère. Ainsi, le corps féminin et la Nature sont imbriqués au fil des vers, qui forment cinquante-et-un poèmes. Une fois que nous en aurons terminé l’exploration, tout en veillant à échapper à l’essentialisme et aux stéréotypes qui guettent ce type d’étude, nous tenterons de cerner cette nouvelle forme de militantisme qui est assimilée à la prise de parole littéraire, permettant une affirmation d’une voix féminine (parfois féministe) lucide et écologiste.

Passage de l’identité : le corps féminin

La lecture d’Andatha offre une expérience sensorielle, où la place du corps féminin, étant un élément prépondérant de la Nature, est primordiale, ce que l’on remarque tout au long des trois parties que constituent le recueil, soit : I. « Haronhiayé yéintchon Yoskaha / Yoskaha demeure partout », II. « Andotsahoney / J’apporte les épis. Nouvel ordre fraternité mondiale » et III. « Tondieno Haguregon / Personnellement vôtre ». La voix qui narre tout au long du recueil se positionne d’emblée et s’affirme en concluant le poème luminaire en huron-wendat, puis en français : « Annen ayhaton. /J’ai dit.2 » La ponctuation vient ici renforcer le message. La prise de position d’Éléonore Sioui en est donc une d’agentivité au féminin ou d’« agency » (dont la première mention revient à Judith Butler), que l’on pourrait définir ainsi :

Articulée au sein de la triade regard-parole-action, l’agentivité féminine consiste d’abord en une prise de conscience, au moyen du regard, des mécanismes d’oppression enfermant la femme dans l’idéologie dominante, puis en une affirmation, par le biais de la parole, d’un désaccord à l’endroit des croyances imposées par cette idéologie3.

La poétesse dénonce dans Andatha son oppression en tant que femme, mais aussi en tant qu’Amérindienne, nous y reviendrons plus loin.

L’affirmation de qui elle est se poursuit dans le poème « Ondechateni / Naturalité » :

Je suis l’Enfant Naturel
De l’Amérique
Passée
Aux mains
De l’Étranger4.

Ici, on retrouve une façon détournée de critiquer la Loi sur les Indiens5 qui prévaut au Canada depuis 1876 et qui subordonne les Autochtones du Canada à un rôle d’enfant, en les contraignant de multiples façons, par exemple en refusant l’achat d’une propriété. Circonscrire son identité, dire qui elle est, continue dans « Tchewi », et ce, de manière encore plus vive et éloquente :

Si… 
On me nomme Éléonore
Si…
Je suis Femme du Nord
Si…
Je suis entourée d’Eau6.

En sa qualité d’autochtone de l’une des nations nordiques de l’Amérique, elle se dit entourée d’Eau, ce qui fait référence à la signification même du mot « wendat », c’est-à-dire le « peuple de l’île ». L’auteur George E. Sioui précise : « Le géographe Conrad E. Hendenreich a établi que le territoire de Wendaké était préhistoriquement une "île", à toutes fins utiles, délimité par trois lacs et une vaste étendue marécageuse. Sur le plan de la cosmogonie, les Wendats considéraient le monde comme une île portée sur le dos d’une tortue7 ».

Le corps est central dans la notion de maternité, comme c’est le cas avec le poème « Oukiouhoy / Mon premier fils » :

En revenant dans le train de ma vie.
Mon premier fils : un homme dans ma vie
8.

Certaines traces dans la poésie d’Éléonore Sioui laissent croire qu’elle a été victime d’abus, mais la naissance de cet enfant l’aurait consolée. Compte tenu des multiples accusations qui défraient les manchettes québécoises depuis quelques mois, la condition d’Éléonore Sioui ne serait pas unique. D’ailleurs, le Gouvernement du Québec a mis sur pied une enquête publique afin de « prévenir ou éliminer […] toute forme de violence, de pratiques discriminatoires, de traitements différents dans la prestation des services publics aux Autochtones du Québec9 ». Les femmes autochtones se profilent déjà comme les principales victimes de ces actes répréhensibles, et ce, depuis les débuts de la colonisation.

Le corps maternel se pose comme le vecteur de la famille ainsi que de la composition même de la société huronne-wendate et donc iroquoise, une société matrilinéaire. En fait, la nation d’Éléonore Sioui est souvent décrite comme étant un lieu propice à la liberté des femmes : « les femmes [wendates] paraissent, selon tous les récits historiques, avoir été extraordinairement libres de domination masculine10 ». Ainsi, en tant que chef de famille et matriarche, l’écrivaine retrace son lignage dans « Ainteha Anouaten » :

Bienvenue à mon petit-fils
Dont l’arrière-grand-mère me disait
De son père, né le troisième enfant
De notre famille, qu’il avait apporté avec lui
Tous les défauts et qualités de sa mère11.

Éléonore Sioui met également de l’avant son rôle de mère dans « Aensesse enomey / À ma fille » :

Avec toi
J’ai accouché
D’une fille qui m’a bouleversée
Elle a apporté
Avec elle
Toutes les peines et secrets
D’un lointain Pays12.

On pourrait lire ici un autre écho aux femmes autochtones dont le sort n’est pas enviable et qui continue d’affecter les Premières Nations (violence conjugale, problèmes de consommation, pauvreté, surreprésentation en tant que victimes d’homicides, etc.13). Dans ce contexte, il est aisé de croire que la naissance d’une fille puisse « bouleverser » une mère pour peu qu’elle soit soucieuse du bien-être de son enfant. De plus, mettre au monde une fille, si l’on en croit les spécialistes et les récits historiques (nommons entre autres celui du missionnaire jésuite Joseph-François Lafitau en 1724) qui stipulent que les Hurons-Wendats sont une nation matriarcale, signifie mettre au monde une future matriarche, donc donner la vie à un pouvoir latent.

Le corps féminin est aussi célébré en tant que corps sensuel puisqu’Éléonore Sioui aborde à plusieurs reprises la sexualité d’un point de vue féminin. Celle-ci est caractérisée par un lien très prononcé avec la Nature, tel qu’exprimé dans « Tatequegnone / Emmène-moi » :

Ô brise de parfums et de soies
Qui embrase mon corps
De touches ondulantes
Pendant que le soleil me pénètre
De ses chauds rayons
Tu conduis mon esprit
Vers l’extase14.

Ainsi tant la brise que le soleil participent à l’ébat sexuel, ce dernier, souvent associé à la masculinité dans moult croyances ou imaginaires, agissant comme l’homme et l’écrivaine comme la femme. Ce texte corrobore bien la circularité de la pensée amérindienne, dite du Cercle, où Nature et humains sont un tout : « Les sociétés du Cercle reconnaissant intrinsèquement l’unité fondamentale et sacrée de toutes les choses créées, ne peuvent logiquement concevoir une société humaine divisible et ségrationnée15 ».

La même association du plaisir sexuel et de la Nature se dessine dans « Asqa / Compagne », alors que le poème raconte :

Je m’allongeai sur le sable
Et le soleil me saisit
Pendant que la mer m’attirait
Plongée dans l’extase
Je me jetai dans la vague
Qui doucement m’enlaça
Dans un roulis de figures désirées16.

La Nature est donc source de plaisir et inversement, comme un tout imbriqué dont il est impossible de déterminer les contours qui sont volontairement flous. La sagesse de l’Huronne-Wendate semble affirmer que faire partie de ce tout importe. Toute frontière ou délimitation est superflue.

Cependant, loin de cet envol extatique, c’est d’une sexualité et d’une amante bafouées dont semble parler la poétesse dans « Ondechaterri / J’ai mal partout », un titre évocateur qui pourrait faire référence, encore une fois, à un abus. Le texte se termine par une dédicace « à personne », comme si la douleur ne pouvait pas être comprise ou entendue. Éléonore Sioui écrit :

Parfois lorsque le désir
D’être aimée m’entraîne
Je pars jusqu’à la mer
Qui boit mes plaies
Et me verse l’oubli
À grands coups de vagues17.

Plus loin, elle est « une source évictée », un individu qu’on voudrait régir malgré l’ordre naturel.

Les parties du corps, des odeurs perçues ou des actions posées, sont autant d’exemples interpellant le corps féminin, dans Andatha, mais nous arrêterons leur analyse ici. Éléonore Sioui par le vecteur qu’est son corps partage ses différents rôles et statuts ; tantôt amoureuse, tantôt mère, femme aimée ou amante. Par son corps et grâce à lui, elle présente en filigrane la conception millénaire de sa nation, c’est-à-dire l’unicité du Cercle, une Nature dont nous faisons tous partie.

La Nature et la pensée circulaire

Un simple coup d’œil au recueil permet d’anticiper le thème récurrent de la Nature chez Éléonore Sioui, grâce aux dessins qui parsèment les textes : tournesol, oie, coucher de soleil, quenouille et sapins. Ces représentations naturelles attestent d’un penchant écoféministe, sans doute malgré la volonté initiale de l’auteure, c’est-à-dire un angle critique qui allie féminismes et écologies. Il s’agit d’un « un terme nouveau pour une ancienne sagesse18 », qui, selon les théoriciennes, sonde « le patriarcat capitaliste ou la civilisation "moderne" [qui] est fondée sur une cosmologie et une anthropologie qui dichotomisent structurellement la réalité19 ». Ces théories sont aussi une quête qui « provient d’un besoin humain profond d’intégralité20 ». En ce sens, la circularité amérindienne correspond tout à fait à ce système de pensée.

Éléonore Sioui est une représentante de l’agentivité au féminin (femal agency), nous l’avons vu plus haut, mais elle se fait aussi le porte-voix d’une Nature autrefois vénérée par les siens qu’on détruit aujourd’hui. Ainsi, dans « Etsondenon / Arbre de Vie », elle dit :

Nos fortes racines enfouies […]
Supportent l’Arbre de Vie
Dont les branches ne se rencontrent pas
Si vous vous approchez
Plus près pour écouter
L’Esprit
Dans le tam-tam de la pluie
engendrant la vie
De Sa Nation disloquée21.

L’auteure est nostalgique d’un monde où une globalité structurante savait tout respecter, des vivants aux non-vivants. Le patriarcat et le mode de vie occidental sont venus rompre l’équilibre qui existait entre les humains et la Nature, ce qui est critiqué ici. Cependant, l’espoir perdure, car « l’Arbre de Vie » n’est pas mort. Dans ces circonstances, Éléonore Sioui, par le biais de sa poésie, est celle qui porte la voix de son peuple, un peu à la manière d’une « nouvelle chaman ». C’est ce que soutient d’ailleurs Jacqueline Bouchard à propos des écrivains autochtones : ils sont « des visionnaires et détiennent des pouvoirs similaires : magiciens du geste et du verbe, créateurs d’illusions, manipulateurs d’images et d’idéologies […], des personnages ambigus entre deux univers, deux identités22 ».

L’urgence, en ce qui a trait à la protection de la Nature, se fait sentir dans les quatre premiers poèmes de la partie « Andotsahoney / J’apporte les épis. Nouvel ordre fraternité mondiale », ce qui explique le sous-titre qui a été donné. En fait, la fraternité absolue ne peut être atteinte que si la Nature est respectée et que les humains vivent en harmonie et en équilibre avec elle. « Athrasqua atetson / Danger de mort » est sans appel. La déchéance de la Nature et des Premières Nations est la faute des colonisateurs :

L’Homme Blanc
A créé
L’EAU-DE-VIE
Qui a détruit notre PEUPLE […]
L’Homme Blanc
A créé
L’EAU DE MORT
En empoisonnant nos cours d’eau […]
Ces eaux contaminent
Les poissons, les canards
Et d’autres animaux23.

Cette dénonciation, adressée par une femme, cadre avec les propos d’Ynestra King, une écoféministe notoire :

Nous voyons comme des problèmes féministes la dévastation de la terre et de ses êtres par les guerriers d’entreprises et la menace d’annihilation nucléaire par les guerriers militaires. C’est la même mentalité masculiniste qui voudrait nous dénier notre droit sur notre propre corps et notre propre sexualité et qui dépend de multiples systèmes de domination et de pouvoir étatique pour arriver à ses fins24.

King et Sioui ont en commun de dénoncer la destruction de la planète Terre, quoique les deux femmes ne s’en prennent pas aux mêmes cibles. Elles indiquent le danger qui prévaut lorsque le Cercle ou l’ordre naturel, selon les croyances, est brisé. Elles savent que ceux qui en payent et en paieront le prix sont les humains eux-mêmes, en commençant par la nourriture, une composante importante dans les études écoféministes.

Avec « Oyhan /Tisane. Re-peuplement, re-boisement », le poème suivant, en prose celui-là (le seul du recueil), le cri poétique se poursuit :

Nous devons vous sauvagiser, nous devons vous déplastiquer, vous dépolluer, vous « dépiluler »… à votre insu ; tellement vous êtes antiseptiques par les vapeurs mortelles du mercure, du D.D.T. etc… rendues inodores25.

La prose utilisée ici est dénonciatrice d’une colère et l’énumération de produits chimiques tout au long du poème détonne avec la Nature qui est généralement décrite et glorifiée par l’écrivaine. C’est probablement dans celui-ci qu’Éléonore Sioui utilise le ton le plus péremptoire. Puis, dans les dernières lignes, elle critique les femmes et les féminismes :

il y a toujours tellement de corrélation ; d’hommes, qu’on peut imiter, ses pantalons qu’on peut porter ; son respect dont on peut se passer. On est égales hein ! Et complètes sans être complétées, dans ce BRAVE NEW WORLD26.

Donc, on voit ici que l’idéal de la poétesse réside en une universalité au-delà des genres et des féminismes davantage politiques. Leurs revendications touchent l’équité salariale, le droit à l’avortement, l’accès aux congés de maternité, etc., bref des combats qui ne prennent pas assez en compte la Nature et sa préservation, si l’on lit entre les lignes. Ce que Sioui critique ici, c’est la participation des femmes au modèle patriarcal et capitaliste qui met à mal les valeurs de sa nation.

Le souffle colérique d’Éléonore Sioui se calme ensuite tout à coup avec « Obedjiwan », qui revient ensuite avec le thème de la Nature vécue et observée, où se mêle la tristesse. En fait, nous pouvons classer l’œuvre d’Éléonore Sioui dans la catégorie d’écoféministe spirituelle, c’est-à-dire la cinquième des positions27 énumérées par Noël Sturgeon dans Ecofeminist Natures : Race, Gender, Feminist Theory, and Political Action (1997). Ce type d’écoféminisme s’érige sur les bases d’un féminisme spirituel qui s’inspire des religions plaçant la Nature en son centre et en y revenant toujours, à la manière d’une pensée circulaire.

La circularité telle que conçue par les Hurons-Wendats s’exprime aussi dans le renouvellement des saisons, par exemple dans « Atetsan / À toi qui cherches », où la poétesse semble parler du Grand Amour :

Il s’effaça dans sa candeur
Pour laisser sourire
Les vents du Printemps
À l’hiver à son déclin
Mais prêt à éclore encore
En de nouvelles saisons28.

La répétition inlassable des saisons est un motif récurrent dans les traditions spirituelles amérindiennes, correspondant à l’éternité divine :

Il y a un « esprit » du temps : celui-ci affirme qu’il y a une dimension invisible de la roue de la vie, c’est-à-dire une ouverture intérieure du temps sur le Divin. Dire que l’action de cet « esprit » est circulaire, c’est affirmer que son jeu cosmique et divin se manifeste dans le retour éternel des choses29.

Tout se retrouve donc renouveler, même les peines que la poétesse partage. Elle voit son salut dans la réappropriation des croyances et coutumes ancestrales et tente d’en convaincre ses lecteurs par une convocation à la beauté et à la simplicité des choses et des êtres.

Si les références naturelles (racines, plantes, nuages, neige, animaux, lune, feuilles, pierres, etc.) sont si nombreuses dans l’œuvre d’Éléonore Sioui, c’est qu’ils font partie intégrante de la conception de la Terre-Mère, chère aux Amérindiens. Elles sont des microcosmes du Cercle qui se poursuit de façon spiralée et dont les répétitions sont en équilibre les unes avec les autres. La Terre-Mère est à la fois un Grand-Esprit et une mère nourricière qu’il faut vénérer : « Terre-Mère est femme. Elle rend témoignage à la sacralité féminine reconnue par l’héritage spirituel amérindien. Inversement, la femme amérindienne rend témoignage à la sacralité de Terre-Mère30 ». On ressent et constate en effet cette reconnaissance chez Éléonore Sioui, car elle prend sur elle de célébrer cette inépuisable matrice. D’ailleurs, elle conclut le recueil avec une référence florale dans un poème qui appelle à la réunification entre Blanc et Autochtones :

Ton dernier voyage avec nous […]
Vers l’Harmonie […]
Comme une source d’eau fraîche
Où tous ceux qui auront soif
Pourront s’abreuver
De soleil, de lilas
De roses blanches et de muguet31.

Cet appel semble être de plus en plus entendu au sein de la communauté blanche. En effet, afin de répondre aux problématiques autochtones, des associations et groupes se sont mis en place dans les dernières années : le mouvement Idle no More32, la Commission de vérité et de réconciliation du Canada33 (portant sur les pensions autochtones), les différentes enquêtes qui ont été commandées34 sont autant de preuves que les Premières Nations du Québec et du Canada voient arriver un vent de changements. Cela est une bonne nouvelle pour la sauvegarde de la Nature, car les peuples premiers s’en font souvent d’ardents défenseurs, Standing Rocks étant l’exemple le plus récent.

Conclusion : Du village et au-delà

Fidèle à ses racines huronnes-wendates, Éléonore Sioui propose aux lecteurs une immersion au cœur de cette nation qui partage de nombreux points communs avec les autres nations amérindiennes du Québec. La culture qui prévaut dans le village de Wendake, l’Andatha du titre du recueil, est transmise par l’intermédiaire d’une voix tantôt écologiste, tantôt féministe. En ce sens, l’auteure s’inscrit dans une lignée écoféministe. Elle n’hésite pas à pointer du doigt les travers d’une société occidentale qui a colonisé les siens. Elle lui reproche d’oblitérer la pensée circulaire qui permet un équilibre entre toutes choses. Cela a pour conséquence de déplacer le statut des femmes en tant qu’égales des hommes à subordonnées ainsi que de piller la Terre-Mère qui est censée fournir les humains pour tous leurs besoins, si tant est qu’ils la respectent, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas de nos jours. Il faut donc revenir à un « village » originel, où les humains, peu importe leur genre, vivent en harmonie avec la Nature.

Bibliographie récapitulative

Notes de bas de page numériques

1 Il existe dix nations amérindiennes au Québec : Abénaquis, Attikamekw, Algonquins, Cris, Hurons-Wendats, Innus, Malécites, Micmacs, Mohawks et Naskapis. La nation inuite n’est pas considérée comme amérindienne, mais dans une classe à part. Selon un rapport datant de 2011, ils sont 80 330 Amérindiens en tout dont 1330 qui habitent à Wendaké. Source : Janick Simard (dir.), Amérindiens et Inuits. Portrait des nations autochtones du Québec (2e édition), Secrétariat des affaires autochtones, Gouvernement du Québec, 2011, p. 13 et 24.

2 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 7.

3 Lucie Guillemette, « L’adolescente et les marques d’agentivité dans Le temps sauvage d’Anne Hébert : une expérience de l’altérité », dans Les cahiers Anne Hébert, n° 6 « Le temps sauvage selon Anne Hébert », Fides/Université de Sherbrooke, mai 2005, p. 71.

4 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 47.

5 « Loi sur les Indiens », Gouvernement du Canada, http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-5/ , [page consultée le 24 janvier 2017].

6 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 56.

7 George E. Sioui, Les Hurons-Wendats. Une civilisation méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, [1994] 2015, p. 11.

8 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 44

9 « Autochtones : Québec confirme la tenue d’une enquête publique », Le Devoir, 21 décembre 2016, http://www.ledevoir.com/politique/quebec/487585/autochtones-quebec-confirme-la-tenue-d-une-enquete-publique-provinciale

10 Karen Lee Anderson, « Huron Women and Huron Men : The Effects of Demography, Kinship and the Social Division of Labour on Male/Female Relationships among the 17th Century Huron » (1982), thèse de doctorat, Toronto, Université de Toronto, p. 1 citée et traduite par George E. Sioui dans Les Hurons-Wendats. Une civilisation méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994 [2015], p. 237. Quoique plusieurs auteurs abondent dans le même sens, l’ouvrage Femme de personne. Sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne (2005) de Roland Viau réfute l’image idéalisée que l’on s’est faite de la place des femmes iroquoises.

11 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 55.

12 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 57.

13 « Contexte de vulnérabilité : femmes autochtones », Institut national de Santé publique du Québec, https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/contextes-de-vulnerabilite/femmes-autochtones [page consultée le 24 janvier 2017].

14 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 73.

15 George E. Sioui, Les Hurons-Wendats. Une civilisation méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994 [2015], p. 222.

16 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 74.

17 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 36.

18 Vandana Shiva et Maria Mies, Écoféminisme, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 26.

19 Vandana Shiva et Maria Mies, Écoféminisme, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 17.

20 Vandana Shiva et Maria Mies, Écoféminisme, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 32.

21 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 12.

22 Jacqueline Bouchard, « La pratique des arts visuels en milieux amérindien et inuit », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 23, n° 2-3, 1993, p. 149 citée dans Maurizio Gatti. Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, Montréal, Bibliothèque québécoises, 2004, p. 24.

23 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 28.

24 Ynestra King, « The Eco-Feminist Perspectiv » dans L. Caldecott et S. Leland, Reclaiming the Earth : Women Speak Out for Life on Earth, Londres, The Women’s Press, 1983, p. 10 citée dans Vandana Shiva et Maria Mies, Écoféminisme, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 27.

25 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 29.

26 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 29-30.

27 Voici un résumé des quatre autres positions écoféministes : 1. Le patriarcat assimile les femmes et la nature et une analyse féministe est donc nécessaire afin de comprendre les problèmes environnementaux dans leur ensemble ; 2. Il faut analyser les cultures occidentales d’un point de vue environnementaliste afin de bien saisir la subordination des femmes ; 3. Il existe une relation particulière entre les femmes et la nature visible par des prismes historique, interculturelle et matérialiste du travail des femmes (agriculture ou tâches ménagères par exemple) et 4. Les femmes sont biologiquement proches de la nature en raison de leur caractéristique reproductive, incluant le cycle menstruel, la lactation et la naissance. Traduction par l’auteure issue de : Noël Sturgeon. Ecofeminist Natures : Race, Gender, Feminist Theory, and Political Action, New York, Routledge, 1997, p. 28-29.

28 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 51-52.

29 Jacques Languirand et Jean Proulx, L’Héritage spirituel amérindien. Le Grand mystère, Montréal, Le Jour, 2010, p. 58.

30 Jacques Languirand et Jean Proulx, L’Héritage spirituel amérindien. Le Grand mystère, Montréal, Le Jour, 2010, p. 28.

31 Éléonore Sioui, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985, p. 75-76.

32 Idle no More, http://www.idlenomore.ca/ [page consultée le 29 janvier 2017].

33 Commission de vérité et de réconciliation, http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php ?p =15 [page consultée le 29 janvier 2017].

34 Deux niveaux de gouvernement, fédéral et provincial, ont mis sur pied L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées en 2016.

Bibliographie

SIOUI Éléonore, Andatha, Val d’Or, éditions Hyperborée, 1985.

BOUCHARD Jacqueline, « La pratique des arts visuels en milieux amérindien et inuit », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 23, no. 2-3, 1993, p. 149-150.

GATTI Maurizio. Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, Montréal, Bibliothèque québécoises, 2004.

GUILLEMETTE Lucie, « L’adolescente et les marques d’agentivité dans Le temps sauvage d’Anne Hébert : une expérience de l’altérité », dans Les cahiers Anne Hébert, n° 6 « Le temps sauvage selon Anne Hébert », Fides/Université de Sherbrooke, mai 2005, p. 153-177.

KING Ynestra, « The Eco-Feminist Perspectiv » dans L. Caldecott et S. Leland, Reclaiming the Earth : Women Speak Out for Life on Earth, Londres, The Women’s Press, 1983.

LANGUIRAND Jacques et PROULX Jean, L’Héritage spirituel amérindien. Le Grand mystère, Montréal, Le Jour, 2010.

LEE ANDERSON Karen, « Huron Women and Huron Men : The Effects of Demography, Kinship and the Social Division of Labour on Male/Female Relationships among the 17th Century Huron » (1982), thèse de doctorat, Toronto, Université de Toronto.

SHIVA Vandana et MIES Maria, Écoféminisme, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998.

SIMARD Janick (dir.), Amérindiens et Inuits. Portrait des nations autochtones du Québec (2e édition), Secrétariat des affaires autochtones, Gouvernement du Québec, 2011.

SIOUI George E., Les Hurons-Wendats. Une civilisation méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994 [2015].

STURGEON Noël, Ecofeminist Natures : Race, Gender, Feminist Theory, and Political Action, New York, Routledge, 1997.

VIAU Roland, Femme de personne. Sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne, Montréal, Boréal, 2005.

« Autochtones : Québec confirme la tenue d’une enquête publique », Le Devoir, 21 décembre 2016, article en ligne [http://www.ledevoir.com/politique/quebec/487585/autochtones-quebec-confirme-la-tenue-d-une-enquete-publique-provinciale].

« Contexte de vulnérabilité : femmes autochtones », Institut national de Santé publique du Québec [https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/contextes-de-vulnerabilite/femmes-autochtones] [page consultée le 24 janvier 2017].

« Loi sur les Indiens », Gouvernement du Canada [http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-5/] [page consultée le 24 janvier 2017].

Commission de vérité et de réconciliation [http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/index.php ?p =15] [page consultée le 29 janvier 2017].

Idle no More [http://www.idlenomore.ca/] [page consultée le 29 janvier 2017].

Pour citer cet article

Julie Grenon-Morin, « La Terre-Mère écrivaine. Le lien femmes et Nature dans Andatha d’Éléonore Sioui », paru dans Loxias, 56., mis en ligne le 15 mars 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8634.

Auteurs

Julie Grenon-Morin

Julie Grenon-Morin est doctorante en Études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sous la direction de Lucie Robert et travaille sur les personnages de stand-up au féminin. Elle a fait sa maîtrise à la Sorbonne-nouvelle à Paris avec Michelle Szkilnik en littérature médiévale. Elle a publié son mémoire Les Enchanteresses dans les compilations du quinzième siècle à l’automne 2011. Son premier roman Les Destins parallèles d’Ophélie et Oanell est paru en 2012. Elle a également à son actif plusieurs articles, conférences et créations. Site : juliegrenonmorin.com