Loxias | 53. Littérature et communauté III | I. Paroles singulières 

Chris Roulston  : 

La théorie queer : de ses origines aux débats actuels

Résumé

Depuis son entrée dans la langue au XVIe siècle, le terme queer en anglais signifiait « étrange » ou « bizarre », mais il n’a pas eu de connotation sexuelle avant le début du XXe siècle, où il a commencé à servir d’insulte contre les hommes efféminés. Pendant les années 1980, le terme aura été repris par la communauté gaie et par les universitaires dans le but de retourner le stigmate pour développer une praxis de résistance contre ce qu’ils appellent « la tyrannie du genre ». C’est un panorama du mot et du concept que propose la présente étude.

Index

Mots-clés : Anne Lister , communauté, gais, genre, lesbiennes, misogynie, sexualité

Chronologique : Période contemporaine , XIXe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il serait drôle d’appeler ce que je faisais dans la vie du terrorisme de genre. Mais, je vois les choses un peu différemment aujourd’hui – les terroristes du genre ne sont pas les drag queens, les lesbiennes butch [...]. Les terroristes du genre ne sont pas les transsexuels female to male qui apprennent à regarder les gens droit dans les yeux quand ils marchent dans la rue [...]. Les terroristes du genre sont ceux qui [croient à] un système de genre réel et naturel, et qui utilisent le genre pour nous terroriser. Ceux-là sont les vrais terroristes : les défenseurs du Genre1.

1Depuis son entrée dans la langue au seizième siècle, le terme queer en anglais signifiait « étrange » ou « bizarre », mais il n’a pas eu de connotation sexuelle avant le début du vingtième siècle, où il a commencé à servir d’insulte contre les hommes gais ou efféminés. Pendant les années 1980, le terme aura été repris par la communauté gaie et par les universitaires dans le but de retourner le stigmate pour développer une praxis de résistance contre ce qu’ils appellent « la tyrannie du genre », « l’hétérosexualité obligatoire » et « le régime du système sexe/genre ».

2En gros, la théorie queer a commencé à se définir à travers un discours d’opposition au féminisme libéral nord-américain avec, pour base, les écrits des penseurs français : Michel Foucault, Jacques Lacan et Jacques Derrida. Un des textes fondateurs de la théorie queer aura été publiée par Gayle Rubin en 1981, en plein milieu des sex wars [guerres sur le sexe] entre les factions féministes libérales et les factions radicales d’Amérique du Nord, voire celles qui étaient contre (Catharine MacKinnon, Andrea Dwarkin) et celles qui étaient pour (Gayle Rubin, Pat Califia) l’accès au discours pornographique et sa production.

3Le débat autour du discours pornographique s’est trouvé divisé en deux camps : celui pour lequel la pornographie était fondamentalement misogyne, signe de la violence faite aux femmes, et donc une pratique qui devrait être interdite. Catharine MacKinnon, la partisane la plus éloquente aux États-Unis de cette interdiction, aura réussi à récuser « la protection du premier amendement en matière de liberté d’expression2 » par son travail contre la pornographie. Pour l’autre camp, la pornographie constituerait une subversion des normes sexuelles, et donc un lieu qui pourrait être réapproprié au nom des femmes et des sexualités minoritaires. Selon ce camp, l’interdiction de la pornographie referait un tabou de la sexualité des femmes et nous renverrait à l’idéologie de la femme passive et modeste du dix-neuvième siècle. Condamner la pornographie risquerait de condamner la sexualité tout court.

4Se sont ajoutés à ces débats les discours politiques qui se sont développés autour du sida et qui ont créé de nouvelles alliances entre les lesbiennes et les hommes gais. Un des aspects qui distingue la théorie queer, c’est qu’elle est avant tout une praxis, une façon d’agir, et ensuite une théorie. En même temps, il y a la menace croissante d’une scission entre la communauté activiste et une théorie queer devenue de plus en plus abstraite et élitiste.

5En combinant et en redéfinissant la lutte pour la libération des gais et des lesbiennes, et la lutte des femmes, la théorie queer a pour base une critique de la norme et du normatif, et donc des instruments de régulation et des régimes disciplinaires qui maintiennent et qui assurent la continuation de cette norme. Selon Judith Butler et Gayle Rubin, notre société fonctionne en accord avec la logique du système sexe/genre où le sexe anatomique (mâle/femelle) produit le genre sexué (masculin/féminin) et le désir hétérosexuel. Ce système est représenté comme étant non seulement normal, mais naturel, et il maintient en place les attributs hiérarchiques qui placent le masculin au-dessus du féminin. Le corps sexué devient donc l’effet d’un rapport de pouvoir, puisqu’il est façonné et discipliné par ce rapport.

6Toute la société travaille pour assurer le succès du système : le mariage, la famille, les tabous contre l’homosexualité ; pourtant, selon Butler et sa théorie de la « performativité », le genre n’est pas inné et naturel mais est plutôt un comportement acquis, un effet de culture plutôt que de nature. Ainsi, c’est par la répétition et la performance de nos rôles sexués que nous apprenons à être des sujets genrés et hétérosexuels. Actuellement, dans la plupart des pays, l’exclusion des sexualités minoritaires (homosexualité, intersexualité, transsexualité) impliquée par le système sexe/genre, transforme l’hétérosexualité en norme absolue et établit la nécessité des comportements masculins et féminins dans le domaine social.

7La théorie queer cherche aussi à montrer que l’assujettissement des femmes est intimement lié à l’hétérosexualisation du désir. Selon Elsa Dorlin, le discours psychanalytique traditionnel renforce cette position :

Le discours psychanalytique hégémonique, en produisant un savoir sur la vérité de la famille […] en a fait l’une des techniques de pouvoir les plus pérennes de gouvernement des corps, plus encore un modèle de gouvernementalité. Cette structure normative n’est ni une structure naturelle, ni une structure symbolique, mais bien une structure sociale […] qui masque sa propre historicité et qui a fait de l’inconscient sa stratégie disciplinaire parmi les plus efficaces3.

8C’est en déployant une critique principalement foucaldienne des rapports de pouvoir que la théorie queer cherche à mettre en œuvre des stratégies de résistance contre la normalisation du genre et du désir.

Gayle Rubin, Penser le sexe

9Le texte de Gayle Rubin, Penser le sexe : Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité » (1981 ; traduit en 2010), établit la base de la critique de la sexualité entamée par la théorie queer. Publié en plein milieu des sex wars [guerres sur le sexe], ce texte commence à penser la sexualité non pas en termes traditionnellement féministes, voire l’opposition genrée homme/femme, mais à partir de la remise en question de la catégorie du genre lui-même, et de ce que Rubin appelle « l’essentialisme sexuel », l’idée que la sexualité est purement un phénomène biologique, en dehors de l’histoire.

10En suivant, elle aussi, une critique foucaldienne qui situe la sexualité fermement dans le cadre historique et politique, Rubin soutient que « les désirs ne sont pas des entités biologiques préexistantes, mais qu’ils sont au contraire constitués dans le contexte de pratiques sociales historiquement déterminées4. » Rubin divise ensuite la façon dont on comprend la sexualité en cinq « formations idéologiques » :

111. La négativité sexuelle : Dans la tradition chrétienne, le sexe est associé au péché, et il est vu comme une force essentiellement « dangereuse, destructrice, négative5 », qui doit être soumise à un contrôle continu. À notre époque, la moralité chrétienne a été remplacée par le discours médical et la pathologisation des sexualités dites anormales. Actuellement, notre point de repère pour définir les pratiques sexuelles est basé sur l’idée de la sexualité saine en contraste avec la sexualité malsaine ou pathologique.

122. Le sophisme de la différence d’échelle : Ceci décrit la punition du sexe non-orthodoxe et l’anxiété créée par tout acte sexuel qui ne rentre pas dans la norme. Selon Rubin, « Les actes sexuels sont chargés d’un excès de signification6. »

133. L’évaluation hiérarchique des actes sexuels : Il existe une hiérarchie de la sexualité, avec « le sexe conjugal ou reproductif [...] au sommet de la pyramide » et « les transsexuels, les travestis, les fétichistes, les sadomasochistes […] et les prostitués7 » au bas de l’échelle. Donc, les actes sexuels sont divisés selon une hiérarchie morale et juridique, et pensés en termes d’une bonne et d’une mauvaise sexualité. La bonne sexualité est protégée par l’état à travers des institutions telles que le mariage, tandis que la mauvaise sexualité est punie, enlevant souvent aux individus leur droit à la citoyenneté.

144. La théorie des dominos des périls sexuels : Si l’on ne maintient pas la barrière entre les actes sexuels bons et mauvais, on tombera dans le chaos. Si l’on se laisse aller vers l’inacceptable, « la barrière qui nous protège du sexe effrayant risque de tomber et quelque chose d’abominable va en profiter pour s’infiltrer8. » Selon Rubin, il existe un sentiment de panique quasiment perpétuel autour de la sexualité, car c’est à travers cette dernière que nous pensons maintenir la distinction entre le civilisé et le non-civilisé.

155. L’absence d’un concept de variété sexuelle anodine : Pour Rubin, « Il est difficile de créer une éthique sexuelle pluraliste si l’on ne conçoit pas la variété sexuelle comme anodine [...]. La variété est une propriété fondamentale de toute vie [...]. Cependant, la sexualité est censée se conformer à un modèle unique9. » Cette peur de la variété sexuelle se manifeste à travers les lois et les discours sociaux qui cherchent à contrôler les corps sexués. Elle ne nous permet pas de penser en-dehors d’une hétérodoxie contraignante par rapport aux pratiques sexuelles.

16Ces cinq catégories aident à démontrer comment nous vivons la sexualité à l’intérieur de certains impératifs idéologiques qui, encore une fois, nous semblent naturels et évidents. Le but de tout texte qui se rapporte à la théorie queer est donc d’exécuter un processus de dénaturalisation par rapport à la sexualité, que ce soit à travers la psychanalyse, le discours historique, la philosophie, etc. ; car ce n’est que par la reconnaissance du fait que la sexualité est l’effet de rapports de pouvoir et qu’elle est historiquement contingente, au lieu d’être une entité qui pré-existe au pouvoir et à l’histoire, qu’il peut y avoir un changement radical.

17Une dizaine d’années après le texte de Rubin, Butler publiera son texte fondateur, Le trouble dans le genre (1991 ; traduit en 2004), axé celui-ci sur la psychanalyse et la théorie du langage de John Austin. Spécifiquement, Butler développera le concept de l’énoncé performatif autour de la question du genre (en contraste avec les deux autres formes d’énoncés préconisés par Austin : l’énoncé déclaratif et l’énoncé constatif). Les énoncés de genre sont normalement considérés comme des énoncés constatifs et « neutres » telle que la déclaration, « c’est une fille/c’est un garçon », à la naissance d’un enfant. Mais Butler les réinterprète comme étant des énoncés performatifs, dans le sens qu’ils font ce qu’ils disent. Ce qu’ils font, ce sont des « sujets genrés. » Au cours de notre vie, nous nous démarquons en tant qu’homme ou femme par des séries d’énoncés performatifs que nous répétons sans arrêt et qui nous définissent dans nos rôles sexués.

18Butler cherche aussi à renverser la logique du système sexe/genre, et à démontrer qu’en fait, le genre précède le sexe, c’est-à-dire qu’on ne peut penser le sexe en dehors du genre, le genre étant, en fin de compte, une catégorie qui appartient au langage, et aussi le seul moyen par lequel le sexe peut être conceptualisé : « Le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes [...] ; c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la nature sexuée ou un sexe naturel est produit et établi dans un domaine prédiscursif, qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup ». Le genre est ce qui construit « le caractère fondamentalement non construit du sexe ».10

19Depuis la parution de Trouble dans le genre, plusieurs études médicales ont aussi confirmé que notre notion du corps sexué « normal, » du point de vue anatomique, est erronée, c’est-à-dire qu’il existe une variété anatomique dans la majorité de la population qui ne pourrait se conformer à un appareil génital typiquement masculin ou féminin. Nous fonctionnons, selon Elsa Dorlin, dans « une politique de normalisation des corps sexués11 » qui ne correspond pas à la réalité anatomique des corps12.

Les débats actuels

20Voilà, très brièvement, les enjeux de base de la théorie queer. Depuis environ 2005, certaines questions pressantes ont suscité de nouvelles analyses par les théoriciens queer. Une des plus importantes est la lourde question de l’identité ; la théorie queer s’est développée dans le cadre d’une pratique anti-identitaire (contre ce qu’on appelle en anglais les identity politics), en cherchant à remettre en cause l’idée d’une identité fixe, stable, et cohérente. C’est justement ce présupposé d’une identité stable par rapport à l’idée de « la femme » qui a causé des problèmes pour le féminisme occidental. Depuis les années 1980, il y a une reconnaissance que toute identité est intersectionnelle, façonnée par de multiples forces différentes : l’ethnicité, la religion, la classe sociale et économique, la sexualité, l’histoire, etc. Il existe aussi une reconnaissance que la poursuite de l’identité est toujours basée sur une logique d’appartenance et, par conséquent, sur une pratique d’exclusion.

21La question de l’identité queer est résumée par la formulation influentielle de Lee Edelman, « For queerness can never define an identity ; it can only ever disturb one. » (« Queerness ne peut jamais définir une identité ; il peut seulement la troubler. »13) Pour Edelman, qui part d’une approche lacanienne, la non-procréation du sujet queer le met dans une position de négativité par rapport au social, une position qui expose l’arbitraire du social ainsi que son vide. Plutôt que d’essayer de se conformer à un modèle hétérosexuel (mariage, enfants, famille), le sujet queer devrait embrasser la position intolérable de la négativité.

22La position d’Edelman pose un problème qui se trouve au centre des débats autour de la théorie queer : si la théorie queer ne peut que remettre en question l’identité et non devenir une identité, peut-elle avoir un rôle politique, et peut-elle constituer un vécu ? Est-il possible de vivre véritablement en tant que queer ? C’est certain que si l’on conceptualise queer comme une forme de subjectivité, on retombe dans des structures d’exclusion et de binarité. En même temps, en refusant d’assumer une position identitaire, le concept de queer risque de devenir trop vague, trop inclusif (ce qui effectivement nierait la différence entre les différences), et politiquement inefficace.

23Plus récemment, dans Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle (2004 ; traduit en 2006), Butler suggère que plutôt que d’utiliser les termes identité et possession pour penser la sexualité, il faudrait les comprendre « comme des modes de dépossession, des façons d’être pour un autre, voire même en fonction d’un autre14 ». Le corps devient donc un paradoxe, surtout au niveau de la lutte politique, car il nous appartient et ne nous appartient pas en même temps : « Alors que nous luttons pour obtenir des droits sur nos propres corps, ces corps pour lesquels nous luttons ne sont presque jamais exclusivement les nôtres. Le corps a toujours une dimension publique ; constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas le mien15. » Butler propose une nouvelle politique relationnelle qui fait appel aux forces de l’émotion : l’extase, la rage, le deuil, etc., car toute émotion se déploie à travers le rapport à autrui, et défait ou dépossède le sujet autonome. Butler affirme que les minorités sexuelles sont bien placées pour « souligner la valeur qu’a le fait d’être hors de soi, d’être une frontière poreuse, d’être offert à autrui, de se trouver sur une trajectoire de désir dans laquelle on est sorti de soi-même et resitué irréversiblement dans un champ d’autres dont on n’est pas le centre présumé16. » Cette mise en question de l’identité a donné lieu à trois axes de recherches plus récentes qui s’interrogent sur la formation du sujet à travers une optique queer.

La honte gaie

24D’abord, il y a actuellement tout un mouvement qui se penche sur l’idée de la honte (queer shame) en opposition à la fierté (queer pride), soutenu par une collection d’essais publiée en 2009 sous le titre Queer Shame. Depuis les années 1970, le mouvement de libération gai et lesbien, et ensuite le mouvement queer se sont rassemblés autour de l’idée de la fierté (gay pride), pour lutter contre l’effet de honte suscité par la société. Mais, depuis peu, il y a un intérêt croissant pour la catégorie de la honte, qui est maintenant interprétée comme le refoulé de la fierté. Qu’est-ce qui est perdu en refusant de reconnaître ou de parler de cette question de honte, qui fait pourtant partie de la vie de chaque individu gai et lesbien (au moins à certains moments de leur vie) ? Selon les travaux récents de David Halperin, de Valerie Traub et de Heather Love, le concept de fierté implique nécessairement celui de la honte, contre lequel il s’érige.

25En fait, dès 1993, Eve Sedgwick, dans un essai important intitulé Queer Performativity : Henry James’s The Art of the Novel, commençait déjà à parler de la notion de queer shame. Selon Sedgwick, la honte ne peut être séparée de la fierté et, dans l’enfance, l’expérience de la honte est nécessaire au développement de l’identité :

In interrupting identification, shame, too, makes identity. In fact shame and identity remain in very dynamic relation to one another, at once deconstituting and foundational, because shame is both peculiarly contagious and peculiarly individuating.

En interrompant l’identification, la honte, elle aussi, crée l’identité. En fait la honte et l’identité se retrouvent dans un rapport très dynamique, en même temps déconstituant et fondationnel, parce que la honte est singulièrement contagieuse et un lieu singulier de différenciation17.

26Sedgwick s’est toujours penchée sur l’importance de la honte comme site de transformation et insiste aussi qu’il faut « poser de bonnes questions sur la honte » :

Shame and pride, shame and self-display, shame and exhibitionism are different interlinings of the same glove: shame, it might finally be said, transformational shame, is performance.

La honte et la fierté, la honte et la performance de soi, la honte et l’exhibitionnisme sont les différentes doublures du même gant : on pourrait dire que la honte qui transforme, c’est la performance18.

27Plus récemment, le mouvement de gay shame a inclus un élément activiste important. Beaucoup de gais et de lesbiennes sont insatisfaits du mouvement gay pride qu’ils trouvent trop conformiste et trop lié aux valeurs néo-libérales des corporations et des multi-nationales, et aussi au mariage et à la famille. Selon eux, gay pride est essentiellement devenu trop assimilé. Gay shame offre donc un refuge pour les marginaux et pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se conformer.

L’enfant queer

28Le deuxième domaine récent sur lequel se penche la théorie queer est celui de l’enfance. Les recherches témoignent d’un nouvel investissement dans la question de l’enfance et de l’enfant gai. En 2004, une série d’essais a été publiée sur cette question, intitulée Curiouser : On the Queerness of Children. La collection a, comme point de départ, une critique du présupposé, surtout en Amérique du Nord, que l’enfant n’a pas de sexualité, qu’il est innocent, et que nous sommes extrêmement investis dans son innocence. À quelques exceptions près, la littérature pour enfants cherche à confirmer cette non-sexualité.

29Pourtant, si l’enfant se révèle comme étant gai, il devient nécessairement sexualisé, puisqu’il assume ou fait naître une sexualité qu’il nomme. Donc, si on est un enfant hétérosexuel, puisqu’on est dans la norme, notre sexualité peut être ignorée et peut rester invisible, nous permettant de garder cette façade de l’innocence et du non-sexuel. Mais si on est gai, on démontre une conscience de la sexualité, et on ne peut plus être innocent ; donc être gai veut dire, à un certain niveau, être coupable, parce que ça arrache l’enfant à l’innocence de l’enfance. D’autre part, s’il existe un rapport intime entre une fille et un garçon, on peut projeter ce rapport dans l’avenir et imaginer une scène de mariage éventuelle. Mais s’il y a un rapport intime entre deux enfants du même sexe, on a tendance à ne pas le prendre au sérieux et à l’interpréter comme une phase que l’enfant est en train de traverser. Selon Steven Bruhm :

There is currently a dominant narrative about children: children are (and should stay) innocent of sexual desire and intentions. At the same time, however, children are also officially, tacitly, assumed to be heterosexual [...]. Boy-girl romance reads as evidence for the mature sexuality that awaits them, and any homoerotic behavior reads as harmless play among friends [...]. People panic when that sexuality takes on a life outside the sanctioned scripts of child’s play.

Il existe actuellement une narration dominante autour de l’enfant : l’enfant est (et doit rester) innocent de la volonté et du désir sexuel. En même temps, cependant, l’enfant est aussi officiellement, tacitement, présumé être un enfant hétérosexuel [...]. L’amour garçon-fille est interprété comme étant la preuve de la sexualité adulte qui les attend, et tout comportement homoérotique est vu comme un jeu sans conséquences entre amis [...]. Il y a panique quand cette sexualité-là développe une vie en-dehors du script sanctionné des jeux d’enfants19.

30La question de l’enfance par rapport au désir homosexuel est l’une des plus délicates et complexes, et suscite de vifs débats aux niveaux institutionnels ainsi que théoriques, surtout en termes de l’éducation, de la loi et de la santé.

L’histoire de la sexualité

31La mise en question des normes par la théorie queer a aussi permis l’élaboration d’une nouvelle approche sur l’histoire de la sexualité, dont le travail de Foucault a été fondateur. Depuis la parution des trois volumes de l’Histoire de la sexualité, la notion que la sexualité puisse avoir une histoire a gagné une légitimité qui a autorisé un travail important dans ce domaine. Comme le travail déjà élaboré sur l’histoire des femmes, il existe depuis longtemps un domaine de recherche qui vise à découvrir et à rendre visibles les personnages gais et lesbiens dans le passé. Par contre, la théorie queer, par le biais de Foucault, cherche à se détourner de ce processus d’identification, c’est-à-dire de la recherche du même pour se tourner vers une reconnaissance de l’altérité non seulement du personnage historique, mais des rapports par lequel le discours de la sexualité est rendu intelligible à différentes époques. La désignation queer permet une reconnaissance de pratiques sexuelles et de formations de sujets genrés hors-la-norme dans un contexte historique sans imposer la désignation gai ou lesbienne sur l’objet en question. Pourtant, le domaine de l’histoire de la sexualité reste controversé dans le secteur de recherche de l’histoire traditionnelle.

32Il est également vrai que même à l’intérieur de la théorie queer, une division existe suivant la catégorie de genre, car l’histoire de la sexualité dite déviante ou hors-la-norme se trouve être très différente pour les hommes et pour les femmes. D’une façon générale, l’histoire des hommes est une histoire publique, en grande partie à cause du fait que la sodomie était illégale dans la plupart des pays (et l’est toujours dans un grand nombre), et nous avons donc, dans les archives, des documents juridiques et des rapports de police qui témoignent de ces actes, tandis que l’histoire des femmes est beaucoup moins visible et n’existe que dans les documents privés, tels que les lettres, les journaux intimes, les poèmes écrits entre femmes, etc.

L’histoire d’Anne Lister

33En termes de recherches sur la sexualité hors-la-norme des femmes, nous allons conclure avec le cas exceptionnel d’Anne Lister (1791-1840), une femme de la petite noblesse dans la province du Yorkshire, qui a laissé derrière elle un journal intime de quatre millions de mots (environ quarante volumes de texte). Dix pour cent du journal a été écrit en code, dont le décodage a révélé toutes les liaisons amoureuses et sexuelles qu’Anne Lister a partagées avec d’autres femmes. Le journal de Lister nous dévoile aussi le fait que Lister était une femme d’affaires astucieuse, en compétition avec les industriels les plus avancés de son époque dans le domaine du charbonnage, qu’elle ne s’est jamais mariée et qu’en 1826, elle a hérité de son oncle de la propriété de Shibden Hall.

34Le processus de la découverte du journal intime de Lister suscite presque autant d’intérêt que son contenu, car il met en scène tout un autre contexte historique d’homophobie et de panique autour de la sexualité. Le premier à découvrir le journal en 1890 était John Lister, un des descendants de la famille, qui, ayant réussi à le décoder, s’est trouvé tellement choqué par son contenu qu’il a remis le journal là où il l’avait trouvé, derrière l’un des panneaux d’une des pièces de Shibden Hall. Un travail récent suggère que John Lister était lui-même un homosexuel, et qu’il a été pris de panique à l’idée d’être lié à Anne Lister à une époque où les lois contre l’homosexualité étaient particulièrement punitives20.

35En 1933 le journal a été redécouvert par Muriel Greene, la fille d’un libraire à Halifax, qui a commencé à transcrire le code, mais qui ne se sentait pas capable de parler de sa découverte. En 1960, Phyllis Ramsden a recommencé le processus de transcription, mais a été empêchée de continuer son travail par le conseil municipal de Halifax. Ce n’est qu’en 1988 que Helena Whitbread, une spécialiste indépendante, a réussi à publier un premier volume du journal avec la transcription du code. Depuis, un grand nombre de spécialistes ont commencé à travailler sur le journal d’Anne Lister, mais le récit de la découverte et de l’enterrement répétés de ce journal crée une sorte de palimpseste de l’histoire de l’homophobie – sous forme d’un décodage dont le contenu ne peut jamais être rendu visible – qui ne peut plus être séparé du journal en question. Donc, l’histoire de la découverte du journal autant que son contenu forment un récit historique qui révèle la complexité associée à la mise à jour d’une sexualité qui ne se conforme pas aux normes sociales21.

36Mais le contenu du journal intime de Lister reste extrêmement riche, et suscite un débat qui est loin d’être résolu autour de l’interprétation de l’identité sexuelle qui y est manifesté : pouvons-nous revendiquer Lister comme une lesbienne moderne à cause de ses pratiques sexuelles, ou devons-nous éviter cette forme d’appropriation et nous pencher sur les conditions historiques qui ont permis à Lister de mener une vie sexuelle qui ne peut être assimilée au titre contemporain de lesbienne ? Lister elle-même, dans son journal, s’identifiait à Jean-Jacques Rousseau et aux écrivains romantiques, se voyant comme sujet unique et refusant toute idée de communauté, ce qui va à l’encontre de la sensibilité moderne de formation d’identité gaie et lesbienne. Il faut aussi reconnaître que sa vie amoureuse lui était permise autant par le fait qu’elle était économiquement et socialement indépendante – chose très rare pour une femme à cette époque – que par le fait de son désir en lui-même.

37En même temps, bien que Lister fût de son époque et surtout de sa classe sociale, elle nous fait aussi repenser notre rapport à la modernité, car son texte met en œuvre la tension entre l’appartenance et l’exclusion. Le fait que Lister utilise un code pour décrire sa vie sexuelle est le premier signe de la relation complexe à sa propre sexualité et à sa présentation genrée masculine. Par sa seule présence, le code signifie une conscience de la part de son auteur de l’aspect interdit, tabou et même honteux de son contenu. Dans ce sens, Lister se définit par le subterfuge et le secret. Mais le code peut être interprété de deux manières : soit comme un moyen de cacher la honte d’une sexualité interdite, soit comme une forme de jouissance, un plaisir privé qui permet à Lister d’explorer ses désirs sans censure. Puisque c’est Lister elle-même qui a créé et choisi son code et qui en possède la clé, son texte devient un espace ludique de performativité qui défie les attentes de son époque.

38Un aspect qui pousse les lecteurs contemporains à annexer Lister à la modernité se trouve dans l’absence de toute culpabilité envers l’expression de ses désirs sexuels. Lister décrit en détail ses orgasmes, le plaisir qu’elle donne aux autres femmes, ses stratégies de séduction, etc. Pourtant, il existe aussi chez elle un sentiment de honte qui, en fin de compte, accompagnera sa performance de séductrice, et qui se manifestera au niveau du regard intime de son amante, un regard qui sera lui-même influencé par la censure sociale. Avec le grand amour de sa vie, Mariana Belcombe, nous pouvons témoigner chez Lister d’un trajet de la confiance à la honte, où Lister deviendra progressivement aliénée à l’intérieur du couple. Mariana et Lister tomberont amoureuses en 1812, mais en 1816, Mariana épousera Charles Laughton, n’ayant pas les moyens de vivre indépendante. Lister sera dévastée par ce mariage, mais elle continuera néanmoins une liaison adultère avec Mariana. Dans une notation de 1820, il semble que ce soit plutôt Mariana qui a peur que Lister la trahisse sexuellement :

M-- said, very sweetly and with tears at the bare thought, she could never bear me to do anything wrong with . . . anyone in my own rank of life. She could bear it better with an inferior, where the danger of her being supplanted could not be so great. But to get into any scrape would make her pine away. She thought she could not bear it . . . She has more romance than I could have thought.

M-- a dit, très gentiment et avec des larmes en y pensant, qu’elle ne pourrait jamais supporter que je la trahisse avec . . . quelqu’un appartenant à notre classe sociale. Elle pourrait le supporter plus facilement avec une inférieure, où le danger d’être supplanté ne serait pas aussi grand. Mais une liaison quelconque de ma part la ferait dépérir. Elle ne pensait pas pouvoir le supporter . . . Elle a plus d’amour que je ne l’aurais pensé22.

39Pourtant trois ans plus tard, en 1823, ce sera Lister qui ressentira le mépris de Mariana, non pas par un manque d’amour, mais par un dégoût pour sa présentation genrée masculine :

Yet, said I, taking me altogether, would you have me changed? Yes, said she. To give you a feminine figure. [...] She had just before observed that I was getting moustaches & that when she first saw this it made her sick. If I had a dark complexion it would be quite shocking.

Pourtant, ai-je dit, en me prenant telle que je suis, voudrais-tu que je sois changée ? Oui, dit-elle. Pour que tu aies une forme plus féminine. [...] Elle venait d’observer que je commençais à avoir de la moustache et que quand elle l’avait remarqué pour la première fois ça l’avait répugnée. Si j’avais un teint plus foncé ce serait choquant23.

40Ici, le regard de Mariana devient impossible à distinguer du regard social ; Mariana a intériorisé le regard social et ne peut plus supporter la façon dont Lister se détourne de la féminité. Lister est assez perturbée pour noter les plaintes de Mariana mot pour mot dans son journal. Selon Sedgwick, la honte est nécessaire « for the work of metamorphosis, reframing, refiguration, transfiguration » (pour le travail de la métamorphose, du ré-encadrement, de la refiguration, de la transfiguration24). C’est certain que Lister subit une transformation douloureuse et une nouvelle conscience d’elle-même sous le regard critique de son amante. Par le biais de cette expérience de confiance sexuelle suivie de honte, Lister se retrouve dans un lieu de transition, entre le féminin et le masculin, entre le conformisme et la révolte, entre l’appartenance et l’exclusion.

41Ce mélange de fierté et de honte, plutôt que la victoire de l’une sur l’autre, fait d’Anne Lister un personnage conscient de sa fragmentation, voire un personnage moderne. Mais la modernité d’Anne Lister s’exprime en forme de singularité contradictoire et non pas en termes de formation de communauté qui définit au moins une version de l’identité queer d’aujourd’hui. Cette manifestation d’une modernité en dehors de la modernité queer montre que Lister ne peut être assimilée, ni aux normes de son époque, ni à une définition queer contemporaine, et son œuvre va continuer de susciter l’intérêt des historiens de la sexualité et de faire progresser la théorie queer dans des directions toujours nouvelles.

Notes de bas de page numériques

1 Kate Bornstein, Gender Outlaw: On Women, Men and the Rest of Us, New York, Vintage Books, 1995, p. 71-71 (traduction Elsa Dorlin).

2 Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 141.

3 E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, p. 106.

4 Gayle Rubin, Surveiller et jouir : anthrophologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010, p. 152.

5 G. Rubin, Surveiller et jouir, p. 155.

6 G. Rubin, Surveiller et jouir, p. 156.

7 G. Rubin, Surveiller et jouir, p. 156-157.

8 G. Rubin, Surveiller et jouir, p. 162.

9 G. Rubin, Surveiller et jouir, p. 163.

10 Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2004, p. 69.

11 E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, p. 50.

12 Voir l’article de Jan Fichtner et al, « Analysis of meatal location in 500 men : Wide variation questions need for meatal advancement in all pediatric anterior hypospadias cases, » Journal of Urology, no. 154, 1995, p. 833-834.

13 Lee Edelman, No Future : Queer Theory and the Death Drive, London, Duke University Press, 2004, p. 17 (ma traduction).

14 Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 33 (publication en anglais 2004 ; traduit en français en 2006).

15 J. Butler, Défaire le genre, p. 36.

16 J. Butler, Défaire le genre, p. 40.

17 Eve Kosofsky Sedgwick, « Queer Performativity : Henry James’s The Art of the Novel, » GLQ, no. 1, 1993, p. 5 (ma traduction).

18 E. Sedgwick, « Queer Performativity, » p. 5 (ma traduction).

19 Steven Bruhm and Natasha Hurley, Curiouser : On the Queerness of Children, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. iv (ma traduction).

20 L’Angleterre fera passer une loi en 1885, appelée de façon anecdotique, « The Blackmailer’s Charter, » qui rendra tout acte homosexuel illégal. Oscar Wilde sera jugé sous cette loi en 1895, et il passera deux ans en prison.

21 Pour une description détaillée de la découverte du journal intime d’Anne Lister, voir Jill Liddington, « Anne Lister of Shibden Hall, Halifax (1791-1840) : Her Diaries and the Historians », History Workshop, 1993, p. 45-77.

22 The Secret Diaries of Miss Anne Lister, éd. Helena Whitbread, London, Virago, 2010, le 3 avril 1820, p. 135 (ma traduction).

23 The Secret Diaries of Miss Anne Lister, le 16 septembre 1823, p. 319 (ma traduction).

24 E. Sedgwick, « Queer Performativity, » p. 13 (ma traduction).

Pour citer cet article

Chris Roulston, « La théorie queer : de ses origines aux débats actuels », paru dans Loxias, 53., mis en ligne le 12 juin 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8338.


Auteurs

Chris Roulston

Department of French Studies, Western University, Canada.