Loxias | Loxias 6 (sept. 2004) Poésie contemporaine: la revue Nu(e) invite pour son 10e anniversaire Bancquart, Meffre, Ritman, Sacré, Vargaftig, Verdier... | Autour des poètes
Emilie Cauvin et Marianne Ortega :
Bernard Vargaftig : quel(s) sens pour le Vertige ?
Résumé
« Nous deviendrons spirale » : tel est le sentiment de Bernard Vargaftig dont les recueils font tournoyer nos sens jusqu’au paroxysme. Ses poèmes témoignent d’une perception sensible du monde appréhendé comme un entre-deux, un intervalle. Cette poésie se fonde sur cette sensation de Vertige, caractérisée par Serge Ritman, dans La poésie dans les soulèvements (avec Bernard Vargaftig), Le rythme de l’air, sur ce tournoiement des sens qu’illustrent les recueils Orbe, Lumière qui siffle, Cette matière, Un récit, Le monde le monde, Distance nue et Comme respirer.
Index
Mots-clés : poésie , sens, sensation, Vargaftig (Bernard), vertige
Plan
- I Le Déséquilibre
- 1. La vue
- 2. L’ouïe
- II Le Tremblement
- 1. Le toucher
- 2. Le souffle
- III Un haut-le-coeur
- 1.L’odorat
- 2. Le (dé)-goût
Texte intégral
1« Nous deviendrons spirale »1 : tel est le sentiment de Bernard Vargaftig dont les recueils font tournoyer nos sens jusqu’au paroxysme. Ses poèmes nous inspirent l’impression d’évoluer constamment dans un « entre-deux », un interstice, un « inter monde »2, qui fait naître une sensation de Vertige de et dans la synesthésie3. Vertige, qui, si l’on retourne à l’étymologie signifie : « Tournoiement de tête (du latin vertigo, vertere : tourner) ; étourdissement momentané dans lequel il semble que les objets tournent autour de vous et que l’on tourne soi-même ; sentiment du manque d’équilibre […] quand on ne peut apprécier la distance des objets qui nous entourent à l’aide de points de repère ». Ainsi, à travers Comme respirer, Lumière qui siffle, Orbe, Un récit, Le monde le monde, Distance nue, Cette matière, nous nous proposons de nous abîmer dans cette « houle à travers le sens »4.
2Ainsi, comme son étymologie l’indique, le terme de « Vertige » est associé au tournoiement, à une perte d’équilibre, à la perte de point des repères à la fois visuels et auditifs.
3Le poète utilise régulièrement les termes « voir », « vue », « oeil », « les yeux » et pour finir « le regard », mais étrangement, la vue est comme oblitérée par un élément qui l’empêche de fonctionner totalement. L’élément perturbateur et récurrent est la Lumière. Chez Bernard Vargaftig, la lumière n’a pas un effet bienfaiteur sur le corps ou sur l’esprit. Bien au contraire, le soleil, la lumière, la clarté revêtent un aspect destructeur. Dans ces poèmes, Lumière est synonyme de douleur :
Derrière ton œil
Déchiqueté (...)
L’été nous transperce.5
4De peur :
Tant de clarté précipite
Les hâtes la peur...6
5De catastrophe :
Quel désastre produit ici la clarté7...
6Il y a donc un déséquilibre entre la signification traditionnelle de la lumière comme élément bienfaiteur et celle qu’emploie le poète. Déséquilibre tel, que la lumière rend aveugle. Le poète désire en quelque sorte être atteint de cécité, car la lumière cache quelque chose d’indicible, de diffus : le poète est aveuglé, la lumière est « aveuglante » et « aveugle ». D’où l’absence de couleur. Dans Lumière qui siffle, nous soulignerons aussi le terme « incolore ». La seule couleur ou absence de couleur utilisée dans les poèmes est le blanc. Le lecteur est frappé par le blanc de la page, par le blanc du texte. Submergé par ce blanc, il a la sensation de s’y perdre, créant ainsi un déséquilibre entre les mots et le blanc. Il est obligé de prendre en considération le blanc, il ne peut le nier, pour comprendre les mots. Ce lien accentue encore une certaine sensation de déséquilibre, mais en même temps de tournis, cela semble renforcer la signification, le pouvoir des mots mêmes.
7Ce blanc ou ce trop plein de Lumière est généralement associé à l’image. Image inimagée dont on ne discerne finalement que des contours, que des ombres à cause de ces deux éléments qui éblouissent. Cette image effacée serait comme « une photo où tout serait blanc »8 ou bien une « photo mouvante infranchissable »9. Tout comme la lumière aveugle le poète, « l’image le brûle »10 par son intense blancheur. Image ou plutôt absence d’image pourrait être liée à l’absence de mémoire, au refus de se ressouvenir : « Je n’osais pas me souvenir »11. Nous voyons déjà apparaître une faille dans l’éblouissement :
Invincible comme l’aveu
Comme ce trou dans la lumière12.
8Nous éprouvons encore cette sensation de déséquilibre devant l’interdit d’image et d’autre part devant l’absence d’aveu, le refus de se ressouvenir qui est représenté par l’image blanche. Nous passons d’ « une image aussi blanche que l’implication »13 à « Nulle image n’immobilise »14. Nous constatons la même progression dans Distance nue, de « Comme aveugle une image interminable »15 à :
Et cette image
Eraflée dans l’été
Encore moins d’ombre16.
9Dans Lumière qui siffle, nous pouvons lire :
L’aveuglement
O la même image
Imprononçable17
10 Et
L’été toujours
Quand se dissipe
Le blanc de l’image18
11Présence-là, énigmatique, écliptique comme un battement. L’image refuse pourtant cette absence d’image et appelle le poète à se libérer de ses souvenirs :
L’image se retourne en appelant comme
L’accélération criait en moi
De n’être jamais la honte
Et où l’obscurité soulève19
12La vérité doit apparaître à travers la lumière et le blanc :
Tout à coup aveugle dans l’éraflement
La stupeur que l’aveu éclaire
Dont le nom ne quitte pas tes seins20
13Nous voyons apparaître un intervalle propre à Vargaftig, qui cherche à cacher mais qui ne peut totalement oblitérer l’image :
La clarté l’aveu toujours si insoumis
Auquel chaque instant impatiemment ressemble
La peur et le début d’image21
14L’énigme est toujours là, prête à ressurgir à tout moment. Dès cet instant, le poète retrouve ses yeux, sa clairvoyance car « sans yeux sans signe »22 ou bien « L’aveuglement comme ce qu’on n’osait pas dire »23. L’éblouissement, l’aveuglement entraînent donc l’obscurcissement des sens ; la lumière devient le déclencheur de la mémoire. La lumière pénètre le poète :
Invincible comme l’aveu
Comme ce trou dans la lumière24
15Jusqu’à présent, le poète fuyait la lumière :
16Courir courir comme on se cachait les yeux
Lumière écho en plein été25
17L’évènement, la rencontre est à la fois fuite et recherche de la lumière. Maintenant il la recherche. La lumière devient donc libératrice de l’aveu, de l’énigme de la mémoire. Mais cette libération s’accomplit dans la violence :
L’oubli et quand
D’un cri
Tout devient lumière26
18A propos de ses souvenirs d’enfance, Bernard Vargaftig déclarait d’ailleurs à Emmanuel Augier :
non l’oubli, mais une mémoire déchirante sur laquelle on ferme les yeux et, les fermant, que l’on garde encore au fond des yeux 27.
19Si le poète parvient à conserver des images « au fond [de ses] yeux », il lui est tout aussi intime de préserver des sons au fond de ses oreilles.
20Si la lumière et son absence sont si essentielles dans l’œuvre de Vargaftig, elles sont toujours complémentaires de ce que nous appellerons d’une expression souvent utilisée par Patrick Quillier, l’expérience acousmatique. Rappelons rapidement la signification du terme « acousmatique » : il s’agit, d’après le dictionnaire, d’ « un bruit que l’on entend sans voir les causes dont il provient ».
21Le poète semble ainsi prêter l’oreille au murmure, à l’éclat sonore, comme à l’inaudible ou au silence. Cette oreille capte les vibrations extérieures tout comme elle ressent les manifestations du monde intérieur. Pour Bernard Vargaftig, en effet :
Lire des poèmes […] permet de découvrir et d’entendre ce que nous avons de plus profond en nous28.
22C’est bien l’oreille interne qui perçoit les pulsations du cœur, le flux sanguin courant le long des tempes, la respiration et le rythme du souffle. C’est peut-être aussi ce qui crée le rythme dans ses poèmes : les mots réemployés infiniment (et non pas indéfiniment) s’apparentent à la fluidité du sang qui ne cesse de circuler. Le rythme est aussi celui de l’oreille interne, qui parfois semble dysfonctionner et s’accompagner de malaises, de sensations de Vertige.
Un vertige bruit
[…]
Avant
[…] que je ne glisse29.
23Ou encore :
Un lac
Un bruit qui m’érafle
L’orée l’éclat
A découvert
Foule sens l’espace
Tu me transperces
Désir si nu
Où soleil et vagues
Du plus lointain
Jaillissent paroles
Déployées et tremblent
Comme le monde
*
Epars épars
O rien
Aveu et vertige
Rapace debout
Rassasié comme
Avec son œil
Où il
Me manque un mot30.
24Ce vertige des mots se répercute sur le corps qui défaille et ne trouve plus de repères, qui s’agrippe à chaque objet, chaque matière, chaque manifestation du vivant, pour ne pas sombrer dans la chute. Aussi de nombreux titres de ses recueils semblent-ils indiquer des acousmates, au sens de « production de paysages sonores » : ainsi de Lumière qui siffle, Craquement d’ombre, Un même silence. Dans Orbe, il est question de :
La Terre qui monte
cri rectiligne 31.
25En effet, c’est bien une fois dépassé le carcan de la perception visuelle (ce que signifie entre autre « orbe » : aveugle) que naît à l’écoute ce qui entoure l’auteur, dans ce que la matière a de plus discret,
Où la lumière
Disparaît comme
Un caillou qui siffle32.
**********
Parfois l’aube appelle
Appelle
Cache-moi
Et rien ne s’effaçait
Harcèlement vent
Hortensias
Instant
Un bruant sur les phrases
Tout l’orage bouge
Et je
Courais comme
Où les plages s’approchent
Où criaient la lumière
Béante et
Mémoire
Dont la pente était nue33.
26Dans un entretien accordé à Hervé Bosio dans la revue Nu(e), Bernard Vargaftig livre un de ses secrets de composition : il s’agit pour lui de revêtir des « lunettes auditives »34. Cela signifie peut-être que cette relation au son-soi ne s’est pas opérée d’emblée, mais qu’il lui a fallu une béquille pour prendre conscience de ces battements sonores.
27Ainsi, occulter temporairement la perception sensitive de la Vision, c’est porter toute son attention sur un autre sens. L’ouïe fait l’objet d’une prise de conscience de la part du poète qui cherche à entendre ce que ses yeux avaient l’habitude d’éblouir. C’est précisément ce que Bernard Vargaftig exprime, dans le même entretien35, lorsque celui-ci explique qu’il aime à décrocher son téléphone pour lire ses poèmes à l’un de ses amis, pour entendre la voix du poème. Ainsi, cet extrait de Lumière qui siffle participe de cette impression de bourdonnement musical :
Ah me taire
L’été ruisselle
Une broussaille
Beauté et frayeur […]36.
28Des imbrications à la fois assonantiques et consonantiques se mêlent et s’entremêlent pour ne laisser naître que des sons sans cesse réitérés. Dans ce quatrain se produit une unité sonore qui s’épanouit, qui se fait entendre alors que la parole elle-même n’est plus.
29Mais cette approche auditive s’accompagne, comme nous l’avons vu pour la perception visuelle, d’une perte de repères, et même d’une perte d’équilibre, ce qui est aussi un « tremblement d’être »37.
30Privé de repères, déstabilisé dans ses perceptions visuelles et auditives, le poète se trouve dans une situation de déséquilibre, qui ébranle à la fois son corps et son esprit : il ressent un tremblement, véritable vertige du toucher et du souffle.
31Pour tenter d’approcher ce sens dans l’œuvre du poète, nous inclurons tout ce qui a trait au corps et aux sensations liées au corps jusqu’au désir lui-même. Le corps tient une place prépondérante et récurrente dans les poèmes de Bernard Vargaftig mais il reste fragmentaire. Ce sont plutôt des membres isolés tels que la bouche, la nuque, l’épaule…, parsemés tout au long des recueils. Cet éparpillement renforce la valeur de ces mots et la représentation que l’on s’en fait :
Le drap
Etreignant
Tes cheveux immenses38
32Bernard Vargaftig se refuse « à comparer un être vivant, une femme, le corps féminin à un paysage. [Il trouve] cela blessant pour le féminin »39. En fragmentant le corps de la femme, le poète tente de nous présenter l’être même de la femme, son être profond. Etre insaisissable car on ne connaît jamais entièrement l’objet de son désir :
Te connaître encore40
33La femme touche de façon énigmatique au savoir, à la connaissance :
Presque un savoir où t’avoir vue me traverse41
34Et tout devient rythme quand on parle de la femme, comme si elle était cet être en mouvement perpétuel :
35L’étreinte même est mouvement :
Et voir et la chute
Comme étreignait45
36Et le désir enfin est mouvement :
Désir si âpre
O nudité46
37Si l’attirance entre deux êtres n’est plus en mouvement perpétuel, si elle ne tourbillonne plus, les corps cessent d’exister d’où l’importance du va-et-vient, de la distance entre les deux. Sans distance il ne peut avoir rapprochement, le poème est appréhension dessaisissante sur fond de distance et de retrait. Tout comme toucher peut devenir souffrance :
Te toucher est un trou en moi47
38Ou oubli :
Comme ton toucher me précipite
A ce que jamais je ne sais48
39Ou encore l’absence de toucher devient source de douleur :
Le vent face à face
Comme le désir
Si proche ta bouche
Si cruellement49
40Toucher peut aussi être synonyme de nommer :
Si toucher
Etait comme je t’appelle…
Une image
De ton nom50
41Les corps se mettent en mouvement, ils s’entremêlent et se détachent pour mieux se retrouver, ils instaurent un langage, une dénomination qui est leur propre. Le langage du corps prend corps avec le langage. D’où les oxymores : « Beauté et frayeur » ; « Désir et distance » ; « Extase et harcèlement »51. Selon Serge Martin, on peut comprendre « ce tournoiement du rythme-Vargaftig comme la tenue de l’amour et de la crainte dans le même mouvement qui associe l’embrassement et la retenue, l’emportement et le retrait, la proximité et la distance »52. Ce tournoiement du rythme est très présent dans les poèmes. C’est « Un tournoiement qui effraie »53.
42Cette distance, cet espacement, est indispensable à l’amour, à la reconnaissance et à la redécouverte des corps. Selon les termes de Vargaftig « l’espacement ne périt » bien au contraire, il est bien présent et les deux êtres ont besoin de cet espacement pour vivre, pour exister : absence liée à la présence :
L’un de l’autre
Et d’être là54
43Les corps battent à « l’unisson » (Orbe, p. 64), souffrent de la séparation : « A jamais comme tu me manques » (p. 93), puis se rapprochent « Plus près plus près / Comme l’immense à travers nous » (p. 62), et s’écartent une nouvelle fois « Distance où la distance explose » (Comme respirer, p. 52). La distance, lieu ou le non-lieu des retrouvailles des deux amants, moment privilégié même s’il peut être synonyme de souffrance :
Et ta distance
Quand tu me terrasses55
44L’espace, en quelque sorte, se personnifie. C’est lui qui a le devoir de rapprocher ou d’éloigner les deux amants :
Comme l’espace
Quand il effleure nos lèvres56
45Espace renversé, toujours en mouvement perpétuel pour accentuer cette sensation d’extase ou de manque qui est à la fois dû à la présence ou à l’absence de l’être aimé. Bernard Vargaftig nous explique l’importance de cet espace : « Il s’agit d’abord de cet espace vers l’autre, espace sans lequel il n’est pas possible d’aller à l’autre. Espace qui en même temps qu’il est stupeur d’être permet à l’autre de surgir. Cet espace est aussi dénuement ou dénudement.
Te voir est-il en moi ce dénuement
Auquel de plus en plus immense57
46Et :
Ce dénudement incessant
47Ou bien :
Un dénuement sans répit avant d’être58
48Et encore :
Quel espace sans me quitter appelle toujours
Au plus loin du dénudement59
49Dénuement et dénudement ne peuvent être séparés, l’homme doit se montrer tel qu’il est réellement. Seulement après ce dénuement, la nudité peut apparaître, comme le rappelle le poète en commençant Lumière qui siffle par « Ta nudité tourbillonne ». L’influence réciproque de ces deux notions a pour but final « l’accomplissement une nudité devenue : «Le présent le plus intérieur »60. Bernard Vargaftig disait d’ailleurs :
La nudité est aujourd’hui pour moi ce qui n’a pas d’image, ce qui n’a pas et ne peut avoir de ressemblance. L’être même. Ce qui n’en finit pas. L’amour au sens le plus charnel, le plaisir de l’amour, n’est-il pas un travail de dénuement de soi vers le dénuement de l’autre. Voilà qui est impossible sans l’espace, sans la distance61.
50Le dénuement est un don de soi pour accéder à la nudité. Le lecteur assiste à un véritable tourbillon vertigineux de corps, des sens, de sensations. Corps qui se rapprochent pour mieux s’éloigner tel un ballet charnel où le corps s’exprime complètement et totalement et où tout doit rester en mouvement.
51Ainsi, du contact tactile naît chez le poète une sensation de frisson, ce vertige provoqué par le ressenti d’un souffle sur sa nuque :
Saisissement et souffle
Un mur bruissait
Les dahlias toujours un geste
Et l’échelle appuyée
Brindilles dispersion
Mouvement orge
Prairie l’écho avec l’ombre
Que le vent oubliait
L’étreinte
Et l’avalanche près du
Pommier quel mot
Vient s’effacer en moi
Quand soudain le virage
Etait le même et cela
Dont la durée
Si furtive s’éloigne
Criant appelant comme
Dans le vertige
Les bosquets et l’éclaircie
Sans cesser de trembler62
52Pour Bernard Vargaftig, le souffle participe de cet élan vital et poétique qui fonde les poèmes : « L’essentiel de mon travail passe par le souffle »63. Le souffle n’est pas à proprement parler un sens, mais il est ici l’élément qui donne et qui fait sens dans les recueils. Le poète semble souvent hésiter entre l’inspiration (peut-être une forme d’inspiration poétique) et l’expiration. Sa respiration se fait hésitante :
Connaissance et frayeur
Où que tu sois
Respiration64.
53Elle est également haletante, dans cet intervalle compris entre l’asphyxie et le trop-plein d’air. C’est ici que la figure de la répétition employée chez ce poète prend tout son sens. La signification du terme réitéré trouve peut-être sa place dans cet espace, dans cet interstice qui sépare l’à peine prononcé et du crié, du hurlé. La voix du poète tremble entre ces deux acceptions du dicible. A propos du titre Le monde le monde, Bernard Vargaftig explique d’ailleurs qu’il ne s’agit pas pour lui d’être effacé au monde, pas plus que de se montrer à découvert : c’est une façon d’habiter le monde, d’être au monde, « seulement une volonté d’y être, seulement ça »65.
54Le double emploi d’un mot (L’espace l’espace66 ; comme alors vivre vivre dévale67) apparaît donc plus qu’une scansion, une tentative de s’inscrire dans le monde, même si cela ne demeure qu’une tentative déstabilisante et déroutante. Et chaque poème est à la fois répétition et recommencement absolu : « L’espace tremble tremble »68.
55La forme même des poèmes contribue à accentuer ce phénomène de recherche de souffle puisque l’impression de ne plus savoir où et quand reprendre, justement, son souffle, peut faire trembler la voix du lecteur. En effet, les divers rejets, contre-rejets, absence significative de signes de ponctuation déstabilisent le souffle, et bien évidemment la lecture à voix haute, mais surtout le sentiment d’être.
Toujours cela
Et la falaise
Que j’oublierais de dire
Presque un regard
Un paysage
Dont le souffle ruisselle
Consentement
L’effraie muette
La forêt une phrase
Et le virage
Va s’envoler
Comme entre moi et moi69.
56La musicalité des poèmes s’inscrit alors aussi dans ces hésitations, dans cette voix qui tremble, dans ce « son à bout de souffle »70.
57La sensation de Vertige s’accompagne, physiquement, nous l’avons vu, d’un déséquilibre, d’un tremblement du corps, mais parfois elle va jusqu’à une sensation de haut-le-cœur. Haut-le-cœur particulièrement tributaire de senteurs s’accompagnant souvent d’impressions de chancellement.
58Ce qui non pas saute aux yeux mais parvient aux narines, tout de suite, dans les recueils, ce sont les arômes des fleurs, de la végétation : les roses (Cette matière, p. 34 ; les rosiers évoqués dans Comme respirer, p.44), les genêts (Cette matière, p. 63 : Comme respirer, p. 59), le laurier mouillé (Distance nue, séquence 2, p. 9), l’herbe (Distance nue, séquence 5, p. 13), la lavande (Distance nue, séquence 2, p. 9 et 13)... Mais très vite, un sentiment de malaise surgit et fait tourner la tête :
Les roses
l’échelle
quand elle se renverse71.
59Ou encore :
[…] et les rosiers s’éclairent
L’envers l’envers sous l’envers72.
60Dans Cette matière, il s’agit de :
Genêts envolés
Tenaces tremblant73.
61Quant à Distance nue, se heurtent dans le même poème (séquence 3, p. 9) le terme de « lavande » et le verbe « vaciller »74. Parfois, les flux odorants provoquent un sentiment d’angoisse, d’anxiété, de peur : « La peur les genêts »75. Dans Distance nue, lorsque le poète parvient à sentir la « lavande », il ressent une « frayeur » :
Ce vent furtif
Un nuage si
L’herbe devient sens
L’horizon l’horizon commence
Où les prairies redescendaient
Autour des mouettes
Savoir et lavande
Rien n’était dit
La pente frôle
Les premiers mûriers
Frayeur dénouée
Sillage sans jamais se taire
Et c’était comme la mémoire
Emmène les plages
La nuit échappait
Ta hanche plonge
L’air va atteindre
Le sable le même
Feuillage qu’un cri
Efface avant de vaciller76.
62Les effluves et les fragrances deviennent alors nauséabonds et fétides. Ils évoquent la peur, et la mort :
Seule l’épouvante oubliait
Où immensément sans disparaître
Le tremblement chaque fois vacille encore
Crier se sépare de ses ressemblances
La vitesse en déchirant précède
L’odeur l’écho le hasard
L’abandon intérieur atteint77.
63Les odeurs, la vitesse font chavirer le poète : cette sensation de haut-le-coeur sera éprouvée à son paroxysme lorsque le poète parviendra à évoquer un dernier sens, non pas le goût, mais le dégoût occasionné par le Vertige.
64Si l’odorat, à travers les poèmes de Bernard Vargaftig, est un sens davantage perceptible que lisible, le goût est, quant à lui, le sens le plus rarement évoqué dans les recueils. Toutefois, lorsque le sens gustatif est présent dans un poème, il est employé avec violence. Il ne s’agit en aucun cas pour le poète de goûter, de manger, mais bien plutôt de se faire dévorer : « l’oiseau qui mordait ma cheville »78. Le poète refuse d’être combler puisque celui-ci ne veut rien ingurgiter et s’interdit d’avaler quoi que ce soit : il a faim
Où la falaise
M’aura affamé79
65Ou bien :
comme faim et peur80.
66Il a soif : « l’air et la soif »81 ; « Et soif et paille »82 ; « Phrases soif soif »83. Cependant, il se contente de « gorgée[s] d’air »84. Il se sent « édenté »85, impuissant contre les « voraces »86 qui n’ont de cesse de le dévorer :
D’aussi loin
Comme la lumière me dévore87.
67Le poète choisit de se laisser engloutir, comme il ne pourrait concevoir d’ingurgiter lui-même l’autre, d’absorber ce qui est autre. Il n’avale rien, mais vomit cette énigme dans un cri, dans un hurlement :
L’écho
Et la hâte chavirent
Une fissure
Avec ce savoir
Que l’orée dénoue
Revoici toute
La soif l’histoire le
Sorbier trop proche
Alors le craquement
Entre les rochers
Est comme un mot
Disparaît si c’était
Où le bruant
Crie avant que la peur
Ne se reconnaisse88.
68Ou :
Grève et falaise
Je hurle
Tout n’est plus qu’enfance
Quand je me tenais
Interminable
Edenté comme
L’oiseau
Contre ma mort89.
69C’est pourquoi cette poésie est empreinte d’une fragilité émouvante. Elle est consciente de se laisser dévaster, ronger par la peur, les souvenirs, tout en tentant de dire, de se dire, d’où ce sentiment de Vertige que nous avons tenté d’évoquer dans ce travail.
70En définitive, le corps du poème se trouve dans un déséquilibre qui prend sa source dans la déstabilisation de la perception visuelle autant qu’auditive puisque le poème se situe, sans cesse, dans un entre-deux. Prisonnier de l’intervalle, le corps hésite, tremble au contact de l’autre et affiche ses hésitations dans ce souffle, cette voix du tremblé.
71Désorienté, empreint de doutes, le poète est pris de haut-le-coeur, d’un (dé)goût saisissant, qui rend vertigineux son « paysage d’être »90, tout comme ce tournoiement de la question du nom et de l’identité du poète, énigme de l’identité, et qui reste également un cri d’espoir.
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
Orbe, Flammarion, collection « Textes », 1980.
Lumière qui siffle, Seghers, collection « Poésie 86 », 1986.
Cette matière, André Dimanche Editeur, collection « Ryôan-ji », 1986.
Un récit, Seghers, 1991.
Le monde le monde, André Dimanche Editeur, collection « Ryôan-ji », 1994.
Distance nue, André Dimanche Editeur, collection « Ryôan-ji », 1994.
Comme respirer, Obsidiane, 2003.
Pour citer cet article
Emilie Cauvin et Marianne Ortega , « Bernard Vargaftig : quel(s) sens pour le Vertige ? », paru dans Loxias, Loxias 6 (sept. 2004), mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=83.
Auteurs
Emilie Cauvin prépare un Doctorat de Lettres Modernes (1ère année) sous la direction du Professeur M. Jacques Domenech. Elle consacre sa thèse à l’étude des œuvres de Mme Riccoboni, écrivain-femme du XVIIIe siècle.
Titulaires d’un DEA Littératures et Civilisations, Emilie Cauvin et Marianne Ortega travaillent sous la direction du Professeur de Littérature Française, M. Jacques Domenech. Elles s’appliquent à la réhabilitation d’auteurs mineurs du XVIIIe siècle : Emilie Cauvin traite des œuvres de Mme Riccoboni et Marianne Ortega de celles de Nicolas Fromaget.