Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Genèses. Interactions entre différents champs: réciprocité amorcée d'une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels 

Sookhee Chae  : 

Etude comparative entre le mythe d’Orphée et le mythe de Sourobuin en Corée 

Résumé

Une comparaison entre le mythe coréen de Sourobuin et le mythe d’Orphée fait apparaître des convergences certaines. Des analogies pointent en effet une signification commune : au travers des symboles de la hiérogamie cosmogonique, union du ciel et de la terre, le mythe met en scène le rétablissement de la fertilité du monde. Par l’enlèvement de la figure féminine, chacun des deux mythes traduit la nécessité sacrificielle à la base de la création. Car la naissance à une vie nouvelle et immortelle a pour condition la réintégration au chaos primordial : retour à la terre-mère, mortifère et source de vie.

Index

Mots-clés : hiérogamie , mort, mythe, Renaissance, sacrifice

Plan

Texte intégral

En Corée, il y a plusieurs mythes fondateurs : le mythe de Dangun qui est le mythe de la fondation de Gojoson1, les mythes des trois royaumes (Gogouryo2, Baeckjai3, Sinnla4) et le mythe de Garack5. Tous ces mythes sont écrits dans Samgukyusa6 qui est, avec Samguksagui7, la source principale des mythes coréens. La source du mythe de Sourobuin8 que nous allons étudier est également dans Samgukyusa.

Si nous avons retenu ce mythe, c'est parce que nous y avons trouvé des ressemblances frappantes avec le mythe d'Orphée. Après l'analyse et l’étude comparative des deux mythes, nous allons essayer d'interpréter leur sens symbolique et mythique. Voici le contenu du mythe de Sourobuin :

1) En allant vers la ville où il est nommé comme administrateur, Sunjungong9 arrive au bord de la mer avec sa femme Souro. 2) Tout près, sur les rochers très hauts, les axelias sont fleuries. Souro demande autour d'elle qui peut lui cueillir ces fleurs. Tout le monde répond que ce n'est pas possible. 3) Un vieillard, passant avec sa vache, va cueillir les fleurs et lui chante quelques chansons : « Permettez-moi de laisser la vache près du rocher pourpre et, si je ne vous intimide pas, je vais cueillir les fleurs et vous les offrir ». Personne ne sait qui est ce vieillard. 4) Après deux jours de marche, lorsqu'ils arrivent à nouveau au bord de la mer et vont prendre le déjeuner, le dragon de la mer enlève Souro et retourne se cacher au fond de la mer. 5) Cette fois-ci, un autre vieillard arrive et dit : « Jadis, les gens disaient que les paroles de milliers de personnes peuvent fondre même le fer. Pourquoi l'animal de la mer n'aurait-il pas peur lui aussi ? Si vous demandez aux populations de chanter en tapant au bord de la mer avec des cannes, vous retrouverez votre femme. » Sunjungong le fait et le dragon sort de la mer et ramène sa femme. 6) Gong demande à sa femme comment sont les profondeurs de la mer. Elle répond : « La nourriture est délicieuse et parfumée et est différente de ce que l'on mange et cuit ici sur terre. Une odeur étrange que l'on ne peut sentir ici existe aussi. » Souro est d'une telle beauté qu'elle est souvent enlevée par des êtres divins. 7) Les paroles de la chanson que les gens ont chantée étaient : « Tortue, tortue, rends Souro. Comme devrait être grande ta culpabilité d'enlever la femme d'un autre ! Si tu ne la rends pas, nous te prendrons avec un filet et nous te mangerons la tête. »

Quant au mythe d'Orphée, comme il est bien connu, on ne le présentera pas ici. On l'observera seulement en faisant la comparaison avec le mythe de Sourobuin.

En lisant les deux mythes nous pouvons remarquer tout de suite quelques points communs : les personnages principaux, c'est-à-dire Orphée et le vieillard, sont des divinités. Ici, le personnage principal n'est pas le mari de Souro mais le vieillard. Sur ce point, le mythe a du avoir subi certaines modifications car on rapporte qu’ à ce moment-là, dans cette région avait eu lieu une émeute du peuple à cause de la famine, et que la cour royale expédia un administrateur pour l'apaiser. Donc on peut deviner qu’en rendant au Sunjunggong le rôle du héros mythique, c'est-à-dire la capacité divine, on aura voulu apaiser la révolte du peuple. Mais on voit très bien que c'est le personnage du vieillard qui assume le rôle du héros mythique ici, car c'est lui qui exerce la fonction magique contre le dragon. Traditionnellement en Corée, l'être divin est souvent représenté par un vieillard ou une vieille femme. Par exemple, le dieu de la montagne est toujours représenté par un vieillard digne, aux barbes longues et blanches, qui est toujours accompagné par un tigre. Dans le temple bouddhiste qui a su intégrer la croyance populaire, on voit toujours un pavillon où est installée la peinture de ce dieu de la montagne. D'autre part, dans la croyance populaire en Corée, la divinité qui donne la vie à un nouveau-né, c'est-à-dire qui accompagne la naissance était considérée comme une vieille femme appelée « Samsinn Halmi »10. Dans ce mythe, le vieillard, en cueillant les fleurs pour Souro sur un rocher très haut, réalise d'abord ce qui est impossible pour les autres. On dit qu'il n'est connu par personne. Il est avec la vache, animal qui symbolise la fécondité. Il chante la chanson magique comme Orphée joue de la lyre et exerce des effets mystérieux et surnaturels. Tous les deux arrivent ainsi à vaincre les divinités redoutables. On peut penser aujourd'hui qu'ils sont les chamans ou les sorciers car depuis toujours ceux-ci exerçaient la fonction magique par la voie de la musique.

Deuxième point commun : Orphée et Sunjunggong (le faux héros) perdent leurs femmes à cause des divinités de l'eau ou du monde souterrain et réussissent à les vaincre et à retrouver leurs femmes par le pouvoir magique de leur musique.

Mais notons aussi les points différents : dans « Sourobuin », le héros mythique chante non seulement lui-même, mais il fait aussi chanter la collectivité, les populations d'alentour. Un autre point différent est que, dans « Sourobuin », le dragon seul enlève la femme alors que dans « Orphée » interviennent deux êtres mythiques ; l'un est le serpent, l'autre rappelle les dieux souterrains. A notre avis, ici aussi le mythe a dû subir l'influence du christianisme en réduisant le rôle du serpent et en introduisant la conception de l'enfer.

Enfin, le troisième point différent est qu’au retour du monde de la mer Souro répond que le monde du dragon était presque paradisiaque ; les nourritures y étaient magnifiques et il y flottait un parfum exquis qui n'existe pas sur la terre. Mais le monde souterrain où était enfermée Eurydice est décrit comme infernal. Pour finir enfin, nous remarquons encore un élément qui n'existe pas dans le mythe d'Orphée : c'est qu'il y est précisé le contenu de la chanson. D'ailleurs, ce qu'on raconte dans la chanson est d'une importance très grande et symbolique. Il nous fournit donc des éléments qui nous permettent de relever les mythèmes importants. C'est « la chanson de la tortue » qui apparaît curieusement dans le mythe du Roi Kim Souro11 (quant au contenu de cette chanson, nous l'interpréterons plus tard).

La dernière différence est que le mythe d'Orphée se termine dans le malheur ; n'ayant pu tenir sa promesse, Orphée se tourne pour voir si Eurydice le suit et finit par la perdre définitivement, alors que Souro réussit à être ramenée sur la terre sans aucun obstacle de cet ordre.

L'analyse comparative des deux mythes nous amène à voir la structure du Mythe de la Terre-Mère ou de la Création. Comme nous l'avons vu ci-dessus, nous pouvons relever tout de suite le mythème du couple de la femme et de l'animal de l'Eau (le dragon ou le serpent). On se pose la question : pourquoi les femmes et surtout les belles femmes ? Et pourquoi sont-elles enlevées par des dieux de la mer ou de l'eau ? Il est bien connu que le serpent, tout comme le dragon, est un animal lunaire, c'est-à-dire le principe de la fécondité et de l'eau originelle. En réalité, dans le mythe d'Orphée, apparaissent plusieurs formes de la divinité ; le serpent qui mord le pied d'Eurydice, les sirènes qui enchantent les argonautes dont Orphée fait partie, et les dieux souterrains qui gardent Eurydice. Mais si on peut trouver facilement les dragons souterrains, ces trois variantes de la divinité peuvent être identifiées à l'image du dragon de la mer du mythe de Sourobuin. Dans les mythes et les légendes coréens existent beaucoup de dragons souterrains.

Comment interpréter cet accouplement symbolique de la femme avec la divinité de l'eau ? Il est clair que c'est un symbole de Hiérogamie entre la Déesse de la Terre-Mère et le Dieu de l'Eau ou du Ciel (car l'eau vient du Ciel aussi). Pour soutenir cet argument, il nous est nécessaire d'abord de prouver la divinité de la femme. Commençons par Sourobuin (en fait, buin est le mot coréen qui signifie « Madame » ou « la femme de quelqu'un ») ; d'abord, le nom « Souro » écrit en caractères chinois signifie « la voix de l'eau ». Comme la fonction des sorciers réside principalement dans la capacité de gérer l'eau dans la société agraire, et comme surtout l'eau est le principe de la fécondité dans son premier symbolisme, le nom de « Souro » revêt facilement le caractère de la divinité. Mais ce qui est intéressant, c'est que le mot souro a une homophonie qui signifie aussi « la tête ». Et cela évoque la tête de tortue qu'on menace de manger dans la chanson ; « Tortue, tortue, rends Souro. Comme devrait être grande ta faute d'enlever la femme d'un autre. Si tu ne la rends pas, nous te prendrons au filet et nous te mangerons la tête. » Ici, curieusement, la tortue est identifiée au dragon, sujet responsable de l'enlèvement de Souro. La tortue, animal mythique aussi, pourrait s'identifier au dragon éventuellement, mais comme elle est aussi le symbole du médiateur entre la Terre et le Ciel, donc du pilier cosmique qui soutient le Ciel, elle peut être l'animal commissionnaire du roi dragon. Nous avons en Corée un conte de la tortue et du lièvre ; le lièvre qui fut séduit et porté sur le dos d'une tortue pour être amené au roi dragon, apercevant qu'il est en danger, se sauve en mentant : comme il laisse son foie caché en un certain endroit sur la terre, il doit retourner à la terre pour le ramener. La tortue trompée ramène le lièvre sur la terre ; et celui-ci s'enfuit. Ici, la tortue a un rôle de valet du dragon assurant la médiation entre la Terre et la Mer.

Par ailleurs, comme nous l'avons dit plus haut, ce nom de Souro apparaît dans le mythe du roi Kim Souro. Ce roi Kim Souro naît invoqué par la chanson de la tortue. Voici le mythe de Kim Souro :

« Le jour de Gueyok12, il y eut un grand bruit au sommet de Gouji13, et la voix dit aux gens d'accueillir le roi : « Je vais descendre du ciel pour fonder un royaume et en devenir roi. Creusez la terre et chantez ; tortue, tortue, donne-nous un roi, sinon nous te grillerons et te mangerons la tête ». Les gens chantent et dansent. Un cordon pourpre descend du ciel auquel une boîte dorée est accrochée. A l'intérieur il y a six œufs. Le lendemain matin, six enfants en sortent. Ils grandissent d'une taille de 9 chock14. L'un deux devient roi au bout de 15 jours. Son nom est Souro et les autres deviennent rois des autres Gayas15. »

Donc, Sourobuin a un élément commun avec ce roi Souro, fondateur mythique d'un royaume, c'est-à-dire qu’il est une divinité qui assurera la fécondation de la terre et du pays. Dans une autre approche, on explique que la tête de la tortue que l'on menace de manger peut signifier le sexe masculin, donc le principe qui fertilise La Terre Mère. Dans ce cas-là, le symbolisme de Hiérogamie entre la Déesse de la Terre-Mère et le Dieu de l'Eau paraît plus évident.

En Corée, les mythes et les légendes où est racontée l'histoire d'une femme enlevée par un dragon sont nombreux. Dans le mythe de Gyonhwon16, on raconte que le roi Gyonhwon apparaît comme le fils de la femme-dragon, fruit d’une union entre la femme et le dragon. Le mythe de Park Hyokosae17, raconte que Hyokosae épouse Alyong18 qui est née sous le bras d'un dragon qui se trouvait à côté d'une source.

Dans Dongukséshigui19, on rapporte que la veille du 15 Janvier les femmes attendent l'aube et vont à la source pour y puiser l'eau qui s'appelle « l'eau de dragon ». La femme qui puise l'eau la première aura la récolte la plus riche. Et aussi, si les femmes se lavent les cheveux avec cette eau, elles auront les cheveux longs comme le dragon. On trouve ce mythème du « dragon et de la femme » non seulement dans les mythes et les légendes mais aussi dans les jeux populaires coréens qui se pratiquent même aujourd'hui. Pendant les fêtes traditionnelles, dans les villages on joue le jeu de « Dansannoli »20 : les gens nouent un rocher considéré comme le corps de la Déesse de Dangsann, avec un long cordon qui a la forme d’un dragon. Dans un jeu de collectivité qui s'appelle « Juldaligui », les deux camps des femmes et des hommes tirent de chaque côté un long cordon tissé en paille, qui a la forme du dragon. Dans la société basée sur l'agriculture, fertiliser la terre fut toujours le souci principal. Eliade dit d'ailleurs que « le travail agricole est un rite révélé par des dieux ou par les héros civilisateurs ». Et il n'est pas difficile de remarquer le symbolisme de l’Hiérogamie cosmique dans ces jeux-là.

Nous allons voir maintenant comment apparaît la structure du mythe de la Terre-Mère ou de la Création dans le mythe d'Orphée. Il semble qu'il n'y ait pas de grande difficulté pour appliquer la même formule d'interprétation. Orphée part non seulement pour le monde souterrain à la recherche d'Eurydice, mais il part aussi sur la mer en faisant partie de l'expédition des argonautes. Il part à la quête de quoi ? Jason, héros de cette aventure part avec Orphée et beaucoup d'autres héros, pour y chercher la Toison d'Or qui est gardée par un dragon. (Mais on voit bien que dans l'histoire de cette aventure, le rôle du dragon est réduit alors que les autres éléments interviennent avec une importance plus grande ; la cause de l'expédition des argonautes consiste à éliminer Jason du trône, etc. Mais il faudrait noter que le symbolisme de la Toison d'Or étant mis en première valeur, l'hypothèse que nous avons suggérée semble être aussi cohérente). Jason réussit à s'emparer de la Toison d'Or auprès de ce dragon et cela pour s'assurer du trône ; on peut expliquer que cette conquête de la Toison d'Or a pour but de fertiliser le pays. Car être digne du trône veut dire avoir la capacité d'apporter la fécondité au pays. En tout cas le rôle principal de tous les héros mythiques consiste à rétablir la fertilité du monde.

D'ailleurs, si nous lisons de près le mythe de la conquête de la Toison d'Or à laquelle participe Orphée, il n'est pas difficile de relever tous les éléments qui peuvent constituer la structure du mythe de la Terre-Mère. Tout d'abord, la Toison d'Or est celle du grand bélier qui a emporté sain et sauf Phryxos, fils du roi d'Athamas en terre de Colchide. Mais Phryxos illustre le caractère entièrement symbolique du sacrifice. Il a failli être immolé en tant qu’offrande sacrificielle à la suite des intentions criminelles de sa belle-mère Ino. Le rapporteur du mythe raconte :

Ino décide de provoquer d'une façon ou d'une autre la mort du petit garçon et elle dresse un plan minutieux pour y parvenir. Elle réussit, on ne sait trop comment, à s'emparer de tous les grains de semence et elle les fit griller avant que les hommes n'allassent les répandre dans les champs […] Ino persuada cet homme de répandre que l'oracle avait déclaré qu'à moins d'offrir le jeune prince en holocauste, le blé ne germerait plus dans le royaume. Le peuple, menacé par la famine, força le Roi à céder et à permettre la mort du jeune garçon. Plus tard, des siècles ayant passé, l'idée d'un tel sacrifice devint tout aussi odieuse aux Grecs qu'elle l'est à nous-mêmes aujourd'hui, et presque toujours ils remplaçaient l'immolation par une offrande moins révoltante. Telle qu'elle nous est parvenue, la légende nous montre le jeune Prince mené à l'autel et déjà prêt au sacrifice, quand un grand bélier à la toison d'or surgit et les saisit, lui et sa sœur, et les emporte sur son dos à travers l'espace. 21

Le sacrifice porte sur un être qu'on immole ou tue pour assurer la fertilité de la Terre donc de la création. Avec l'histoire de Phryxos, nous constatons que la Toison d'Or constitue un des éléments les plus importants du mythe de la Terre-Mère et de la Création. Eliade rapporte :

Pour la création, il fallait d'abord qu'il y ait un sacrifice, sacrifice humain ou sacrifice de la divinité. […] La Création ne peut se faire qu'à partir d'un être vivant qu'on immole : un Géant primordial, androgyne, ou un Mâle cosmique, ou une Déesse-Mère ou une Jeune Fille mythique. Précisons que ce processus s'applique à tous les niveaux de l'existence. Il peut être question de la Création du Cosmos, ou de l'humanité, ou seulement d'une certaine race humaine, de certaines espèces végétales ou de certains animaux. Le schéma mythique reste le même. Rien ne peut se créer que par immolation, par sacrifice. 22

Les rituels du sacrifice sont liés au mythe de la Mort dont l'idée fondamentale est que la Vie ne peut naître que d'une autre vie qu'on sacrifie. La mort violente est créatrice en ce sens que la vie sacrifiée se manifeste sous une forme plus éclatante à un autre niveau d'existence. Eliade écrit toujours :

Le sacrifice opère un gigantesque transfert : la vie concentrée dans une personne déborde cette personne et se manifeste à l'échelle cosmique ou collective. Un seul être se transforme en Cosmos ou renaît, multiplié, dans les espèces végétales ou dans les diverses races humaines. 23

Ce caractère violent et terrifiant que revêt la Terre-Mère est très marqué dans le mythe de la Toison d'Or. Parmi de nombreuses épreuves qu’affronte Jason ─ donc remplaçant d'Orphée ─ les éléments qui symbolisent la création et la fécondité de la Terre abondent. Il s'agit de travailler les champs, et ces champs sont semés de dents de dragon qui sont des symboles évidents du sexe masculin, donc du principe masculin qui féconde la Terre-Mère. De ces champs, naissent aussitôt de nombreux hommes-dragons. Là nous trouvons non seulement le symbolisme de l’Hiérogamie cosmique, mais surtout la structure du mythe de la Mort. Comme Jason doit combattre ces hommes-dragons innombrables, il les combat tous avec l'aide de Médée qui est amoureuse de lui et les sillons des champs sont tout de suite gorgés de sang. Voici ce que raconte l'auteur de la mythologie :

Il leur fit labourer le champ, lui-même pesant fermement sur le soc et semant les graines dans les sillons. Quand le labour prit fin, la moisson jaillit, des hommes en armures bondirent sur lui. Mais Jason se souvint des mots de Médée et il jeta une pierre parmi eux. Aussitôt les combattants se tournèrent les uns contre les autres et tombèrent sous les coups de leurs propres lances et javelots tandis que les sillons se gorgeaient de sang. 24

Cet aspect violent que nous trouvons dans le mythe de la Toison d'Or montre le caractère de la Terre-Mère en tant que la Déesse de la Mort. La Terre qui est la matrice universelle et la source intarissable de toute création a aussi ses traits agressifs et terrifiants. Les morts ici sont comme les semences enterrées dans la terre pour donner naissance aux vies. Comme la mort en elle-même n'est pas une fin définitive, ni un anéantissement absolu, elle est considérée comme un retour à la Mère, une réintégration provisoire au sein maternel :

Le mort est donc assimilé à la semence qui, enterrée au sein de la Terre-Mère, donnera naissance à une plante nouvelle. 25

En tant que figure de la Déesse de la Mort, Médée joue un rôle redoutable et terrifiant dans le mythe de la Toison d'Or. Pour aider Jason dont elle est tombée amoureuse fatalement, elle n'hésite pas à tuer ses propres frères, à les jeter en morceaux dans l'eau bouillante, enfin trahie par Jason, elle assassine ses propres enfants. Les hommes qui meurent et sont enterrés sont sacrifiés à la Terre. En somme c'est grâce à ce sacrifice que la vie peut continuer et que les morts espèrent pouvoir revenir à la Vie. Eliade dit :

L'aspect terrifiant de la Terre-Mère en tant que Déesse de la Mort s'explique par la nécessité cosmique du sacrifice qui seul rend possible le passage d'un mode d'être à un autre, tout en assurant la circulation ininterrompue de la Vie. 26

Ce symbolisme de la mort violente apparaît fréquemment aussi dans les mythes de la Corée. On trouve souvent le démembrement d'un personnage mythique. On le coupe en morceaux que l’on répand du ciel sur la terre. La Terre-Mère constituant une forme ouverte est susceptible de s'enrichir indéfiniment :  

Elle absorbe ainsi tous les mythes ayant trait à la Vie et à la Mort.

Après avoir observé le sacrifice et la mort violente liés au mythe de la Terre-Mère et de la Création, nous pourrions interpréter le mythe de Sourobuin et le mythe d'Orphée dans une perspective encore plus élargie. Si la Vie désire retourner à la Mort pour y renaître en nouvelles vies, et si la Vie doit être immolée pour donner des vies plus nombreuses et plus parfaites, nous pourrions voir dans l'enlèvement des deux femmes mythiques, non seulement le symbolisme de la Hiérogamie cosmique, mais aussi le désir du retour au Monde Primordial d'où la Vie va renaître. De nombreux mythes et légendes qui racontent l'histoire de l'engloutissement dans l'intérieur d'un monstre marin, semblent montrer le besoin intime de régression dans l'indistinction pour acquérir la renaissance à la vie. D'après Eliade, « cette entrée signifie la réintégration d'un état préformel, embryonnaire. Les ténèbres correspondent à la Nuit cosmique, au Chaos d'avant la création. Et ce retour ou cette réintégration dans le monde primordial, signifient le désir d'immortalité, car retourner dans le monde de la mort c'est mettre fin à une existence temporelle, par conséquent parvenir à la fin du Temps et retourner à la modalité germinale qui précède toute forme et aussi toute existence temporelle ». Est-ce pour toutes ces raisons que les épreuves initiatiques des héros mythiques sont toujours si terrifiantes ?

En effet, l’entrée dans le monde des morts d'Orphée à la recherche d'Eurydice, ou l'épreuve que subit Jason-Orphée pour la conquête de la Toison d'Or, constituent la plus terrible épreuve initiatique, celle de la mort :

Aucune histoire n'en fournit mieux la preuve que le récit des souffrances endurées par les héros qui s'embarquèrent sur l'Argos à la recherche de la Toison d'Or. En vérité, on peut douter s'il y eût jadis un autre voyage pendant lequel les marins eurent à lutter contre un tel nombre et une telle variété de dangers. Quoi qu'il en soit, tous étaient des héros de grande renommée, certains même parmi les plus célèbres de la Grèce, et ils se montrèrent à la hauteur de leurs aventures. 27

Jason, devant son épreuve terrible, réplique au roi d'Aétès :

Toute monstrueuse qu'elle paraisse, j'accepte cette épreuve, même s'il est dans mon destin d'y succomber. 28

Si on examine de près le monde où se rend Orphée pour y retrouver Eurydice, nous pouvons relever quelques caractères typiques de ce monde souterrain. Nous y trouvons toutes les résonances richement mythiques que peut signifier le monde de la mort où nous nous rendons après la courte durée de l'existence temporelle qui est la nôtre :

Il osa ce qu'aucun homme, jamais n'avait osé pour son amour. Il entreprit le redoutable voyage dans le monde souterrain. Arrivé là, il fit résonner sa lyre et toute cette vaste multitude prise au charme, s'immobilisa. Le chien Cerbère relâcha sa garde ; la roue d'Ixion cessa de tourner ; Sisyphe s'appuya sur sa pierre ; Tantale oublia sa soif ; pour la première fois, les visages des Furies, déesses de l'épouvante, se couvrirent de larmes. Le maître de l’Hadès et sa Reine s'approchèrent afin de mieux entendre.29

Sa musique contribue à arrêter le cours du temps. Comme la chanson que chantent le peuple et le vieillard de Sourobuin, la musique a ici pour fonction de rapporter la régénération de la vie. La chanson de la tortue sert justement à faire naître un nouvel être qui sera hors de l'ancien monde souillé par le temps.

L'étude du symbolisme de l'Eau rendra plus clair le mystère que cachent ces mythes. En général, le symbolisme de l'eau est double, étant instance de la Mort et instance de la Vie. Bachelard écrit :

L'eau substance de vie, est aussi substance de mort pour la rêverie ambivalente. »30 « Tout un côté de notre âme nocturne, dit-il encore, s'explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l'eau. 31

C.G. Jung pour sa part, voit le désir d'immortalité de l'homme dans ce symbolisme ambivalent de l'eau :

Le désir de l'homme, c'est que les sombres eaux de la mort deviennent les eaux de la vie, que la mort et sa froide étreinte soient le giron maternel, tout comme la mer, bien qu'engloutissant le soleil le ré-enfante dans ses profondeurs… Jamais la Vie n'a pu croire à la Mort !32

Ce symbolisme de la mort vient du caractère non formel de l'eau. Et c'est justement par ce caractère informel qu'elle sera aussi le monde créateur.

Le symbolisme de l'immersion dans l'eau pourra suggérer une interprétation encore plus crédible du mythe de Sourobuin. L'eau tue par excellence, elle dissout, elle abolit toute forme, c'est justement pourquoi elle est riche en germes créateurs. C'est pour cela que l’immersion équivaut toujours à la dissolution des formes :

Mais tant sur le plan cosmologique que sur le plan anthropologique, l'immersion dans les Eaux équivaut non à une extinction définitive, mais à une réintégration passagère dans l'indistinction suivie d'une nouvelle création, d'une nouvelle vie ou d'un homme nouveau selon qu'il s'agit d'un moment cosmique, biologique, sotériologique. 33

Le dragon est l'animal symbolique du monde du Chaos. Notre monde qui est cosmogonie et l'œuvre exemplaire des dieux, est menacé par les dragons mythiques, démons adversaires qui attaquent le cosmos et s'efforcent de le réduire au néant. Donc, selon Eliade, « l'enlèvement par le Dragon signifie toujours la régression dans le monde du Chaos, monde primordial. Entrer dans ce monde du Chaos qui est le monde de la pré-existence sera suivi aussitôt par une renaissance, la Création et la cosmogonie »34. Et celle-ci signifie une vie intacte et intemporelle, donc une vie immortelle. Pour cette raison, « l'immersion symbolise la régression dans le préformel, la réintégration dans le monde indifférencié de la préexistence. L'immersion répète le geste cosmogonique de la manifestation formelle »35. C'est pour cela que le dragon ─ non seulement aquatique mais aussi souterrain et céleste ─ a un symbolisme unique qui est celui de la toute-puissance de la vie et de fait, il crache les eaux primordiales ou l'Œuf du monde, ce qui en fait une image du Verbe créateur.

L'enlèvement de Souro par un dragon de la mer et l'effort des gens ou du vieillard pourront donc être interprétés à partir de ce symbolisme. Le monde marin où Souro est enlevée, tout comme le monde souterrain où Orphée se rend peuvent être interprétés comme ce monde primordial d'où la Vie renaîtra régénérée. Sur ce point, la chanson de Goujiga (chanson de la tortue) que chante le peuple dans le mythe de Sourobuin semble revêtir une signification plus claire. Il devient clair que cette chanson est une chanson de la Création. Lorsqu'ils chantent : « tortue, tortue, donne-nous un roi » (dans le mythe du roi de Kim Souro), ou « tortue, tortue, rends-nous Souro » (dans le mythe de Sourobuin), les deux « Souros » peuvent être de même caractère, leurs noms bénéficiant d’une homophonie et l’un et l’autre étant nés dans une période proche. Il s'agit de la même invocation d'un être qui pourra apporter une nouvelle Création, que ce soit un roi créateur ou une divinité de la Terre. Cette chanson de la tortue, hautement mythique, est connue en Corée comme la chanson rituelle de la cosmogonie. Il est signifiant d'ailleurs que les lieux où l'on invoque la tortue sont soit devant la mer soit devant le sommet d'une montagne, car le monde originel est marin ou souterrain. Le fait que la même chanson de la tortue apparaisse dans les deux mythes est important pour interpréter le mythe de Sourobuin. Cela revient à dire que celui-ci est un mythe de la Création. Lorsqu'on lit le reste du mythe de Kim Souro, on comprend mieux que « Souro » est un mythème équivalent au trésor comme la Toison d'Or ou une divinité par excellence qui apportera la vie toute régénérée et immortelle.

En Corée, l'histoire ou les légendes du royaume du dragon sont nombreuses. Dans Le Tableau de la Sorcière, récit de Kim Dongri36, Nang Y, fille du personnage principal Sohwa, est considérée par sa mère comme fille du Dragon-roi. Sohwa dit que celui-ci la lui a confiée pour un certain temps. Et cette fille mystérieuse qui est peintre et sourde se décrit comme un être quasi-divin : elle semble apporter le salut aux gens par son génie artistique, car son « tableau de la sorcière » se présente comme un chef d'œuvre presque divin. De nombreuses figures mythiques, que ce soit des rois ou des créateurs divins sont souvent présentées comme celles des fils ou des filles du roi-dragon. La même structure se trouve dans le mythe d'Orphée : depuis Eurydice et Orphée jusqu'à Jason et les argonautes, tous ces personnages mythiques semblent avoir la même préoccupation ─ ou fantasme ─ de retour dans le monde primordial, qu'est la nuit cosmique et originelle.

Pour conclure, nous avons constaté tout au long de notre étude, que le mythe de Sourobuin de la Corée et le mythe d'Orphée renvoient également à la structure du mythe de la Terre-Mère et de la Création. Et à l'intérieur de cette structure du mythe de la Terre-Mère, nous avons pu voir non seulement le symbolisme de la Hiérogamie cosmique mais aussi le mythe du sacrifice et de la Mort. En effet, toutes les vies désirent fondamentalement retourner au monde primordial pour renaître de nouveau. Retourner au monde originel c'est mettre fin à la vie temporelle pour renaître en vie immortelle. Et c'est vouloir répéter la cosmogonie, c'est-à-dire la Création du Cosmos.

Notes de bas de page numériques

1 Ancien nom de la Corée, probablement né environ au 7ème siècle avant J.C.
2 Le royaume qui existait entre B.C. 37 - A.D. 668 dont le mythe du fondateur est « le mythe de Jumong » (voir Chae Sookhee, « Le substrat culturel coréen de quelques mythes fondamentaux », Imaginaire et Littérature II, Université de Nice-Sophia Antipolis, 1998).
3 Le royaume qui existait entre B.C. 18 - AD.663.
4 Le royaume qui existait entre BC. 57 - AD. 935 dont les mythes du fondateur sont le mythe de Park hyokosae, le mythe de Algi et le mythe de Talhai. Voir également Imaginaire et Littérature II.
5 Le royaume qui existait entre AD. 42-532 dont le mythe du fondateur est « le mythe de Kim Souro ».
6 La date d'apparition de ce livre est supposée vers le 13ème siècle. Il est écrit par le moine Il Yeon. C'est un livre où sont écrits non seulement l'histoire des trois royaumes (Goguryo, Baeckjai, Sinnla) mais aussi les mythes et les légendes.
7 Le livre le plus ancien de l'histoire de la Corée qui reste conservé. Il a été écrit par Kim Bushick et édité par l'Etat en 1145, pendant le règne du roi de Chungyeol de la Dynastie de Goryo.
8 Le mythe naît à l'époque de Sinnla vers A.D. 702-737. Contrairement aux autres mythes, il ne s'agit pas d'un mythe du fondateur d'un royaume. On le classe souvent aussi dans la catégorie de légende.
9 Fonctionnaire de Sinnla.
10 Le mot signifie « la grande mère de trois divinités ».
11 Ce mythe est le mythe du royaume de Garack. Voir Imaginaire et Littérature II.
12 Jour où on célèbre la fécondité.
13 En chinois, il signifie « le sommet de la tortue ».
14 Unité de mesure en ancien coréen.
15 Le même nom que Garack.
16 Le fondateur de Hubaeckjai.
17 Fondateur du royaume de Sinnla.
18 Al signifie en chinois « l'œuf » et young (à l'origine écrit jung) signifie « la source ».
19 Le titre du livre se traduit : « Les Coutumes du Nouvel An du Pays de l'Est ». Il a apparu pendant la dynastie Lee mais la date exacte n'est pas connue.
20 « Dangsann » est une divinité qu'on consacre et vénère traditionnellement dans les villages coréens. C'est un arbre très âgé qui se trouve au milieu du village et auquel on donne la cérémonie chaque année. Noli signifie « le jeu ».
21 Edith Hamilton, La mythologie, Marabout, Alleur (Belgique) 1978, 1997, p. 151.
22 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957, pp. 225-226.
23 Ibid, p. 226.
24 La mythologie, p. 160.
25 Mythes, rêves et mystères, p. 232.
26 Ibid, p. 233.
27 La mythologie, p. 150.
28 Ibid, p.157.
29 Ibid, p.133.
30 Gaston Bachelard, L'Eau et les Rêves, Librairie José Corti, 1942 p. 99.
31 Ibid, p. 103.
32 C.G. Jung, cité par Bachelard, in L'Eau et les Rêves, p. 100.
33 Le Sacré et le profane, p. 113.
34 Ibid, p. 47.
35 Ibid, pp. 111-112.
36 Ecrivain coréen (1913-2000). Il a écrit beaucoup de nouvelles dont les plus célèbres sont Le Tableau de la Sorcière, Yeockma, Deungsinnbul, La croix de Sabann etc.

Pour citer cet article

Sookhee Chae, « Etude comparative entre le mythe d’Orphée et le mythe de Sourobuin en Corée  », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=829.

Auteurs

Sookhee Chae

Université de Pusan, Corée