Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Genèses. Interactions entre différents champs: réciprocité amorcée d'une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels 

Claude-Gilbert Dubois  : 

La vie mythique des concepts d’histoire littéraire : surgissement, éclipses et résurgences du couple classique/baroque

Résumé

Si l’on veut en effet ne retenir du couple classique/baroque qu’un seul des partenaires, chacun d’eux est réduit à l’impuissance. On n’a plus entre les mains qu’une définition close, avec ses tiroirs fermés, carcasse sans organes, un substantif auquel s’accroche une armature de qualificatifs, un coffre-fort empli à l’intérieur, mais sans clé. Classique et baroque ne se mettent véritablement à parler que lorsqu’ils sont ensemble. Séparément, ils ne font que catégoriser et grammatiser, ce qui n’est pas parole de vivant. Ma communication proposera donc quelques brèves réflexions sur le mode de réunion (ou de séparation) des concepts d’histoire littéraire, et sur leur mode d’évolution d’après deux conceptions différentes, mais aussi complémentaires, du temps.

Index

Mots-clés : baroque , classique, couple, éclipse et conjonction, histoire littéraire, mode de réunion, mode de séparation, sexualisation du rythme, temps

Texte intégral

Apollinaire évoque, dans un de ses poèmes, des oiseaux légendaires, venus de Chine qui, n’ayant qu’une aile, sont obligés de s’accoupler pour voler :

De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couple

Ce sera ma première image pour définir le couple « classique / baroque ». Si l’on veut en effet ne retenir du couple qu’un seul des partenaires, chacun d’eux est réduit à l’impuissance, car son aile de géant mutilé l’empêche de voler. On n’a plus entre les mains qu’une définition close, avec ses tiroirs fermés, carcasse sans organes, un substantif auquel s’accroche une armature de qualificatifs, un coffre-fort empli à l’intérieur, mais sans clé. Classique et baroque ne se mettent véritablement à parler que lorsqu’ils sont ensemble. Séparément, ils ne font que catégoriser et grammatiser, ce qui n’est pas parole de vivant.

En proposant ce sujet : « surgissement, éclipses et résurgences du couple classique / baroque », j’ai dû préalablement procéder à l’exploration de deux groupes d’images. Le premier groupe se rapporte aux modalités de l’accouplement, et le deuxième (« surgissement, éclipses, résurgences ») à deux modalités métaphoriques d’appréhension du temps. Ma communication proposera donc quelques brèves réflexions sur le mode de réunion (ou de séparation) des concepts d’histoire littéraire, et sur leur mode d’évolution d’après deux conceptions différentes, mais aussi complémentaires, du temps.

Lorsqu’il s’agit de couples, la première question est de savoir qui sont les partenaires, sont-ils de même sexe ou de même nature ? Leur action est-elle parallèle, conjuguée, convergente, séparée, antagoniste ? Leur rapport est-il de partenariat, d’allégeance, de complémentarité, d’opposition ? Il existe en effet une multitude de couples possibles.

Quand les deux partenaires sont de même sexe, avec un statut égal, c’est de compagnonnage qu’il s’agit, selon le mode qui unit Castor à Pollux, Oreste à Pylade, Enée à Acate, Roland à Olivier, ou celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, tous deux adorant la belle et unis pour un même combat. Le classique et le baroque sont-ils les combattants d’une cause commune - c’est cette cause, qui est celle d’un art, que représenterait la belle - qui travaillent tantôt en parallèle et tantôt en convergence.

Dans ce type de couple, la gémellité ou le partenariat évoluent généralement vers une différenciation des méthodes et des comportements. Roland est brave et Olivier est sage. La bravoure baroque des Rodrigue, des d’Artagnan et des Cyrano serait à opposer à la sagesse de l’honnête homme classique, des raisonneurs raisonnables des comédies du Molière, ou des propos mesurés du choeur de la tragédie grecque face à l’énormité tragique (baroque ?) des héros comme Oreste ou Prométhée.

Un autre type de différenciation introduit une hiérarchisation : il y a en a un qui devient plus important que l’autre, et s’impose en premier plan, réduisant l’autre à un rôle de second, comme Oreste sur Pylade et Enée sur Acate. Le second n’a plus fonction égale, mais sert de faire-valoir. C’est un peu ainsi qu’on a longtemps envisagé le classique et le baroque : l’un assis au premier rang de la classe, et l’autre dans l’arrière-fond réunissant tous les indisciplinés, les médiocres, les attardés et les indépendants. Ils restent cependant dans la même classe, s’ils ne sont pas au même rang.

A la limite, le couple évolue vers celui du maître et du serviteur : Don Quichotte et Sancho, Don Juan et son valet (Catalinon, Sganarelle ou Leporello), Almaviva et Figaro. L’un commande, établit la loi (y compris pour la transgresser), et donne le ton, en outrepassant éventuellement ses droits. C’est un baroque par excès. L’autre est tenu d’obéir, de bon gré ou contre son gré. C’est un classique par défaut. Généralement l’obéissance s’accompagne de remarques critiques. S’il désobéit par la bande, par dérive latérale, on dit qu’il maniérise. S’il insiste, il baroquise. Il arrive même que le valet prenne le pas sur le maître ou se dérobe à lui, comme Figaro et le Comte et Faust et Mephisto. C’est alors le classique qui devient une forme particulière d’un baroquisme au sens plus large, comme dénomination d’une époque ou d’un moment de civilisation. Parfois, ils se séparent : l’un prend les grandes avenues qui mènent à Versailles, et l’autre les chemins détournés des Bosquets de la Reine. Mais comme Don Giovanni et Leporello, ils peuvent changer de costume et se retrouver en lieux et places où on ne les attend pas. On est alors en pleine confusion des genres et des statuts, comme l’est la tragédie classique qui impose un masque impavide à l’énormité des passions humaines, ou la farce échevelée des ballets comiques de Molière qui fait accomplir des gambades folles à ces spécimens de l’humanité commune que sont le bourgeois gentilhomme ou le malade imaginaire.

Quand on parle de couple, on pense surtout, plus banalement, à l’association d’un homme et d’une femme. La question est alors de savoir si on pourra pertinemment et métaphoriquement sexualiser les concepts. Le modèle idéal du couple a longtemps été celui de l’union pour la vie, avec une priorité donnée au chef de famille. Le couple « classique / baroque » a connu cet état. C’était l’association d’animus et d’anima, du jour et de la nuit, de la lune et du soleil, de l’esprit de géométrie et de l’esprit de finesse, d’Apollon et des Ménades. Chacun des deux membres du couple « classique / baroque » a connu ce statut de communauté à fonctions séparées. Aujourd’hui, avec la remise en question du couple traditionnel, divorces, décompositions, familles recomposées, les rapports ne sont plus aussi tranchés et l’histoire du couple connaît les péripéties orageuses des fractures familiales, des pertes de repères, des éclipses-fugues et des résurgences-leit-motive. Il fut un temps où le classicisme-chef de famille régnait en maître sur les styles et pouvait dire, comme Ronsard devenu poète officiel : « vous êtes tous issus de la grandeur de moi ». En ce temps-là, les femmes adultères et les enfants prodigues - tous les contestataires de l’ordre esthétique établi - étaient condamnés soit à revenir un jour au bercail soit à errer dans le no man’s land des inclassables, des « grotesques » et autres bâtards de la littérature. Il y eut aussi, dans l’histoire de la critique, le temps des fractures et des séparations de biens. Ce fut le cas à l’époque romantique qui n’exprima pas seulement un conflit des fils et des pères, mais aussi une dissociation, en réalité plus théorique que réelle en France, entre une littérature de la masculinité, marchant au pas cadencé des alexandrins classiques sous l’étendard des unités et de l’éloquence d’école, et une littérature symboliquement féminine cultivant le caprice, l’humeur, l’escapade nocturne des rêveries à la lune et se laissant glisser sur les pentes ténébreuses de l’intériorité. On a assisté ensuite à des tentatives de conciliation devant une critique littéraire devenue juge de paix, où le classique et le baroque se partagent la même maison, mais en faisant chambre à part, dans une tradition d’écriture qui va de Heinrich Wölfflin à Jean Rousset. Parfois aussi des tentatives de conciliation et des mélanges, où la bête à deux dos ainsi formée remue sous tant de couvertures qu’on ne peut plus rien distinguer.

Si la métaphore du couple se laisse aussi aisément filer, lorsqu’on s’en tient au mode de liaison, la question devient plus subtile lorsqu’on entend donner un sexe métaphorique à chacun des deux partenaires. On peut certes constater que le classicisme a toujours revendiqué un aspect apollinien, solaire, rationnel et organisé, qui le place du côté d’animus, du masculin symbolique ou culturel. Mais il a aussi un caractère casanier, intimiste, propret, soucieux d’une maison bien tenue, en somme un aspect « femme au foyer » qui le place du côté de Vesta, d’Héra ou de Minerve. Dans ce cas, c’est le baroque qui joue le rôle d’un Jupiter volage, amoureux des mortelles, bravache, cascadeur, et utilisant à tour de bras divins l’usage du masque et de la métamorphose. Plus bourgeoisement, c’est le couple de Monsieur et Madame Jourdain, de tous ces héros moliéresques emportés par leur monomanie délirante, auquel un personnage classiquement terre-à-terre rappelle la norme pour marquer l’étendue de la dérive. Monsieur et Madame Jourdain, c’est le couple de Don Quichotte et Sancho Pança, de Dom Juan et de Sganarelle, ramenés aux dimensions d’une boutique parisienne.

En abordant le contenu du deuxième groupe de substantifs, celui qui renvoie au temps, « surgissement, éclipses, résurgences », on s’aperçoit que le cours du temps ne peut lui-même se définir que par recours à des déplacements de registre. L’éclipse est un terme d’astronomie : il nous fait comprendre le temps par une projection dans le domaine de la spatialité. La chronologie est perçue sous forme topologique, et la chronique se transcrit en topique. On peut remarquer que l’éclipse n’est pas la seule issue de la rencontre de deux astres, dont l’un occulte l’autre, comme ce fut le cas lors de la récente éclipse de soleil, en août 99. Il y a aussi la conjonction, lorsqu’ils se trouvent dans une même partie du ciel en faisant redoubler leur éclat par leur proximité, comme ce fut le cas lors de la rencontre encore plus récente de Jupiter et de Vénus dans l’occident du ciel nocturne, que certains ont pris pour une météorite. Eclipse et conjonction sont des manières de définir une certaine rythmique temporelle, celle de l’alternance, celle des deux serpents du caducée qui tantôt ne font qu’un et tantôt font deux, séparément, pour se conjoindre à nouveau en donnant l’illusion que l’un des deux a disparu. L’autre groupe d’images - surgissement et résurgence - met en scène dans l’imaginaire l’élément aquatique, qui est une autre manière, fort courante, de figurer le temps. C’est par la clepsydre qu’on le mesure ; les fleuves servent à Héraclite à dire l’écoulement temporel. Il s’agit ici d’un autre forme du temps, celui qui est irrémédiablement solitaire, comme Saturne, et qui court sans espoir de retour, le temps linéaire et vectorisé. Comme les images du ciel et de l’eau appliquées au temps le laissent prévoir, la question va être à son tour posée d’une sexualisation des rythmes temporels. Y a-t-il un mode d’évolution des concepts à travers les temps qui se conforme à des rythmes symboliquement masculin et féminin de la temporalité ?

Pour en parler, je recourrai à une scène à valeur archétypale : celle où le / la Sphinx de Thèbes, gardien(ne) des portes de la ville, interroge Oedipe. Tout le monde connaît la première question, dont la réponse est « l’homme ». Cette question porte sur le temps humain (Chronos, masculin en grec), sur la vie humaine (Bios, masculin en grec), la durée (Aiôn, masculin en grec) et la réponse est anthrôpos, l’homme, au sens générique, mais masculin en grec comme en français. Cette première question porte sur le temps au masculin, celui qui s’écoule, vécu par chacun, solitaire et linéaire. La question, portant sur l’homme et le temps, aurait pu être posée sous cette forme : « ce sont deux frères, l’un ne cesse de tuer l’autre, mais on les voit toujours ensemble ».

La deuxième question sera : « ce sont deux soeurs, chacune des deux donne la vie à l’autre, mais on ne les voit jamais ensemble ». La réponse est : le jour (Hèméra, au féminin en grec) et la nuit (Nyx, au féminin en grec). Il s’agit d’une question qui porte sur le temps au féminin, alternatif, duel, figuré par un couple.

On ne peut pas séparer les deux questions posées par le Sphinx, parce que l’ensemble définit le rythme général du temps, dans sa successité et son caractère alternatif, comme les deux serpents du caducée, qui s’enroulent autour d’une tige dont la base est une vasque (l’eau qui définit un rythme temporel) et le sommet les deux ailes qui désignent le ciel, ou peut-être les pihis qui volent par couples. On pourrait aussi évoquer les deux éléments qui constituent, par leur alliance, l’emblème du thyrse, le lierre et le bâton. La vie des concepts « classicisme / baroque » suit les deux rythmes du temps : écoulement, qui est général et irréversible, avec pertes et résurgences, qui est une figuration aquatique de l’alternance, éclipses et réapparitions qui en sont la forme céleste.

Ces observations préalables sur l’appareil métaphorique qui accompagne la formulation du sujet étant faites, il convient de passer désormais au contenu des concepts de « classicisme » et de « baroque ». Or très vite, on va s’apercevoir qu’on n’arrive pas à les penser sans recourir à un nouvel appareil de métaphores.

Le concept de « classicisme » dérive de l’adjectif classicus qui désignait la première classe des citoyens, par opposition à ceux de la dernière classe, les proletarii, les « en-dessous » ou bas de gamme. Le terme « classique » ne pourra jamais se dégager de ce signe de supériorité qui lui est donné dès son origine. Les auteurs classiques, ce sont ceux auxquels on se réfère, qui donnent leur fondement à une littérature, quelle que soit leur manière d’écrire et le genre littéraire qui est le leur. On remarquera qu’il n’est pas possible de dévaloriser l’adjectif classique, qui a pour compagnie les gens qui ont de la classe et les oeuvres classées. On remarquera par contre que le baroque se laisse dévaloriser avec une extrême facilité : baroque, barbaroque, barbarisme, bas rock, baroqueux. On peut parler des baroqueux, mais pas des classiqueux.

Cette manière de placer originellement le classique en classe supérieure a induit une série d’images qui renvoient toutes à la hauteur. La première rassemble, autour de la qualification de sommet (les sommets de l’art) des paysages montagneux, avec leurs massifs éclairés par le soleil et leurs cimes étincelantes. Pour Voltaire, l’histoire de la culture occidentale correspond à quatre massifs - les classicismes des « siècles » de Périclès, d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV-. Dérivant à son tour de l’image de la montagne, l’oeuvre classique sera assimilée à un matériau résistant. C’est une oeuvre qui est un monument de pierre, une littérature faite avec des mots qui s’inscrivent dans le marbre, dont la fixité est une garantie de survie à l’érosion temporelle. Il s’agit de sculpter, limer, ciseler pour sceller l’oeuvre dans un bloc résistant. La deuxième série renvoie à l’apogée, au plus haut point de la course, du soleil. L’heure du classicisme, c’est celle de Midi le juste, qui compose de feux tous les toits tranquilles où marchent des colombes et sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont. Avec le soleil, surgit la figure emblématique d’Apollon et de ses Muses sur les pentes du Parnasse (réunissant ainsi les deux images de la montagne et de la lumière). Pleins feux, pleine lumière : tout classicisme est apollinien, et porte en sa plus haute expression la clarté. Clarté d’énonciation qui résulte d’un classement ordonné préalablement des éléments du concept : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Quant à l’image du Roi-soleil, midi pleins feux, elle allait de soi pour qualifier le premier de la première classe. L’ordre classique signe l’achèvement d’un progrès comme le soleil de midi met fin aux heures de la matinée, à la lumière croissant en intensité.

On pourrait imaginer une contradiction entre cette orientation du classicisme vers les sommets et l’heure de midi, en somme vers tout ce qui définit la hauteur, avec une autre qualification, elle aussi fort usitée, bien qu’elle se fasse jour plus tard, lorsque la bourgeoisie, classe médiane, aura atteint le sommet de l’Etat : il s’agit de l’idée de modération et de l’esthétique du « juste milieu ». Le classicisme ici ne semble plus être un sommet, puisqu’il est un point médian. En fait il n’y a pas contradiction, mais simple déplacement de registre : midi n’est pas le sommet de la course solaire, mais seulement, comme son nom de media dies l’indique, le milieu du jour. Quant à l’image du sommet, elle est déplacée de son contexte montagneux et replacée dans un paysage de plaine. Dans ce cas, le sommet devient un centre, sur lequel se centre l’attention, qui attire les regards, vers où convergent les avenues. Plus précisément, il devient centre urbain, signe de rencontre et de sociabilité. Une place de la Concorde autour de son obélisque, dernier signe de sa hauteur ; une place de l’Etoile avec son arc de triomphe. Le paysage a changé, mais l’organisation des lignes reste la même. Le classicisme est ce lieu où tout converge vers une place centrale dont le point de rassemblement ne s’élève que médiocrement dans le paysage, en restant malgré tout dans une médiocrité dorée, comme le sont le haut de l’obélisque ou les grilles de la place Stanislas. Il utilise des modèles communs, sans extravagance, et développe des idées générales. L’idée essentielle reste celle de la convergence des rayons vers un centre, image par excellence solaire : une centration qui détermine une concentration, autre manière de revenir au matériau dur. Il compose avec soin des pièces aux formes prédéterminées par des symétries voyantes, des rimes qui vont deux par deux en alternant comme dans la danse des Muses (alterno pede), danse par excellence classique, et il prône par dessus tout l’unité, trois en un, se croisant en un seul point comme les bissectrices d’un triangle en son centre de gravité. Le centre de gravité est une autre expression, dans la dimension horizontale, de ce qu’est le sommet dans l’ordre de la verticalité.

Or chaque fois que le classique occupe une place définie, immédiatement la place laissée vacante par le choix qu’il n’a pas fait est occupée par son frère antithétique, le baroque. Si le classicisme choisit la centration, on définira comme baroque la décentration et l’ excentration. Le baroque empile dans son sac d’épithètes tout ce qui est excentrique, extraordinaire, extravagant. Lorsque le classique se conforme à la normalité, le baroque embrigade tout ce qui est hors-norme, de l’énorme à l’anormal. L’énormité fait la nique à la norme et Diogène la grimace à Phidias. Le nom de baroque ne vient-il pas d’ailleurs d’un terme de joaillerie pour désigner une perle à la forme irrégulière ? Ce n’est pas Roland et Olivier, mais Roland et Ganelon, Cassio et Iago, un couple réalisé par antithèse.

Lorsque le baroque choisit la fixité pour inscrire dans la pierre une architecture destinée à surmonter le temps, le baroque, lui, choisit les matériaux les plus fluides, l’eau, l’air et le feu, pour faire épouser à la matière les symboles mêmes de l’écoulement du temps. Bulles, nuages, jets d’eaux, cascades, fontaines, rocailles mal taillées. Sur la pierre classique, il fait jaillir l’eau des fontaines de Rome, celles de Trevi et des quatre fleuves. L’eau, coulant à flots sur le minéral compose une mer toujours recommencée d’étincelles volatiles. La fixité veut être une résistance au temps. Le baroque chante alors l’inconstance, les caprices de Saturne qui joue à déflorer les roses, et s’il construit un temple, c’est pour y abriter la statue de Fortuna l’Inconstante qui, les yeux bandés, debout sur une roue qui tourne et voiles au vent, jette au hasard les fleurs et les fruits de sa corne d’abondance.

Lorsque le classicisme prend pour modèle le soleil et la pleine lumière de midi, le baroque s’enfonce dans la nuit, chante Diane au fond des bois, rencontrant en secret Actéon ou Endymion, cultive le deuil et la mélancolie, et cueille les rêves les plus insolites, ces fleurs de l’ombre qui poussent dans les allées du sommeil. Lorsque le classique choisit les sommets, le baroque se fait le scaphandrier des profondeurs, explore les labyrinthes de l’âme et les chambres closes du château intérieur, dans une lignée d’investigateurs du psychisme qui va de sainte Thérèse à Madame Guyon en passant par Balthazar Gracian et le Père Surin. Lorsque le classique prône l’unité, le baroque choisit pour s’exprimer l’éparpillement, la luxuriance, la multiplicité, la prolixité, les digressions, les mises en abyme et tous ces procédés de composition qui sont autant de jeux de miroirs et de réflexions d’optique.

C’est du moins sur ce jeu d’oppositions que s’est construite une image simple et tranchée du rapport entre classique et baroque. La vérité n’est ni simple ni tranchée. Cette conception n’est que simpliste et artificiellement tranchante. En tout auteur, en toute oeuvre, on retrouvera une part de baroque et de classique, tels qu’ils sont ici abstraitement définis, suivant une série d’antithèses. Mais la vraie question n’est pas celle de l’opposition des contraires, mais de leur conjonction, qui remet en scène d’autres types de couples que nous avons relevés. La question n’est pas celle de la distinction des styles et des contenus qui n’est qu’un artifice de grammairien des formes, mais de dosage et de priorité à l’intérieur d’une oeuvre unique. La tragédie de Racine, ce joyau classique, est un objet artistement emballé. Lorsqu’on en défait les plis, on y trouve les replis de l’antique serpent dont la courbe se recourbe en replis tortueux et qui rassemble toutes les énergies de la tentation, les inconséquences rationnelles d’une passion qui confond l’amour avec le désir de possession et de puissance, toutes sortes de trompe-l’oeil et de recourbements de lignes baroques qui font semblant de se coucher sur les lignes plates de l’alexandrin. Don Juan incarne, dans le registre de la sensualité, l’image du héros baroque, qui, comme Alexandre, veut conquérir toutes les terres de la féminité, dans une boulimie de puissance et de jouissance. Son valet incarne alors l’homme terre-à-terre, un classicisme au rabais, une ignorance de bonhomme qui s’exprime par proverbes, plus bas que le juste milieu, une médiocrité plombée. Mais Don Juan, c’est aussi celui qui veut voir Dieu et se faire voir à Dieu, un chercheur du dieu caché qui s’inscrit dans la problématique du jansénisme en parodiant les Tartuffe qui exhibent leur fausse religion. Il y a une recherche d’authenticité qui le place dans l’orbe de ceux qui cherchent en provoquant, dont les voies empruntées sont celles, baroques, du contournement et de la transgression des codes. Il y a chez lui un attrait de la lumière que ne saurait comprendre l’aveugle humain, trop humain, auquel on ne demande même pas ce qu’il cherche au ciel, puisqu’il ne cherche rien. Si on appelle classique cette oeuvre, le classicisme s’installe en elle en un point central, mais vide, autour duquel s’agitent sans l’atteindre tous les extrêmes. S’installer dans un statut de moyenneté est la morale classique d’une pièce qui met en scène son contraire.

Les deux termes du couple sont inséparables. C’est le soleil qui fait les ombres, c’est par la nuit que le jour trouve sa signification, et la nuit à son tour porte en elle son obscure clarté. On peut donner toutes sortes de noms aux partenaires : baroque / classique, cela veut dire aussi animus / anima, Apollon / Dionysos, conscience / inconscient, masculin / féminin, un / multiple. Comme le Yin et le Yang du taoisme, comme Beresith et Mercavah de la Cabbale, comme les deux parties séparées de l’androgyne, comme les deux chevaux du char de l’âme selon Platon, l’un ne prend son sens que par l’autre. On en revient donc à l’image du thyrse ou du caducée : la figure n’a de sens que par la conjonction des éléments qui la composent. Tantôt les deux serpents du caducée se séparent, et comme dans le duo nocturne de Cyrano le baroque et de Roxane la précieuse, s’établit une fracture entre l’ombre et la lumière :

On se devine à peine :
Vous voyez la moirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été.
Moi, je ne suis qu’une ombre et vous qu’une clarté.

Mais au delà de cette séparation visuelle, il y a une parole qui passe et fait le lien, et un contact des mains qui s’établit symboliquement à travers le jasmin, qui joue ici le rôle du lierre dans le thyrse :

Je sens le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin

Baroquisme et classicisme, à travers les siècles, sous des noms différents, avec des éclipses et des résurgences, n’ont cessé de reprendre les duos alternés et les chants amoebés des bergers de Théocrite et de Virgile, jusqu’à la chanson de Magali dans Mireille :

« je me ferai l’oiseau qui vole, dit-elle - si tu te fais l’oiseau qui vole, dit-il, je me ferai chasseur et je te chasserai - je me ferai l’échappée ardente du grand soleil qui fond la glace, dit-elle - si tu te fais rayon de soleil, dit-il, je me ferai lézard pour qu’il me caresse ».

L’histoire du baroque et du classique, à travers les éclipses et les résurgences, est tantôt une histoire de chasse et tantôt une histoire de caresse. Les deux ne sont pas incompatibles.

Pour citer cet article

Claude-Gilbert Dubois, « La vie mythique des concepts d’histoire littéraire : surgissement, éclipses et résurgences du couple classique/baroque », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=803.

Auteurs

Claude-Gilbert Dubois

Professeur émérite, Directeur honoraire du LAPRIL, Université de Bordeaux III