Loxias | Loxias 6 (sept. 2004) Poésie contemporaine: la revue Nu(e) invite pour son 10e anniversaire Bancquart, Meffre, Ritman, Sacré, Vargaftig, Verdier... |  Autour des poètes 

Dumitra Baron et Delphine Laurenti  : 

Serge Ritman ou le battement du poème

Plan

Texte intégral

1Voici les abréviations des œuvres de Serge Ritman étant amenées à être régulièrement citées :

2: Illyriques1

3AJ : A Jour2

4MR : Ma Retenue3

5TR : Ta Résonance4

6SDB : Scènes de boucherie5

7ERP : revue Europe

8RERG : Rossignols et Rouges-gorges6

9Nous nous sommes proposé d’organiser notre étude autour de la notion de “ battement ” et nous avons tenté de mettre en “ écho ” les divers sens que pouvait revêtir ce concept et la poésie de Serge Ritman.

10Nous observerons tout d’abord la forte “ interaction ” qui semble exister “ dans et par ” le langage entre le battement du poème et celui de la vie ; ensuite, nous analyserons la portée du rythme dans la création des poèmes ; puis nous nous intéresserons à une écriture de la “ résonance ” où “ voix ” et “ corps ” “ s’emmêlent ” ; et enfin nous étudierons le battement d’une poésie de l’intervalle qui s’ouvre au passage.

11La poésie de Serge Ritman  met en “ résonance ” la vie ordinaire et le langage ordinaire. Les poèmes sont en relation avec le monde “ dans et par un ” “ langage en direct ” proche de la réalité immédiate et du quotidien. “ Dans le poème / la vie n’est pas représentée / (mais) tout s’y joue ”. Ainsi, la langue “ bat ” et “ crie ” comme la “ misère (qui) ne peut se taire ”. C’est la vie même qui palpite, le réel, l’ordinaire, ce qui constitue l’habitude, les choses palpables, les objets environnants : “ J’aime les gambades de Montaigne aussi / Les monosyllabes de Tsvétaïeva Marina / Je ne les entends que dans les jeux cris / Des enfants comme poèmes du langage / Ordinaire la vie vient à mes/tes oreilles ” (AJ, p. 24). L’espace est constitué par la cité, la banlieue, les beaux quartiers, l’école, des endroits où vivent des gens communs. Il y a beaucoup de références aux réalités sociales, culturelles, politiques, médiatiques. Le poète se voudrait un “ apatride ”, un “ citoyen du monde ” qui parlerait par exemple de la guerre de Kosovo, aussi bien que de la guerre des images ou encore qui écrirait le journal de guerre. Le poète “ est un homme ordinaire ” qui vit la même existence que tous les hommes : “ La poésie n’est pas au-dessus des autres activités humaines, mais au cœur, par cœur : aimer, palabrer, bosser, prendre le train, faire la queue à la poste ” (Essais de raison poétique, p. 209). Dans le volume Illyriques le poète, tout en citant Hanna Arendt, affirme son lien très fort avec la communauté humaine : “ Il n’y a pas de poète sans peuple ” (p. 11).

12D’une certaine manière, le langage transforme la vie comme la vie transforme le langage. Le battement de la vie transparaît également dans les poèmes de Serge Ritman  à travers une langue qui “ bat ” voire “ combat ” “ pour l’implication réciproque du poétique, de l’éthique et du politique ”.

13Les poètes seraient ceux qui “ mettent les formes ” à tout ce qui les entoure, alors “ la poétique et le poème s’en mêlent ” (RERG, p. 18). Mais le risque serait celui de manquer le fond, le contenu ; d’où une poésie qui s’isolerait du réel, du vécu. Yves Charnet, reprenant Michel Deguy notait qu’avec la modernité il existe un “ tournant en faveur d’une poétique, ou plutôt une poéthique, car ce qui est en jeu, c’est ici toute une façon d’être, tout un éthos, une manière d’habiter le monde ”7. À l’équation poétique - poéthique Serge Ritman ajoute un troisième terme : le politique : “ Avec le poème et la vie éthique, politique, poétique : un même langage ” (ERP, p. 210).

14La poésie ne se résume pas à donner une forme à la réalité, mais plutôt à essayer de la transformer, de chercher une autre forme liée au contenu de sa propre création. Le poète n’envisage pas la création ou la recréation, à travers la poésie, d’un monde total, complet ; il cherche plutôt un “ paysage ”, la partie qui reflétera le tout : “ la grande forme / le petit contenu / démonstration par l’absurde que un plus un ça fait deux / pas tout / l’Illyrie / est notre paysage / pas le monde ” (I, p. 26).

15Il faut écrire contre les mots déjà faits, contre les mots qui n’expriment rien de concret et qui ont rompu tout contact avec la réalité. Il faut apprendre à lire au-dessous du texte, au-dessous de la conversation. La forme d’un certain “ engagement ” poétique se résumerait dans la formule : “ pour l’époque / contre l’époque le poème vit en guerre” (I, p. 32). S’emportant dans la société (“ correctement impoli ” - RERG, p. 14), le poète propose une “ politique/poétique du saut ” et refuse une poésie qui serait la simple mise en pratique des règles données en avance ; il accepte seulement les normes dictées par le poème en train de se faire. Cela lui permet de rejoindre l’état de liberté de l’enfant qui dans ses jeux s’exprime d’une façon non-conformiste, en trouvant et en imposant avec chaque jeu des nouvelles règles.

16Aussi nous reste-t-il à chercher à “ entendre / Andersen et les fleurs de ses sirènes et / Un petit soldat de plomb flottant loin / Dans l’enfance qui vient au cœur qui bat / Plus vite et brûle les restes exposés là ” (AJ, p. 48).

17Dans les poèmes de Serge Ritman, la vie “ se joue ” dans et par une écriture qui bat au rythme de la vie même.

18Le rythme en tant qu’élément essentiellement poétique trouvera son expression multiple à travers l’œuvre de Serge Ritman. Le poème en train de s’écrire cherche tout d’abord à s’accorder au rythme, au battement de la vie qu’il représente et dont il est issu, et ensuite à trouver, à inventer son propre “ pouls ”, spécifique à l’acte de création. Le rythme de l’écriture deviendra alors consubstantiel au rythme de la vie et lui assurera une continuité.

19Se manifestant sous diverses formes (cadence, souffle, alternance, répétition) le rythme sera toujours conçu comme oscillation entre la vie et l’écriture, l’alternance des voyelles et des lettres correspondant à l’alternance des saisons (AJ, p.16), au cycle de la nature. Le geste d’écriture cherchera à rendre le rythme du mouvement de la vie. Écrire sera “ noter ce qui se passe trop vite ”, ce dont on ne retient que le rythme : “ Les brouillons ne serviraient alors qu’à / Se souvenir du temps et de sa durée / Mais l’écriture fait alors comme le carnet / Elle ne se souvient de rien ou presque / Le poème écrit ses jours et ses heures ” (AJ, p. 29).

20Le battement du poème suppose aussi une perpétuelle oscillation entre le désir d’écrire, de laisser “ les mots prendre l’initiative ” et le questionnement sur la validité d’une telle entreprise ; le poète voudrait écrire “ le dernier mot ”, “ barrer l’unique page écrite. Se taire ou dire l’indicible ” (RERG, p. 7), mais l’acte de création continue. La poésie emploie les matériaux du vécu de l’humanité entière et les met en accord avec le rythme imposé par la main qui écrit. Afin de comprendre ce qui se passe autour de soi il faut “ écouter son rythme ” (AJ, p. 25), se laisser emporter par le vertige de la vie et de l’écriture. L’écriture accompagnera comme une sorte de musique (“ dans les rythmes de paroles énoncées ” - AJ, p. 32) chaque mouvement, chaque geste du monde réel, elle sera la seule capable de le faire car “ les baladeurs ” (les objets du réel) “ ne rythment pas la marche / Des conversations rapportées ” (AJ, p. 44).

21Le rythme est assuré au niveau de l’écriture proprement dite par les répétitions qui se veulent des leitmotivs scandées comme dans une incantation. Elles offrent au lecteur, au passant qui “ traverse ” poétiquement l’Illyrie, l’impression que les poèmes “ circulent en airbus ” au lieu de “ marcher ” (I, p. 50). Ces poèmes sont transportés par leur propre rythme, ils circulent, ils sont en mouvement sur une orbite. L’écriture, tout comme l’amour, est “ la seule façon de s’oublier pour mieux se dire ” (TR, p. 68). L’écriture suppose un dépassement de soi, un effort de retrouver et de revivre le “ commencement ”. La main qui écrit prête son rythme à la main qui caresse, qui cherche à toucher l’autre : “ tu sais je te porte et tu m’as tous les jours dans ton corps et dans le poème ma vie je rime à tu ” (TR, p. 68).

22Le rapport à l’autre, à l’être aimé se définit au cœur de l’écriture comme une perpétuelle variation, comme une oscillation continue entre, comme une amplitude poétique dont les pôles seraient représentés par : “ dilatation & - / rétraction / lente - effusion & / rapide - précipitation ” (TR, p. 122). Wallace Stevens affirmait que “ la poésie augmente le sentiment de la réalité ”, alors, par le biais du rythme de la vie retrouvé par l’acte poétique, les êtres de papier retrouvent leur humanité dans ce qui constitue l’essence même du rapport à l’autre : l’amour, la dévotion.

23On constate dans les poèmes de Serge Ritman l’existence de beaucoup de références à des domaines pour lesquels le rythme fonctionne en tant qu’élément majeur : la musique et la danse. Les deux accompagnent le “ battement ”, la création du poème et leurs rythmes s’y mêlent. Les bras, les mains composent une “ musique silencieuse qui compte sous les pas de la danse enivrante ” (MR, p. 16). Le rythme des mouvements corporels aura comme correspondant sonore, la résonance, qui renvoie aussi à l’idée de réciprocité : “ sans jamais répéter ce qui nous refait / dans cette pauvreté ta réciprocité / où rien ne s’entend de nos paroles / seul ce mouvement que nous montons / et descendons dans la mer de la vie / ta résonance générale ma mystérieuse ” (MR, p. 23). Le syntagme “ dans la mer de la vie ” nous fait penser à l’idée de rythme et à son étymologie décrite par Maurice Blanchot : “ sreu et rheô (couler), rhuthmos – flux et reflux de ce qui coule – et rythme et rime ”8. Les métaphores du rythme se retrouvent associées à la résonance, au “ battant ”, à la “ répétition ”, au “ retour ” (MR, p. 30). Le rythme varie, il est souvent “ contre le rythme des autres ” mais il a besoin de cette dissonance : “ ils accompagnent pourtant / ton chant intérieur ” (MR, p. 58). La vie ainsi que l’écriture entrent dans la logique hölderlinienne : “ Tout est rythme ”. Il suffit de lire un fragment de Valse à quatre (même le titre est suggestif : la valse – danse rythmée) pour observer les renvois à la circularité, à la répétition, à l’éternel retour : “ je tourne le globe / roule dans nos chambres d’enfants / vos noms font des baisers envoyés / je les tourne à la face des empêcheurs / les affiche aux oreilles de ton rythme / tu me dis recommence et ça repart / toutes les réponses me font peur / tourne tourne ma petite planète terre / que je m’enfouisse dans ton orbite / au cœur du tournoiement de ta robe ” (MR, p. 50-51). Ainsi c’est à travers l’acte d’écriture que le poète réussit à entrer dans le rythme des choses, du monde réel, la main (transformée tour à tour en bouche, en oreille, en œil, en tant qu’ouverture vers la perception totalisante) étant le médiateur entre l’écriture et la vie. La main lettrée “ détient en fin de compte le secret du sens, dans tous les sens du mot sens : sensation, direction, signification ”9. La main anime les objets, les événements du monde réel, elle fait accorder “ la pulsion de l’homme ” à “ la pulsion de l’univers ”.

24Le rythme signifie vie, pulsation, agilité, implication et observation des choses de notre monde. Il invite à la création, à la recherche du côté poétique de notre existence, sans toutefois rompre le lien avec la vie. Son essence se trouve au cœur même de la vie.

25Le terme de “ battement ”, défini en tant que “ choc ” ou “ mouvement de ce qui bat ” sollicite l’apparition du “ bruit ”. Comprenant le mot “ son ” à l’intérieur même de sa structure, la notion de “ résonance ” nous servira dans cette partie à analyser les relations à l’écriture et les appels à la voix de l’autre tels qu’ils apparaissent au niveau de l’écriture poétique de Serge Ritman.

26Entre le bruit et le silence, entre dire et se taire, il existe un perpétuel va-et-vient qui nous incite à déchiffrer les significations de la voix et de la bouche ainsi que les métaphores qui s’y associent dans les poèmes étudiés. Le poète cherche la voix des autres, il la convoque dans son texte à travers les références intertextuelles (épigraphes, citations, allusions) aux textes-voix de Montaigne, Baudelaire, Balzac, Ovide, Marina Tsvétaïeva, Schiller, Humbold, H. Arendt.

27Mais il existe aussi un travail sur le “ discours ” stéréotypé des autres. Le but d’une telle entreprise parodique, délibérément ironique, serait de montrer la fausseté, le manque de substance et de validité des poncifs. Du discours religieux, en passant par le discours “ des sages ” (les proverbes, les maximes) et jusqu’aux clichés du discours contemporain (publicitaire, social, écologique), les poèmes de Serge Ritman construisent une “ mosaïque ” de voix dans la logique qu’écrire “ se fait à deux ” (MR, p. 41). Nous citerons à titre d’exemple : “ tu as lavé ton linge sans famille ” (RERG, p. 24), “ l’argent n’a toujours pas d’odeur ” (RERG, p. 48) ou “ ce qui est à César / ne lui a jamais appartenu ” (I, p. 43).

28Il ne s’agit pas d’une adhésion totale au discours de l’autre, la résonance se voit complétée par un “ raisonnement ” qui se manifeste par la mise en cause des propos énoncés. Ces textes invitent le lecteur à lire et à écouter autrement les choses et les mots de la vie.  

29Le langage et ses valeurs sont soumis à une interrogation constante, l’oscillation entre dire et se taire étant équilibrée par la formule : “ dire l’indicible ”. La communication, la communion avec l’autre sont recherchées et on assiste à une variation de tonalité. L’expression brute, les cris, les balbutiements sont en mesure de constituer un appel adressé à l’autre. À un discours très ordonné, exprimé dans une “ langue armée ” qui ne transmet rien d’humain, de réel, le poète préfère appeler à “ la langue de tous les jours ” et même si elle ne suffit pas, il lui reste encore la main ou l’œil qui peuvent la remplacer. Il faut “ oser dire le poème ”, il faut “ dire, chanter, réciter ”, “ parler dans le poème tordu ”, “ ouvrir la bouche ” comme une sorte de défi à la mort. Parler équivaut à écrire mais le créateur se refuse l’identité d’auteur (il ne veut même pas signer de son nom) ainsi voudrait-il laisser le lecteur assumer le statut de créateur, car “ le livre se refait à voix haute ” (AJ, p. 41). Le lecteur n’est pas sollicité seulement dans sa condition de personne qui lit (avec les yeux) mais on lui demande une implication réelle (réciter, parler à son tour).

30La bouche acquiert des significations particulières, notamment dans le volume Scènes de boucherie, dans lequel il existe un constant désir d’ouvrir la bouche afin de parler, de violenter le langage. Dans le volume Ma retenue, le poème acquiert les caractéristiques de la bouche, il parle, il raconte mais il mord aussi : “ toujours plus je cherche avec toi le poème toujours / qui te mordille délicatement tes baies si glorieuses ” (MR, p. 33). Le poète éprouve le besoin de communiquer, la bouche est une sorte de moyen de connaissance “ sur cet itinéraire je te rejoins avec la bouche comme un monde ” (MR, p. 69) mais en même temps le poète ne trouve pas toujours un interlocuteur : “ Je n’ai parlé à personne aujourd’hui ” (AJ, p. 20). De plus, sa voix, ses mots ne “ résonnent ” pas, les paroles sont “ gelées ”, elles “ se perdent ici ailleurs ” (AJ, p. 22). Les propos ne sont plus entendus par l’autre qui a les oreilles “ bouchées ”, les paroles deviennent des vociférations, le chant est monodique et “ la voix secouée est épuisée / le poème est tombé à l’eau ” (MR, p. 18). Même le poète se trouve dans l’impossibilité de réagir aux paroles des autres : “  tu lis et je n’entends pas / les lignes qui se mêlent / aux informations / les bruits / de l’orage ” (I, p. 28).

31Ne pouvant plus s’accommoder à “ parler en formulaire ”, le poète désire “ manger les mots ” et “ digérer sa langue ” afin qu’apparaisse une “ langue neuve balbutiante ”, qui rappelle des débuts innocents du langage humain : les bruits, les cris d’enfants, l’hymne désaccordé.

32Le battement de l’écriture est également perceptible à travers celui des “ corps ” qui traversent les poèmes, et plus particulièrement à travers leurs “ mouvements ”, leurs “ bruissements ”, leurs “ oscillations ” voire leurs “ frémissements ”. “ Dans et par le langage ”, les corps se meuvent, “ s’écoutent ”, “ s’embrassent ”, s’approchent et s’éloignent, se joignent et se séparent. Le sujet du poème prend en quelque sorte corps dans le corps même de l’écriture d’autant que dans les poèmes de Serge Ritman, le corps se déploie dans “ une profusion de membres ” (MR, p. 38).

33Dans une écriture de la “ résonance ”, les mots et les corps se “ mêlent ”, “ s’élèvent au chant d’un même écho ” (RERG, p. 37). Le battement de la langue laisse entendre le bruit, voire le “ martèlement ” des “ pas ”, notamment ceux “ d’un homme / derniers pas avant sa mort / était-ce son cœur mis en ondes ” (I, p. 48). Le poème suit la “ marche ”, “ traîne les pieds pour suivre ” “ ceux qui n’ont plus que leurs deux pieds pour chercher devant un / peu d’avenir ” (I, p. 34). Tel le claquement d’une porte, les sons qui se “ dégagent ” des corps se déployant au fil des vers sont aussi parfois le résultat d’un choc, d’un véritable “ battement ” ; ainsi le langage, “ qui n’est pas un vêtement ” (TR, p. 14) dénude le corps sur lequel “ le vent claque ” (AJ, p. 32).

34Dans les poèmes de Serge Ritman, l’écriture devient le lieu de la relation amoureuse où “ s’embrassent (les) corps ” (TR, p. 10) dans “ le lent gage de l’amour / De l’amoureux langage du langage amoureux ” (MR, p. 13) ; comme si “ Ici tous les poèmes (venaient) de faire l’amour ” (MR, p. 41). Les corps amoureux se déploient dans le “ poème d’un langage relation ”. Les battements du poème et ceux du corps “ s’emmêlent ” dans des vers “ faisant le langage comme l’amour ”. Le rapprochement des corps peut également donner naissance à un “ frisson ”, une “ vibration ” comme une “ chaleur (qui) frotte (l)a peau ” (AJ, p. 31).

35Tel le battement des vagues, les corps apparaissent en mouvement. Ils ondulent, vont et viennent “ comme la mer se retire ” (TR, p. 48). La découverte du corps de l’autre s’apparente en quelque sorte à un parcours à effectuer, à un itinéraire à suivre, à un mouvement ondulatoire : “ Je voyage au bout de ton échine. Je longe tes / côtes ” (SDB, p. 7). La relation à l’autre “ ne cess(e) de / mettre (les corps) en mouvement ” (TR, p. 13). Les corps se rapprochent dans un mouvement “ réciproque ”. L’acte amoureux apparaît alors perpétuellement renouvelé dans une langue qui “ déshabitue toujours ” (MR, p. 70). Il faut sans cesse “ réapprendre ” à “ faire l’amour ” (AJ, p. 13). Dans “ l’infini ” de la relation amoureuse, “ l’accompli ” se voit en permanence remis à “ l’inaccompli ”. La rencontre des corps transforme ainsi le corps en “ infini ” : “ Tu viens de loin tout / près traverses les figures le / poème de ces yeux et / gestes qui continuent / ton amour ton corps / dans toutes ces / résonances de ton corps qui s’infinit / tes yeux et gestes / multiplient l’instant / qui a toujours été sera ” (TR, p. 11). Les mouvements du corps s’écrivent en quelque sorte dans et par les mouvements même de la langue. Ainsi, les “ hoquettements ” et les “ sursauts ” (RERG, p. 37) des corps qui traversent les poèmes se ressentent dans le rythme de l’écriture.

36Si les corps “ s’embrassent ” dans des mouvements amoureux, il n’en demeure pas moins que leurs rapprochements, leurs proximités ne s’apparentent pas pour autant à une “ fusion ”. Dans l’écriture de Serge Ritman, le battement des corps s’assimile à un balancement sans cesse renouvelé entre l’union et la séparation, entre le rapprochement et l’éloignement. Les poèmes, “ dans et par ” le battement d’une langue de l’intervalle, laissent entrevoir la relation “ dans l’éloignement, dans le gouffre maintenu / entre les corps ” (TR, p. 104). Les corps “  (...) sont l’infini de la relation. Des messagers. Séparés parce / Que sans cesse retrouvés. L’autre corps tout entier dans / L’indivision du corps propre ” (TR, p.105). Dans les poèmes de Serge Ritman, tout en se rapprochant l’un “ à côté ” de l’autre, les corps savent maintenir l’inconnu, “ le blanc          lointain d’une / terra incognita ” (I, p. 83), voire les “ creux ” (AJ, p. 46) qui les éloignent. La proximité des corps ne conduit pas à leur confusion, “ rien ne peut (les) / confondre même pas / l’oubli et l’étreinte est / déjà une confirmation / comme l’éloignement défait tout ce / qui (les) / sépare ” (TR, p. 15). La relation entre les corps “ c’est encore plus fort que la rencontre / c’est la rencontre non aboutie / la rencontre demande de ne pas en finir / le conte alors ne finit pas de nous rêver / ensemble ” (MR, p. 47).

37Ainsi, “ dans et par ” le langage, “ voix ” et “ corps ” “ s’en mêlent ” et “ s’emmêlent ”. Si la relation des corps s’apparente à une “ oscillation ” permanente, celle-ci n’est perceptible que dans une écriture de l’intervalle et du passage.

38Dans la poésie de Serge Ritman, le battement du poème laisse “ entrevoir ” une écriture de “ l’entre-deux ” qui s’ouvre, se ferme pour s’ouvrir de nouveau “ au passage ” afin de maintenir une tension, un “ balancement ”, voire une oscillation sans cesse renouvelés “ entre ” l’intérieur et l’extérieur, le semblable et le distinct, ou encore le continu et le discontinu. Les poèmes s’écrivent dans une langue “ qui bat ”, une langue “ qui s’ouvre au passage ” “ pour laisser passer, et ainsi s’ouvrir au moment du passage, capter au vol la constellation du moment ” ; une “ langue-seuil ” qui “ s’ouvre, s’entrouvre, baille, s’entrebaîlle, (…) pour laisser passer, pour donner sur ” (M. Deguy). En effet, “ écrire est si ouvert ouvert ” (MR, p. 41). Les poèmes nous invitent donc à “ écouter ce qui se dit entre les mots, les lignes, les textes, les écritures, les vies entre ” (La polygraphe). La poésie de Serge Ritman apparaît sans cesse aux prises avec l’entrouvert explorant l’écart et l’intervalle ouvert au sein même de la langue.

39Tel un “ poème élagué ” (RERG, p. 22), les vers de Serge Ritman qui “ sur / sautent à la ligne ” (TR, p. 116) laissent la place non seulement aux “ blancs ” du texte notamment visibles dans la typographie même du poème, mais aussi aux “ creux ”, aux “ vides ” et aux “ trous ” perceptibles dans l’écriture. Le poète écrit “ entre ”, voire “ entre parenthèses ” (RERG, p. 45) et “ entre des lignes ” (MR, p. 53), mais aussi “ à cheval sur les frontières ” (I, p. 69), “ à fleur de page  ” (TR, p. 80), ou encore “ dans les interstices des phrases ” (I, p. 79). La langue “ bat ” “ en passant d’un niveau à l’autre jamais sur le même palier toujours entre deux ” (MR, p. 9).

40Le balancement de la poésie s’entrevoit aussi dans un “ battement ” temporel. Le poète semble accorder une place privilégiée à “ l’instant ”, cet entre-deux temporel à la fois “ fin de l’avant et début de l’après ”10, précisant à plusieurs reprises qu’il “ n’y a que des instants de bonheur ” (AJ, p. 53), que “ de courts réveils d’un instant ” (TR, p. 53). Ainsi, il semble que “ les lieux où gît le temps vous accueillent trop vite : (qu’)il / faut parfois vous en éloigner pour que le temps s’éveille et sache / perdre les instants du bonheur ” (RERG, p. 15). “ L’instant présent ” “ qui ne faiblira jamais jusqu’à remourir ” (AJ, p. 58), suppose un perpétuel commencement, un renouvellement infini et continûment réitéré. L’écriture voit alors “ Le temps passer (…) et l’autre / Temps venir devant et encore l’autre / Revenir dans le poème et puis un autre ” (AJ, p. 61).

41Le “ balancement ” du langage tendrait à rompre avec “ les vieux / dualismes ” (I, p. 30) qui, selon Serge Ritman, “ trompent notre réflexion ”, en offrant la possibilité d’un “ passage entre ”, d’un mouvement “ dialogique ” “ comme si tout / Etait rendu possible dans l’impossibilité ” (AJ, p. 50). L’écriture de “ l’intervalle ” suppose une “ recherche de la pluralité ”. Serge Ritman suggère que “ le poème (…) alors n’est ni / subjectif ni objectif ni lyrique ni anti-lyrique mais tout sim- / plement parole donnée et donc réponse ou réponse attendue / ou question lancée dialogue pour le dire en un mot mais pas / dans le poème avec le poème qui le devient poème dans ce / dialogue qui n’est ni dedans ni avant ni forcément après / dialogue si le sujet du poème résulte d’une lecture d’une écri- / ture des deux ensemble ” (TR, p. 66).

42Le poète “ cherche ce qui continue ” (RERG, p. 56) et non pas ce qui est homogène. La recherche du “ continu ” dans et par le langage participe de la “ relation générale ”. Cette recherche transparaît dans l’écriture d’un poème qui “ commence par continuer ”, “ pour ne pas tomber dans / cette théologie de la création originelle ou de son imposibili- / té. Ce qui revient au même ” (TR, p. 108) ; ou encore continue en commençant, sans début ni fin, “ Puisque le compte n’est jamais juste ” (AJ, p. 58). La poésie s’écrit dans un “ perpétuel commencement ” (formule de Bernard Noël). “ La répétition à l’œuvre sur la surface dans une infinités de / petites différences  -” (TR, p. 76) suppose également un renouvellement perpétuel “ comme / la même eau qui passe / Eau neuve toujours ” (TR, p. 77). D’une certaine manière, le poème ressemble au “ château de cartes qu’on peut refaire au moindre souffle de vent / un jeu de cartes et des parties infinies ” (MR, p. 47).

43L’écriture de Serge Ritman, en tant qu’écriture du “ balancement ”, ne se fixe pas, “ ne veut s’installer ” (MR, p. 20). Ainsi, le poète précise qu’ “  (il) n’écri(t) qu’en défaisant des installations en ratant toujours ce qu’on / croit la visée didactique alors prise pour confuse quand l’hésitation est un refus / de l’installé et la tentative de tenir la force de ce qui ne peut bien se tenir / une hésitation faite vaut mieux que deux décisions finies / la gare du poème n’a pas de destination ” (MR, p. 20).

44La langue est alors “ ouverte au passage ”, à “ un passage de la frontière ” (AJ, p. 43) ; une “ langue-porte ”, “ à jamais entrouverte ” (MR, p. 22), qui ouvre ses “ deux battants ” (MR, p. 33) comme “ Chaque porte de la ville / laisse passer le soir / un point cardinal / de retour des confins ” (I, p. 67) et qui “ sans laissez-passer / laiss(e) / passer ” (I, p. 65). Le poème dans un “ langage pas sage ” (MR, p. 12) s’écrit dans “ une page lancée sur la pente du passage / du passage du langage ” (MR, p. 12).

45En somme, le battement du poème fait écho à une langue de l’intervalle et du passage. Dans les poèmes de Serge Ritman, où la langue reste ouverte au passage, la poésie s’écrit “ entre ”.

46Pour conclure, l’attention que nous avons portée à la notion de “ battement ” perceptible dans les poèmes de Serge Ritman, nous a permis de mettre en évidence les enjeux d’une “ poétique ” de l’intervalle  où rythme et résonance participent au passage entre la vie et l’écriture.

Notes de bas de page numériques

1 Ed. Voix-Richard Meier, 2000.
2 Ed. L’Amourier, 2000 (avec des lavis de Ben-Ami Koller).
3 Ed. Comp’Act, à paraître.
4 Ed. Océanes, 2003 (avec des lavis de Colette Deblé).
5 Ed. Rafael de Surtis, 2001.
6 Ed. Tarabuste, 1999.
7 Charnet, Yves, “ Malaise dans la poésie : un état des lieux ”, in Littérature, n° 110, 1998, p. 24.
8 Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre, 1980, p. 172.
9 Cheng, François, in Poésie, n° 65, Décembre 1996, p. 31.
10 Poulet, Georges, Etudes sur le temps humain 4.

Pour citer cet article

Dumitra Baron et Delphine Laurenti , « Serge Ritman ou le battement du poème », paru dans Loxias, Loxias 6 (sept. 2004), mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=78.


Auteurs

Dumitra Baron

Delphine Laurenti