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Gabriel Grossi  : 

Finitude de la lumière : l’œuvre de Béatrice Bonhomme (compte rendu de Béatrice Bonhomme : le mot, la mort, l’amour)

Résumé

Recension de l’hommage rendu à l’œuvre de Béatrice Bonhomme (2013), ouvrage collectif consacré à sa poésie, paru aux éditions Peter Lang, et dirigé par Peter Collier, et Ilda Tomas. Ce volume entend « fête[r] l’œuvre de Béatrice Bonhomme » — riche de nombreux recueils, mais aussi d’une pièce de théâtre — et en faire « l’analyse critique ». Il réunit près d’une trentaine d’articles critiques, mais aussi des textes inédits de la poète, des reproductions de dessins et d’images.

Index

Mots-clés : Bonhomme (Béatrice) , poésie contemporaine

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1À propos de l’ouvrage de Peter Collier et Ilda Tomas (dir.), Béatrice Bonhomme : le mot, la mort, l’amour, Berne, Peter Lang, « Modern French Identities », 2013.

2C’est un bel hommage à l’œuvre de Béatrice Bonhomme que la publication, en cette année 2013, d’un ouvrage collectif consacré à sa poésie, paru aux éditions Peter Lang, et dirigé par Peter Collier, professeur émérite à l’Université de Cambridge, et Ilda Tomas, professeur à l’Université de Grenade. Ce volume, de plus de quatre cents pages, entend, comme l’indique sa quatrième de couverture, « fête[r] l’œuvre de Béatrice Bonhomme » — riche de nombreux recueils, mais aussi d’une pièce de théâtre — et en faire « l’analyse critique ». Il réunit près d’une trentaine d’articles critiques, mais aussi des textes inédits de la poète, des reproductions de dessins et d’images de Stello Bonhomme et de Serge Popoff, ainsi que des poèmes d’autres auteurs, à savoir Stello Bonhomme, Arnaud Villani, Hervé Bosio, Arnaud Beaujeu, Michèle Lester, Peter Collier, Pierre Caizergues, Alexandre Eyriès, François Garros, Jacques Moulin et Thanh-Vân Ton-That. L’ouvrage propose également un entretien de Béatrice Bonhomme avec Dorothée Catoen-Cooche, suivi par une biographie, qui tous deux éclairent les liens que la poète tisse avec l’enfance, les paysages, les lectures, tout en fournissant des précisions sur sa pratique poétique.

3Dans leur « avant-propos », Peter Collier et Ilda Tomas précisent que cet ouvrage constitue la première étude d’ensemble de la poésie de Béatrice Bonhomme, qui s’est tenue à distance des mouvements et des chapelles poétiques (p. xi). Ilda Tomas justifie ensuite, dans l’introduction, le sous-titre de cet ouvrage collectif, en affirmant que « l’amour, la mort, le mot » constituent des « figures fondatrices et conductrices de l’œuvre » (p. 1). De fait, c’est « à travers la parole poétique » que la poésie de Béatrice Bonhomme entre en rapport avec la mort, tandis que « souffrance » et « jouissance » constituent deux « inflexions » de la parole (p. 2). La douleur suscitée par la mort, – soulignée par la forme et le choix d’une mise en page qui, notamment, troue le texte par des blancs (p. 2-4), – n’empêche pas cette poésie d’être « fortement reliée au monde » et de faire preuve de « tendresse », de « passion » et d’« amour » (p. 4-5).

4Divisé en six parties, l’ouvrage commence par présenter des « Textes inédits et documents », incluant des textes de Béatrice Bonhomme et d’autres auteurs, puis une partie intitulée « Enfance du poète, genèse du poème », partagée en deux sous-parties séparant articles critiques et productions poétiques et artistiques. Vient ensuite une partie intitulée « La lumière étoilée : rapports entre arts et artistes », qui explore les liens de la poésie de Béatrice Bonhomme avec la photographie, le théâtre, mais aussi avec l’œuvre de Jouve, suivie d’une quatrième partie consacrée aux thèmes de la mort et du deuil, sous le titre « Le vide essentiel : l’autre côté de la vie ». La cinquième partie s’intéresse au « corps glorieux » et aux « splendeurs du sentir », tandis que la sixième et dernière a pour titre « L’indicible et l’infini : désir et langage ».

5Ces six parties paraissent ainsi décliner le triptyque « le mot, la mort, l’amour » du sous-titre, qui peut servir de fil conducteur. Les textes publiés par Béatrice Bonhomme dans la première partie témoignent d’un retour vers les mots, marquée par la joie de la naissance de sa petite-fille, là où la mort et le deuil occupaient une place prépondérante dans deux recueils récents1. C’est pourquoi nous commencerons par passer en revue les articles qui s’intéressent à ces thèmes, avant d’envisager ceux qui paraissent davantage centrés sur l’amour et sur la vie, pour nous consacrer enfin aux articles consacrés à l’esthétique du poète. Bien entendu, ces aspects sont amenés à se rejoindre les uns les autres, dans les recueils de Béatrice Bonhomme comme dans les études proposées par cet ouvrage.

Un retour vers les mots

6Parmi les « Textes inédits et documents » qui constituent la première partie de l’ouvrage, on trouve trois textes de Béatrice Bonhomme, dont deux poèmes manuscrits. Le poème intitulé « Les mots morts » s’écrit au passé, et semble ainsi jeter un regard rétrospectif sur une période de silence poétique, qui correspond sans doute à celle du deuil de son père :

J’avais des mots morts dans la bouche.
La bouche remplie de mots morts.
Des mots de glace et de froid
coagulés comme des râles
et qui ne pouvaient plus sortir (p. 9).

7Dans « Le pacte des mots », troisième texte inédit proposé par cet ouvrage, Béatrice Bonhomme rapproche la date de décès de son père et celle de la naissance de sa petite-fille Lou (p. 11). Cette naissance semble avoir contribué à son retour vers « les mots » :

C’est surtout les cils de Lou qui m’ont donné envie de réhabiter les mots alors qu’ils étaient morts dans l’impuissance. // J’ai vu la naissance comme j’avais vu la mort et le visage étonné de Lou s’est superposé au visage exsangue de mon père et elle m’a redonné les mots (p. 12).

8Béatrice Bonhomme affirme ainsi dans l’entretien avec Dorothée Catoen-Cooche que « les mots se sont arrêtés, se sont bloqués » après l’écriture des deux ouvrages dédiés à son père, et cela « pendant trois ans », jusqu’à « la naissance de Lou » (p. 38). Ces poèmes et cet entretien éclairent ainsi les articles critiques qui s’intéressent à l’écriture du deuil, notamment rassemblés dans la quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « Le vide essentiel : l’autre côté de la vie ».

L’écriture du deuil

9Comme le rappelle la biographie proposée par cet ouvrage (p. 53), Béatrice Bonhomme a fait paraître en 2008, deux ans après le décès de son père, le peintre Mario Villani, en 2006, deux ouvrages qui lui sont dédiés, Mutilation d’arbre et Passant de la lumière. Pour Myriam Watthee-Delmotte, il s’agit, dans ces ouvrages qui lui paraissent liés aux « rites mortuaires » que sont « la mise au tombeau et la commémoration du défunt », de « faire reconnaître l’absent » (p. 231). Écrit peu de temps après le décès de son père, Mutilation d’arbre témoigne du « traumatisme de la séparation » (p. 236), tout en ouvrant le deuil à une dimension universelle (p. 237), tandis que Passant de la lumière se lit comme un « Tombeau littéraire », un « hommage à un artiste défunt » (p. 239), où le deuil s’accomplit (p. 242). Pour Benoît Conort, si Mutilation d’arbre possède des points communs avec le genre du « livre de deuil contemporain » (p. 189), l’ouvrage trouve son originalité dans le fait que c’est ici une femme qui déplore la mort de son père, et qui peut donc moins aisément se situer dans la tradition du mythe d’Orphée (p. 193). Dès lors, d’autres figures sont convoquées, à travers des allusions aux Évangiles – identification de la poète aux « gardiennes de la tombe » (p. 194) et comparaison du père défunt au Christ (p. 195) –, mais aussi des « références littéraires », à Jouve notamment (p. 195).

10Dans la mesure où « le peintre reste vivant en la poète », Régis Lefort affirme que, chez Béatrice Bonhomme, « écrire le poème prolonge le mourir tout en l’acceptant par le deuil et le métamorphose en vivant » (p. 212). Si Mutilation d’arbre et Passant de la lumière énoncent la douleur du deuil, ils en viennent à dire « non plus l’effacement de la présence mais la résurgence de cette présence » (p. 214), muant le père défunt en « dormeur », « nageur », « dormant » (p. 215), parfois représenté comme un jeune homme (p. 220). L’idée selon laquelle la poète porte son père en elle, qu’elle compare au Christ, correspond à « une transformation, une mutation, ou une transmutation » qui « restitue le vivant dans le poème » (p. 216), de même que le langage est d’abord expression de la douleur, puis devient chant (p. 217). Ainsi, ces poèmes relèveraient d’une « esthétique de l’éphémère », un « éphémère positif et cosmique » (p. 218).

11Mutilation d’arbre, Passant de la lumière – mais aussi les poèmes « Le Porteur de bruyère » et « Sauvages » (p. 223), « consacrés en majeure partie à [la] grand-mère » de Béatrice Bonhomme (p. 229) – paraissent, pour Évelyne Lloze, se rejoindre dans la dimension éthique de l’expression du deuil. La « charge vocative » présente dans le registre de l’ode se retrouverait ainsi dans les « recueils-tombeaux » et permettrait de parler d’une « éthique du don » (p. 224). Celle-ci prend la forme, dans Mutilation d’arbre, d’un « mouvement vers un tu » (p. 224) qui permet la perpétuation d’une « connivence » (p. 225), dans « l’unisson d’une respiration mutuelle », avec le père disparu (p. 227). Le recueil Passant de la lumière est davantage marqué par une dimension « symbolique » ; l’expression y semble plus distante et la souffrance plus vive (p. 228-229). Enfin, les poèmes consacrés à la grand-mère constituent un hommage empli de tendresse, avec des « accents de mélopée douce-amère » (p. 229-230). Au-delà de leurs différences de ton et de formes, dans ces poèmes, la parole « transmu[e] le texte en offrande, la question en adresse [et] la plainte en geste d’amour » (p. 230).

12En dehors des deux ouvrages dédiés au père défunt, d’autres recueils abordent également les thèmes de la mort et de la perte. Aussi la poète Claude Ber voit-elle, dans trois ouvrages antérieurs que sont Marges, La Fin de l’éternité et Dernière adolescence, des « tombeaux pour une magie morte » où « résonne la déploration de la perte de l’intensité existentielle des “premières fois” » (p. 173). Eugène Michel, également poète, considère ces trois ouvrages comme « des textes proches de l’autobiographie », « une trilogie qui semble raconter la même histoire sous des éclairages différents » (p. 93), ceux des « trois premiers moments de la vie : enfance, adolescence, jeunesse » (p. 94), où des émotions intenses apparaissent sur fond de paysage méditerranéen (p. 93). Françoise Delorme, céramiste et poète, s’intéresse au recueil Cimetière étoilé de la mer : si son titre indique explicitement qu’il est « placé sous le signe de la mort » (p. 204), le recueil manifeste, toute violente que soit la mort, une « sorte d’assentiment à la mort individuelle » (p. 205), celle-ci se trouvant inscrite dans le dynamisme de la vie et dans la « mobile immobilité » (p. 201) du poème, à l’image du « mouvement de cavale » de la mer (p. 200).

La vie et l’amour

13Si l’écriture du deuil ne se limite donc pas à l’expression de la souffrance de la perte, c’est aussi que les textes de Béatrice Bonhomme sont, par ailleurs, « habités par la vie et par l’amour », pour reprendre une expression qu’elle a elle-même utilisée2 pour expliquer l’affection particulière qu’elle porte à certains de ses recueils. De fait, la poète Gabrielle Althen « décèle [dans l’œuvre de Béatrice Bonhomme] comme une sorte d’accord senti avec ce que la vie offre de plus spontanément heureux » (p. 329), qui n’empêche aucunement la conscience des souffrances et des difficultés de l’existence, ces dernières n’entamant pas la capacité de cette poésie, « malgré la mort, malgré le pire », de « se met[tre] à danser » (p. 332).

14Ainsi le poète et écrivain Jean-Marie Barnaud s’intéresse-t-il à la thématique de l’enfance chez Béatrice Bonhomme, époque insouciante dont le souvenir est parfois teinté de nostalgie (p. 29), quoique marquée par la confrontation avec la mort (p. 30-31), mais aussi façon de vivre avec « confiance », « malgré les déchirures et les malheurs » (p. 29), en acceptant la « finitude » (p. 32). Pour Isabelle Raviolo, qui propose un article intitulé « Présence du père dans la poésie de Béatrice Bonhomme » (p. 55-72), la « présence du père » apparaît comme ce par quoi « toute parole poétique devient possible » (p. 55), le père étant, malgré son absence, un « silencieux complice » (p. 64), dont la « présence » se retrouverait dans le fait d’« habiter le poème » (p. 58), « le manque » devenant, « par l’adhésion au précaire », « source de fécondité » (p. 66), la « voix nue » de la poète s’accordant avec le « silence » de son père (p. 68).

15Marie-Claire Bancquart met en évidence l’originalité du « monde végétal » dans la poésie de Béatrice Bonhomme, dans lequel il ne s’agit pas, ou pas seulement, de rechercher « une harmonie, un apaisement », puisque celui-ci est « traversé de ruptures et d’étrangetés » (p. 247) : plusieurs recueils présentent une nature d’abord heureuse, mais marquée par un « processus de dégradation ou de perte » (p. 250). L’œuvre de Béatrice Bonhomme fait ensuite apparaître une nature qui « n’est plus totalement néfaste » (p. 254), correspondant à une « évolution […] allant vers un apaisement et un bonheur » (p. 255) fragiles. Ce sont les oiseaux qui ont retenu l’attention du linguiste Tristan Hordé, en ce qu’ils apparaissent de façon récurrente dans la poésie de Béatrice Bonhomme (p. 275) : rarement identifiés à des espèces précises, les oiseaux « symbolisent […] l’ingénuité, l’absence de retenue de l’enfance » (p. 276) dans La Maison abandonnée, mais aussi « l’échappée – comme une nouvelle naissance – de ce qui fixe à la terre » (p. 277) en particulier lorsque les oiseaux sont associés à la lumière ou au ciel ; dans Passant de la lumière, le « passereau […] appelle l’idée de passage […] de la vie à la mort » (p. 277), identifié au « phénix » (p. 278).

16Pour Alexandre Eyriès, dans la poésie de Béatrice Bonhomme, « le poème traverse et est traversé par la lumière du monde » (p. 257), et cette traversée est aussi une « trouée de langage » (p. 258). Dans cette poésie, le thème du « corps souffrant » occupe une place importante (p. 260) et fait apparaître le motif de la « blessure », qui, selon Alexandre Eyriès, est « matricielle, à la fois pour l’auteur et pour son écriture » (p. 261), rapprochant ainsi la « trouée du langage » (p. 262) d’une blessure qui se retrouve dans l’évocation de l’art de la gravure par la poète (p. 261-262). La poésie de Béatrice Bonhomme apparaît alors comme l’expression d’un « souffle » lié à la vie, au corps, dans la douleur mais aussi dans l’amour (p. 262-269).

17Marie Joqueviel-Bourjea explore quatre recueils récents à partir du syntagme « dans la simplicité des pierres et des feuilles », issu de Mutilation d’arbre (p. 279-280). Les pluriels des « pierres » et des « feuilles » (p. 281) la conduisent à s’intéresser au « pluriel du vivant » (p. 282) chez Béatrice Bonhomme, celui des « œuvres de la terre », des « œuvres d’art », mais aussi de l’écriture (p. 282-283). En outre, « pierres » et « feuilles », rapprochés dans un certain nombre de poèmes, dessinent un « paysage mental » (p. 285). Les mots « simple » et « simplicité », fréquemment utilisés dans Mutilation d’arbre (p. 288-289) – mais pas uniquement (p. 291) –, évoquent une forme d’harmonie, d’« accord d’un être au vivant » (p. 290), qui inclut aussi « la simplicité comme blessure » (p. 292). Cette « simplicité » peut être associée aux notions de « nudité » et de « pureté » (p. 292), elles-mêmes liées aux motifs de l’enfance et de la neige (p. 294-296), et à celui de la « main d’enfance » (p. 296), qui est « amour et souffrance mêlés » (p. 297).

18Le peintre et poète François Garros se montre sensible à la présence du corps dans la poésie de Béatrice Bonhomme, un corps qui ne prend pas la pose et qui « s’affranchit de la représentation », si bien qu’il s’agit moins d’une « peinture du corps » que d’un « corps comme peinture » (p. 272), d’un corps situé « dans le texte » et ouvert « à l’autre » (p. 273). Pour François Garros, cette « prééminence du corps dans l’écriture » retrouve une « démarche » voisine de celle du peintre (p. 273). C’est également le corps qui intéresse Mercedes Montoro Araque, dans un article centré sur Jeune homme marié nu, où le corps est marqué à la fois par la souffrance et par la sensualité, par l’altérité et par l’absence (p. 299-316), par une « blessure [pouvant] par l’acte poétique devenir volupté » (p. 305).

19Micéala Symington observe, dans les livres d’artiste de Béatrice Bonhomme, une « faille », une « déchirure première », à la fois celle « de la naissance » et celle de l’écriture (p. 317). Le « livre d’artiste » inscrit un rythme visuel dans le texte et « permet d’ouvrir la faille » (p. 318). Dans Unitas Multiplex, réalisé en un unique exemplaire avec Maurice Peirani, des « fragments » de dessin semblent déborder de leur « cadre », tandis que « le jeu entre mots et image crée […] une impression de mouvement » (p. 319). Le motif de la blessure est fortement présent dans le texte et les images de La Faille de terre, réalisé avec Serge Popoff (p. 320-323), tandis que Pierres Tombales, réalisé avec Marie-José Armando, prend la forme d’une « boîte en pierre » à l’intérieur de laquelle se découvrent les textes sur des pages en argile (p. 323-324) et permet à Micéala Symington de parler d’une « faille dans la pierre » et d’une « fêlure » à l’origine de la création (p. 325).

20En intitulant son article « Béatrice Bonhomme : l’irréductible, entre dystopie et outopos », Michaël Bishop situe la poésie de Béatrice Bonhomme dans un « entre-deux » mêlant « sentiment d’un absurde, d’une angoisse même » (p. 335) et « la soudaine et violente injonction du bonheur » (p. 336). Ainsi le lien à l’autre et l’amour paraissent-ils simultanément susceptibles d’apporter liberté et enfermement (p. 338). La poésie de Béatrice Bonhomme dit « l’ineffable [de l’] existence », « expérience de l’in-fini au sein de ce que nous prenons pour une finitude », qui se présente à la fois comme « un sublime » et comme « une énigme parfois angoissante » (p. 342-343). Refusant tout « esthétisme gratuit », cette poésie se confronte à la difficulté de dire cet « irréductible » ; cependant, même lorsqu’elle constate ses propres limites, elle ne parle pas en vain (p. 344-345). Il s’agirait alors d’écrire « le poème du remerciement », qui serait « le poème de toute l’œuvre de Béatrice Bonhomme », consistant à « tout embrasser », les « délices » comme les « contradictions et déceptions apparentes », « tâche qui frôle l’impossible » (p. 346).

21Éric Dazzan s’interroge sur l’unité de Cimetière étoilé de la mer, composé de poèmes apparemment divers, en s’intéressant à l’association de l’écriture à la mère et à la naissance dans le deuxième poème (p. 348), et à l’évocation d’un « trajet, celui “de naissance à mourir” » dans le poème éponyme (p. 350). La pratique de « la répétition qui démultiplie le même et le diversifie » (p. 350), et « déplo[ie] un mouvement fait de retours et de différences » pourrait dessiner la « ligne de fuite » du recueil (p. 352). Aux motifs de la mère et de la naissance s’ajoutent ceux de la « fêlure » et de la « faille » présents dans le « troisième poème » (p. 353), faisant du poème une « toile étoilée » qui dit les « points douloureux » qui « déchirent » et éclairent à la fois l’« existence » (p. 354). Le motif de la mère, lié au sacré, semble faire de celle-ci un « modèle » pour l’écriture (p. 355). Ces motifs réapparaissent de façon récurrente dans les poèmes suivants et dessinent un récit non linéaire, fondé sur un « système d’échos et de retours » (p. 356).

22Filomena Iooss concentre son attention sur « le grain bleu de la voix dans Les Gestes de la neige » (p. 367). Dans ces poèmes « dédiés à un homme aimé » (p. 368), la « voix du poète […] est avant tout [celle] du souvenir » (p. 369), et en particulier de l’enfance, qui, bien qu’associée à « des images de souffrance » (p. 370), semble une expression de l’amour comme « symbiose parfaite avec l’univers » (p. 371). Malgré « l’empreinte de la mort », le recueil laisse place à la « plénitude », aux « infini[s] » de la mer et de la neige, à travers « le rythme ressassé des éléments » (p. 372), transportant le lecteur jusqu’à « cette période de la vie où les voix se confondent dans l’indistinction des sexes » et où « tout semble simple » (p. 373). Ces « voix entrelacées » (p. 374) semblent indissociables d’un croisement des regards des différents personnages, la femme, l’homme, et l’enfant, tout à la fois produit de leur amour et reflet d’eux-mêmes et de l’auteur (p. 375-378). Si les yeux de l’homme, qui recherche la joie chez la femme aimée, paraissent ainsi menacés par les pleurs (p. 378-380), les mots, et leur « musique qui retourne sur elle-même » (p. 382), seraient alors source d’« apaisement » (p. 381).

23Pierre-Yves Soucy livre une réflexion « autour de la poésie de Béatrice Bonhomme », intitulée « Ce qui ne peut s’interrompre », dans laquelle il insiste sur la « dimension relationnelle » de sa poésie (p. 385), sur le fait que la parole y soit « intimement habitée par les marques du désir », ce qui lui semble être son point d’origine (p. 386). Pierre-Yves Soucy met en évidence l’importance du « rapport à l’autre » et de la « passion » amoureuse (p. 391), dans une poésie confrontée à la « difficulté récurrente » d’atteindre « l’autre » (p. 392), poussant la poète à entrer en lien avec le « dehors de soi » (p. 393), jusqu’à plonger « au plus intime de l’autre », où apparaît « l’indicible » (p. 395). Les poèmes sont ainsi marqués par un « appel » indéfiniment relancé, qui ne peut totalement combler « l’attente » ni le « vide », nécessaire à la « reconnaissance » (p. 396). La poésie de Béatrice Bonhomme ne se réduit jamais à la « seule intériorité » dans la mesure où « l’autre » est toujours présent, fût-ce par son absence – car les « liens » tissés perdurent –, si bien que le poème ne peut se « penser […] hors de toute relation » (p. 397).

24Pour Ilda Tomas, « le schème essentiel [de la poésie de Béatrice Bonhomme] reste celui de la disjonction permanente entre absence et présence, entre sensualité et solitude, entre béance et intimité » (p. 400), – ou, pour reprendre le titre de son article, entre « caresse et carence », – l’« autre » étant, d’après deux vers de Poumon d’oiseau éphémère, à la fois toujours absent et présent (p. 399). Les mots paraissent capables de reconstruire l’absent par la fiction et de permettre ainsi la perpétuation du désir, même si l’autre demeure impossible à atteindre (p. 400-403), et qu’« écrire l’absent » revient à « creuser son absence » (p. 404). Dans cette poésie sensuelle, le corps, relié à la nature et au cosmos, est source de jouissance mais fait apparaître la « solitude » et « magnifie […] la mort » (p. 404-405), qui elle-même « fomente la poursuite de cette absence insoutenable », si bien que le « vide » se trouve à la fois « creus[é] » et « combl[é] » (p. 406). Béatrice Bonhomme associerait « toute sa quête » à « la dialectique de l’appréhension et de la négation simultanée de l’inabordable » (p. 408).

L’écriture, l’art, les mots

25Nous terminerons notre revue des articles de cet ouvrage avec ceux qui semblent se rapporter aux « mots », davantage qu’à « la mort » ou « l’amour », même si un tel partage n’indique pas que ces derniers thèmes soient absents des articles ici présentés, non plus qu’il ne suppose l’absence de réflexion sur « les mots » dans ceux évoqués précédemment. Des considérations sur le dépouillement du style ou sur la « langue étoilée » de la poète sont complétées par des articles sur les liens de sa poésie avec celle de Jouve, sur son écriture théâtrale ou encore ses rapports avec l’image.

26Pour le professeur de philosophie Philippe Grosos, si Béatrice Bonhomme développe une esthétique du « nu », il faut y voir un acte, celui « de se dénuder ou de dénuder », plutôt qu’une prétention à atteindre la vérité originelle des choses (p. 359). La revue Nu(e), fondée en 1994 avec Hervé Bosio, illustre ce désir de dépouillement à travers la volonté d’ôter les « voiles » et les « faux-semblants » de la poésie (p. 360-361). La poésie de Béatrice Bonhomme elle-même présente un « art poétique du dénuement » (p. 361), entre sensualité du corps et nudité d’une voix qui retrouve le cri sans s’y réduire, attachée à « [dire] la présence au monde de la personne qui parle », en tons de « bleu » (p. 362-363). Philippe Grosos affirme que le bleu, chez Béatrice Bonhomme, est à la fois un espace – celui « de la mer et du ciel méditerranéens », parfois italiens –, et un temps – celui de l’enfance perçue par l’adulte (p. 364-365). Ainsi, ce qui se « dévoile n’est-il qu’énigme et évidence conjointes, ici peintes […] en bleu » (p. 365).

27Clémence O’Connor, agrégée de lettres anglaises, parle d’un « étoilement du poème » dans la poésie de Béatrice Bonhomme, dans la mesure où il « s’invente forme ouverte » (p. 127). Elle énumère ainsi les motifs combinés qui dessinent cet étoilement, associés de façon fluide (p. 127-129). Légèreté et fluidité apparaissent également dans le rythme d’un recueil tel que Les Gestes de la neige, à la « langue dansante », ou celles des fresques de La Maison abandonnée (p. 130-132). Cependant, la légèreté n’empêche pas la poésie de Béatrice Bonhomme d’être perçante et de présenter un « effet de punctum », terme repris à Roland Barthes qui s’en sert dans La Chambre claire pour désigner un « détail » fulgurant, attirant et douloureux (p. 133). À travers le champ lexical de la pointe et de l’incision, apparaît le désir d’une écriture capable de « tranch[er] net l’impénétrabilité du manque » (p. 134), à l’image de la lumière qui introduit une percée dans « L’Huis », poème de L’Âge d’en haut (p. 135-136). Le recueil Photographies évoque une photographie « manquante », inexistante, qui ne se réduit pas à une image fixe, dans un texte lui-même marqué par des « brisures textuelles » et visuelles (p. 137-139). Le texte comme la photographie permettent d’instaurer une « relation » avec « l’autre » et son caractère insaisissable (p. 140). C’est ainsi que Béatrice Bonhomme « fa[it] entendre une langue étoilée, à la fois légère, aiguë et brillante » (p. 141).

28Jean-Paul Louis-Lambert s’intéresse aux rapports de la poésie de Béatrice Bonhomme avec celle de Pierre Jean Jouve, dont elle est spécialiste, en se concentrant sur In absentia, suite de poèmes parue dans Jeune homme marié nu mais initialement publiée dans un numéro de la revue NU(e) consacré à Jouve (p. 143). Ces poèmes abordent les thèmes de l’amour et des sentiments avec des mots qu’employait Jouve, mais cette « palette commune » aboutit à des « musiques » et des « images » différentes, y compris en ce qui concerne la versification (p. 145-147). Une conception différente de l’amour apparaît, mêlé chez Jouve de « culpabilité » et teinté par une « pulsion de mort » (p. 149), mais non chez Béatrice Bonhomme, qui écrit, quant à elle, dans un contexte d’« égalité des sexes » (p. 147-148). La poète a sans doute retenu de son prédécesseur, – quoique dans une « vision féminine » éloignée des « sensations […] masculines » jouviennes, – la « force » dans l’expression des « sensations » qui « autorise à dire les contradictions » du cœur humain (p. 150-151).

29Geneviève Guétemme, maître de conférences en arts plastiques, analyse le « tressage poétique et amoureux des images et des mots » dans la poésie de Béatrice Bonhomme, en se demandant si l’image ne fait pas pleinement partie du « dispositif poétique global » (p. 103), si elle ne constitue pas une « figure […] visuelle » d’une parole elle-même polyphonique (p. 115). Ce « tressage » est sensible dans Mutilation d’arbre, où la photographie des parents de la poète fait écho à « l’amour du père, de la mère et de la fille » dans le texte (p. 105), mais aussi dans La Grève blanche où texte et image semblent « deux corps amoureux » (p. 111). Béatrice Bonhomme rêve aussi une photographie qui « n’a jamais été prise », « sombre et lumineuse à la fois » (p. 118-119), qui peut faire penser, par certains aspects, à la photo, bien réelle cette fois-ci, qui clôture La Fin de l’éternité, sombre avec un « éclat blanc », et paraît prolonger le texte au-delà des mots (p. 120). Si l’image peut être une façon « d’accéder au corps » et à l’autre, elle semble vouée à demeurer instable, double, qu’il s’agisse de la juxtaposition de photographies différentes, de la description d’une photographie évanescente et incomplète de l’autre, ou du sujet « indéterminé » de la « photo de Sonia Guérin » qui clôt Le Nu bleu, qui évoque à la fois la roche, le corps, les signes, et se rapproche peut-être du « nu », quoique la « nudité » paraisse « inatteignable » (p. 124). La photographie paraît liée à la disparition et au manque, et s’il « semble […] que […] Béatrice Bonhomme transforme son écriture en une mémoire […] où affleurent les traces d’un corps » absent, la photographie « s’y insère […] dans sa capacité à […] accepter l’absence » (p. 125).

30Sensible à la « force lyrique » (p. 168) de La fin de l’éternité, pièce de théâtre publiée en 2002, Rafael Ruiz Álvarez explique la façon dont celle-ci a été mise en scène en 2009 à Grenade, dans une traduction espagnole (p. 167). Ce texte aux accents poétiques, qui joue sur l’opposition des couleurs – « une femme et un homme en noir ; une femme et un homme en gris » (p. 158), auxquels s’ajoute le personnage de Jeanne la folle, « habillée en rouge, rouge sang » (p. 159) – a été mis en scène de façon à souligner ces contrastes par la division de l’espace « en quatre parties, deux grises et deux noires », à l’image des costumes des personnages (p. 167). Aux déplacements des quatre comédiens « à la fin de chaque mouvement » s’oppose l’immobilité de Jeanne la folle (p. 167). En conclusion, Rafael Ruiz Álvarez se propose de « perfectionner » ce travail de mise en scène en poursuivant « cette expérience poétique et théâtrale » (p. 169).

31*

32En permettant, par la présence d’un entretien suivi d’une brève biographie, de découvrir la poète avant d’aborder les articles critiques, cet ouvrage répond à l’ambition, formulée dans l’avant-propos, de s’adresser à « tout lecteur, profane ou spécialiste » (p. xi). L’alternance d’études d’ensemble et de détail témoigne de la diversité des approches de cet ouvrage collectif, enrichi par la présence de contributions artistiques et poétiques. Il montre comment la poésie de Béatrice Bonhomme, en se nourrissant du plus intime, parvient à rejoindre l’universel.

Notes de bas de page numériques

1  Béatrice Bonhomme, Passant de la lumière, Jégun, L’Arrière-Pays, 2008 ; Béatrice Bonhomme, Mutilation d’arbre, Collodion, 2008.

2  Dans l’entretien avec Dorothée Catoen-Cooche publié dans cet ouvrage, p. 48.

Bibliographie

Béatrice Bonhomme, poète, critique littéraire, professeur à l’Université Nice Sophia Antipolis, directrice de la revue Nu(e), a publié de nombreux recueils.

- Anthologie Melis 2004 : 5 livres comprenant des recueils déjà parus séparément dans d’autres éditions (petites éditions, éditions d’art, livres d’artiste) et des inédits. (Pour les recueils indiqués entre guillemets, la date mentionnée est celle de l’écriture et non de la première publication.)

1. L'Âge d'en haut (Poèmes 1989-1992)

Comprenant  :

“L’Âge d'en haut” 1989

“Le Pas de la clé” 1991

“La Joue du loup” 1992

2. Jeune homme marié nu (Poèmes 1993-1995)

Comprenant :

“Faire la nuit” 1993

“In Absentia” 1993

“L’Intime étranger” 1993

“Ce sourire caché” 1994

“Anniversaire des oiseaux” 1994

“Après la pluie” 1994

“L’Estompe” 1995

“Fleurs de cendre” 1995

“Neiges” 1995

“Jeune homme marie, nu” 1995

“L’Univers n’en sait rien” 1995

“Le porteur de Bruyère” 1995

“Bleu nuit” 1995

3. Poumon d’oiseau éphémère (Poèmes 1996-2001)

Comprenant :

“Sauvages” 1996

“Le Mendiant d’amour” 1996

“Le Dessaisissement des fleurs” 1997

“Poumon d’oiseau éphémère” 1998

“Un Lacis de sang et d’ombre” 1998

“L’Embellie” 1998

“Sabre au clair” 1998

“Partages” 1998

“Les Yeux d’oubli “1999

“L’incendie des coccinelles” 1999

“Désert du déchaînement” 1998

“La Grève blanche” 1999

“Une Pierre dans le front” 2001

4. Photographies (Journal 1992-1995)

Comprenant :

“Myrtos mon amour” 1992

“Une fenêtre sur Naples” 1993

“Nuits de Cluis “1993

“Matins de Cluis” 1993

“Lieu-dit du bout du monde” 1994

“Siestes” 1994

“Photos 2” 1994

“Photos 3” 1994

“Le Chapeau du magicien” 1995

5.Cimetière étoilé de la mer (Versets 1995-2003)

Comprenant :

“Cèdre bleu”

“Femme de tulle et de pierre posée sur du papier” 2000

“La terre faillée” 2000

“Les Chevaux de l’enfance” 2000

“Cimetière étoilé de la mer” 2000

“Toile peinte d’Egypte” 2000

“Servitude de la neige” 2001

“Nul et non avenu” 2001

“Présence de la pierre” 2001

- Petits livres parus aux éditions Nu(e) dans la collection Poèm(e) en 2002

1. Journal d’enfances(1980-1986)

2.Dernière Adolescence(récit-poème)(1991)

3.Marges (Journal)(1992-1994)

4.La Fin de l’éternité (Pièce de théâtre)(2003)

- Autres livres

Les Gestes de la neige, L’Amourier, 1998

Le Nu bleu,L’Amourier, 2001

La Maison abandonnée, Melis, 2006

Mutilation d’arbre, Collodion, 2008

Passant de la lumière, Edition de l’Arrière-Pays, 2008

Précarité de la lumière,Canopée, 2009

Pour citer cet article

Gabriel Grossi, « Finitude de la lumière : l’œuvre de Béatrice Bonhomme (compte rendu de Béatrice Bonhomme : le mot, la mort, l’amour) », paru dans Loxias, Loxias 42, mis en ligne le 23 septembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7566.


Auteurs

Gabriel Grossi

Gabriel Grossi travaille à une thèse en Littérature française, sur l’œuvre poétique de Jean-Michel Maulpoix, à l’Université Nice Sophia Antipolis, où il a été doctorant contractuel chargé d’enseignement puis ATER. Auteur d’articles sur Jean-Michel Maulpoix et sur Gabrielle Althen, il a co-organisé une journée d’études sur « La poésie comme espace méditatif », et a participé à un colloque de Cerisy sur l’œuvre de Marie-Claire Bancquart.