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Bohdana Librova  : 

De quelques préverbes dans le Roman de la Rose : re, par, entre et tres

Résumé

La langue de Guillaume de Lorris illustre bien la tendance de l’ancien français à l’expression synthétique de l’aspectualité, en confiant cette fonction à une large variété de préverbes. Dans le présent article, nous traitons du sémantisme et du fonctionnement contextuel de quatre morphèmes préfixaux – re, par, entre et tres –, tels qu’ils se laissent analyser à partir du texte au programme. Les quatre morphèmes assument différentes fonctions morpho-syntaxiques, allant du statut lié de préfixe jusqu’à celui, indépendant, d’adverbe ou de particule. Le sémantisme de réitération caractérisant le préverbe re lui confère un pouvoir cohésif. Le sens de traversée sous-jacent à par amène ce morphème jusqu’à la fonction d’intensificateur. Le sémantisme spatial de entre aboutit, par subduction, à différentes significations abstraites telles que la réciprocité ou bien la temporarité, tandis que tres, dont l’évolution recoupe en partie celle de par, voit son sémantisme spatial basculer vers celui de complétude et d’intensification adverbiale. Toutes les acceptions et fonctions identifiées trouvent leur explication dans le signifié de puissance des différents morphèmes, unité abstraite que nous concevons conformément à la psychomécanique guillaumienne, tout en la matérialisant à l’aide de figures schématiques. L’évolution ultérieure se caractérise par une spécialisation progressive des quatre signes, conformément aux changements typologiques qui sous-tendent l’évolution du français.

Index

Mots-clés : ancien français , entre, Lorris (Guillaume de), par, préfixes, préverbes, re, Roman de la Rose, tres

Géographique : France

Chronologique : Moyen Age

Plan

Texte intégral

Introduction

La langue de Guillaume de Lorris est illustrative d’un phénomène qui caractérise l’ancien français sur le plan de la typologie linguistique, tout en l’apparentant aux langues slaves et germaniques1 : le recours privilégié à la préverbation2 pour exprimer différentes nuances du sens verbal, en particulier l’aspect. À titre d’exemple : enlangoree (206, « tombée en langueur » trad. A. Strubel) ; soi enhastir (224), « se dépêcher » (121), soi embatre, « se précipiter » (1609), envieillir (385) « rendre vieux », mesconter, « frauder » (186), abelir (« plaire » ; avec soulignement soit de l’aspect inchoatif, soit de la subjectivité du procès) (116, 1805), enchargier (commandemenz) (2043) « charger qqn de qqch, prescrire qqc à qqn », desfermer « ouvrir » (689).

Le sens global de l’unité préverbée découle d’une interaction subtile entre le préverbe et le verbe de base. Si le sens du verbe seul ne fait généralement pas de doute, celui du préverbe, morphème fortement grammaticalisé, tend à défier la sagacité du descripteur3. Pourtant, unité morphologique isolable et lexicalement productive, le préverbe est susceptible d’une analyse sémantique, qui devrait s’efforcer de ramener à un dénominateur commun, ne serait-ce que très large, l’ensemble de ses réalisations contextuelles : il est important de se faire de son sémantisme l’idée la plus complète possible afin d’appréhender correctement la valeur de l’unité préfixée. C’est là l’objectif du présent article.

Selon notre hypothèse, fondée sur le postulat guillaumien de l’unité du sens, les différentes valeurs sémantiques des préverbes dérivent, par des biais divers, de leur signifié de puissance. Il peut s’agir de réalisations plus ou moins subduites (pauvres en sèmes et, par conséquent, plus abstraites), ou au contraire plénières, proches de la réalisation de la totalité des sèmes impliqués dans le signifié de puissance4. Le concept de signifié de puissance permet, en outre, de préciser le lien qui relie les préverbes à d’autres emplois grammaticaux des mêmes unités, tels que prépositions ou bien adverbes. Ainsi, la valeur inchoative de en (<in) (soi enhastir, « se dépêcher », enchargier, « prescrire ») et sa valeur transformative (envieillir, « rendre/devenir vieux », enlangoree, « tombée en langueur »), dérivent du sémantisme puissanciel d’« intériorité », réalisé de façon plus plénière dans entortillier (v. 154) ou dans soi embatre (v. 1609), ainsi que dans les emplois prépositionnels du morphème. La valeur antonymique de des (<dis) (desfermer) semble quant à elle dériver d’un sémantisme profond exprimant l’interruption. La valeur de base de mes, « mal » (venant sans doute du francique missi), explique la réalisation de mesconter « frauder » etc.

Parmi les préverbes employés par Guillaume de Lorris, nous avons choisi quatre unités qui se prêtent particulièrement à l’étude du signifié de puissance et de ses différentes manifestations contextuelles. Nous les analyseront l’une après l’autre, en commençant par celle qui est impliquée dans l’organisation textuelle, pour terminer par les morphèmes entre et tres, dont la portée se limite à un élément de phrase5.

1. RE

L’étude de l’ensemble des réalisations contextuelles permet de dégager pour re un signifié de puissance que l’on peut définir comme « réitération »6. On peut le représenter simplement à l’aide du schéma suivant :

Image1

Nous pouvons distinguer différents degrés de subduction du morphème, en fonction du domaine de réalisation du schéma sémantique de base : le domaine extralinguistique correspond à la réalisation plénière, la réitération s’effectuant dans le cadre spatio-temporel7 : ainsi, retorner : … Ne n’en retorne arriere goute (376), éventuellement psychologique : re peut ainsi exprimer le retour de la pensée en arrière : si comme je me recors (402)8.

Plus le domaine de sa réalisation sémantique est éloigné de l’extralinguistique, plus le sens de re est subduit : ainsi, le préfixe dans certaines acceptions des verbes tels que regarder ou remirer, du moment que ces verbes n’expriment plus la réitération d’une action, mais son renforcement, voire, au stade ultime du processus subductif, ne se laissent plus analyser séparément de la base verbale.

Lorsque re est une particule séparée du verbe plein, il exerce une fonction d’organisation textuelle, tout en pouvant conserver un ancrage extralinguistique. Là encore, différents degrés de subduction sont détectables : plus elle se confine à la fonction textuelle, en désertant le champ du prédicatif, plus la particule est subduite. Dans notre texte, c’est l’occurrence (9) qui représente le stade le plus subduit du morphème.

1.1. Préfixe

Afin de rendre compte des différents statuts morpho-syntaxiques de re, l’on peut rappeler l’analyse qui en est proposée par J. Dolbec9, à partir des notions guillaumiennes de temps opératif et de saisie lexigénétique10. Selon cette représentation, l’intervention du morphème re à la formation du verbe peut se faire à trois stades différents : précoce, médian et tardif.

Le statut préfixal résulte des deux premières saisies. La saisie est dite précoce lorsque le sémantisme de re n’est pas isolable de celui du radical, les deux fusionnant en une même unité de sens : on dira que le préfixe intervient précocement dans la formation du verbe, privé du temps nécessaire pour se constituer son propre sémantisme ; à titre d’exemple : repondre « cacher » (l’opacité de ce verbe tient au fait que le préfixe y est présent depuis le latin reponere) : « … Une borse qu’ele reponoit »(232) ; retraire « raconter, décrire » (le sens de traire « tirer » ne permet pas de prédire celui du préfixé retraire, et re ne possède ici aucune autonomie sémantique) : « … N’onques por rien ne s’esjoi,/S’el ne vit ou se n’oi/Aucun grant domage retraire. » (241-243).

La saisie est médiane lorsque le préfixe est sémantiquement analysable ; il n’intervient alors qu’une fois la formation du sémantisme verbal (sa « lexigénèse ») achevée ; il vient s’y surajouter afin de modifier ce dernier, au sens qui semble être, à l’origine, celui d’une répétition ou bien d’une intensification. Ainsi, regarder et resgarder, en ancien français, sont susceptibles de signifier « regarder attentivement, contempler » (ajoutant ainsi le sème de /intensité/ à celui de garder « regarder »). Toutefois, sous la plume de Guillaume de Lorris, nous observons une distribution complémentaire entre le préfixé regarder, porteur du sens moderne11 et son verbe de base, garder, signifiant « garder, protéger, empêcher12 » (par exemple, aux vv. 781, 1312, 1367)13. La même remarque peut être faite sur la distribution complémentaire, dans notre texte, de (soi) mirer « observer son reflet » et remirer « regarder attentivement, examiner, observer » (ex : v. 139), de manoir, « habiter » et remanoir, « rester » (ex : v. 1745). Ces dérivés, tels qu’employés par Guillaume de Lorris, se rapprochent donc finalement de la saisie précoce, car le sens de re n’y est plus susceptible de périphrase explicative.

1.2. Particule

La particule14 résulte d’une saisie considérée comme « tardive », puisqu’elle intervient tardivement auprès du verbe, lorsque la morphogénèse de ce dernier est déjà achevée. En attendant, re a pu se forger une incidence adverbiale : loin d’affecter le contenu du verbe, il établit un rapport entre celui-ci (et, par son biais, entre l’énoncé E2 dont il est constitutif) et un énoncé E1, tel qu’il signale la récurrence dans E2 d’une partie du contenu sémique de E1. La relative liberté des rapports que la particule entretient avec le verbe se manifeste syntaxiquement par son caractère séparable, qui lui fait quitter le verbe plein pour s’associer à l’auxiliaire, et par sa capacité à mettre en rapport deux verbes à sujets non co-référentiels (ex. 1).

La particule re est un outil cohésif contribuant à l’articulation du discours. Ses effets textuels peuvent être corrélés à différents degrés de subduction. Selon nos observations, plus les énoncés corrélés (E1 et E2) sont sémantiquement éloignés l’un par rapport à l’autre, plus la particule est subduite et plus sa portée s’exerce au niveau textuel15.

Le mouvement subductif entamé, une première saisie correspond à l’effet sémantique de la réciprocité. Celui-ci comporte encore une touche de prédicativité, car la réciprocité est, à des degrés divers, ancrée dans la réalité extralinguistique. Au niveau textuel, re marque le changement de topicalisation – en effet, lors de l’expression de la réciprocité, l’énoncé en re réoriente l’attention du co-énonciateur du sujet de E1 vers celui de E2 –, ce qui se prête à la traduction par « de son côté, à son tour… » ou par une répétition du sujet : « Elle, elle ne fut pas fière à mon égard… » (trad. A. Strubel) :

(1) Je l’en mercié bonemant
Et je li demandé commant
Ele avoit non ne qui el iere (E1).
Ele ne refu pas vers moi fiere
Ne de respondre desdeigneuse : (E2)
« Je me faz, dist ele, oiseuse
Apeler a mes quenoissanz… » (577-583)

En poursuivant la remontée subductrice, re atteint le stade de subduction moyenne : grammaticalisé, il s’éloigne du domaine extralinguistique, et l’idée fondamentale de réitération est reversée au domaine notionnel : la particule re exprime alors une conformité ou une opposition entre procès.

Ainsi, en (2), les deux procès exprimés par E1 et par E2 – la perception des images représentées respectivement à gauche et à droite – ne sont guère extralinguistiquement interconnectés : leur corrélation est, pour l’essentiel, le produit d’une démarche mentale effectuée par l’énonciateur. En contexte d’énumération descriptive, la particule, par-delà le signalement d’une analogie, permet d’articuler une série de données (elle scande la perception visuelle qu’a le sujet narré des images du mur). On pourra la traduire avec A. Strubel par « ensuite » :

(2 ) Un autre ymage d’autel taille
A senestre avoit delez lui.
Son non desus sa teste lui (E1) :
Apelee estoit felonie.
Une ymage qui vilonie
Avoit non revi je a destre (E2),
Qui estoit auques de tel estre
Com ces deus et d’autel faiture. (156-163)

La fonction cohésive de re est assortie d’un signalement de parallélisme antonymique entre les compléments de lieu, mettant en relief l’opposition entre a senestre (E1) et a destre (E2). En effet, bien que son rôle premier soit de signaler une récurrence sémique entre deux contenus verbaux, re peut également moduler la relation entre les arguments des verbes, par le biais de ces derniers.

Dans l’exemple suivant, re souligne la cohésion de l’hyperthème « représentation des vices ». A. Strubel le traduit par « encore », rendant ainsi le faible lien cohésif que pose re entre l’ensemble descriptif E1 et celui E2 : « Après était encore représentée Envie ».

(3) Un autre i avoit assise
Coste a coste de covoitisse.
Avarice estoit apelee…
… Avarice en sa main tenoit
Une borse qu’ele reponoit,
En quel creoit si durement…
Ele n’aloit pas a ce beant,
Que de la borse ostat nient. (E1)
Apres refu portraite envie
Qui ne rist onques de sa vie… (E2) (199-201 ; 231-233 ; 237-240)

Dans l’exemple suivant également, re n’a qu’un faible pouvoir cohésif (la récurrence du verbe dire et le connecteur puis sont suffisamment explicites sur les liens entre procès). Nous pouvons considérer qu’il consolide le marqueur intégratif puis et n’a pas à être traduit à l’aide d’un morphème spécifique. Il aide en revanche à articuler l’opposition entre les ancrages temporels des deux énoncés E1 et E2, primes et puis.

(4) Primes de quoi deduiz servoit
Et quel compaignie il avoit
Sanz longue fable vos vueilldire (E1)
Et dou vergier trestot a tire
Coment il estoit bien estruiz,
La façon vous rediré puis. (E2) (693-697)
« Je souhaite d’abord vous raconter … à quoi s’occupait Déduit…, puis, dans la foulée, je vous parlerai de la disposition du verger et de la belle manière dont il était construit ».

La fonction de différenciation des compléments apparaît plus nettement en (5). On peut traduire cet exemple par « Une de celles qui blessent le plus s’appelait, quant à elle, simplicité », voire expliciter le contraste davantage, en mettant « d’autre part » (trad. A. Strubel).

(5) Et cele ou li meillor penon
Furent enté, biautez ot non.(E1)
Une de celes qui plus blesce.
R’ot non, ce m’es avis, simplece (E2)16. (934-937)

En (6), re souligne l’équivalence synonymique entre les pivots verbaux de E1 et de E2, lexicalement distincts (ot planté et fu peuplez) ; dans ce contexte énumératif, on peut le rendre par « en outre, également » (« Tout le jardin était, en outre, peuplé de grands lauriers et de grands pins, d’oliviers et de cyprès… ») ; une traduction par « par ailleurs », choisie par A. Strubel, est également possible : elle privilégie l’effet de diversification rhématique – que re opère par le biais de son incidence verbale – à celui d’une continuité énumérative) :

(6) Et si ot ou vergier plante
Maint figuier et maint biau datier (E1)…

De granz loriers et de granz pins
Refu pueplez touz li jardins
Et d’oliviers et de cipres (E2)… (1335-1336 ; 1350-1352)

Dans l’exemple (7), la particule marque la récurrence du sème /chant intensif/. Elle renforce la cohésion dans la mesure où elle explicite le lien d’analogie entre deux actions effectuées par des actants présentés comme différents (bien que rossignous, v. 74, soit hyponyme d’oissel, v. 67, une confusion au sein des chaînes hyponymiques est courante dans la langue médiévale). Dans le même temps, le sujet de E2, li rossignous, est légèrement focalisé grâce à la particule, et on pourra donc traduire (si l’on tient à traduire la particule, qui apporte ici une certaine surcharge cohésive) par « Le rossignol quant à lui s’efforce de chanter bruyamment ».

(7) Li oissel qui se sont teü
Tant qu’il ont le froit eü
Et lou tens d’yver et frerin,
Sont en may pour le tens serin
Si lié qu’il mostrent en chantant
Qu’an lor cuers a de joie tant,
Qu’il lor estuet chanter par force. (E1)
Li rossignous lors se reforce
De chanter et de faire noise. (E2) (67-75)

La récurrence sémique signalée par re peut se réaliser non seulement sous forme de synonymie mais également sous forme d’antonymie, l’existence de cette dernière étant conditionnée par la communauté d’un sème générique (ou, selon Greimas, d’un « axe sémantique »17) ; re prend alors un sens adversatif, marquant une opposition entre E1 et E2 :

(8) En mon seant lors m’asis,
Mout engoisseus et mout pensis.
Mout me destraint icele plaie
Et me semont que je me traie
Vers le boton qui m’atalente. (E1)
Mes li archiers me respoente (E2) (1774-1779)
« …cette plaie m’angoisse profondément et m’incite à me retirer vers le bouton qui me plaît, mais, de l’autre côté, l’archer m’effraie… » .

Au stade de la subduction avancée,le lien entre E1 et E2 est assuré par un sème d’une grande généralité – en (8), c’est le sème de /servant à couvrir le corps/ ; on ne parlera donc plus ici d’un établissement de conformité (comme pour les exemples précédents), qui implique une communauté sémique trop importante, mais bien d’une assimilation de procès, car les procès en question relèvent de deux domaines différents. Par conséquent, re se grammaticalise encore plus : il assume le rôle de joncteur interpropositionnel, à l’instar de la conjonction et18.

(9) D’un samit portret a oisiaus
Qui ere touz a or batuz
Fu ses cors richement vestuz.(E1)
Mout fu la robe desguisee,
Si ere en maint leu encisee
Et decopee par cointisse ;
Chauciez refu par grant metrisse
D’un solers decopez a laz (E2). (819-826)

2. PAR

Au vu de l’ensemble des réalisations contextuelles connues, le sémantisme puissanciel de par (<per, « à travers ») peut être défini comme « mouvement à travers ». On peut le représenter ainsi :

Image2

De là vient, par subduction, d’une part le sémantisme de « moyen », (primitivement sans doute « moyen de franchir une limite qui nous sépare de l’objectif visé ») qui se réalise dans les emplois prépositionnels de par, d’autre part, les sémantismes d’achèvement et de complétude, propres aux emplois préfixaux (le franchissement de la limite est assimilé par abstraction au fait de parfaire une action), enfin, sous la forme la plus subduite, celui d’intensification, se réalisant lorsque par devient particule séparée. En effet, tout comme re-, par est susceptible de réalisations morphématiques indépendantes. On le désigne ici comme « particule séparée »19, puisque, contrairement à re, qui n’était séparé du verbe plein qu’en cas de présence d’un auxiliaire ou, plus rarement, d’un clitique, la particule par n’a jamais le statut de préfixe.

2.1. Préposition

Le sens plein de « traversée » se réalise dans les emplois recourant au verbe de mouvement (au bien sous-entendant ce dernier). L’idée de traversée peut être renforcée par le morphème mi (<medium, « milieu »), la traversée « prototypique » se faisant par le milieu :

(1) Lors m’en alai par mi la pree
Contreval l’yaue esbanoiant (126-127)

(2)… que parmi l’ueil m’a ou cuer mise
la saiete par grant redor (1691-1692)
« … de sorte que, à travers l’œil, il m’a planté la flèche au cœur avec une grande vigueur »

La notion de traversée peut céder la place à celle de localisation, abstraction faite de l’idée de mouvement : on obtiendra alors le sens de « à travers » dans son acception localisante :

(3) Simplesce ot nom, c’est la seconde,
Qui maint home par mi le monde
Et mainte fame a fait amer. (1734-1736)

La locution par leus, « par endroits », est sémantiquement apparentée aux occurrences précédentes. Par y revêt une acception localisante, issue sans doute de l’idée de traversée, conceptualisée au terme d’une subduction (on notera également que la seconde composante locutionnelle, leus, « lieux », favorise cette subduction en la compensant par son apport sémantique propre) :

(4) Si ot par leus entremellees
Fueilles de rosiers granz et lees. (890-891)

Le sens subduit le plus typique est celui de « moyen » :

(5) Je ne m’en puis par el partir. (1835) « Je ne puis m’en séparer par un autre moyen. »

(6) J’atant par vos joie et sante,
Que ja par autre ne l’auré (1907-1908)
« J’attends de vous joie et santé, car jamais je ne les obtiendrai d’un autre »

Dans ce type d’emplois, la composante mi permet d’insister sur le concept d’intermédiaire :

(7) Mes il m’a par mi la main pris (1924)
« Mais il m’a pris par la main »

Le sens subduit de « manière » se réalise par exemple en (2), dans par grant redor.

2.2. Préfixe

En règle générale, le préfixe par exprime l’achèvement, la complétude. Un seul exemple dans notre texte :

(8) Si en fu morz a la parclose. (1492)
« Il en mourut en fin de compte ». (La traduction d’A. Strubel rend bien compte du renforcement issu de la réduplication de l’idée d’achèvement, contenue également dans la base dérivée de clore)20.

2.3. Particule

Au terme du mouvement subductif, le sens de complétude donne lieu, par abstraction, à la fonction d’intensification. Il en résulte par particulequi renforce une intensification adverbiale ; à ce titre, il co-occurre systématiquement avec un adverbe intensifiant, tel que molt, trop, ou avec un corrélatif appelant une consécutive chargée de renforcer le sens du prédicat, tel que tant, si. Par-delà cette fonction, la particule entretient une affinité avec le verbe (notamment estre), devant lequel elle prend place, de sorte que l’on peut, à l’instar de C. Buridant, postuler une continuité entre le préfixe et la particule : X paraime > X moult par aime21.

(9) Tant par estoit descoloree,
Qu’el sembloit estre enlangoree. (205-6)
« Elle avait à ce point perdu ses couleurs qu’elle semblait tombée en langueur » (trad. Strubel)

(10) Trop par estoit la terre cointe. (1404)
« Ce morceau de terre était d’une beauté extraordinaire. »

Toutefois, l’existence d’autres positions, comme devant l’adjectif en (11), et la prédominance parmi les verbes précédés de par de la copule estre, qui n’est pas susceptible d’une préverbation, plaident en faveur d’un statut indépendant de la particule, du moins en synchronie.

(11) Quar quant il vit qu’il ne porroit
Acomplir ce qu’il desirroit
Et qui l’avoit si pris par fort
Qu’il n’en porroit avoir confort… (1494-1497)
« Lorsqu’il découvrit qu’il ne pourrait accéder à l’objet de ses désirs, qui l’avait surpris avec une violence telle qu’il ne saurait trouver de soulagement… »

3. ENTRE

Les effets de sens de entre (<inter, « entre, parmi, au milieu de ») se laissent déduire du sémantisme de base « position entre deux bornes », qui peut être matérialisé ainsi :

Image3

Dans notre texte, ce sens se réalise sous la forme plénière dans un emploi préfixal (5), l’antreeus étant l’espace qui sépare les deux yeux, reproduisant précisément le schéma ci-dessus. Les emplois prépositionnels (1) et (2) élargissent la portée du locatif de deux à plusieurs éléments : le sens de « espace entre deux » passe à « espace entre plusieurs, parmi ». Dans les emplois préfixés aux verbes pronominaux (8, 9) et dans la préposition introduisant des compléments du verbe pronominaux (3, 4), le sens matériel de « position entre deux bornes » cède le pas au sens abstrait, ne retenant du sens matériel que la présence de deux éléments et remplaçant la donnée spatiale par l’idée d’une relation réciproque entre eux : on peut représenter ainsi ces emplois de entre :

Image4

Les sens représentés par les exemples (6), (7) et (10) procèdent d’autres mouvements subductifs. En (6) et en (7), c’est la position d’un élément entre deux (ou plusieurs) bornes qui est accentuée : en (6), les feuilles de rosier sont disséminées, sur l’étoffe, entre différentes autres fleurs et en (7), le sujet narré se vante de n’avoir pas été entrepris, c’est-à-dire « surpris », pris de court par une situation potentiellement difficile à gérer :

Image5

En (10), le sémème repousse en arrière-plan les deux bornes afin de se focaliser sur l’intervalle séparateur, lequel, par subduction, aboutit au sens de « intermittence », « caractère temporaire ». En figure :

Image6

3.1. Préposition

(1) Ou mireor entre mil choses
Quenui rosiers chargez de roses… (1612-13)

(2) D’antre les botons en eslui
Un si tres bel. (1652-1653)

(3) Ainz les veïssiez antr’aus deus
Baisier comme .ij. colombiaus. (1271)
« Mais vous les auriez vus s’embrasser l’un l’autre… »

(4) Conins i avoit qui issoient
Toute jor fors de leur tanieres
Et en plus de .xxx. menieres
Aloient entr’aus donoiant
Seur l’erbe fresche verdoiant. (1375-1379)
aloient entr’aus donoiant peut être traduit par « passaient leur temps à se faire la cour » (trad. Strubel)

3.2. Préfixe

(5) Li antreeus ne fu pas petiz (530)

(6) Si ot par leus entremellees
Fueilles de rosiers granz et lees. (890-891)
« Il s’y mêlait par endroits de grandes et larges fueilles de rosier » (trad. Strubel)

(7) A la querole me sui pris,
Si ne fui pas trop entrepris. (788-789)
« J’entrai dans la carole et je ne fus pas trop déconcerté »

Dans les emplois évoquant la réciprocité, on notera la coopération sémantique entre le préfixe et le pronom réfléchi, éventuellement d’autres éléments pronominaux explicitant la relation entre deux éléments (ainsi, ambedui, « tous deux » en (9)) :

(8) L’une venoit tot belement
Contre l’autre, et quant estoient
Pres a pres, s’antregitoient
Les bouches, qu’il vos fust avis
Qu’il s’entrebesent el vis. (765-769)

(9) Bien s’antramoient ambedui (837)

(10)… Et durement m’abelissoit
Ce que je veoie a bandon.
S’en avoie tel guerredon
Que mes maus en antroblioie ;
Por le delit et por la joie
Mout fu gariz, mout fui a aise,
James n’iert riens qui tant me plaise
Com estre ileques a sejor,
N’en queïsse partir nul jor.
Mes quant j’i oi este grant piece
Li dieus d’amors qui tout depiece
Mon cuer dont il a fet bersaut
Puis me done .i. novel asaut
Et trest por moi metre a meschief
Une autre flesche derechief
Si que ou cuer soz la mamele
Me fet une plaie novele… (1805-1821)

Ce dernier exemple mérite une discussion. Le contexte (les vv. 1814-1821, évoquant une nouvelle tourmente infligée par le dieu d’amour) active pour entre le sème de /caractère temporaire/. On pourrait ainsi traduire le v. 1808 par « de sorte que j’en oubliais mes souffrances pour un temps ». Nous pensons cependant que, le sème de /caractère provisoire/ étant inhérent au sémantisme d’« oublier », une telle explicitation n’est pas nécessaire, voire relèverait d’une surtraduction, étant donné l’existence d’entroblier dans des contextes permettant de neutraliser ce sème, comme dans l’extrait suivant du Roman de la Rose (hors corpus, texte de Guillaume de Lorris) :

(11) Ha ! bel acueil, je sai de voir
Qu’il vos beent a decevoir
Et faire tant par leur favele
Qu’il vos traient a lor cordele,
Et espoir que si ont il fait.
Je ne sai or comment il vait,
Mes durement sui esmaiez
Que entrobliéne m’aiez.
Si en ai duel et desconfort :
James n’iert riens qui me confort
Se je per vostre bienvoillance
Que je n’ai mes aillors fiance. (4045-4056)

On atteint alors le degré ultime de subduction avec une déplétion sémique totale du préverbe.

Cette occurrence (hors corpus) sera traduite simplement par « (je suis profondément inquiet) que vous ne m’ayez oublié », à moins qu’il ne faille croire que le redoublement du sème de /temporaire/, déjà inhérent à oblier, contribue à l’intensification du sens, engendrant ainsi « oublier complètement ».

Si l’on ne peut écarter cette dernière hypothèse, on ne saurait toutefois suivre celle selon laquelle le préfixe entre pourrait engendrer à lui seulune nuance d’intensité équivalente à tres. L’argument, avancé par M. Hanoset22 puis par C. Buridant23 en faveur de cette hypothèse, à savoir que tresoïr connaisse une variante entroïr dans un manuscrit d’Erec et Enide :

Et cil ne dormi pas formant,
Si l’a tresoï en dormant. (2509, var. entroï dans le ms. P24)

ne nous paraît pas constituer une preuve en faveur d’un tel bouleversement sémantique, dans la mesure où, d’une part, les deux copistes auraient pu exprimer deux nuances sémantiques différentes (dans l’hypothèse où tres garderait son sens fort, celui de « parfaitement ») et, d’autre part, tres dans tresoïr paraît ici sujet à une forte subduction, devenant concurrent synonymique de entre (la parole d’Enide a été entendue par Erec à travers son sommeil (tres) et entre ses rêves, comme par hasard (entre)).

4. TRES

Sémantiquement apparenté à PAR (il implique également l’idée de traversée), TRES (<trans, « au-delà ») insiste cependant sur le fait de se retrouver au-delà de la limite plus que sur la traversée de cette dernière. On peut représenter ainsi son signifié de puissance :

Image7

4.1. Préposition

L’idée du dépassement de la limite se mue, par métonymie, en celle de point d’arrivée : d’où le sens local et temporel de « jusqu’à » (représenté par tres et, hors corpus, par la locution tresque)25 :

(1) La praierie grant et bele
Tres empres de l’eve batoit. (122-123) « Une vaste et belle prairie touchait jusqu’au bord de l’eau »

4.2. Préfixe

Le sémantisme de base se réalise pleinement dans l’exemple suivant, dans lequel trespasser signifie « passer au-delà » (le verbe de mouvement, en effet, permet la réalisation du sémantisme spatial) :

(2) Li tens qui s’en va nuit et jour
Sanz repos penre et sanz sejour
Et qui de nous se part et emble
Si celeement qu’il nos semble
Qu’il s’arest ades en .i. point,
Et il ne s’i areste point,
Ainz ne fine de trespasser,
Que l’en ne puet mie penser
Quieus tens ce est qui est presenz… (361-369)

La subduction fait aboutir ce sémantisme à celui de complétude. Celui-ci se réalise dans le préfixe à portée adjectivale et adverbiale. Trestot (littéralement « absolument tout » ou bien « absolument, tout à fait ») fait partie d’une surenchère énonciative, s’associant volontiers à d’autres termes intensifs et renforçant des énoncés comparatifs :

(3) Ele vausist a .i. richome
Mieulz que trestouz li ors de rome. (1072-73)

(4) Car trestout en autel maniere
Come la pierre d’aymant
Trait a soi le fer soutilment,
Ainssi atrait le cuer des genz
Li ors c’on done et li argenz. (1155-59) « Car tout à fait de la même manière que… »

(5) Et si sachiez trestout sanz faille… (2018a) : « et sachez tout à fait certainement… »

Dans certains cas (3, 6), le renforcement pléonastique exprimé par tres n’est pas directement traduisible en français moderne, mais peut être compensé par divers procédés d’actualisation du récit, comme le fait A. Strubel en employant « voici que » en (6) : on peut considérer que voici traduit et, qui dans le contexte donné actualise le procès,tout en prenant en charge une partie du contenu intensifiant de tres :

(6) Et li dieus d’amors apela
Trestout maintenant douz regart. (1301-02)
« Et voici qu’aussitôt le dieu d’amour appela Doux Regard. » (trad. Strubel)

Après avoir progressé jusqu’au bout du mouvement subductif, tres rend simplement la valeur de l’accompli :

(7) La querole tout en estant
Resgardé iqui jusqu’a tant
Qu’une dame mout anvoissie
Me tresvit : ce fu cortoissie… (776-779)

La traduction du GV me tresvit par « finit par m’apercevoir » (A. Strubel) rend compte de l’aspectualité véhiculée par tres. Cette interprétation est favorisée par l’environnement contextuel, concevant le procès exprimé par tresvit comme mettant fin à un premier procès présenté dans son accomplissement (v. 777 : resgardé iqui jusqu’a tant).

4.3. Adverbe

Le sens de complétude, représenté par les exemples 3 à 6, est générateur de celui d’intensité, réalisé par l’adverbe tres26 :

(8) Qu’ele est en si tres grant torment
Et a tel duel quant genz bien font,
Que par un pou qu’ele ne font. (262-264)

Comme trestout, tres s’associe fréquemment à d’autres indices d’intensification du sens, et l’on retrouve ici une surenchère superlative systématiquement présente pour la particule par, relevant d’une poétique d’intensification caractéristique de l’époque :

(9) Le plus tres prodome qui soit (270)

Conclusion

Nous conclurons par une rapide ébauche diachronique. En français moderne, langue à bien des égards typologiquement distincte de l’ancien français, une grande partie des termes préverbés seront relayés par des termes simples (ou bien opacifiés) ou par des périphrases employant le verbe de base. À titre d’exemple : a la parcloseen fin de compte, tresveoirfinir par apercevoir, soi entramers’aimer, aimer l’un l’autre, entreprendresurprendre.

Les particules séparables seront amenées à disparaître (re sera remplacé par des marqueurs adverbiaux tels que également, par ailleurs, à son tour), ainsi que la plupart des particules séparées (par survivra à titre d’archaïsme).

En outre, de nombreux préverbes qui subsistent au-delà du xvie siècle ont fusionné avec le sens du terme de base et leur sémantisme s’est opacifié27 : ainsi, regarder, entreprendre, déduire. Certains garderont certes leur sens componentiel (parcourir, revenir…), mais, mis à part quelques unités (dont re dans son sens plénier de « retour en arrière dans l’espace ou dans le temps »), ils perdront leur productivité, et de ce fait dérogeront au statut de préverbe28.

Aussi bien, l’étude historique des préverbes révèle une des différences systémiques remarquables entre l’ancien français et le français moderne.

Notes de bas de page numériques

1  Gustave Guillaume, Temps et verbe suivi de l’Architectonique du temps dans les langues classiques : théorie des aspects, des modes et des temps, Paris, Champion, 1965, pp. 105-109.

2  On définira le préverbe avec C. Buridant comme « un préfixe s’accolant à une base verbale ou nominale pouvant être par ailleurs autonome, en lui apportant une nuance de sens spécifique, un préverbe étant productif à une époque donnée quand il sert à former de nouveaux verbes sur ces bases. » (Claude Buridant, « Les préverbes en ancien français », in André Rousseau (éd.), Les Préverbes dans les langues d’Europe. Introduction à l’étude de la préverbation, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p.  292. Cependant, contrairement à ce que laisse supposer cette définition large, on limitera notre recherche au préverbe proprement dit, préfixé au verbe, n’évoquant qu’exceptionnellement des préfixes nominaux, lorsqu’ils seront susceptibles d’éclaircir les mécanismes sémantiques à l’œuvre au sein d’un morphème. On sera en outre amené à prendre en considération plusieurs autres catégories grammaticales (notamment, particules, adverbes et préfixes ne relevant pas de la définition du préverbe ci-dessus), dans la mesure où il s’agit de réalisations d’un même morphème, issues d’un même sémantisme de base.

3  Cf. Robert-Léon Wagner, « Verbe, préfixes et adverbes complémentaires en ancien français », in Etudes romanes dédiées à Mario Roques,Paris, Droz, 1946, p. 212.

4  Le contexte pédagogique qui préside à la conception du présent article ne nous permet pas d’exploiter la théorie psychomécanique dans toute sa complexité . Nous ne ferons appel aux concepts guillaumiens que dans la mesure où ils facilitent la représentation de l’articulation entre le niveau puissanciel et les réalisations contextuelles des morphèmes.

5  Nous ne citerons que des exemples significatifs de la typologie des préverbes, sans être exhaustive sur l’ensemble des occurrences. Nous ne traduirons que les exemples susceptibles de présenter des difficultés traductologiques.

6  Ou bien, selon une formulation plus complète : « Re- représente l’indice d’une position 2, ou plus exactement d’une position d’après par rapport à une position d’avant quelconque qu’il implique nécessairement… » (Jean Dolbec, « Le traitement syntaxique de la particule re- dans l’œuvre de Chrétien de Troyes », Langues et linguistique 1, 1975, p. 23).

7  Afin de décider de l’ordination des emplois en fonction de la subductivité, nous nous référons au principe guillaumien de la prédicativité, selon lequel un terme a d’autant plus de substance sémantique qu’il ressortit au domaine prédicatif, c’est-à-dire qu’il s’adosse à une expérience extralinguistique (voir Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981, p. 13).

8  Le sens plénier de re est susceptible de se réaliser également en tant que particule séparable, en cas de répétition d’une action (cas absent du texte).

9  J. Dolbec, « Le traitement syntaxique de la particule re- dans l’œuvre de Chrétien de Troyes ».

10  André Joly & Annie Boone, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 258.

11  « Car ele ne pooit es visages/Regarder rien de plain en plain… » (284-285), « Je me trais lors .i. pou en sus, /Que dedenz n’osai regarder » (1511-1512), « … Avoit trop laide esgardeüre./Ele ne regardoit noient/Fors de travers en borgnoiant. » (280-282), « … Qu’ele fondoit d’ire et ardoit,/Quant aucuns qu’ele regardoit/Estoit ou biaus ou preuz… » (287-289)

12  Dans tout le texte de Guillaume de Lorris, une seule occurrence de garder est prise au sens de la vision; cependant, il s’agit d’un emploi subduit, où ce sens s’infléchit vers celui de « examiner afin de décider (entre deux éventualités) », « considérer » : « Mout as a faire a dures genz,/Or garde li quieus est plus genz,/Ou dou laissier ou dou porsivre ». (3036, occurrence hors corpus) « Considère donc ce qui est le plus noble, d’abandonner ou de continuer. »

13  L’expression de l’aspect intensif ou duratif incombe à esgarder, grâce au préfixe intensifiant es (<*ex), dont le dérivé resgarder (représentant un double renforcement formel du verbe de base : re + es + garder) ne représente qu’une simple variante formelle dans le corpus considéré. On comparera « si m’embelissoit et seoit/A esgarder le lieu plesant. » (116-117) et « A esgarder lores me pris/Les cors, les façons et les chieres,/Les semblances et les manieres/Des genz qui iluec queroloient » (v. 795-798) à « Icil bachelers resgardoit/Les queroles… » (904-905) et « La querole tout en estant /Resgardé iqui jusqu’a tant/C’une dame mout anvoissie/Me tresvit… » (776-779)

14  Dans la mesure où cette particule, quoique séparable, précède en général toujours un verbe (que ce soit le verbe plein ou bien son auxiliaire), nous pouvons considérer qu’elle relève de la catégorie des préverbes.

15  Dans l’analyse qui suit, nous soulignons les noyaux des énoncés E1 et E2 tout en les faisant suivre de leurs sigles.

16  En tenant compte de la fonction de cheville de la formule ce m’est avis, A. Strubel a pris le parti judicieux de ne pas la traduire, et nous le suivons dans cette décision, vu qu’une co-occurrence dans cette même proposition de deux syntagmes intercalés – « quant à elle » et « me semble-t-il/je crois » – engendrerait un énoncé extrêmement lourd. C’est l’occasion de noter à quel point re est un outil rentable en termes de place et de rythme de la phrase.

17  Julien Algirdas Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 21.

18  Ainsi proposons-nous de ne pas le traduire en 9. En effet, l’ancien français fait ici preuve d’une sorte de surcharge cohésive, étrangère au français moderne. Il est toutefois difficile de mesure avec exactitude la force sémantique que ce type d’emplois pouvait représenter pour le lecteur/l’auditeur médiéval. Par conséquent, il reste toujours possible de l’expliciter à l’aide d’un connecteur plus respectueux du potentiel cohésif du morphème, tel que « en outre » ou bien « par ailleurs » (traduction A. Strubel).

19  En formulant cette définition, nous nous écartons de la terminologie de C. Buridant, pour qui par serait une « particule séparable » (C. Buridant, « Les préverbes en ancien français », 1995, p. 314). Ce dernier terme se justifie également, mais il relève d’une autre hiérarchisation des données : en effet, le terme de « particule séparable » met l’accent sur l’affinité que la particule entretient avec le verbe et sur sa probable origine préfixale, abordées ci-après.

20  Hors corpus, nous pouvons citer des verbes tels que paramer, « aimer passionnément », paremplir, « remplir complètement »,parissir, « sortir définitivement ».

21  C. Buridant, « Les préverbes en ancien français », 1995, p. 297.

22  « Sur la valeur du préfixe entre- en ancien français », Jean Renson, Madeleine Tyssens (éd.), Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à Maurice Delbouille, Gembloux, Duculot, 1964, pp. 307-323.

23  « Les préverbes en ancien français », 1995, p. 311.

24  Cité par C. Buridant, « Les préverbes en ancien français », p. 331.

25 Tresque peut en outre fonctionner comme un subordonnant au sens de « jusqu’à ce que ». Dans des dialectes du Nord, tresque peut également désigner le point de départ (« depuis que ») (Claude Buridant, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000, p. 609). Il s’agit sans doute d’un transfert métonymique, facilité par le sémantisme de base, impliquant un point d’arrivée, mais aussi un point de départ.

26  Pour l’histoire de la « re-catégorisation » de tres comme adverbe, au détriment de ses autres fonctions, voir Christiane Marchello-Nizia, Grammaticalisation et changement linguistique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2006, coll. « Champs linguistiques », pp. 149-172.

27  On dira avec J. Dolbec (« Le traitement syntaxique de la particule re- dans l’œuvre de Chrétien de Troyes ») que leur réalisation contextuelle résulte désormais d’une saisie précoce.

28  Voir la note 1.

Bibliographie

 Œuvre au programme

Guillaume de Lorris & Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. Armand Strubel, Paris, Librairie Générale Française, coll. Lettres gothiques, 1992

 Ouvrages théoriques

Buridant Claude, « Les préverbes en ancien français », in Rousseau André (éd.), Les Préverbes dans les langues d’Europe. Introduction à l’étude de la préverbation, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, pp. 287-323

BURIDANT Claude, Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES, 2000

BLUM Claude (éd.), Corpus de la littérature médiévale en langue d’oïl des origines à la fin du XVe siècle, Prose narrative - Poésie – Théâtre, Paris, Champion électronique, 2001 (CLM)

DOLBEC Jean, « Le traitement syntaxique de la particule re- dans l’œuvre de Chrétien de Troyes », Langues et linguistique 1, 1975, pp. 91-126

DOLBEC Jean, La Préfixation en français : essai de théorie psychosystématique et application au préfixe re-, thèse, Université Paris IV, 1988

FALK Paul, Jusque et autres termes en ancien français et en ancien provençal marquant le point d’arrivée, Uppsala, A.B. Lundequistska Bokhandeln, 1934

GREIMAS Julien Algirdas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966

GUILLAUME Gustave, Temps et verbe suivi de l’Architectonique du temps dans les langues classiques : théorie des aspects, des modes et des temps, Paris, Champion, 1965

HANOSET Micheline, « Sur la valeur du préfixe entre- en ancien français », in J. Renson & M. Tyssens (éd.), Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à Maurice Delbouille, Gembloux, Duculot, 1964, pp. 307-323

JOLY André & BOONE Annie, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, Paris, L’Harmattan, 2004

LIBROVA Bohdana, « La particule séparable re – facteur de cohésion textuelle en français médiéval », in Iliescu Maria & Siller-Runggaldier Heidi & Danler Paul (éd.), Actes du colloque Actes du XXV Congrès de linguistique et de philologie romanes, t. 7, Berlin, De Gruyter, 2012, pp. 455-464

MARCHELLO-NIZIA Christiane, Grammaticalisation et changement linguistique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, coll. « Champs linguistiques », 2006

MOIGNET Gérard, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981

QUERUEIL Michel, « Re- et entre dans Ami et Amile », Information Grammaticale, 37, 1987, pp. 14-16

WAGNER Robert-Léon, « Verbe, préfixes et adverbes complémentaires en ancien français »,in Études romanes dédiées à Mario Roques, Paris, Droz, 1946, pp. 207-216

WEILL Isabelle, « Re- dans tous ses états : un « préfixe » marquant l’aspect implicatif », Linx, 60, 2009, p. 119-240 : http://linx.revues.org/705

Pour citer cet article

Bohdana Librova, « De quelques préverbes dans le Roman de la Rose : re, par, entre et tres », paru dans Loxias, Loxias 39., mis en ligne le 15 décembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7254.

Auteurs

Bohdana Librova

Maître de conférences en langue du Moyen Âge, Université de Nice-Sophia Antipolis