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Marjorie Rousseau  : 

Rouge, blanc, noir dans La Fille Elisa : entre artifice architectural et mélancolie poétique

Résumé

La Fille Elisa est le premier roman qu’Edmond de Goncourt rédige seul. L’on se propose de relire ici cette œuvre longtemps mise de côté par la critique, à travers le prisme des couleurs. Cet ouvrage souvent jugé mineur, où Edmond s’essaie seul à la fois comme architecte et coloriste, révèle une sémiotique des couleurs principalement organisée autour du rouge, du blanc et du noir. Ces trois couleurs participent pleinement à la composition poétique du roman et viennent à la fois confirmer et complexifier l’architecture binaire rigoureuse souvent soulignée par la critique, dans sa mise en regard symétrique de l’univers prostitutionnel et de l’univers carcéral. Nous montrerons comment le rouge, le noir et le blanc soutiennent la tentative de mise à mort du personnage romanesque opérée ici par l’aîné des Goncourt, en tant que romancier, mais aussi en tant qu’individu devant affronter la perte douloureuse de son cadet.

Abstract

La Fille Elisa is the first novel Edmond de Goncourt wrote alone. We intend to focus on the colours used in this novel criticism has kept aside for a long time. This book, often referred to as a minor piece of work and in which Edmond is for the first time both the architect and the colourist, reveals a colour semiotics mainly organized around red, white and black. The three colours greatly contribute to the poetical composition of the book. They confirm and at the same time enrich the rigorous binary architecture criticism often enhanced, by the symmetrical treatment of the prostitution and prison environments. Our analysis will focus on how red, black and white help with the attempt to kill the fictional character, that the elder of the Goncourt planned, as a novelist but also as a man who has just painfully lost his younger brother.

Index

Mots-clés : Goncourt (Edmond de) , La Fille Elisa, prison, prostitution, sémiotique des couleurs

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Texte intégral

Entre artifice architectural et mélancolie poétique d’un écrivain en deuil, cette étude se propose de relire à travers le prisme des couleurs La Fille Elisa d’Edmond de Goncourt1, cet ouvrage longtemps laissé de côté par la critique qui l’enfermait dans les partis pris d’un roman à thèse. Romanciers amateurs de nuances, les frères Goncourt portent une attention extrême aux détails, à la texture des objets, ainsi qu’à leurs couleurs. Leur art de la description se rapproche bien souvent de l’impressionnisme en peinture. On se penchera sur l’utilisation des couleurs dans ce premier roman rédigé seul par Edmond. Il ne s’agira pas d’un relevé exhaustif, quantifié, de toute la gamme chromatique utilisée par le romancier au sein de son œuvre. L’on préfèrera mettre en lumière le fonctionnement de trois couleurs en particulier, le rouge, le blanc et le noir, qui confèrent sens et cohérence à l’ensemble du roman, au sein duquel elles forment un système d’échos et de signes étroitement entrelacés. En s’intéressant tout d’abord aux occurrences explicites de ces trois couleurs, on prendra également en compte leurs désignations implicites, qui participent elles aussi intimement à la composition de l’œuvre, par le jeu de la suggestion et de la connotation.

Lu sous cet angle, le roman fait apparaître dès son ouverture rapportant le jugement d’Elisa aux Assises un couple chromatique structuré autour du rouge et du noir. L’importance de cette association de couleurs se confirme dans la suite du texte romanesque. Au rouge et au noir s’adjoint cependant fréquemment le blanc, complétant ainsi les « trois couleurs de base du système ancien » que Pastoureau rencontre dans la tradition folklorique des contes. L’on se souvient de Blanche-Neige recevant une pomme rouge d’une sorcière noire, ou encore le gentil chaperon rouge apportant un petit pot de beurre blanc à sa grand-mère vêtue de noir2. Dans La Fille Elisa, les tenues de l’héroïne témoignent de la réunion récurrente de ces trois couleurs, aussi bien lors de l’exercice de sa profession de prostituée que lors de ses jours de sortie. Quand Elisa monte à Paris pour suivre son commis-voyageur, elle bat le quart sur le trottoir pour racoler les passants, « un foulard blanc au cou, sur la tête un chapeau de velours noir avec un bouquet de géraniums ponceau3 » (72). Quand elle profite de son jour de sortie au bras de son lignard amoureux, elle porte « un caraco de laine noire avec une bordure d’astrakan à l’entournure des manches », une « ceinture rouge attachant en dessous sa jupe lâche », « un petit châle d’enfant, de laine blanche », et pour accessoires « un grand peigne noir » ainsi qu’« un petit panier de paille noire » (101) qu’on lui retrouvera le jour du procès. Ces mêmes couleurs participent aussi à la composition des différents décors du roman, présidant aussi bien à l’entrée d’Elisa dans sa première maison close, qu’à son arrivée dans la prison de Noirlieu où se déroule l’action du second livre. La neige recouvre de sa blancheur les deux descriptions de bâtiments, un jour d’hiver. Le givre de l’entrée en prostitution (46) répond à celui du jour de son transfert en prison (106), tandis que la façade noire de la maison close provinciale de Bourlemont (46 ; 52) répond au toponyme de « Noirlieu », choisi en rappel par antithèse à la prison de Clermont qui lui sert de point de départ. Une nette tache rouge signale l’entrée des deux bâtiments : la lanterne rouge (47), insigne traditionnel de ces lieux de luxure, puis la « grille peinte en rouge toute grande ouverte » (106) de la prison annoncent toutes deux la béance dans laquelle Elisa va se perdre, et ponctuent visuellement le début de ses deux descentes aux Enfers.

Les couleurs viennent soutenir la construction symétrique d’une œuvre divisée en deux livres mettant en regard la vie d’Elisa en maison close et sa vie en prison, à tel point qu’on serait tenté de rapprocher la tenue des soldats fréquentant la maison de l’avenue de Suffren, veste bleu foncé et pantalon garance, de celles des bonnes sœurs qu’Elisa aperçoit à son entrée en prison, occupées à balayer la cour « en cornettes rouges, [et] en casaquins bleus » (106). Seule la disposition des couleurs diffère, mais ces deux garants du bon ordre social participent activement à deux systèmes vivement critiqués par l’auteur, la maison close d’une part et le système carcéral d’Auburn d’autre part, deux lieux d’aliénation respectivement sur les plans sexuel et mental. Les liens étroits unissant les deux livres ont longtemps été délaissés par la critique. Lazare Prajs considère que La Fille Elisa nous met« en présence de deux romans, l’un qui porte sur la prostitution et l’autre sur la tragique réclusion dans le silence continu4 » soulignant ainsi son manque d’unité. Même Robert Ricatte reconnaît que « les deux parties du roman, la prostitution et la prison forment deux blocs distincts5 ». Il y a quelques années, Colette Becker a cependant bien démontré combien la prison constitue une amplification de la vie prostitutionnelle, dans la mesure où ces deux expériences participent conjointement à une « même dissolution du personnage6 ». La superposition entre l’univers prostitutionnel et l’univers carcéral se fait point par point. Pour servir son argumentation, Edmond a construit de manière rigoureuse cet effet de miroir, en architecte, mais aussi en coloriste qu’il est. L’étude attentive des couleurs confirme et approfondit les parallèles signalés par Colette Backer en mettant en lumière des résonances qui ne peuvent relever de la coïncidence, tout particulièrement lors des deux descriptions cruciales de l’entrée d’Elisa en prostitution, puis en prison. Dans les deux cas, sous une blancheur hivernale, l’héroïne doit emprunter, au terme d’un voyage en train, une route étroite ou difficile : « une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d’un chemin de ronde » où « la voiture avançait péniblement » (47) dans Bourlemont, puis à Noirlieu « une rue montante entre des jardins dont les arbres se penchaient au-dessus des murs » (106). Au terme de cette route sinueuse, juste avant son entrée en maison de prostitution, elle aperçoit « un grand Christ en bois, aux plaies saignantes » (47). Les stigmates du crucifié sont mis en avant, suggérant la couleur rouge sang. Rien de tel en apparence sur le chemin de la prison, si ce n’est quelques « grands rosiers échevelés », aux épines toutes christiques semble-t-il, qui lui égratignent le cou. La grâce obtenue par Elisa au tournant du roman a commué sa peine de mort en prison perpétuelle : la prison remplace la guillotine, les égratignures dans le cou remplacent la tête tranchée.

Oscillant entre érotisme et souffrance, le rouge point à l’entrée en prison comme à celle en prostitution. Le souvenir du chemin de croix paraît hanter l’itinéraire d’Elisa pour qui le Christ, comme le souligne Danielle Thaler, est avant tout « le crucifié, de la chair qui saigne7 ». Au sein de l’œuvre, la figure christique est associée à deux couleurs : le blanc – celui de la neige – et le rouge des plaies, comme pour traduire une tension caractéristique entre souffrance, mort et renaissance. Les souvenirs d’enfance d’Elisa témoignent déjà de l’importance du Christ pour la jeune fille. Au terme de sa vie, Elisa malade et impotente, ayant perdu la raison, se rappelle qu’à Noël, « elle était par la neige […], se laissant tomber tout de son long sur le dos, les bras en croix, amusée des beaux bon dieu qu’elle laissait derrière elle, sur la molle blancheur de la terre » (152). La blancheur de la neige alliée à la position du crucifié se détache de cette scène remémorée, tandis que les épines implicitement associées à la couleur du sang se rencontrent dans un autre souvenir d’enfance. Le chapitre LXIII qui égrène un à un ses anciens moments de bonheur, s’ouvre dans une « forêt de houx » (151), un arbuste connu pour ses feuilles épineuses et ses fruits rouges. Le motif du Christ montre combien les couleurs s’entrelacent implicitement ou explicitement dans un réseau étroit d’échos qui révèle une œuvre plus que binaire. La composition du roman ne se limite pas aux analepses ou à la superposition symétrique entre prison et maison close ; Edmond de Goncourt s’est efforcé de multiplier des liens furtifs mais symboliques entre chacune des étapes de la vie d’Elisa.

Au sein de cet itinéraire, le jour du meurtre commis par Elisa constitue le tournant, permettant le passage de la prostitution à la prison. Maillon intermédiaire, cette journée témoigne elle aussi de cette continuité chromatique. Si la tenue d’Elisa reprend ce jour-là les trois couleurs qui nous intéressent ici, la progression vers le cimetière où s’accomplira le crime se construit selon un schéma semblable à celui de son entrée dans les deux institutions.

Des grandes avenues ils avaient été aux petites allées. […] Ils marchaient ainsi dans le bois qui devenait de plus en plus épais, quand ils se trouvaient devant une grande porte où se voyait la broussaille fleurie, blanche et rose, de grands rosiers grimpants.

XLVIII
Le cimetière ! […] D’abord elle avait voulu en faire le tour, comme on fait le tour d’un lieu inconnu et attirant, allant aux recoins secrets par des sentiers effacés, dans de petits chemins que barraient et refermaient des rosiers devenus sauvages, et défendant le passage avec des rejets fous et des épines meurtrières. (126)

Une fois de plus, le chemin est étroit ; les épines des rosiers se font plus pressantes et menaçantes à mesure de l’avancée du couple et semblent déjà annoncer la pulsion meurtrière de l’héroïne. Si l’entrée en prison est annoncée par une pancarte « en lettres noires, sur le plâtre blanc […] : Maison centrale de force et correctionnelle » (107), là « il lui semblait encore lire sur le vieux plâtre lézardé de la porte : Ancien cimetière de Boulogne » (126). L’entrée dans le cimetière aux côtés de son amant marque un nouveau pas vers la mort, dans un piège où Elisa est une fois de plus enfermée vivante.

Le noir, couleur du deuil et de la mort, scande lui aussi inévitablement ces trois passages-clé du roman, qui achemine chaque fois un peu plus Elisa vers sa fin tragique. Cette couleur peu surprenante dans un roman traitant de la déchéance et de la dégénérescence d’un être humain se cristallise autour d’un motif précis, celui du trou noir qui revient de manière obsédante, révélant une angoisse de la mort et de l’oubli aussi bien chez le personnage romanesque que chez son créateur. Dans un jeu de contrastes, ce trou noir se trouve alternativement associé au blanc et au rouge selon qu’il représente une sorte de puits éclairé ou au contraire un trou noir marqué de rouge. Clarté et obscurité se réunissent ainsi à travers le judas que partagent le dortoir de la prison et l’entrée de la maison close. La porte d’entrée de la maison de Bourlemont dans l’obscurité du soir « laissait entrer, par l’ouverture d’un judas, une lueur pâle sur la blancheur glacée du chemin » (48), apportant une touche de clarté sur la façade noire éclairée de rouge. Un autre puits de lumière se forme lorsque la prisonnière s’évade par le souvenir et se remémore le jour du meurtre, dans le chapitre LXV qui s’ouvre en ces termes : « c’était un trou noir dans lequel tombait un rayon de soleil » (122). L’expression est reprise quelques lignes plus loin sous la forme d’un « petit trou noir ensoleillé », annonçant les blessures à venir, et en particulier le trou dans la chemise du défunt qu’observeront les jurés. Elisa et le soldat ne se sont pas « rendus » dans le Bois de Boulogne ce jour-là, mais ils y sont « tombés » (126). La métaphore du trou et de la chute synthétise visuellement toute l’ambivalence de ce moment. Le « trou noir ensoleillé » condense à la fois le crime, qui signe la chute et l’expulsion de ce modeste paradis, mais aussi le souvenir radieux de cette sortie printanière qui illumine l’obscurité de son séjour carcéral.

À ce puits de lumière fait pendant un autre motif composé d’une tache noire associée non plus à la lumière, mais à la couleur rouge qui n’est jamais bien loin dans ce roman. Cette image s’inscrit fortement dans la narration dès le prologue relatant le jugement d’Elisa, dont Edmond a réalisé une véritable peinture, organisant savamment les touches de couleur et soignant une mise en scène où le noir, le blanc et le rouge se détachent. En bon impressionniste, Edmond donne à voir la salle d’audience à travers « des robes de femmes [qui] se détachaient lumineusement claires sur des groupes sombres de stagiaires », « la silhouette rouge de l’avocat général » contrastant avec « la silhouette noire de l’avocat de l’accusée » (33). Le Président de séance de son côté porte une robe rouge, possède une barbe blanche (35) et surtout, une « bouche édentée » semblable à « un trou noir » (33) d’où sortira le verdict. L’image du trou se poursuit dans le paragraphe suivant qui montre le jury manipulant les preuves, « tripotant le pantalon garance, dénouant la chemise ensanglantée, s’essayant à faire rentrer le couteau dans le trou du linge raidi » (33, je souligne). Le singulier étonne au regard des coups réitérés de l’héroïne, mais traduit ici un souci réel de composition à la fois esthétique et symbolique.

L’image du trou noir taché de rouge envahit par la suite cet incipit de manière implicite, tant le pouvoir de suggestion de la condamnation attendue à la guillotine semble fonctionner. Dans l’attente de l’accusée qui doit entrer écouter son verdict, le public doit se contenter de contempler « son chapeau, qui pendait attaché, avec une épingle, au bout de rubans flasques », un chapeau esseulé, sans propriétaire, comme si le public avait déjà obtenu métaphoriquement la tête de la prévenue. L’imaginaire de la guillotine s’empare littéralement du public et prend vie sous nos yeux : « peu à peu […], se dressaient le bois rouge de la guillotine, le bourreau, la mise en scène épouvantante d’une exécution capitale, et, parmi le panier de son, une tête sanglante : la tête de la vivante qui était là, — séparée par une cloison » (34). Enfin, la condamnation est déclarée à haute voix et clôt le prologue : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Le trou noir cerclé de rouge de la tête guillotinée n’est pas dit, il n’est pas non plus effectif dans le roman, mais il reste nettement suggéré et plane sur l’ensemble de la narration. Cette image du cou guillotiné, du corps coupé en deux sera ravivée à la charnière des deux livres. La fin de la première partie se clôt sur une remarque mystérieuse de Marie Coup-de-Sabre, l’une des pensionnaires de la maison de l’avenue de Suffren. Dans sa déposition, cette dernière observe que lorsqu’Elisa rentrait de ses jours de sortie avec le lignard, « sous les ongles, il y avait une petite ligne rouge comme aux ongles des femmes qui ont fait des confitures de groseille dans la journée (Déposition du témoin) » (102). Si la cause de cet imparfait d’habitude reste inexpliquée, l’observation évoque dans le contexte le sang du soldat, la ligne rouge qui menace de découper le corps d’Elisa, ainsi que la ceinture rouge que cette dernière portait ce jour-là. Le début du second livre, qui s’ouvre sur la grâce d’Elisa, confirme ce rapprochement : « la guillotine ne lui couperait pas le cou. Son corps, en deux morceaux, ne serait pas couché dans la froide terre qu’elle voyait couverte de neige… » (103). Rouge, blanc, noir se réunissent ici une fois de plus. La ligne rouge dessinée sous les ongles qui clôt le premier livre et le corps guillotiné qui ouvre le second sont mis en miroir par la construction même du roman. La prison prolonge elle aussi ce motif pictural à travers une nouvelle tache noire teintée de rouge que constitue la cour du bâtiment. Minutieusement décrite par le romancier, elle se compose d’un « étroit sentier formé de deux briques posées l’une contre l’autre, dessinant un carré rouge au centre du pavage gris de la cour » (111), rapproché d’un « pavage de fosse à bêtes féroces », sur lequel les détenues forment « une ronde d’êtres ayant cessé de vivre, condamnés à tourner éternellement sur ce champ de briques » (112), nouveau supplice infernal. La fosse grise de la cour réitère l’image de la tombe qui parcourt le roman, à travers cette béance cerclée de rouge, signifiante tant par son étroitesse que par sa couleur, formant un sentier que les détenues ne doivent pas dépasser, mais sur laquelle elles doivent au contraire se maintenir et se suivre, les unes derrières les autres.

Ce trou noir entouré de rouge revient ainsi telle une obsession dans l’œuvre comme pour mieux s’attacher à chaque étape de la vie du personnage, à tel point qu’on est tenté de le retrouver ailleurs, dans les images beaucoup plus implicites, certes, mais néanmoins prégnantes, du sexe féminin, ainsi que dans celle de la bouche d’Elisa, qui sous-tendent chacune un livre du roman. Ces deux parties du corps de l’héroïne constituent les lieux privilégiés de ses tourments. Dans le livre premier, son métier de prostituée finit par lui répugner : Edmond de Goncourt se fait diagnosticien de l’hystérie misandrine, attribuée à l’utérus féminin par différents médecins du temps, et dépeint « l’horreur physique de l’homme » (98) qui se traduit par des crises et de brusques mouvements de répulsion. En prison, les tourments sensuels d’Elisa font place à l’interdiction qui pèse sur sa parole. Condamnée au silence continu contre lequel s’insurge tant le romancier, la bouche d’Elisa n’est plus qu’un trou noir stérile désormais privé de mots. Cette obligation devient le nouveau supplice de la détenue, contre lequel elle tâchera aussi de se rebeller, en brisant la règle pénitentiaire, « comme si elle voulait s’assurer si elle avait encore dans le cou cela qui fait des sons humains ». La maladresse de la périphrase semble vouloir traduire les difficultés d’élocution de la détenue, cherchant ses mots. Ce silence continu la prive de sa voix, de sa parole, de ses cordes vocales situées à l’intérieur de son cou. Le silence continu a remplacé le cou guillotiné, mais aboutit pourtant métaphoriquement au même comme le démontre efficacement le romancier ; cette bouche devenue muette ne vaut pas mieux qu’une tête décapitée. Ainsi, le roman s’ouvre et se ferme sur deux bouches, deux trous noirs que la composition romanesque rapproche de manière accusatrice : au seuil du roman, celle du Président prononçant la sentence, et à l’autre extrémité, celle sans voix de la condamnée agonisante « dont la bouche seule encore vivante dans sa figure tendait vers la garde des lèvres enflées de paroles ». Quant au sexe féminin, il n’est pas seulement celui d’Elisa et trouve sa source dans la profession de sa mère : « La femme, la prostituée condamnée à mort, était la fille d’une sage-femme de la Chapelle » (39). Cette phrase ouvre le premier livre, fait suite au récit du procès relaté dans le prologue et paraît constituer une première explication du drame narré. Elisa a grandi « dans l’exhibition intime et les entrailles secrètes du métier » (39), une métaphore propice à suggérer l’intimité du corps féminin, dans le « cabinet noir » de sa mère « attenant à la chambre aux speculum » (39), c’est-à-dire, la salle d’accouchement, un lieu là encore évocateur d’une béance sombre tachée de sang.

En jouant à la fois sur la dénotation et la connotation, Edmond de Goncourt entrelace intimement les différentes étapes de la vie de l’héroïne à la manière d’une chaîne dont tous les maillons se répondent, comme pour mieux enfermer la destinée de son personnage. L’analyse des couleurs vient éclairer d’une manière nouvelle l’« impression de pureté tragique8 » que soulignait Robert Ricatte dans son analyse du jeu subtil et rigoureux des analepses. Depuis ses souvenirs d’enfance, son éducation par une mère sage-femme, en passant par la maison de prostitution et sa tenancière revêtue d’une robe de chambre rouge et noire, jusqu’au jour du meurtre et de son incarcération, tout l’itinéraire d’Elisa semble relié par une gamme chromatique signifiante organisée autour du rouge, du noir et du blanc. Le découpage de l’œuvre en deux parties bien souvent jugé simpliste, car trop symétrique, révèle une véritable sémiotique des couleurs, où le rouge paraît fonctionner à la fois comme délimitation et couleur intermédiaire, permettant de passer du blanc au noir, du noir au blanc, ou encore d’une condition à une autre, que ce soit à travers le trait rouge observé sous ses doigts situé à la charnière entre les deux livres, ou à travers la lanterne et la grille rouges marquant le passage du blanc manteau de neige aux noirs bâtiments. Le meurtre, moment où Elisa voit littéralement rouge (127), s’affirme comme l’événement pivot du roman.

On reviendra enfin sur le blanc évoqué au début de cette étude, et qui ponctue lui aussi significativement la descente aux enfers d’Elisa. Quelle(s) signification(s) accorder à sa récurrence ? Le blanc manteau neigeux de l’hiver recouvre les principales scènes du roman : son entrée en maison, son entrée à Noirlieu, on l’a dit, mais aussi son enfance. C’est sur un épais manteau de neige qu’Elisa dans son enfance prend la position du Christ en croix. Le romancier exploite alors l’ambivalence de cette couleur traditionnellement associée à la mort, mais aussi à la pureté et à l’innocence perdue. Parmi les souvenirs d’enfance d’Elisa, ce n’est pas la blancheur de la neige mais celle des pétales de cerisiers qui marque le plus profondément le personnage, au terme de ses épreuves. Le souvenir qu’elle revit sans cesse sous la forme d’hallucinations dans ses derniers moments est celui des cerisiers en fleurs de son val d’Ajol natal, quand elle passait « la journée entière, à se laisser ensevelir sous cette neige fleurie » (153). Les fleurs, symbole traditionnel du renouveau printanier, deviennent ici linceul, et font écho à la mise à mort métaphorique d’Elisa en maison close, puis en prison où elle a « l’impression d’être enterrée toute vive » (118). Cet ensevelissement premier de quand elle était enfant respire cependant le bonheur et la quiétude. Danielle Thaler lit avec pertinence l’association de la neige et des fleurs dans ce souvenir comme le signe de l’extase et de la plénitude, par le mélange des saisons et l’abolition du temps qu’il implique9. Ce moment de plénitude n’en reste pas moins attaché à la mort, et c’est sans doute la figure christique traversant discrètement l’œuvre qui permet de résoudre en partie cette tension.

Edmond de Goncourt fait ainsi le récit à la fois original et paradoxal de la mort dans la vie, à travers l’itinéraire d’un personnage d’emblée donné pour mort. Elisa est condamnée à la guillotine dès l’incipit. Ses souvenirs d’enfance sous le blanc manteau des pétales de cerisiers ou encore étendue sur la neige dans une position christique la disent déjà métaphoriquement morte, comme si la mort n’était par la suite que réitérée à travers son entrée dans la prostitution, le meurtre d’autrui ou son incarcération. Les couleurs expriment à leur manière combien Edmond de Goncourt s’essaie ici à la mise à mort du personnage romanesque10, en tant que romancier, mais aussi en tant qu’individu, en tant que frère devant affronter la perte douloureuse de son cadet. Les cerisiers en fleurs sous lesquels se laisse ensevelir Elisa sont aussi ceux que les deux frères partageaient en souvenir. Comme le rappelle Eléonore Reverzy, « le retour vers le passé, présenté comme un des symptômes de la folie d’Elisa, est également tourné vers Jules, enseveli lui aussi sous la blancheur des fleurs comme la future fille de joie11 ». Si le rouge, le blanc et le noir condensent le drame du personnage romanesque, le tragique de sa destinée, la pureté impossible, son tempérament sanguin et rebelle, ces couleurs traduisent aussi les tourments d’un romancier composant son premier récit de deuil à travers l’aliénation progressive et l’ensevelissement vivant d’Elisa et de son frère. La blancheur des cerisiers comme celle de la neige, en affirmant simultanément la mort et la vie, la pureté et le soulagement, paraît vouloir résister au rouge et au noir de la descente aux enfers, afin d’écrire dignement la mort de l’un et de l’autre.

Notes de bas de page numériques

1  Edmond de Goncourt, La Fille Elisa, Charpentier, 1877, IX-291 pages.

2  Michel Pastoureau, Dominique Simonnet, Le Petit livre des couleurs, Paris, Éditions du Panama, 2005, p. 36.

3  Toutes les références au texte de La Fille Elisa se feront à partir de l’édition suivante : Edmond de Goncourt, La Fille Elisa, présentation et notes de Gérard Delaisement, Paris, La Boîte à documents, 1990.

4  Lazare Prajs, La Fallacité de l’œuvre romanesque des frères Goncourt, Paris, Nizet, 1974, p. 138.

5  Robert Ricatte, La Genèse de La Fille Elisa, Paris, P.U.F., 1960, p. 64.

6  Colette Becker, « La Fille Elisa, ou comment tuer le romanesque : "une stupide absence d’elle-même" », Cahiers Jules et Edmond de Goncourt, n°7, 1999, pp.194-204, ici p. 198.

7  Danielle Thaler, La Clinique des frères Goncourt, Sherbrooke, Editions Naaman, 1986, p. 207.

8  Robert Ricatte, La Genèse de La Fille Elisa, Paris, P.U.F., 1960, p. 165.

9  Danielle Thaler, La Clinique des frères Goncourt, Sherbrooke, Editions Naaman, 1986, p. 45.

10  Nous renverrons à ce sujet aux brillantes analyses de Colette Becker dans un article mentionné ci-dessus, ainsi qu’à nos propres réflexions : Marjorie Rousseau, « La prostituée au XIXesiècle : vers une vacance du personnage romanesque », revue électronique E-lla, juin 2011, n° 4.

11  Eléonore Reverzy, « Elisa Bovary. Portrait de la prostituée en lectrice », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n°16, 2006, p. 21.

Pour citer cet article

Marjorie Rousseau, « Rouge, blanc, noir dans La Fille Elisa : entre artifice architectural et mélancolie poétique », paru dans Loxias, Loxias 38., mis en ligne le 27 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7120.

Auteurs

Marjorie Rousseau

Agrégée de Lettres modernes, Marjorie Rousseau est A.T.E.R. à l’université de Tours et prépare un doctorat de littérature comparée sur le roman de la prostituée au XIXe siècle sous la direction de Philippe Chardin. Elle est l’auteur de différents articles sur le sujet : « L’entrelacement entre destinée féminine et destinée historique dans Nana » paru dans Les Cahiers naturalistes ;« La prostituée au XIXe siècle : vers une vacance du personnage romanesque » dans la revue E-lla ; « Exhibition de la marginalité et déviance du discours : Les récits de la prostituée des années 1880 en France et en Espagne » dans la revue Trans.