Loxias | Loxias 36 Littérature et communauté II | I. Littérature et communauté 

Dominique Bertrand  : 

Le « sens de l’humour » dans Les Aventures de Dassoucy 

Résumé

Les Aventures des voyages du sieur Dassoucy, annoncées dès 1670 et publiées en 1677, constituent le testament d’un poète et musicien dont les œuvres ont été reléguées durant trois siècles au « cimetière des livres oubliés », et y sont demeurées ensevelies longtemps encore après l’éloge vibrant de sa prose par Louis Aragon : « Avez-vous lu Dassoucy ? ».

Index

Mots-clés : autodérision , cynisme, détachement, humour, polémique

Géographique : France

Chronologique : XVIIe siècle

Plan

Texte intégral

1Les Aventures des voyages du sieur Dassoucy, annoncées dès 1670 et publiées en 1677, constituent le testament d’un poète et musicien dont les œuvres ont été reléguées durant trois siècles au « cimetière des livres oubliés1 », et y sont demeurées ensevelies longtemps encore après l’éloge vibrant de sa prose par Louis Aragon : « Avez-vous lu Dassoucy ?2 ».

2Singulière trajectoire que celle de Charles Coypeau Dassoucy (1605-1677) : reçu à la cour de Louis XIII, puis à celle de Louis XIV, il acquit une gloire éphémère grâce à ses prestations musicales et poétiques, et à ses travestissements burlesques3. Mais son aura ne résista guère au scandale provoqué par son goût immodéré pour ses jeunes pages de musique, autant que par son refus explicite des servitudes courtisanes. L’éclatement du « gay trio » qu’il formait avec Cyrano et Chapelle4 entraîna une dissolution des solidarités libertines, fatale pour la carrière du musicien, dont les incartades cessèrent d’être tolérées : il s’exila sur les routes de France et d’Italie, pensant trouver refuge à la cour de Savoie. Parti en 1655, il ne regagna Paris qu’en 1688. Durant ces années d’errance, il se vit incarcéré à trois reprises sur des griefs de sodomie aggravés d’impiété5, et il ne dut son salut qu’à de puissantes protections, jusqu’à l’intervention royale en 16736. Ces tribulations, orchestrées par des règlements de compte personnels, ont brisé la réputation d’un poète dont Boileau entérine en 1674 le discrédit en même temps que celui du « burlesque effronté7 » : la gloire de l’émule de Scarron, admiré par ce dernier autant que par Corneille8 fut écornée dès 1654 par les insinuations de la lettre de Cyrano « Contre Soucidas ». Le coup de grâce lui fut porté par le Voyage d’Encausse de Chapelle et Bauchaumont, réédité maintes fois à partir de 1661 et dont la diffusion manuscrite dès 1656 joua un rôle déterminant pour « griller » en effigie la réputation personnelle et auctoriale de Dassoucy. Le Voyage d’Encausse accréditait l’idée que notre musicien aurait échappé de justesse au bûcher à Montpellier, fixant pour la postérité l’image d’un « hérétique en amour », prêt à faire trafic de ses jeunes pages9. Dassoucy prit la mesure des effets délétères de cette « médisance publique » alors qu’il se trouvait à Rome et il entreprit de répliquer à Chapelle dans une lettre polémique datée du 25 juillet 1665 qu’il publia d’abord dans ses Rimes redoublées avant de la réinsérer, sous une version modifiée, dans le récit, demeuré inachevé et à l’évidence tronqué, de ses Aventures10.

3Ce texte, inclassable en termes génériques, constitue à un premier niveau une forme de plaidoyer pro domo et place le lecteur dans la position du juge équitable susceptible de restaurer dans le présent et l’avenir la réputation déchue de l’individu et de l’auteur : « Je sais que tu me feras justice » (Dassoucy, 104). La pragmatique de la plaidoierie, à l’origine de la publication, emprunte toutefois la voie détournée et équivoque d’une « autofiction » avant la lettre qui instaure un jeu de dédoublement entre l’auteur et le narrateur : « Je suis le héros véritable de mon roman, qui, après avoir longtemps vogué contre vent et marée sur une mer orageuse, a finalement attrapé un heureux port » (Dassoucy, 103). La référence parodique à l’Odyssée établit un contrat de lecture enjoué invitant le lecteur juge et témoin à s’amuser des folies de ce héros qui assume le masque du « badin » : « Lis donc, et lisant, profite de mes disgrâces ; ris, sage Lecteur, et tout riant de mes folies, fais-toi encore plus sage à mes dépens » (ibid.). Le détachement propre à l’humour est sensible dans le retour de l’auteur sur un passé personnel douloureux qu’il dédramatise et réinscrit dans un récit de voyage des plus excentrique, dont l’écriture, ménippéenne ou « traversière11 », joue avec les ressources du « prosimètre » et bouscule tous les codes narratifs et mémoriels.

4Le récit à la première personne dans les Aventures se noue autour d’une énonciation discrètement décalée qui ressortit moins au burlesque stricto sensu qu’à une forme de détachement souriant caractéristique du « sens de l’humour12 » : un tel ethos sous-tend la construction de la persona autant que la discontinuité de la narration. Le badinage et la « belle humeur » d’un sujet qui prend le parti de rire de ses malheurs renvoient aux origines de l’humour européen13 et sont proches d’une esthétique galante elle-même située dans le sillage de Marot. Le pseudonyme même de Dassoucy, écho probable à la ballade des « Enfants sans souci » (Marot14), confirme cette filiation marotique manifeste aussi à travers des emprunts linguistiques ponctuels.

5Le burlesque des Aventures serait-il soluble dans l’humour ?On observe que leséléments microstructurauxd’hypertextualité parodique bouffonne, dans la lignée de la trilogie burlesque15, se fondent dans une tonalité humoristique globale, diffuse dans l’ensemble du récit, dont elle tempère les effets « pitoyables » potentiellement tragiques. J’axerai ma réflexion autour de ce rôle déterminant de l’humour comme « stratégie contre l’adversité », dans l’incipit et le chapitre premier du récit. Peut-on interpréter cet embrayage humoristique de la narration comme l’inscription d’une forme de « résilience » psychologique ? Que marque et que masque l’ethos apparemment détaché ainsi mis en place au seuil de l’autofiction ? Il conviendra d’interroger les limites et les ambiguïtés de cette économie des affects négatifs : la feinte indifférence de l’humoriste qui est « une manière de s’arranger avec le malheur » ne constituerait-elle pas aussi, comme nous invite à le penser Dominique Noguez, « une façon de faire passer », sur un mode séducteur et équivoque, un message à autrui16 » ?

Une stratégie de défense badine : la suspension des évidences affectives 

6Récit apparent dedisgrâces nombreuses (les pertes au jeu, l’emprisonnement à Montpellier et la trahison de Chapelle), les Aventures laissent affleurer un champ sémantique abondant des larmes, du regret et du désespoir. Ces émotions, convoquées dans les titres, sont toutefois désamorcées par une narration enjouée qui s’attache, selon une définition minimale de l’humour, « à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites, parfois absurdes, avec une attitude empreinte de détachement et souvent de formalisme » (Grand Robert).

7L’incipit du récit programme le détachement amusé du narrateur par rapport aux événements de sa propre histoire, relégués dans un éloignement temporel incertain. La désinvolture affichée à l’égard de la datation précise des événements se redouble dans l’imprécision délibérée des circonstances qui ont motivé le départ précipité de Paris17. L’indifférence affichée à l’égard des conditions douloureuses d’un exil involontaire est accentuée par la réappropriation d’une énergie désirante qui vient télescoper la réalité négative de la fuite et en minimise l’impact émotionnel :

Je ne sais si ce fut l’an mil six cent cinquante quatre ou cinquante cinq, que le grand désir que j’avais de retourner à Turin, auprès de leurs Altesses Royales, me fit sortir de Paris avec tant de précipitation, qu’à peine eus-je le loisir de dire adieu à une partie de mes amis, et de payer une partie de mes dettes. J’en partis donc moi cinquième, comptant ma fièvre quarte, et mon mauvais génie, que j’aurais tort d’oublier dans mes écrits, après m’avoir tenu si bonne et si fidèle compagnie dans mes voyages. Quoique je ne sois ni comte ni marquis, je ne laissais pas d’avoir deux pages à ma suite vêtus de noir, triste et funeste couleur bien digne de mes tristes et funestes aventures. (Dassoucy, 105)

8L’humour naît de la distance inhérente aux incertitudes de la narration rétrospective mais aussi de la perspective insolite créée par le déplacement des repères chiffrés attendus : la chronologie se voit escamotée au profit de la quantification pointilleuse d’un ensemble de référents assemblés dans de burlesques attelages (les amis et les dettes, le héros, sa maladie, son génie et ses pages) : cette narration pointue qui sollicite l’intelligence du lecteur dédramatise le tragique de la situation, le redoublement des adjectifs de l’appréciation élégiaque (« triste et funeste ») contribuant à les délester de leur charge émotionnelle et à renforcer une distanciation théâtrale comique. Cet exil forcé traité sur le mode de l’indifférence badine constitue un exemple patent de la « suspension des évidences affectives18 » propre à l’humour.

9La narration exorcise le traumatisme de ce départ précipité de Paris en 1655, rupture majeure dans la vie de l’auteur puisqu’elle a marqué le début des disgrâces et le retournement durable de sa fortune. Il est établi que la brouille du « gay trio » que Dassoucy formait avec Cyrano et Chapelle19, attestée dès 1653, a été à l’origine des ennuis de Dassoucy et de son exil forcé. Or tout ce substrat affectif névralgique est soigneusement occulté par le récit rétrospectif qui réinvestit le plaisir d’une transposition burlesque des plus fine. Celle-ci n’exploite que de manière allusive et ténue le jeu intertextuel des travestissements épiques : la fuite précipitée loin des « boues » de Paris (que Dassoucy évoquera par la suite) constitue un simple clin d’œil au motif d’Enée fuyant Troie en flammes, topos fondateur du récit de voyage burlesque20. Le narrateur privilégie les effets cocasses inhérents à la sélection de détails inattendus, s’attachant à une description héroï-comique de l’équipage du musicien :

Ces pages étaient de ceux qu’on appelle pages de musique, autrement des chantres à chausses retroussées. C’est pourquoi, outre mon équipage qui n’était pas d’un peigne dans un chausson, je faisais porter un luth pour me divertir et les instruire. Ma malle était garnie d’assez bon linge, d’un habit assez riche, et de cinq cents écus tous faits au moulinet. (Dassoucy, 106)

10L’effet humoristique de cette description réside dans le choix « des termes concrets, des détails techniques, des faits précis21 ». Cette esthétique du trivial, qui multiplie les allusions érotiques22, se situe dans la lignée de la poésie descriptive de Saint-Amant23, esthétique de la proximité fondée sur une présence incongrue des objets24.

11L’humour de cet incipit exploite la tension entre une tendance à la réification et un effort de réaffirmation subjective de la première personne. Celle-ci s’affirme dans la réinscription équivoque d’une dynamique du désir et du plaisir à travers les équivoques, qui entredisent les préférences sexuelles du musicien, autant que dans le mépris affiché à l’égard des réalités douloureuses de la persécution et des souffrances du fuyard. Refusant de prendre au sérieux et au tragique sa mauvaise fortune, l’incipit sonne comme un discret défi et il met en œuvre une stratégie de résistance à l’adversité conforme à l’analyse freudienne de l’humour comme stratégie de défense psychique.

12Si l’humour ouvre ainsi la voie à une affirmation triomphale du moi contre les « disgrâces » qui l’accablent, on ne saurait conclure à une véritable réappropriation subjective dans un récit marqué par l’errance et la discontinuité. La reconstruction mémorielle et identitaire, qui assurerait une authentique « résilience » narrative, est d’emblée compromise25 par l’incomplétude des repères et par les effets de discontinuité narrative : la distanciation extrême de l’incipit ne laisse-t-elle pas affleurer une tendance ambiguë à l’autodérision ?

Humour et auto-dérision : une feinte indifférence masochiste

13La transposition comique des mésaventures pitoyables du narrateur fait prévaloir un plaisir trouble non dénué de masochisme, comme l’attestent les jeux de dédoublement narratifs. Tout se passe comme si le moi du narrateur se désolidarisait en partie de son personnage passé, désigné comme le badin de la farce dans la première séquence avec le tricheur.

14L’ensemble du chapitre Premier relate ainsi les déboires au jeu d’un héros naïf dont le narrateur se moque à la faveur de l’éloignement temporel, adoptant une attitude très distanciée et critique envers son addiction et sa facilité à se laisser duper. Le narrateur développe avec une évidente complaisance un autoportrait dévalorisant et se représente comme un fou emporté par la passion des cartes et incapable du moindre discernement. L’humour frôle l’autodérision cruelle dans la comparaison burlesque de la digression en manière d’apologue : « Qui jamais a vu une souris entre les pattes d’un puissant chat, qui, après s’en être bien diverti, en fait une curée à son ventre, a vu mon destin entre les pattes de ce galant homme. » (Dassoucy, 111) La distance de soi à soi s’approfondit dans la digression suivante où le narrateur se complaît dans l’imagination des conséquences virtuelles toutes plus désastreuses de sa folie :

Que sert de t’ennuyer, cher Lecteur ? La pensée que j’avais de regagner mon argent fit que je lui jouai mon habit. Je lui eusse encore joué mes luths et mes pages, et couché Valentin sur une carte et Pierrotin sur l’autre. Je me fusse joué moi même, s’il m’eût voulu prendre pour son esclave ; je lui aurais gardé ses cochons avec fidélité, mais j’aurais trop gagné en perdant Pierrotin, et j’eusse été trop heureux en me vendant à cet homme ; ma condition eût été bien plus avantageuse que de servir de victime à la fureur de mon destin, et de butte à l’iniquité des hommes. (Dassoucy, 113)

15Le dédoublement du point de vue lié à la distance temporelle est plaisamment redoublé dans une référence spéculaire au clivage du personnage. Celui-ci, au lieu de se défendre contre l’accusation inique du tricheur, adopte sur lui-même le point de vue d’un spectateur étranger indifférent à son implication personnelle dans une situation dont il admire en parfait philosophe l’étrange retournement :

De sorte qu’à entendre parler cet homme, on aurait cru que je l’avais mis au blanc26, et que je lui avais gagné jusqu’à sa chemise. Cependant mes pages pleuraient, les assistants riaient, et moi, au milieu de ma confusion et de mon désespoir, j’étais ravi en admiration dans la contemplation de l’iniquité de ma fortune , mais il ne s’en faut pas étonner :

C’est du destin l’unique cours
De qui l’injustice est si grande,
Que nous voyons quasi toujours
Que les battus payent l’amende. (Dassoucy, 116-117)

16Cette double distance illustre un processus de désinvestissement psychique propre selon Freud au processus de l’humour. Celui-ci impose ainsi le « triomphe du moi », mais aussi du « principe de plaisir », lequel trouve le « moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables27 » La déréalisation est accentuée par les jeux d’écho entre la distanciation critique du narrateur et la dissociation affective qui caractérise le héros de l’autofiction. Cette posture d’étranger à soi-même, qui transparaît dans la mention récurrente par le « je » de ses « étranges aventures », implique-t-elle pour autant que le narrateur ait complètement déserté sa propre cause, à l’instar de ce personnage dont il met en scène le désinvestissement affectif ?

17Il convient de ne pas être dupe du feint détachement du personnage qui confirme le jeu théâtral du badin mais s’offre aussi à l’admiration et à la sympathie du lecteur. L’autodérision prélude à une réhabilitation éclatante du personnage qui affecte la pose de la sottise pour mieux se relever et réaffirmer sa maestria poétique : celle-ci, sensible dans le recours au prosimètre, est rappelée et « illustrée » dans la narration du chapitre II lorsque le valet de pied du roi reconnaît dans la victime du tricheur le musicien de cour à succès qu’il a eu l’honneur d’escorter lors de son introduction à la cour de Louis XIII. Cette reconnaissance essentielle confirme l’identité du narrateur et de l’auteur et elle restaure la persona sociale et auctoriale de ce « monsieur Dassoucy » contre l’image dégradée du musicien ambulant véhiculée par le Voyage d’Encausse.

18La narration humoristique de l’incipit pose le premier jalon de la polémique contre Chapelle qui oriente l’ensemble des Aventures, à travers l’insertion de la lettre « A Monsieur Chapelle mon très cher et très parfait ami » et l’« Ample Réponse de Dassoucy au Voyage de Monsieur Chapelle » (chapitre XIX). Dans cette perspective, l’humour du premier paragraphe joue un rôle d’embrayeur puisqu’il vise en premier lieu à une restauration méticuleuse de l’équipage du musicien, précisément mis à mal dans la reconnaissance dégradante du Voyage d’Encausse :

- Est-ce vous, Monsieur D’Assoucy
- Oui, c’est moi, messieurs ; me voici,
N’ayant plus pour tout équipage
Que mes vers, mon luth et mon page.
Vous me voyez sur le pavé
En désordre, malpropre et sale. (Chapelle, 85)

19L’humoriste, loin de déserter sa propre cause dans l’incipit des Aventures, s’applique à récuser ce portrait infamant, entreprenant une action de réappropriation polémique, poétique autant qu’identitaire.

La communication ambiguë : polémique en trompe-l’oeil et falsification cynique

20Le choix d’une identité diogénique assumée constitue une réplique consciente et cohérente à la défiguration, accomplie par Cyrano autant que par Chapelle, du musicien ambulant en vagabond et en gueux28. Sur le plan de l’écriture, Dassoucy rivalise avec le Voyage d’Encausse, dont il pastiche la topique galante pour mieux la concurrencer (Dassoucy, 621). Il en appelle par ailleurs dans le paratexte à la bienveillance du lecteur mais aussi de cet archi-lecteur qu’est le roi. Il dédie à ce dernier ses Aventures, et rappelle dans son épître leur connivence risible afin de mieux marquer sa précellence dans le registre burlesque et galant29.

21Ce contexte et ces jeux d’échos intertextuels invitent à nuancer la thèse freudienne selon laquelle l’humour s’accompagnerait d’une réduction ou d’une éviction complète des affects et de l’implication subjective. Dominique Noguez suggère pour sa part que ce modèle ne fonctionne pas en raison même de la stratégie de communication à l’œuvre dans l’humour. « L’humour est en quelque façon, un discours virtuel, qui ne peut être réalisé sans la participation d’autrui30 ». Cette dimension pragmatique de l’humour a pour « fonction de faire passer […] les réactions affectives qui le déclenchent et qui, donc, ne disparaissent pas ». Elle ne sont, de fait, que provisoirement suspendues.

22Si l’on considère la suite de la narration, l’indifférence du héros-narrateur à ses disgrâces apparaît bien illusoire et fragile, Dassoucy ne prétendant plus au refoulement des larmes dans le récit de son emprisonnement à Montpellier :

Ce premier acte fini, je fus reconduit dans mon cachot […] où après avoir longtemps médité un si étrange et si funeste accident, finalement mon cœur, ne pouvant plus résister aux coups de sa douleur, s’allégea par l’effusion d’un torrent de tant de larmes que ces gens de fer en furent touchés… (Dassoucy, 247)

23Les émotions tragiques reviennent en dépit de la tentative de narration objective et distanciée de l’arrestation qui précède cette effusion, véritable trouée lyrique au sein du récit humoristique.

24De fait, dans l’ensemble des Aventures, les affects ne disparaissent pas et la narration joue moins sur l’alternance des registres et des tonalités que sur un mélange émotionnel complexe, alliant de manière trouble le rire et les larmes. Le musicien, expert dans l’alchimie subtile de l’art d’émouvoir et de faire rire, se réfère explicitement au modèle « naïf » des chansons de Philippot31, à la fois « pitoyables et récréatives » (Dassoucy, 187) ?

25Ces émotions mêlées, diffuses dans les Aventures, corroborent l’articulation de la stratégie défensive propre à l’humour aux exigences du plaidoyer pro domo, toujours présent en arrière-fond. La préface « Au lecteur » est elle-même tissée d’ambiguïtés puisqu’elle convoque le rire du lecteur mais en appelle aussi à son indignation :

Je suis le héros véritable de mon roman, qui, après avoir longtemps vogué contre vent et marée sur une mer orageuse, a finalement attrapé un heureux port. Celui qui m’a conduit en ce port est un Dieu, celui qui m’a accueilli est un Roi, et le génie qui m’y conserve est un Ange. Bien des méchants en crèvent de rage […] Aussi ce n’est pas pour eux que j’écris, mais pour toi, généreux lecteur, qui, justement indigné contre cette vermine piquante toujours obsédée de l’impertinence du démon de l’ouï-dire, sans employer d’exorcisme, as trouvé l’invention de chasser de leur corps ce malin esprit, et le secret de les faire croire à l’Évangile, leur persuadant par les fleurs d’une rhétorique entrelacée de coups de poings, la charité qu’on doit avoir pour Dieu et pour son prochain. Lis donc, et lisant, profite de mes disgrâces ; ris, sage Lecteur, et tout riant de mes folies, fais-toi encore plus sage à mes dépens ; et si, dans ce début, tu trouves quelque chose digne de ton esprit, ne dédaigne point de m’accompagner jusqu’à la fin de mon voyage… (Dassoucy, 104)

26L’affleurement du plaidoyer brouille l’irénisme d’une narration qui vilipende les ennemis de l’auteur et laisse affleurer la souffrance et la frustration de l’écrivain burlesque déchu de sa gloire. Le rire apologique n’est pas dissociable de cette requête passionnée qui met en branle la pitié et l’indignation. Ces émotions prennent une importance grandissante dans le récit de l’emprisonnement à Montpellier et dans la diatribe contre les sots. La narration ne renonce pas à apitoyer le lecteur sur les tribulations passées d’un personnage qui se donne comme une victime paradoxalement exemplaire de persécutions injustes. L’humour des Aventures ne semble pas innocent ni gratuit : il relève d’une stratégie rusée au service de la communication polémique. L’indifférence du narrateur et sa complaisance masochiste participent à la construction d’un personnage bienveillant et ingénu injustement persécuté.

27L’humour des Aventures se limite-t-il pour autant à cette fonction d’auxiliaire stratégique d’une communication apologétique rusée ? Il semble à première vue se confiner dans la logique du plaidoyer pro domo, et se garder de toute collusion avec des formes de polémique cynique plus agressives dévolues, par prudence, à d’autres personnages. C’est le cas du larron qui plume le narrateur et à qui revient d’assumer, au chapitre III, un éloge paradoxal du vol qui démasque les impostures des usages sociaux et politiques du langage32. En dépit de cette distinction des rôles, on ne saurait conclure à une séparation étanche de l’humour apologétique et du cynisme burlesque dans les Aventures.

28La logique obsédante de défense d’une réputation personnelle et auctoriale n’exclut pas chez l’auteur-narrateur un franchissement ambigu des limites, à travers une identification à Diogène. Or celle-ci fait sens dans la mise en œuvre d’une falsification cynique cryptée, mais radicale, de l’ensemble des valeurs sociales et morales (Dassoucy, 78). Les voies a priori distinctes de l’humour apologétique et du cynisme burlesque convergent dès lors de manière souterraine dans le récit, comme en témoigne l’incipit des Aventures. On peut en effet entrevoir dans la suite « funeste » de Dassoucy et de ses pages un jeu latent avec l’ordonnance de la procession solennelle et de la marche funèbre, qui anticipe la représentation burlesque de l’« escadron des muses » au chapitre IV. Décrivant alors de manière précise le plaisant ordonnancement de son « corps symphonique », dont l’âne tient le premier rang cependant qu’il assure l’arrière-garde, le narrateur insiste sur l’inversion des préséances : il se targue, non sans équivoque, de marcher « cinquante pas derrière après les autres » (Dassoucy, 81) pour mieux anticiper les dangers d’une éventuelle attaque par des brigands. Pareil cortège porte une subversion cynique cryptée, critiquant les rites de « mise en significations de l’espace social33 » et remettant en cause les fondements sacrés de l’ordre politique et de ses hiérarchies. Dans cet autoportrait humoristique en « Phébus incognito », le narrateur fait passer, en contrebande, un refus cynique des servitudes et il dynamite, par le double jeu de l’humour et du burlesque, les productions symboliques du pouvoir qui instrumentalisent l’art de marcher34.

29Le sens de l’humour qui s’impose au seuil des Aventures peut apparaître ambigu et ambivalent : il tend à une désappropriation de soi non dénuée de masochisme. Pour autant, cette suite narrative que Charles Coypeau Dassoucy publie à la veille de sa mort impose une œuvre de réparation narcissique qui tend à proclamer une certaine invulnérabilité du moi, conformément à la théorie freudienne de l’humour. La notion, en dépit de son anachronisme strict, permet bien de rendre compte de l’énonciation personnelle rusée de cette étrange autofiction. Il s’agit pour le narrateur des Aventures de rire pour ne pas pleurer même si l’auteur Dassoucy ne renonce jamais totalement au plaidoyer pro domo, s’efforçant d’attendrir le narrataire pour mieux le rallier à sa cause et lui faire accepter une excentricité dont les implications sexuelles sont discrètement entredites.

30L’incipit humoristique établit une forme de communication séductrice et équivoque. Si les jeux de transposition humoristique se cristallisent dans le début de l’étrange autofiction de Dassoucy, c’est pour mieux induire une nécessaire suspension des évidences affectives mais aussi morales. Captatio benevolentiae, l’humour rusé des Aventures sollicite l’indulgence de ses lecteurs, et en particulier du roi, dans le cadre d’une polémique personnelle. Mais l’autofiction greffe une stratégie défensive de restauration narcissique sur le jeu d’une libre parole cynique dont les implications subversives radicales sont habilement cryptées et qui s’insinue dans l’excentricité même de la posture humoristique. Les pôles, en partie distincts de l’humour apologique et du cynisme burlesque, se rejoignent pour falsifier non seulement les évidences affectives, morales mais aussi les conventions narratives, et établir un suspens de toute croyance : l’autofiction récuse le pacte de véridicité, Dassoucy renonçant à une véritable rhétorique juridique pour opposer à la « fable » de Chapelle une fiction qui s’affranchit de la tyrannie de la vérité.

Notes de bas de page numériques

1  J’emprunte la formule à Carlos Ruiz Zafon (L’Ombre du vent, 16).

2  Aragon, Les Poètes, p.91.

3  Trois travestissements à la manière du Virgile travesti de Scarron ont fait la réputation de celui qui se désigne fièrement comme l’ « empereur du burlesque » (Le Jugement de Pâris, 1648, L’Ovide en belle humeur, 1650 et le Ravissement de Proserpine, 1652). Sur cette gloire éphémère, voir mon édition du colloque Avez-vous lu Dassoucy 16-17).

4  M. Alcover, « Un gay trio : Cyrano, Chapelle, Dassoucy », in L’Autre au XVIIe siècle, p. 265-275.

5  En 1656 à Montpellier, en 1667 dans les geôles du Saint-Office à Rome, en 1673 au Petit Châtelet à Paris. Pour un point biographique hypothéqué par nombre de « trous noirs », on se reportera à l’introduction de l’édition critique que j’ai publiée en avril 2008 chez Champion (Dassoucy, p. 20-22). Toutes les citations des Aventures dans cet article sont extraites de ce volume dans lequel j’ai regroupé l’ensemble des œuvres en prose de Dassoucy (Les Aventures, Les Aventures d’Italie, La Prison, Les Pensées dans le Saint-Office de Rome) sous le titre Les Aventures et les Prisons.

6  Comme il le suggère dans La Prison, récit de l’incarcération parisienne publié dès 1673, quelques mois après sa libération.

7  « Et jusqu’à Dassoucy tout trouva des lecteurs » (Boileau 159).

8  Dassoucy, Les Aventures et les Prisons, éd. D. Bertrand, Paris, Champion, 2008, p. 576. Dorénavant les références seront celles de cette édition.

9  Sur les stratégies retorses de dénigrement mises en œuvre dans le Voyage d’Encausse, voir l’introduction à mon édition critique (Dassoucy, 66-70) ainsi que l’étude parue dans Littérales (Bertrand, 47-70).

10  Pour des précisions concernant cette aventure éditoriale, voir mon introduction (Dassoucy, 25-29).

11  J’ai utilisé cette formule, en hommage à Louis Marin, pour rendre compte de la dynamique de transgression générique des Aventures (« Le roman véritable… », p.  377).

12  R. Escarpit, L’Humour, P.U.F., 1960, p. 26.

13  R. Escarpit, L’Humour, P.U.F., 1960, p. 11-18.

14  L’Adolescence clémentine, éd. Frank Lestringant, Gallimard, 1987, 239.

15  Sur cette écriture parodique de Dassoucy, voir les articles de Madeleine Alcover et Jean Leclerc dans les Actes du colloque Avez-vous lu Dassoucy ? (Bertrand, 53-83).

16  Dominique Noguez, « Qu’est-ce que l’humour ? », in L’Arc-en-ciel des humours, Jarry, Dada, Vian, etc., Hatier, 1996, p. 17.

17  Cette précipitation pourrait s’expliquer par des démêlés avec la Compagnie du Saint-Sacrement, très active dans la persécution des libertins et des homosexuels.

18  Franck Évrard, L’Humour, Paris, Hachette Supérieur, Paris, 1996, p. 55.

19  M. Alcover, « Un gay trio : Cyrano, Chapelle, Dassoucy », in L’Autre au XVIIe siècle, p. 548.

20  Normand Doiron, « Le voyage burlesque, théorie d’un genre », in Le Voyage en France au XVIIe siècle, Autour de Madame de Sévigné : deux colloques pour un tricentenaire, Biblio 17, N° 105, PFSCL, Paris-Seattle-Tübingen, 1999, p. 54.

21  Bergson, Le Rire [1905], PUF, 2007, p. 96.

22  Les trousses étaient une petite culotte bouffante portée au XVIe siècle et que les pages portaient encore au XVIIe siècle quand on les présentait au roi (Furetière). Retrousser comporte une équivoque sexuelle.

23  L’expression « d’un peigne dans un chausson » qui signifie « mal constitué » est un emprunt à Saint-Amant qui décrivait ainsi l’attirail de nuit du poète débauché (Saint-Amant 226).

24  Bertrand, p. 201-214.

25  La résilience narrative dans les Aventures pourrait être un leurre, comme je le suggère dans un article paru dans les Études littéraires (« La merveilleuse histoire 77-88).

26  Mettre au blanc, c’est appauvrir, ruiner.

27  D. Noguez, « Qu’est-ce que l’humour ? », in L’Arc-en-ciel des humours, Jarry, Dada, Vian , p. 158.

28  Dominique Bertrand, « Dassoucy ou Diogène : le nom de l’auteur à l’épreuve des falsifications cyniques », in Écriture, identité, anonymat de la Renaissance aux Lumières, éd. Marie Leca-Tsiomis et Nicole Jacques-Lefèvre, Littérales n° 39, 2007, p. 47-70.

29  Dassoucy se plaît à rappeler le temps où le futur astre lisant les vers du poète à son petit coucher témoignait déjà d’une aptitude à « rire toujours et fort à propos du bon mot que bien des courtisans, qui riaient à contretemps, ne pouvaient attraper. » (Dassoucy, 72)

30  D. Noguez, p. 17.

31  Pour une rapide biographie et des extraits des chansons de cet « Homère » du Pont-Neuf, je renvoie aux annexes de mon édition critique (Dassoucy 625-631).

32  D. Bertrand, « Langages et jeux de masques dans Les Aventures de Dassoucy : de l’imposture sociale au cryptage burlesque », in Littératures classiques, « Les langages au XVIIe siècle », dir. D. Denis et A.É. Spica, 50, 2004.

33  Louis Marin, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession », in De la représentation, recueil posthume, éd. D. Arasse, A. Cantillon, G. Careri, D. Cohn, P.A. Fabre et F. Marin, Paris, Gallimard, 1994, p. 46-60.

34  J’ai précisé ces analyses dans une communication intitulée « Défense et illustration de la marche à pied et du burlesque : l’ethos cynique de Dassoucy » (« Le pied », ouvrage à paraitre sous la dir. d’Ilda dos Santos et Guida Marques).

Bibliographie

Alcover Madeleine, « Un gay trio : Cyrano, Chapelle, Dassoucy », in L’Autre au XVIIe siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, 117, 1999.

Aragon Louis, « Le montreur », in Les Poètes, Paris, Gallimard, 1969.

Bergson Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1905], Paris, éd. F. Worms, PUF, 2007.

Bertrand Dominique, « Le Roman véritable de d’Assoucy ou Les Aventures ambiguës », in Point de rencontre : le Roman, Actes du colloque international d’Oslo, 7-10 septembre 1994, éd. J. Frölich, Kultskrifserie, n° 37, t. II, 1995.

Bertrand Dominique, « Langages et jeux de masques dans Les Aventures de Dassoucy : de l’imposture sociale au cryptage burlesque », in Littératures classiques, « Les langages au XVIIe siècle », dir. D. Denis et A.É. Spica, 50, 2004.

Bertrand Dominique, « La merveilleuse histoire des disgrâces de Dassoucy : autofiction d’un survivant et résilience narrative », in Études littéraires, 2006, direction Christiane Kègle, « Écriture, mémoire, résilience », p. 77-88.

Bertrand Dominique, « Dassoucy ou Diogène : le nom de l’auteur à l’épreuve des falsifications cyniques », in Écriture, identité, anonymat de la Renaissance aux Lumières, éd. Marie Leca-Tsiomis et Nicole Jacques-Lefèvre, Littérales n° 39, 2007, p. 47-70.

Bertrand Dominique, « Poétiques de l’objet et esthétique de la proximité chez Saint-Amant », in Poétiques de l’objet, Paris, Champion, éd. F. Rouget, 2001.

Bertrand Dominique (dir.), Avez-vous lu Dassoucy ?, Clermont-Ferrand, PUBP, collection CERHAC, 2005.

Boileau Nicolas, Art poétique, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, chant I.

Chapelle et Bachaumont, Voyage à Encausse [1661], éd. Laurence Rauline et Bruno Roche, Publications de l’Institut Claude Longeon, Saint-Etienne, 2008.

DassoucyCharles Coypeau, Les Aventures et les Prisons [1677], éd. D. Bertrand, Paris, Champion, 2008.

Doiron Normand, « Le voyage burlesque, théorie d’un genre », in Le Voyage en France au XVIIe siècle, Autour de Madame de Sévigné : deux colloques pour un tricentenaire, Biblio 17, N° 105, PFSCL, Paris-Seattle-Tübingen, 1999.

Escarpit Robert, L’Humour, Paris, P.U.F., 1960.

Evrard Franck, L’Humour, Paris, Hachette Supérieur, Paris, 1996.

Freud Sigmund, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient [1905], Paris, Gallimard, 1930, suivi de l’article « L’Humour », Imago, 1928, vol. XIV, fasc. 1, trad. par Marie Bonaparte et le Dr. M. Nathan, rééd. Gallimard, coll. « Idées », 1969.

Furetière, Dictionnaire universel [1690]éd. F. Rey, Paris, Le Robert,1978.

Marin Louis, « Une mise en signification de l’espace social : manifestation, cortège, défilé, procession », in De la représentation, recueil posthume, éd. D. Arasse, A. Cantillon, G. Careri, D. Cohn, P.A. Fabre et F. Marin, Paris, Gallimard, 1994, p. 46-60.

Marot Clément, L’Adolescence clémentine, éd. Frank Lestringant, Paris, Gallimard, 1987.

Noguez Dominique, « Qu’est-ce que l’humour ? », in L’Arc-en-ciel des humours, Jarry, Dada, Vian, etc, Paris, Hatier, 1996.

Ruiz Zafon Carlos, L’Ombre du vent, roman traduit de l’espagnol par François Maspero, Paris, Grasset, 2001. La Sombra del viento, éd. Planeta S.A., Barcelone, 2001.

Saint-Amant,Marc Antoine Girard de, Œuvres, éd.J. Bailbé, Paris, Didier, S.T.F.M., 1971.

Pour citer cet article

Dominique Bertrand, « Le « sens de l’humour » dans Les Aventures de Dassoucy  », paru dans Loxias, Loxias 36, mis en ligne le 15 mars 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7009.


Auteurs

Dominique Bertrand

D. Bertrand est professeur de littérature française de la Renaissance à Clermont II ; spécialiste des représentations du rire et des poétiques du burlesque, elle s'est intéressée aussi à l'expression du rire dans la littérature antillaise.