Loxias | Loxias 35 Autour des programmes de concours 2012 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres modernes et classiques, Lettres en CPGE 

Kelly Trenque et Jacqueline Assaël  : 

Le traitement littéraire du thème de l’Amour dans le prélude au chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes

Résumé

Le rôle fondamental de la scène olympienne que constitue le prélude au chant III des Argonautiques est d’annoncer la thématique de l’histoire d’amour entre Jason et Médée. Le traitement du personnage d’Éros est central et surtout original : il marque une évolution dans l’histoire des représentations littéraires grecques. En effet, l’Éros des origines n’est pas le Cupidon latin, il est une force cosmique, plus une entité indistincte qu’un dieu. Peu à peu, sa forme se précise. Euripide par exemple dote cette divinité d’un arc et de flèches. Apollonios de Rhodes, quant à lui, campe le dieu dans le rôle d’un bambin capricieux. Il existe de telles représentations, surtout dans l’art pictural, avant les Argonautiques, mais ce prélude insiste sur l’aspect rebelle de l’enfant. L’un de ses thèmes qui contribue à dépeindre Éros sous ces traits enfantins est totalement nouveau, il s’agit de l’antagonisme entre Éros et Cypris, un conflit très humain entre un enfant capricieux et sa mère, mais aussi, pour les humains, la préfiguration de malheurs cruels et totalement hasardeux.

Abstract

The fundamental function of the olympian scene which opens the third canto of the Argonautica is to announce the thematic of the love story between Jason and Medea. Eros is treated as the main character in an original way : this text indicates an evolution of Greek literature’s representations. Indeed, the original Eros is not the Latin Cupid, it is a cosmic strength and more an indistinct entity than a god. Little by little, its shape is specified. Euripides, for instance, equips this deity with a bow and darts. Apollonius Rhodius, as far as he is concerned, portrays the god as a capricious small child. There are such representations especially in pictorial art before the Argonautica, but this prelude lays stress on the fact that Eros is a rebellious child. One of its topics which contributes to depict Eros with these childish features is completely new, that is the antagonism between Eros and Cypris, a very human conflict between a mother and her capricious child but also, for human beings, the foreshadowing of cruel and completely hazardous misfortunes.

Plan

Texte intégral

Le chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes a souvent été considéré comme la plus belle pièce de cette épopée alexandrine, comme une œuvre à part entière, une œuvre dans l’œuvre. Il relate l’histoire d’amour entre Médée et Jason qui permet au héros d’obtenir la toison d’or. Ce chant s’ouvre sur un prélude mettant en scène trois déesses de l’Olympe ainsi qu’Éros. La thématique amoureuse apparaît donc d’emblée comme capitale.

Le prélude au chant III des Argonautiques peut être défini comme une « charmante scène de comédie bourgeoise1 », non seulement en raison de son réalisme inhabituel dans les scènes olympiennes des épopées, mais fondamentalement en raison du rôle attribué à Éros dans certains de ces tableaux de mœurs. Les personnages divins qui interviennent dans l’intrigue amoureuse qui fait l’objet du chant III sont donc mis en scène d’ores et déjà au sein du prélude, avec beaucoup de finesse dans le comique qui les entoure de façon originale. Un jeu d’intertextualité, par rapport aux œuvres homériques, souligne l’originalité de ce prologue rapporté à l’amour. Mais le vocabulaire homérique d’Apollonios, aussi bien que ses hapax suggèrent en tout cas la prégnance de ce thème, non sans une certaine virtuosité dans l’établissement de ce champ sémantique.

L’importance du prélude avec cette thématique de l’amour est d’ailleurs notable sur le plan structurel2, car il annonce précisément le propos du chant III, plus largement. En fait, la signification de l’ensemble de l’œuvre se décalque, en quelque sorte, sur cette invocation primordiale à l’amour. 

L’invocation à Érato, muse inspiratrice des erotica

L’invocation à la Muse Érato ouvre le troisième chant (Ei0 da1ge nun, ρατώ). Ces cinq premiers vers inscrivent le prélude dans la tradition des épopées homériques3. Cependant les aèdes ne s’adressent pas à la Muse sous cette identité spécifique, mais ils interpellent cette divinité de manière indéterminée ou dans sa dimension plurielle. En choisissant le patronage d’Érato, Apollonios place explicitement son œuvre sous le signe de l’amour.

De fait, Érato n’est jamais citée dans les textes homériques. Les seules mentions connues de cette Muse antérieures aux Argonautiques sont celles d’Hésiode4 lorsqu’il énumère les Muses, celle de Platon5 qui, dans une énumération également, fait d’Érato la muse de ceux qui ont l’amour pour matière et pour occupation, ainsi que peut-être le premier vers de la Rhadinê attribuée à Stésichore6. Deux énumérations et un texte conjectural : cette maigre liste des attestations du nom d’Érato attire donc l’attention sur l’invocation d’Apollonios. D’ailleurs, la curiosité des commentateurs anciens avait déjà été excitée par cette évocation, comme nous l’indiquent les scolies7. Les autres mentions du nom d’Érato qui sont parvenues jusqu’à nous sont postérieures à l’écriture des Argonautiques8.

L’évocation de cette Muse dont le nom est par ailleurs peu cité dans la littérature grecque, permet tout d’abord à Apollonios de Rhodes de se livrer à un calembour de type étymologique en l’associant à l’adjectif πήρατον au v. 5. En effet, le nom même de la Muse est qualifié d’« aimable », car l’adjectif vient du verbe ραμαι auquel est venu s’ajouter la préposition πί9.

Cette invocation est d’autant plus remarquable qu’Apollonios choisit de mettre en valeur le nom de la Muse par l’emploi de sa forme au nominatif et non pas au vocatif comme il se devrait puisqu’il s’agit d’une apostrophe10. Ce procédé est sans doute utilisé pour accentuer l’homophonie et par conséquent le jeu de mot qui instaure avec finesse une complicité avec le lecteur, en attirant son attention sur l’importance de la thématique de l’amour11.

L’invocation adressée à Érato a également un sens programmatique. Le nom même de la Muse annonce la thématique du chant puisque c’est la Muse qui concerne l’amour et le jeu de mot étymologique renforce cette idée que vient aussi marteler l’emploi d’ρωτι au v. 3. La place de ce nom raconte déjà l’histoire qui va suivre : les noms de ήσων, Μηδείης et Κύπριδος se trouvent placés entre ρατώ et l’adjectif qui qualifie son nom, celui d’πήρατον. Apollonios exploite la proximité étymologique qui s’établit entre le nom de la Muse et celui de l’amour tout d’abord dans un but stylistique, et ensuite avec un effet d’annonce, pour exposer dès ses premières lignes le contenu du chant III. L’attention du lecteur est ainsi attirée sur la composition symétrique selon laquelle le vocabulaire de l’amour encadre les noms des personnages qui est mise en place dès les cinq premiers vers du prélude.

Cette invocation a aussi une place importante au sein de la structure globale des Argonautiques. Dans le premier prélude, Hurst12 repère la séquence suivante : poète-matière-poète13. Le second prélude, celui du chant III, met ensuite l’accent sur la matière qui est centrale dans l’invocation à la Muse Érato, celle de l’histoire d’amour entre Jason et Médée. Le troisième prélude qui ouvre le chant IV insiste au contraire sur l’image du poète lui-même qui occupe une position centrale par rapport aux noms Χολχίδος au v. 2 et Χόλχων au v. 5. Par ailleurs ce déplacement de la matière du poème au poète lui-même, comme élément mis en valeur par sa position centrale du prélude du troisième chant à celui du quatrième, est sensible par le changement de personne du verbe νισπεν (« chanter ») : ce dernier est employé à l’impératif νισπε (« chante ! ») au v. 1 dans notre prélude du chant III, et à la première personne νίσπω au v. 4 de celui du chant IV. Ce changement de personne est l’indice d’une mise en valeur du poète dans l’exercice de son art au début du dernier chant, puisque le poète s’affirme en tant que tel, en tant que celui qui chante. Enfin, le postlude hymnique qui conclut le chant IV, quant à lui, évoque d’abord le poète et ensuite la matière de son art. Ainsi, la séquence que constituent les préludes du troisième et du quatrième chant ainsi que le postlude (matière, poète, poète, matière) fait du poète le centre de l’œuvre, et répond à l’inverse à la séquence du premier prélude (poète, matière, poète) qui mettait la matière au centre. Dans cette chaîne de signification (poète, matière, poète / matière, poète, poète, matière), le chant III est censé mettre en valeur la matière de sa poésie, c’est-à-dire la thématique de l’amour. C’est donc tout à fait logiquement par rapport à la composition qu’elle est largement développée dans le prélude.

Ainsi, l’invocation à la Muse qui ouvre le chant III place le prélude tout entier sous le signe de la thématique amoureuse qui commence à se décliner : elle est traitée non sans humour comme une occasion de tisser une relation de complicité avec le lecteur, mais aussi comme un élément clef dans une composition savante et élaborée.

La mise en scène d’Aphrodite

La première scène du chant III est ensuite constituée par les deux entrevues successives des trois déesses de la geste troyenne : le premier segment met en présence Athéna et Héra qui délibèrent pour aider les Argonautes, dans le deuxième ces deux déesses rendent visite à Cypris. Dès lors, la thématique de l’amour est introduite et se développe largement. Les déesses désirent, en effet, convaincre Aphrodite d’envoyer son fils auprès de Médée pour qu’elle tombe amoureuse de Jason et lui apporte son aide. Éros ne fait pas encore partie du tableau, mais sa mère est présente, et elle représente le premier personnage incarnant l’amour dans le prélude. D’ailleurs, elle évoque son enfant ainsi que le rapport difficile qu’elle entretient avec lui ; ainsi, Éros est aussi présent à travers elle. Ces deux segments définissent le cadre de l’intervention d’Éros par la mise en scène des trois déesses ainsi que des rapports qui se nouent entre elles.

Dès les premiers vers qui mettent en place la scène de la délibération entre Héra et Athéna, le cadre apparaît comme tout à fait familier, intimiste : en effet, après avoir vu les héros embusqués, les deux déesses qui interviennent sous un aspect anthropomorphique se retirent dans un cadre particulier, c’est-à-dire dans une chambre (θάλαμον au v. 9), afin de discuter loin des oreilles indiscrètes. Cette recherche d’un cadre presque secret humanise davantage les déesses et souligne leur féminité. Chez Homère au chant XIV, v. 188 de l’Iliade, Héra sort au contraire de sa chambre [β δ’μεν κ θαλάμοιο] pour s’entretenir avec Aphrodite. Certains commentateurs ont avancé diverses théories à propos de ce détail considéré comme curieux et inhabituel en ce qui concerne les entrevues entre déesses14 : la première hypothèse consiste à soutenir qu’il s’agit pour Apollonios de se démarquer d’Homère et de la scène de l’Iliade (XIV, 188) ; la deuxième s’appuie sur le fait que le Zeus d’Apollonios est un dieu tout puissant qui serait susceptible de vouloir se mêler à la ruse qui est sur le point d’être mise en place. Ce serait pour cette raison qu’Héra prendrait cette précaution et parlerait à Athéna en catimini15. Ces deux interprétations ne sont d’ailleurs pas contradictoires mais complémentaires. Une troisième pourrait être ajoutée, qui se fonderait non plus sur l’intertextualité ou sur une conception mythologique, mais sur le sens précis de la scène qui est en train de se jouer : ce détail pourrait souligner l’humanité des déesses qui, comme les femmes mortelles se retirent entre elles pour bavarder, s’enferment pour parler d’amour. Le poète dessinerait ainsi sous les yeux du lecteur une scène privée et réaliste, qui promet de surcroît d’être croustillante. Non seulement le thème de l’amour se manifeste déjà en creux, puisque les femmes se retirent dans leur chambre pour tisser des intrigues amoureuses, mais de plus, Apollonios se sert de ce cadre pour amuser le lecteur avec une scène plaisante, qui est annoncée dans les deux premiers segments et qui parvient à son apogée avec la rencontre se déroulant entre Éros et Aphrodite.

Quelques vers plus loin, Apollonios continue à évoquer un cadre intimiste, familier, et très sensuel. Il insiste notamment sur les détails de la chambre de Cypris, ainsi que sur la façon dont elle se coiffe16 : il va jusqu’à préciser qu’elle sépare ses mèches avant de les tresser grâce à une épingle d’or (χρυσεί δι κερκίδι v. 46). Le style d’Apollonios est d’ailleurs très évocateur car la tmèse opérée avec le verbe διακόσμει suggère le fait que Cypris divise ainsi ses mèches ! L’auteur fait montre d’une minutie remarquable dans la description du comportement très féminin et presque lascif de Cyrpis : il précise que, comme elle est interrompue par l’arrivée des deux déesses, elle relève ses cheveux sans les peigner (v. 50).

Apollonios va d’autre part jusqu’à utiliser deux mots différents pour désigner le « siège » (θρόνον v. 44) sur lequel Aphrodite est assise et les « fauteuils17 » (κλισμοσιν v. 49) sur lesquels la maîtresse de maison invite ses hôtesses à prendre place. Les déesses mises en scène sont très humanisées18. Par cette description méticuleuse de la chambre de Cypris Apollonios vise donc à créer un cadre intime, pour y évoquer ensuite avec subtilité la thématique de l’amour. Ce réalisme du détail contraste avec les scènes olympiennes homériques qui évitent cette familiarité des dieux, d’autant plus que cette scène reproduit la visite que Thétis rend à Héphaistos et sa femme Charis au chant XVIII de l’Iliade. Cette réécriture est sensible jusque dans les termes utilisés19 mais le changement de registre est frappant : on passe d’Héphaistos occupé à sa forge avec lequel Thétis vient s’entretenir afin de lui demander des armes pour son fils, à une Cypris occupée à sa toilette matinale que l’on vient solliciter pour qu’elle parle à son fils. Le cadre intimiste et féminin, propice à l’intrigue amoureuse déclinée sur un ton léger et humoristique, est posé.

Le thème est aussi traité à travers les rapports qu’Apollonios suggère entre les trois déesses. En effet, nous sommes en présence des divinités qui sont à l’origine de la guerre de Troie. Le poète convoque donc les trois déesses en faisant une référence à la geste troyenne que son lecteur peut repérer, et il tisse entre elles un rapport très humain de concurrence. Cette rivalité est perceptible dans l’ironie mordante qu’exprime Aphrodite lorsqu’elle reçoit ses compagnes. Dans la scène homérique, Charis accueille Thétis avec des propos étonnamment similaires mais apparemment dépourvus d’ironie. D’ailleurs, dans les scènes homériques, les rivalités entre dieux et déesses sont clairement exprimées20. Mais chez Apollonios, sous le couvert d’une politesse surfaite, la concurrence entre les déesses se dessine subtilement. Dans cette scène, le poète joue sur les sentiments divins dans un registre beaucoup plus humain que celui de l’épopée homérique, registre qui prépare la venue de l’amour. Enfin, la dernière attitude extrêmement humaine qui apparaît dans ce segment est la lassitude de Cypris peinant à se faire obéir de son fils. La fantaisie et les caprices de l’Amour sont ainsi mis en évidence.

L’entrevue regroupant trois personnages dans laquelle Apollonios met en place l’intrigue amoureuse du chant III est centrale par rapport aux deux autres segments du prélude, tous deux présentant deux divinités, respectivement Athéna et Héra, puis Cypris et Éros. Cette scène fait basculer l’intrigue du chant III. La dramaturgie d’Apollonios suggère la prédominance de l’amour tout au long de ce chant. En effet, dans le premier segment, Athéna accepte d’accompagner Héra chez Cypris à condition qu’elle prenne la parole devant la déesse de l’amour. En revanche, dans la scène centrale elle est complètement muette, à l’image de ce que va être son rôle dans le périple des Argonautes à partir de ce prélude. Cette annonce programme l’intrigue amoureuse du chant III dans laquelle Athéna en tant que déesse vierge et ignorante des choses de l’amour n’a pas sa place. Le prélude joue ainsi un rôle de charnière entre le voyage d’aller des Argonautes, protégé par Héra que seconde Apollon, et le séjour en Colchide ainsi que le voyage de retour, protégés toujours par Apollon certes, mais aussi par Héra et non plus par Athéna. C’est plus exactement cette intervention de Cypris (la seule de toute l’œuvre) qui réalise cette charnière. En effet, Athéna s’efface, alors qu’Héra en tant que déesse qui préside le mariage21, déesse légitimement mariée, peut assurer la protection de Jason. Celui-ci va devenir l’amant puis le mari de Médée.

Ainsi, les principales interventions divines tout au long de l’œuvre forment un schéma parfaitement symétrique : car durant le voyage d’aller, le passage des Symplégades nécessite l’intervention d’Athéna et les Argonautes assistent à une épiphanie d’Apollon sur l’Ile de Thynie ; mais au cours du voyage de retour, c’est Héra qui leur permet de franchir le passage des Planctes, et ils assistent de nouveau à une épiphanie insulaire d’Apollon, cette fois sur l’île d’Anaphé. Athéna a donc bien cédé sa place de déesse protectrice des Argonautes à Héra, comme le prouve un passage faisant suite au prélude (chant III v. 210 sqq.) dans lequel les Argonautes arrivent au palais d’Aiétès sous la protection d’une nuée divine. Le lecteur reconnaît alors la scène homérique de l’arrivée d’Ulysse au palais d’Alcinoos22 protégé par la nuée d’Athéna. Mais au début du chant III des Argonautiques, c’est Héra qui se charge de cet artifice. Le prélude joue un rôle de charnière dans la logique des interventions divines.

L’humour et l’intertextualité qui instaurent une complicité avec le lecteur sont toujours présents dans ces deux premiers segments. L’apogée de la scène est atteinte avec l’arrivée du personnage d’Éros. La thématique de l’amour se déploie au sein de l’œuvre des Argonautiques.

Le personnage d’Éros

La scène la plus originale du prélude est constituée par son dernier segment, avec l’entrevue à deux personnages dans laquelle Cypris convainc son fils d’aller frapper Médée de ses flèches. Le rapport noué par Apollonios entre Cypris et son fils produit à la fois l’aspect humoristique, l’originalité et la profondeur de la scène.

Cette entrevue est soigneusement préparée par la précédente, non seulement par le cadre qui a été mis en place, mais aussi par le discours de Cypris qui, mettant sa fierté de côté, avouait à Athéna et à Héra son incapacité à se faire obéir de son fils. Or, ce discours annonce le contenu de la dernière scène. Il souligne l’humanité des déesses : celle de Cypris d’abord, puisque « ce n’est plus la déesse qui parle, mais une mère découragée par les polissonneries d’un gamin23 » ; celle d’Héra et d’Athéna ensuite, qui échangent un regard entendu face aux difficultés que Cypris éprouve dans son rôle de mère. Cette connivence établie entre les deux déesses est d’autant plus remarquable qu’elle entre légèrement en contradiction avec l’effacement d’Athéna tout au long de cette scène : la déesse vierge, ne pouvant être mère elle-même, et n’ayant pas de mère, ne peut que difficilement comprendre le désespoir de Cypris. Le choix d’Apollonios consiste donc à renforcer l’impression d’humanité des déesses par ce regard qui en dit long sur le personnage d’Éros qui n’est pas encore présent : son importance est grandissante, sa réputation le précède.

La scène précédente annonce donc l’arrivée d’Éros en le représentant plus en tant qu’enfant de Cypris qu’en tant que puissance cosmique. Cependant, à travers ce discours, la colère et la méchanceté d’Éros transparaissent aussi. L’enfant, en effet, va jusqu’à menacer sa mère ! Ainsi, avant que la scène proprement dite ne débute, le sujet principal en est déjà annoncé, ou plutôt précisé par rapport au thème de l’amour programmé par l’invocation à la Muse : il s’agit de l’antagonisme qui se crée entre Aphrodite et Amour, un antagonisme entre mère et fils. Ce thème est original par rapport aux représentations antérieures d’Éros qui est évoqué chez les poètes comme force cosmique. Les premières représentations d’Éros, en effet, sont bien différentes du petit dieu ailé d’Apollonios. Il est évoqué comme une puissance beaucoup plus abstraite. Dans la Théogonie d’Hésiode les éléments originels dont Éros fait partie sont des entités plus que des dieux. Dans cette vision du monde, la reproduction n’est d’ailleurs pas d’abord sexuelle : en effet, les premières entités physiques, naissent par parthénogénèse. On a pu se poser la question de la raison de la présence d’Éros dès le début de ce poème alors qu’il reste inactif pendant longtemps (il n’inspire pas le désir amoureux), et l’hypothèse qui est avancée notamment par J.-P. Vernant24 est la suivante : la présence d’Éros serait exigée par la présence même de Chaos comme son contraire. Hésiode ne nous présente donc pas un dieu anthropomorphique. D’ailleurs, les poètes tragiques reprennent dans leurs œuvres cette vision cosmique de l’amour. Dans le premier fragment des Danaïdes d’Eschyle25, par exemple, Aphrodite évoque ce pouvoir universel de l’amour ; dans Antigone26 de Sophocle le choeur évoque le caractère invincible d’Éros dont le pouvoir s’étend sur chaque être vivant, et l’on retrouve cette idée dans Hippolyte27d’Euripide. Si, pour les poètes lyriques du VIe et Ve,Éros est le dieu qui agite les passions humaines, sa physiologie ne se dessine que progressivement : c’est par exemple Euripide28 qui le dote de son arc et de ses flèches, et c’est une tradition plus récente qui fait de lui le compagnon d’Aphrodite, et surtout son fils29.

Ce thème du conflit entre Éros et sa mère n’apparaît pas dans la tradition littéraire qui précède les Argonautiques mais connaîtra une postérité intéressante30. On le retrouvera, de fait, chez Moschos dans Éros échappé31, mais aussi chez Méléagre32 ainsi que chez Lucien33. Ce traitement des divinités qui incarnent l’amour sort de l’ordinaire, et il dépasse par sa profondeur le simple tableau de mœurs. En effet, à travers le discours de que Cypris tient à ses compagnes sur son garnement de fils, c’est tout l’aspect contradictoire de ce dernier qui est dessiné en creux : car si Éros est un enfant espiègle qui interviendra dans une scène au comique léger, il est également une entité dangereuse.

En réalité, le pouvoir de l’amour est présenté comme d’autant plus redoutable qu’il est précisément détenu par un enfant. Apollonios compose le dernier segment de son prélude précisément en se fondant sur cette ambiguïté de l’amour. En effet, le poète joue sur le fait que son personnage est tout à fait inconscient du mal qu’il peut causer ; il est à la fois enchanté de son propre pouvoir, mais incapable d’en évaluer les conséquences. On a souvent reproché à Apollonios d’introduire dans ce prologue les événements graves qui vont suivre sur un mode mineur, mais en fait toute la finesse de l’auteur se manifeste ainsi : car il est habile de sa part d’ouvrir ce chant sur une tonalité légère contrastant avec la suite des événements. Il ne pouvait mieux suggérer le caractère incontrôlable de l’amour qu’en le dessinant sous les traits d’un enfant.

Apollonios campe donc solidement son personnage dans ce rôle, en ayant recours à un réalisme du détail toujours aussi savant. Tout d’abord, Éros est dépeint comme un personnage enfantin parce qu’il ne s’exprime pas au discours direct : il ne s’exprime qu’une seule fois, et au discours indirect, au v. 148. Or, l’épopée ne saurait laisser de place aux paroles d’un enfant. D’autre part, Cypris trouve son fils en train de jouer aux osselets avec Ganymède dans le jardin de Zeus34 : les détails sont importants car ils construisent et étoffent le personnage de l’enfant. L’endroit est ainsi précisé, le nom de son camarade de jeu, ainsi que la nature du jeu lui-même : le jeu des osselets était très courant parmi les éphèbes35. Même la matière des osselets est indiquée : ils sont faits d’or. Éros a une attitude puérile : il serre contre sa poitrine les osselets qu’il vient de gagner pour ne pas les perdre. On retrouve un geste similaire de sa part aux v. 154-155 : Amour rassemble ses osselets, puis il les compte (et ce, avec soin, « ε » dit le texte grec au v. 155) avant de les confier à sa mère, pour bien vérifier plus tard que celle-ci lui a rendu tout son bien. Apollonios dit plus précisément qu’il « rassemble sa moisson d’osselets » grâce à l’hapax συναμήσατο. L’image est bien celle du garçonnet regroupant dans ses petites mains ses précieux osselets. Le comportement de Cypris dans son rôle de mère accentue d’ailleurs l’aspect enfantin d’Éros : car elle le gourmande pour avoir triché, le câline et lui fait miroiter un nouveau jouet pour qu’il fasse ce qu’elle veut, c’est-à-dire décocher une de ses flèches dans le cœur de Médée36.

Mais en fait, l’Amour n’est pas un enfant sage qui joue tranquillement. Son espièglerie confine à la méchanceté. Il triche aux osselets et se moque de la défaite de Ganymède. Il est ainsi possible d’entrevoir la double nature de l’amour tel qu’il est représenté par Apollonios. Cypris, dans son discours, qualifie d’ailleurs son fils d’ « impudent » au v. 92. L’adjectif ναιδήτ, équivalent d’ναιδε, est propre à Apollonios de Rhodes. Le sens qu’il prend au sein de ce texte est donc bien spécifique : l’adjectif peut, en effet, désigner aussi bien un enfant effronté (comme c’est le cas ici) qu’une personne qui a perdu toute pudeur, qui est totalement dépourvue d’αδώς. Apollonios emploie ce terme dans son acception la plus forte en au chant IV, dans le vers 360. Par ailleurs, de manière significative, Médée renie aussi l’αδώς lorsqu’elle s’abandonne à sa passion au chant III37. Apollonios applique à l’Amour lui-même une caractéristique qui, prise dans son sens fort, deviendra celle de sa victime : la description contient donc en creux tout ce qui va suivre. Dans le même ordre d’idées, au v. 120, l’adjectif μάργος, mis en valeur en tête de vers, signifie « effronté » dans ce contexte précis, mais d’ordinaire, il fait allusion au dérèglement des sens, à la folie plus qu’à l’impudence38. La μαργοσύνη est le pire défaut que puisse avoir une femme : celle qui en est atteinte est déréglée voire débauchée. Ce nom est employé une fois dans les Argonautiques, il s’applique évidemment au personnage de Médée plus avant dans le chant III, au v. 797. On ne peut guère dire d’un enfant qu’il est débauché ou atteint d’une passion folle, mais le double sens est cependant suggéré d’autant plus fortement que l’acception la plus courante du mot désigne cette réalité. Une fois encore, la caractéristique attribuée à l’Amour s’applique ensuite à sa victime dans un sens plus dur : toute la violence de cet enfant insouciant est ainsi suggérée, par le transfert et les modulations du vocabulaire qui lui est appliqué comme à un être innocent. Enfin, Cypris gourmandant son fils le qualifie d’φατον κακόν, ce qu’Émile Delage traduit par « vilain monstre ». Littéralement, il s’agit d’un « mal inouï »39. Le ton badin de la scène ne doit donc pas dissimuler la puissance maléfique d’Éros.

D’ailleurs, le jouet (θυρμα v. 132) dont Cypris se sert pour monnayer les services de son fils est en quelque sorte emblématique de la façon dont Apollonios voit l’amour. Car il ne s’agit pas d’un simple objet que lui montre Cypris, mais d’une balle magique qui a appartenu à Zeus et qui représente l’univers. Une référence aux Phénomènes d’Aratos au v. 138 vient confirmer qu’il s’agit d’une image du monde : en effet, lorsqu’Apollonios décrit le jouet, il parle de ses anneaux d’or et des « deux bagues qui les cerclent » [διπλόαι ψδες περιηγέες ελίσσονται] et la fin du vers est identique à celle du vers 401 des Phénomènes décrivant les étoiles40. De plus, si Émile Delage traduit judicieusement ψδες par les « bagues », le mot peut également signifier la voûte céleste ou encore l’arc-en-ciel. L’amour, pour Apollonios de Rhodes, place donc le monde entre les mains d’un enfant qui veut jouer avec lui sans se soucier des conséquences. Éros est à la fois léger et cruel, comme les enfants peuvent l’être. Le discours prononcé par Aphrodite avant la scène de l’entrevue confirme ce caractère : elle disait alors vouloir casser le carquois et les flèches d’Éros tant il l’importunait, comme une mère aurait envie de briser le jouer d’un enfant colérique. Le carquois et les flèches d’Éros sont donc assimilés à des jouets, mais ces objets constituent ou enferment aussi des armes particulièrement dangereuses. 

Ainsi, la thématique de l’amour qui se déploie dans ce prélude se décline de plusieurs façons. En effet, le premier niveau d’interprétation, niveau de signification à part entière qui met sous les yeux du lecteur les scènes des trois entrevues divines, amuse et séduit le lecteur par l’exercice d’un art consommé, tant dans le réalisme du détail et le comique léger que dans les jeux littéraires, entre autres la réécriture de textes homériques. En effet, le lecteur contemporain d’Apollonios, lisant la scène de l’arrivée d’Athéna et d’Héra chez Aphrodite se souvient de la scène de la visite de Thétis à Héphaïstos, et apprécie sa différence par rapport au modèle. Son attention est captée par le traitement de l’amour sur le mode mineur et sur les jeux d’intertextualité qui mettent en valeur cette représentation peu ordinaire de la thématique amoureuse.

Ce niveau a aussi une fonction poétique dans la composition d’ensemble si l’on considère qu’il attire l’attention du lecteur et la détourne de ce fait des artifices complexes qui se tissent à d’autres niveaux. De fait, le prélude est programmatique car il prépare à de nombreux égards l’intrigue du chant III comme nous avons pu le remarquer en observant la place des mots dans l’invocation à la Muse ou le vocabulaire employé par Cypris pour qualifier son fils : l’amour va se diffuser dans l’intrigue tout entière. D’autre part, le prélude, lui même exemplaire dans l’art de sa composition, prend tout son sens au niveau de la structure d’ensemble des Argonautiques : l’invocation à la Muse s’insère alors dans une chaîne complexe de signification mettant en valeur tour à tour le poète ou la matière de son œuvre. La logique des interventions divines est régie par le segment central de l’entrevue des trois déesses : ce segment est la charnière qui permet la symétrie des interventions divines, le moment où Héra prend la place d’Athéna comme déesse protectrice des Argonautes.

En dehors de l’étude psychologique des personnages et notamment de celui de Médée, c’est dans la perspective dramatique et structurelle que nous pouvons voir aussi dans les Argonautiques le traitement du thème de l’amour exécuté avec un art consommé. De fait, la composition savante et complexe de l’œuvre est si élaborée qu’elle ne se voit pratiquement plus. Mais le prologue, original et brillamment mené, contient en germe toutes les lignes de force mises en œuvre par Apollonios dans la représentation du sentiment amoureux, de sa violence, de son caprice, de son badinage, de sa cruauté.

Notes de bas de page numériques

1  Cf. Francis Vian, Apollonios de Rhodes. Argonautiques. Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 11.

2  André Hurst a étudié en détails le degré d’élaboration structurelle des Argonautiques cf. Apollonios de Rhodes, Manière et cohérence, Genève, Institut suisse de Rome, 1967.

3  Les deux incipit homériques sont des modèles que nombre d’auteurs ultérieurs n’ont pas hésité à reprendre et à commenter. L’invocation à la Muse est le signe d’un aspect conventionnel de l’écriture de l’épopée, mais aussi d’une conception spécifique de la création poétique. Cf. Jacqueline Assaël Pour une poétique de l’inspiration, d’Homère à Euripide, Louvain/Namur, Peeters, 2006 et Jacqueline Assaël (éd.), L’Antique notion d’inspiration, Noesis, 2000.

4  Cf. Théogonie v. 78.

5  Phèdre, 259c.

6  Fr 278 texte conjectural.

7  Γ, 1-5.

8  Diodore de Sicile, Livre IV ch.7 ; Apollodore, Bibliothèque, 1, 3, 13 sqq ; Orphica, 1 76., Aux Muses, offrande de l’encens ; Lucius Annaeus Cornutus, Ph 2, 14 sq ; Aristide Quintilien, Sur la Musique ; Scolies d’Hésiode, II-1-67-95. Cf. aussi Ovide, Art d’Aimer, 2, 15 s. qui fait probablement référence à Apollonios de Rhodes en insistant comme lui sur le lien étymologique entre le nom de la Muse et l’amour : « Nunc mihi, siquando, puer et Cytherea, fauvete, / Nunc Erato ; nam tu nomen amoris habes. Maintenant plus que jamais, fils [de Vénus], et toi, déesse de Cythère, assistez-moi. Maintenant toi aussi Érato, car tu dois ton nom à l’amour. » Trad. Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1983.

9  Cf. Francis Vian, Argonautiques Chant III, Les Belles Lettres, p. 50, n. 1.

10   Le vocatif serait la forme ρατο, phonétiquement plus éloignée des sonorités de l’adjectif.

11  Le jeu consistant à imiter un vers de la Nannô de Mimnerme (fr II, I, Diehl) qui déclarait que Jason n’aurait jamais pu conquérir la toison d’or sans l’aide de Médée [οδέ κοτ’ν μέγα κας νήγαγεν ατς ήσων ξ Αης] redouble d’ailleurs les effets de connivence littéraire.

12  A. Hurst, Apollonios de Rhodes, Manière et cohérence, p. 37.

13  Apollonios évoque en premier lieu le poète et son œuvre avant d’évoquer la matière de sa poésie que constituent les causes des craintes de Pélias mais aussi la perte de la sandale de Jason et les conséquences des craintes de Pélias, avant de revenir au poète et à son œuvre.

14  Cf. Francis Vian, Apollonios de Rhodes. Argonautiques. Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 12, n. 2.

15  Cf. H. de la Ville de Mirmont : « le Zeus d’Apollonios et le Jupiter de Virgile sont des dieux suprêmes qui absorbent tous les autres. Les Alexandrins, au temps des Argonautiques, les Romains au temps de l’Énéide, sont presque monothéistes. Pour eux, Zeus ou Jupiter est tout : les autres dieux n’exercent leur pouvoir limité qu’en vertu de délégations qui leur ont été confiées par le souverain maître des mortels et des immortels » (La Mythologie et les Dieux dans les Argonautiques et lÉnéide, Paris, Hachette, 1894, p. 8).

16  Dans son analyse comparative qui a pour but d’évaluer les différences de l’épopée de Valerius Flaccus avec les Argonautiques d’Apollonios dont il s’inspire, François Ripoll remarque bien que les dieux d’Apollonios tels qu’ils sont mis en scène dans le prélude sont bien différents de ceux de Valerius Flaccus précisément par ce goût du détail familier et du pittoresque : « Outre leur implication plus grande dans l’action que nous avons soulignée plus haut, les dieux de Valerius Flaccus se distinguent de ceux d’Apollonios par deux autres traits : une relative désincarnation et une coloration inquiétante (qui concerne surtout ici Vénus). La scène initiale du chant III des Argonautiques d’Apollonios manifeste un goût typiquement hellénistique pour le détail pittoresque et concret : notations empreintes de réalisme psychologique dans l’attitude des divinités (22-24,76-78,100-101), description pleine de détails colorés, de l’attitude d’Aphrodite (44 sq.). Plus rien de tout cela chez Valerius Flaccus » p. 7-8. « Valerius Flaccus élimine toutes les nuances pittoresques et familières, tous les traits d’humour pour privilégier une dominante sombre et tendue. » p. 9. (F. Ripoll, « Valerius Flaccus (VII-VIII, 133) et Apollonios de Rhodes », Rursus, N°3, 2008).

17  Traduction d’Émile Delage, Les Argonautiques, Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

18  « On comprend que, le Zeus d’Apollonios réunissant en lui seul à peu près toutes les attributions et tous les privilèges de la divinité, les autres dieux ne doivent, dans les Argonautiques, jouir que d’une puissance très restreinte ; mais, par contre, leur rôle actif, leur caractère humain est beaucoup plus développé et acquiert toute l’importance négligée par le dieu suprême qui n’a aucun rapport direct avec l’humanité, qui dirige du fond de l’Olympe tous les événements dans lesquels il n’intervient jamais d’une manière personnelle » (H. de la Ville de Mirmont, La Mythologie et les Dieux dans les Argonautiques et L’Énéide, p. 303-304).

19  Cf. v. 382 sqq. « τν δδε προμολοσα Χρις λιπαροκρδεμνος / καλ, τν πυιε περικλυτς μφιγυεις· / ν τρα ο φ χειρπος τφατκ τνμαζε· / τπτε Θτι τανπεπλε κνεις μτερον δ / αδοη τε φλη τε; προς γε μν ο τι θαμζεις. / λλπεο προτρω, να τοι πρ ξενια θεω. / ς ρα φωνσασα πρσω γε δα θεων. / τν μν πειτα καθεσεν π θρνου ργυρολου  /  καλο δαιδαλου· » [...] Charis s’avance et la voit, Charis la Belle, au voile éclatant, qu’a prise pour femme l’illustre Boiteux. Elle lui prend la main, elle lui dit, en l’appelant de tous ses noms : « Qui t’amène à notre demeure, Thétis à la longue robe, Thétis auguste et chère ? Jusqu’ici, chez nous tu ne fréquentes guère. Suis-moi plus avant : je te veux offrir nos présents d’hospitalité.» Ainsi dit la toute divine, et, la conduisant plus avant, elle fait asseoir Thétis sur un siège à clous d’argent, un beau siège ouvragé ».

20  A. Couat, La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, Paris, Hachette, 1882, (Bruxelles, Culture et Civilisation, 1968) p. 306 : « Leur longue entrevue […]où la passion se dissimule sous les dehors de la politesse et du savoir vivre, ressemble bien peu aux délibérations tumultueuses des dieux de l’Iliade ».

21  Cf. Argonautiques, IV, v. 96.

22  Cf. Odyssée, chant VII, v. 14.

23  Cf. Francis Vian, Apollonios de Rhodes. Argonautiques. Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 11.

24  Auteur L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989.

25  Fr 125 Mette.

26  Cf. v. 781 sqq.

27  Cf. v. 1279.

28  Cf. Médée, v. 530.

29  Cf. Platon, Le Banquet, 180 D.

30  Cf. Francis Vian, Apollonios de Rhodes. Argonautiques. Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 54, n 1.

31  L’épigramme tout entière est construite sur la contradiction du personnage d’Éros dont nous allons voir qu’elle est au cœur du prélude d’Apollonios : ce texte se situe bien dans l’héritage des Argonautiques.

32  Anth. Pal., 5, 177, 178.

33  Dial. Dieux, 11. Lucien imite les propos de Vénus dans son discours adressé à Héra et Athéna. De plus, un peu plus loin dans le texte (Dial. Dieux, 19), il reprend le thème de l’antagonisme total entre Athéna, la déesse vierge, et les tours de l’Amour.

34  Lucien se souvient aussi de ce détail (Dial. Dieux, 4, 3 : Zeus enlève Ganymède en lui promettant qu’il pourra jouer aux osselets avec Éros pour se divertir).

35  Aucun jeu de l’Antiquité n’a eu une aussi grande faveur que celui des osselets, ni n’a été aussi longtemps en usage. Dans l’Iliade, XXIII v. 88 sqq., c’est ce jeu qui revient à la mémoire de Patrocle lorsque ce dernier apparaît en songe à Achille. On sait par ailleurs que l’on donnait des osselets aux écoliers appliqués. Platon, dans le Lysis, nous apprend que les enfants les transportaient avec eux dans de petits paniers. La façon la plus répandue de jouer aux osselets pour les enfants consistait à jeter en l’air cinq osselets qu’il fallait recevoir sur le dos de la main : on l’appelait τ πεντελίζειν. Cf. P. Hartwig, « Joueurs d'osselets » in Mélanges d'archéologie et d'histoire, T. 14, 1894, pp. 275-284.

36  Le dessin de cette scène qui se déroule entre Éros et Ganymède a sans doute été inspiré par une œuvre picturale (Cf. F. Vian, Les Argonautiques, Chant III, Paris, Erasme, 1961, p. 38, n. 117). Car la représentation d’Éros jouant aux osselets apparaît comme courante dans les arts, à partir du Ve siècle avant J.C. (Une peinture sur vase conservée au British Museum, intitulée « Jeune homme ailé (Éros) jouant aux osselets » représente cette scène. Elle daterait approximativement de 415 av. J.C.). Par le biais de cette scène, l'auteur établit donc une nouvelle complicité avec le lecteur qui vient s’ajouter aux autres jeux littéraires auxquels Apollonios se livre dans ce prélude.

37  Cf. v. 649, 652, 681, 742, 785, 1068.

38  Eschyle. Pr. 884 ; Eur. H.f. 1083. Dans Électre d’Euripide en 1027, l’adjectif qui se rapporte à Hélène est souvent traduit par « prostituée ».

39  Sur le vocabulaire utilisé pour qualifier Éros, cf. Francis Vian, Apollonios de Rhodes. Argonautiques. Chant III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 14.

40  Cf. v. 399 sqq. « τος πντας καλουσιν δωρ. λγοι γε μν λλοι νειθι Τοξευτρος π προτροισι πδεσσιν γνωτοι κκλ περιηγες ελσσονται. L’ensemble est nommé l’Eau. Quelques autres, au dessous du Sagittaire, sous ses pieds de devant, roulent inconnues, disposées en cercle. ».

Bibliographie

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VERNANT Jean-Pierre, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989.

Pour citer cet article

Kelly Trenque et Jacqueline Assaël , « Le traitement littéraire du thème de l’Amour dans le prélude au chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes », paru dans Loxias, Loxias 35, mis en ligne le 08 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6938.

Auteurs

Kelly Trenque

Kelly TRENQUE est étudiante en Master II de lettres classiques et en Master I de philosophie à l’Université de Nice-Sophia Antipolis ; auteur d’un mémoire de Master I intitulé : Les images dans le traité XXXVIII de Plotin, une illustration de la vie, A. Zucker (dir.), 2011. En préparation : mémoire de Master I (philosophie) : Plotin et Bergson, sous la direction de E. Grasso et mémoire de Master II (lettres classiques) : Utilisation des mathématiques dans les Ennéades de Plotin, sous la direction d’A. Zucker.

Jacqueline Assaël

Jacqueline ASSAËL est professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature. Spécialiste de la tragédie grecque antique (plus particulièrement de l’œuvre d’Euripide). Auteur de Intellectualité et théâtralité dans l’œuvre d’Euripide, Nice, Association des Publications, 1993, et Euripide, philosophe et poète tragique, Peeters, 2001, prix Zappas. Effectue plus largement des recherches dans le domaine de la poésie grecque antique : cf. Pour une poétique de l’inspiration d’Homère à Euripide, Peeters, 2006. Publie aussi des travaux d’exégèse néo-testamentaire, dans des revues internationales : Biblica, New Testament Studies, etc. À paraître : édition critique de l’Épître de Jacques, en collaboration avec Élian Cuvillier.