Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence 

Katalin Kovács  : 

Le langage du silence : la peinture de Chardin dans les écrits sur l’art français du XVIIIe siècle

Résumé

Parmi les genres picturaux, c’est sans doute la nature morte qui est le plus étroitement liée à la notion du silence : les objets mis en scène dans ces tableaux sont par leur nature même silencieux. La notion de silence en peinture ne se laisse cependant que difficilement aborder par des catégories discursives : elle se caractérise par des notions vagues telles que le je-ne-sais-quoi, le vide ou la couleur. Celles-ci apparaissent relativement souvent dans les écrits critiques sur Chardin dont les auteurs se heurtent à la difficulté de ne pas pouvoir dire la chose représentée dans les toiles du peintre. Dans cet article, nous abordons la peinture de Chardin à travers les textes des critiques d’art français de son époque, en particulier de Diderot. Devant les « peintures de silence » de Chardin, les écrivains d’art du XVIIIe siècle recourent à des stratégies différentes de celles qui sont aptes à la description de la peinture narrative, à un langage autre qui semble se dissoudre dans les expressions elliptiques et métaphoriques : au langage du silence.

Abstract

Language of silence : the painting of Chardin in the French writings on art of the 18thcentury

Among the pictorial genres, it is probably the still life painting that is the most closely related to the notion of silence : the objects painted in the picture are silent by their nature. The notion of silence in painting however can be hardly tackled by the discursive categories. The still life painting is characterized by vague and elusive notions such as the je-ne-sais-quoi, the emptiness or the colour that are not at the same register but are still very close to each other. These notions appear relatively often in the critical writings on Chardin whose authors come up against the difficulty to not be able to say the thing represented in the painting of the painter. In this article, we discuss the painting of Chardin through the texts of French art critics of his time, especially of Diderot. About these paintings, the art critics of the 18thcentury turn to different strategies from those which were developed for the description of the narrative painting, to an other language that seems to dissolve in the elliptical and metaphoric expressions : to the language of silence.

Index

Mots-clés : Chardin , Diderot, nature morte, peinture, silence

Keywords : Chardin , Diderot, silence, still life painting

Plan

Texte intégral

Il y a une part « à part soi » de l’âme à quoi un langage silencieux correspond. Les lèvres ne frémissent plus : elles sont comme des fleurs ou des petits animaux morts. Comme des huîtres. Comme des luths muets. Comme des chandelles. Elles sont comme des cartes ou des gaufres1.

Pascal Quignard

Qu’est-ce que le silence ? Peut-on le considérer comme un concept critique du discours sur l’art ? La notion de silence en peinture ne se laisse que difficilement saisir par des catégories discursives. Elle se caractérise par des notions floues, telles que le je-ne-sais-quoi, le vide ou la couleur qui ne se situent certainement pas dans un même registre, mais sont tout de même très proches. Il s’agit là moins d’une équivalence explicite entre la notion de silence et ces catégories que d’une relation plutôt implicite, qui passe par le biais de l’ineffable.

Par la suite, nous nous proposerons d’aborder le discours critique sur la peinture de Jean-Baptiste-Siméon Chardin sur la base des textes des critiques d’art français de son époque, et à la lumière des catégories évoquées plus haut, avant tout la couleur. C’est dans le cas de la couleur que l’échec des stratégies narratives habituelles est le plus manifeste, et que le discours sur l’image tend inévitablement vers le silence. Comme l’affirme Jacqueline Lichtenstein, la couleur est l’» expressivité pure d’un visible silencieux qui constitue l’image comme telle2 ». Pour illustrer la difficulté des critiques d’art à mettre en mots l’effet de la peinture coloriste de Chardin, nous nous appuierons principalement sur les écrits de Diderot, mais évoquerons aussi ceux d’autres critiques tels que Lacombe, Mathon de La Cour, Estève ou Baillet de Saint-Julien. À propos des natures mortes, des « compositions muettes3 » de Chardin, les écrivains d’art de son temps font appel à des stratégies discursives spécifiques, à un langagequi se compose d’expressions elliptiques et métaphoriques : le langage du silence. Le silence supposé inhérent aux tableaux de Chardin confronte en effet les critiques aux limites de leur parole. Des travaux importants ont déjà été consacrés à cet aspect de la peinture de Chardin, notamment par René Démoris ou Pierre Rosenberg4. Lorsque nous cherchons à comprendre comment les critiques d’art essaient de verbaliser l’effet des tableaux de Chardin, nous situons nos investigations dans le sillage des problématiques évoquées par René Démoris, sans pour autant en reprendre l’orientation psychanalytique. Nous examinerons d’abord la question de la place de la nature morte, pratiquée par Chardin, dans la hiérarchie des genres picturaux, et procéderons ensuite, en rapport avec le silence, à un examen terminologique concernant l’appellation de ce genre. Cette question conduira à la problématique de l’incapacité des critiques à parler de la peinture de Chardin : les écrivains d’art du XVIIIe siècle sont généralement réduits au silence lorsqu’ils veulent verbaliser l’effet de ses tableaux. Nous émettons alors l’hypothèse que les notions liées au langage du silence sont susceptibles de mettre en question la primauté – et l’exclusivité – du discours pictural classique qui se base sur des catégories narratives, développées à travers l’analyse de l’art italien. Leur intérêt consiste dans ce qu’elles conduisent vers un autre type de discours, censé rendre compte de la peinture non-narrative. Dans une perspective plus générale, par la valorisation du visible, par opposition au lisible, elles aident à reconsidérer le rapport de l’image et du langage.

Hiérarchies et terminologies

Avant d’analyser le discours critique sur les tableaux de Chardin, nous trouvons important de situer le genre de la nature morte dans le contexte de la théorie de l’art du XVIIIe siècle. Selon la doctrine académique des sujets picturaux, en vigueur encore à l’époque de Chardin, la nature morte se trouve au dernier degré de l’échelle hiérarchique des genres. C’est André Félibien qui en formule le principe, en 1667, dans sa Préface aux Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture5. Il constate que « celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles », et ajoute que « celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement6 ». Cette hiérarchie se base, d’une part, sur le « mérite » supposé des sujets représentés, allant du sujet inanimé au sujet animé et humain et, de l’autre, sur la difficulté du travail investi par le peintre7.

Félibien aborde la question du « mérite » du sujet à l’aide des comparaisons. La première pose que le peintre qui s’occupe des sujets de nature morte, ou qui ne s’occupe que de ceux-ci, est inférieur au paysagiste. Quant à la deuxième comparaison, elle traite du peintre des « choses mortes et sans mouvement », et privilégie le peintre des animaux vivants face au peintre de la nature morte. C’est dans cette deuxième comparaison qu’apparaît le mot « vivant » : il renvoie au fait que la hiérarchie des genres picturaux valorise le caractère animé du sujet et, parmi les sujets animés, le caractère humain. L’ordre des comparaisons part de la catégorie tenue pour la plus basse, celle des sujets inanimés correspondant au genre que nous désignerions aujourd’hui par le terme « nature morte ». Félibien n’utilise pourtant pas ce terme collectif : il parle du peintre des fruits, des fleurs et des coquilles. Certes, la présence ou l’absence de son ne figure pas parmi les critères déterminant la place des genres sur l’échelle hiérarchique, mais l’allusion au silence est décisive du point de vue de la désignation de ce genre dans les diverses langues européennes.

Quant au terme français « nature morte », il apparaît pour la première fois en 1750, sous la plume du critique d’art Baillet de Saint-Julien8. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on peut encore relever une hésitation terminologique concernant la désignation du genre : en 1728, Chardin est reçu à l’Académie dans la catégorie la plus modeste, celle des « peintres dans le talent des animaux et des fruits » ou, en d’autres termes, des « peintres à talents »9. Dans le cas des natures mortes, les catalogues d’expositions des premiers Salons contiennent, en général, la description des objets figurant dans le tableau concret. L’article « Genre » de l’Encyclopédie, de la plume de Watelet, témoigne aussi de cette terminologie tâtonnante : il range parmi les peintres de genre sans distinction les peintres des fruits, des fleurs, des animaux et des paysages. Il appelle peintres de genre tous les artistes spécialisés à rendre une certaine catégorie d’objets, et les délimite nettement du peintre d’histoire10.

Face à l’expression « nature morte », devenue dominante dans le français et les autres langues latines, les langues germaniques recourent aux équivalents du hollandais « Still-leven11 » : ce terme contient le mot de vie et renvoie au modèle immobile, aux « choses » de la nature sans mouvement, par opposition à la peinture d’êtres animés. Il est intéressant de noter que c’est le peintre et écrivain d’art allemand Joachim von Sandrart qui utilise, pour la première fois, au XVIIe siècle, le terme « still-stehende Sachen » [choses immobiles] pour caractériser des tableaux du peintre alsacien Sébastien Stoskopff. On connaît à cette même époque des tentatives pour introduire en français un sens proche de l’expression hollandaise : sous un portrait gravé de David Bailly (de 1649), on peut lire l’inscription « un fort bon Peintre en pourtraicts et en vie coye12 ». De telles tentatives – suggérant la traduction littérale de « Still-leven », la « vie silencieuse » – n’ont pourtant pas réussi à prévaloir en français, où c’est l’expression « nature morte » qui s’est finalement enracinée. En tout cas, au XVIIIe siècle, en France, les théoriciens et critiques d’art ne parlent pas encore de nature morte, mais plutôt de la nature reposée, inanimée ou immobile13. Dans l’appellation du genre, c’est le critère de la présence ou de l’absence de mouvement qui est souligné et non pas le silence des objets. Selon Charles Sterling, l’expression « nature inanimée » repose sur l’extension de l’idée de l’immobilité à celle de l’inanimé et de la mort14. Cependant, ce genre ne montre pas seulement la nature sans vie et des objets hors d’usage : aux animaux morts des tableaux de chasse ou aux objets des intérieurs de cuisine sont souvent adjoints des animaux vivants. Dans La Raie de Chardin, par exemple, on peut remarquer un chat au regard vif et, dans Le Buffet, un chien guettant avec convoitise le magnifique compotier de pêches.

En effet, c’est dans le cas des tableaux de chasse, qui montrent des dépouilles de gibier, que l’expression française « nature morte » a le plus de pertinence. Ces peintures exposent moins la nature silencieuse que la nature devenue morte au sens littéral du terme : le plumage encore somptueux des oiseaux figés dans l’immobilité éternelle de l’«  horreur silencieuse » de la mort ainsi que le poil encore brillant des lièvres ou des lapins suspendus par les pattes15. Certes, ces tableaux font allusion à la fragilité de la vie – ils évoquent des animaux qui ont vécu –, mais sans aucune nuance morale, comme le font les Vanités auxquelles nous reviendrons.

La « peinture de silence » et la parole des critiques

Avant de nous pencher sur notre sujet proprement dit, à savoir l’épuisement de la parole des critiques d’art devant les natures mortes de Chardin, nous ne trouvons pas inutile de procéder à une mise en perspective théorique succincte en rapport avec le silence présumé de la peinture de Chardin. Cette perspective nous mènera ensuite à l’analyse du discours de la critique d’art de son temps. Aussi nous conduira-t-elle à postuler l’hypothèse que ce discours, hésitant, cherche à répondre, en quelque sorte, à la sollicitation « silencieuse » de la peinture de Chardin. Parmi les artistes français du XVIIIe siècle, c’est sans doute Chardin qui confronte le plus souvent les critiques aux limites de leur langage. Bien que le titre d’aucun tableau de Chardin ne comporte explicitement le mot de silence, ses compositions peuvent être considérées davantage comme des « sources de silence » que les scènes de genre mouvementées et bruyantes de Jean-Baptiste Greuze16. Paradoxalement, le tableau de Greuze intitulé Silence !, que Diderot ne mentionne même pas dans son Salon de 1759, illustre le manque de silence. Cette toile met en scène le geste de la mère qui invite au calme son fils aîné pour que celui-ci ne réveille pas l’autre enfant, dormant sur ses genoux. Cette peinture montre le silence qui ne dure qu’un moment, où tout le tableau s’immobilise.

Cependant, le silence supposé inhérent aux objets dans les natures mortes de Chardin est foncièrement différent. La réaction des écrivains d’art tant contemporains que postérieurs à l’époque de Chardin est généralement la même devant les tableaux du peintre : ils trouvent que l’œuvre de Chardin est « placé[e] sous le signe du silence17 ». Les mots de Diderot qui se rapportent aux « compositions muettes » du peintre renvoient aussi, métaphoriquement, au silence des objets de la toile18. Contrairement au type de natures mortes qui, mettant en scène des allégories des sens, racontent quelque chose – car elles recherchent les significations cachées derrière les phénomènes visibles –, il est assez difficile d’associer quelque histoire aux natures mortes de Chardin. L’intention de narration est foncièrement étrangère à la plupart de ses compositions, qui mettent l’accent sur l’objet représenté : sa surface, sa matière, ses couleurs, en un mot, sur sa réalité matérielle et non pas sur les connotations symboliques qui peuvent être rattachées aux objets.

Ces connotations sont, en effet, les plus manifestes dans le cas de la peinture de Vanité. Ce type de natures mortes, fleurissant surtout dans la première moitié du XVIIe siècle, représente des objets emblématiques, des symboles des richesses du monde qu’il est vain de posséder. Ces tableaux confrontent l’homme à son destin inévitable, à l’inutilité de tous ses efforts terrestres19. Cependant, les allégories des sens ne sont pas pour autant des « peintures de silence » au sens strict du terme20. Les Vanités allégoriques parlent du passage du temps et se situent, par là, quelque part dans la zone obscure entre le silence et le bruit. Il existe bien sûr de nombreuses transitions entre les images « silencieuses » et « bruyantes » : les toiles de Watteau, avec leurs figures aux gestes suspendus, sont par exemple proches du silence, bien qu’elles ne soient pas des images tout à fait silencieuses21.

À propos des peintures de Chardin, le silence se retrouve pourtant moins du côté des sujets représentés que de celui de l’effet que ses compositions suscitent chez le spectateur. Nous abordons la question de cet effet en premier lieu à propos des critiques des Salons de Diderot. Il écrit, en 1765, à la vue des natures mortes de Chardin, sur un ton enthousiaste, des « compositions muettes » du « grand magicien22 ». Il ajoute que les natures mortes du peintre, qui évitent l’entassement des objets, offrent du repos à l’œil du spectateur, affligé par la vue des compositions mouvementées. À côté des tableaux « bruyants » et surchargés d’éléments, les peintures de Chardin sont comme autant d’«  îlots de silence » :

L’œil est toujours récréé, parce qu’il y a calme et repos. On s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais23.

Cette citation – qui renvoie au vieux topos de locus amœnus – joue sur une métaphore spatiale : Diderot y établit une analogie entre l’arrêt du voyageur fatigué et la « récréation des yeux » du spectateur des tableaux de Chardin. Dans le contexte du discours sur l’art du XVIIIe siècle, il est intéressant de la lire à la lumière du Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure de Watelet et de Lévesque (1792), qui donne la définition suivante du terme de silence en peinture :

Comme on dit qu’il y a du tapage dans un tableau, pour exprimer qu’il y a beaucoup de mouvement, on dit aussi qu’il y a dans un tableau un grand silence, un beau silence, pour exprimer que la composition en est sage ainsi que l’effet, que le tout ensemble met l’ame du spectateur dans un état de calme dont il se plaît à jouir24.

Cette définition explique le sens des termes, relevant du domaine acoustique, et appliqués à la peinture : le « tapage » est équivalent au mouvement, et le terme de silence, utilisé avec des adjectifs mélioratifs (beau, grand), renvoie au contraire du mouvement, à l’état de calme. Par là même, elle est plus explicite concernant le rapport entre le silence et l’état de calme que ne l’était la citation de Diderot : elle atteste d’une analogie entre la sphère du silence et les caractéristiques inhérentes au tableau qui suggèrent le calme. La métaphore du voyageur fatigué chez Diderot joue sur le même registre que la définition de Watelet et de Lévesque. Le « silence » se rapporte à l’effet du tableau : il est le résultat d’une composition équilibrée, qui amène l’œil du spectateur à s’arrêter sur la composition, et son âme à s’apaiser.

Comment, par quels moyens le critique d’art peut-il rendre compte de l’effet de la « peinture de silence » ? Pareillement aux critiques d’art de son temps, Diderot tente lui aussi de verbaliser l’effet des tableaux de Chardin. Dans ses Essais sur la peinture, il distingue deux sortes de peintures et, parallèlement, deux manières de les regarder. Alors que les toiles de Raphaël requièrent une « vision de près », qui rend les objets dans tous les détails, la peinture de Rembrandt suppose une certaine distance entre le tableau et son observateur25. Les peintures de Chardin qui, de près, ne paraissent qu’un « tas informe de couleurs grossièrement appliquées26 », s’apparentent à ce deuxième type de tableaux : « Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous ; tout se crée et se reproduit27. » De même, le critique d’art Jacques Lacombe souligne le fait que les peintures de Chardin ne produisent leur effet qu’à une certaine distance car, de près, « le tableau n’offre qu’une sorte de vapeur qui semble envelopper tous les objets28 ». Baillet de Saint-Julien aborde la peinture de Chardin également par son effet visuel susceptible de créer l’illusion :

L’œil trompé par tant de légèreté, et la facilité apparente qui y règne voudrait en vain par son attention et ses recherches multipliées, en apprendre d’eux le secret ; il s’abîme, il se perd dans ta touche ; et lassé de ses efforts, sans être jamais rassasié de son plaisir, il s’éloigne, se rapproche, et ne la quitte enfin qu’avec le serment d’y revenir29.

Comme le remarque René Démoris, les écrivains d’art essaient de verbaliser la reconnaissance de ce que de près et de loin, l’image ne montre pas la même chose30. Dans le cas des peintures de Chardin, ils insistent sur l’effet d’illusion qui trompe d’abord l’œil du spectateur et, par la vue, également ses autres sens, mais et avant tout le toucher. Elles invitent l’observateur à s’approcher du tableau, jusqu’au point où la peinture se brouille devant ses yeux, et la toile devient matière dont on pourrait toucher les couches de couleur. Contrairement à la vue qui suppose une certaine distance entre l’œil et l’image de l’objet, le toucher implique la proximité entre la main et l’objet représenté.

Les critiques d’art, tel Lacombe, remarquent d’habitude la singularité de la « touche et des teintes » des ouvrages du peintre31. Diderot mentionne également, à propos de Chardin, « le technique qui lui est propre », à savoir que l’on dit du peintre que travaillant, « il se sert autant de son pouce que de son pinceau32 ». Lorsque le peintre touche le tableau avec son pinceau ou avec son pouce, une relation physique s’établit entre lui et sa toile. Parmi les sens, c’est le toucher qui investit le plus fortement le corps du peintre et, en l’occurrence, celui du spectateur. Les compositions de Chardin veulent captiver non seulement les yeux du spectateur, mais elles sont des « peintures de silence » quasi palpables qui invitent sa main à toucher la toile.

À cet endroit, il nous semble utile d’insérer une brève réflexion théorique concernant la « peinture de silence », opposée à la peinture narrative. Selon la thèse de Svetlana Alpers, exposée dans L’Art de dépeindre, la « peinture parlante », la peinture narrative italienne – dont l’ « école française » académique est aussi l’héritière – s’oppose à la peinture hollandaise et, dans un sens plus large, à la peinture du Nord33. Alpers souligne la nécessité d’une manière de regarder nouvelle, appropriée à la considération « d’un certain groupe d’images » qu’elle appelle « non albertiennes » et qui appartiennent, dans la plupart des cas, à la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Elle pose que celles-ci sont conçues sur un mode descriptif, par opposition aux tableaux narratifs et mettant en scène des actions, et conclut que les peintres hollandais ne s’efforcent pas de rendre dans leurs toiles le monde basé sur les textes écrits, mais se soucient de représenter avec exactitude le monde perçu par les sens, en premier lieu par la vue.

La peinture italienne et la peinture du Nord se distinguent foncièrement, du point de vue de leurs principes tout comme de leurs modes de représentation. Dans la perspective de la théorie de l’art, la différence la plus importante entre elles est que l’essence de l’art italien réside dans son rapport au texte écrit : il s’agit là d’une peinture narrative qui donne lieu à la mise en discours et à la théorisation. La terminologie et l’appareil conceptuel de la pensée picturale française, qui se forme dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, s’enracinent dans la tradition italienne, et les théoriciens d’art négligent presque entièrement – ou ne mentionnent qu’accessoirement, avec un accent de mépris – les œuvres d’art hollandaises34.

En ce qui concerne l’adjectif « descriptif » que Svetlana Alpers applique à la peinture, il évoque, à notre avis, le même problème que le terme « narratif » : les deux se conçoivent à l’intérieur du même paradigme linguistique. Ils renvoient au fait que pendant longtemps, la peinture « a été contrainte de vivre à l’ombre des arts du langage, contrainte de raconter des histoires35 ». De même, l’application des catégories rhétoriques à la « peinture de silence » ne serait pas plus appropriée : il nous semble plus pertinent de réfléchir sur la peinture du Nord, tout comme sur la peinture de Chardin, à l’aide de catégories différant du paradigme linguistique, et qui s’attachent au simple « être-là » des objets sur la toile. Comme la nature morte non-allégorique ne possède pas d’iconographie consacrée et de discours théorique, il n’existe pas d’outils linguistiques et de théories aptes à décrire la « peinture de silence » de Chardin. À propos de ses tableaux, les critiques d’art du XVIIIe siècle ne recourent que rarement au terme de silence, et essaient de parler de son art à l’aide d’autres catégories telles que la « magie des couleurs ». Il serait possible d’y ajouter encore le vide ou le je-ne-sais-quoi : bien que ces derniers ne figurent pas explicitement dans les écrits critiques, ils permettent d’aborder la question de silence en peinture à travers l’aspect de la difficulté de la verbalisation. Par la suite, nous examinerons l’art de Chardin à la lumière de ces catégories, qui consituent un réseau conceptuel autour de la notion de silence, et que nous appellerons « catégories de l’indécision ».

Catégories de l’indécision

En tant que catégorie de l’indécision, le vide – qui n’apparaît pas directement dans les comptes rendus des critiques sur Chardin – se rattache à la problématique de la verbalisation du silence en peinture. Bien évidemment, le recours aux espaces non-peints de la toile dans la peinture française n’est pas l’invention de Chardin car les natures mortes du XVIIe siècle (de Lubin Baugin ou de Sébastien Stosskopff) contiennent également des vides36. Dans les natures mortes de Chardin, les objets sont séparés par des espaces vides, quicontribuent à produire l’effet du repos de l’œil. Les objets n’occupent jamais tout l’espace de sa toile, voire, le vide est souvent l’élément organisateur de ses natures mortes. On a l’impression qu’elles exhibent le vide : dans de nombreuses compositions du peintre (comme dans le Panier de prunes, bouteilles, verre à demi plein d’eau et deux concombres), la présence du vide est presque palpable. Ce sentiment se voit renforcé par la neutralité de l’arrière-plan dont se détachent, au premier plan, les objets entièrement quotidiens (un verre d’eau, une carafe de vin, un bocal d’olives ou encore un panier de fruits). Chez Chardin, le vide occupe parfois la moitié des tableaux de chasse, comme le fond brun et neutre du Lapin mort avec une perdrix rouge et une bigarade. En rapport avec la peinture de Chardin, la notion de vide renvoie aux endroits entre les objets qui, apparemment, ne comportent pas de signification et qu’il est impossible de verbaliser. Dans ce sens, il n’est peut-être pas inopportun de dire que le vide visualise le lieu de l’ineffable dans la toile, en attirant « le discours vers les qualités formelles de l’œuvre37 », mais cela n’est guère suffisant pour expliquer l’effet des tableaux.

Cette résistance à la mise en discours marque également la catégorie que nous examinons le plus longuement dans la perspective de la problématique du silence en peinture : le coloris. C’est grâce à la « magie des couleurs » que s’accomplit l’illusion dans les toiles de Chardin et que l’art du peintre suscite l’admiration de la plupart des critiques de son temps. Il ne faut pourtant pas oublier que Chardin était le maître du genre le plus méprisé selon la hiérarchie académique, de celui qui, ne représentant pas d’action, signifie le plus grand défi aux écrivains d’art. Les critiques d’art du XVIIIe siècle tombent d’accord sur le fait qu’il est plus aisé de parler du dessin que de la couleur car c’est par le dessin que l’image peut raconter une histoire. Ils essaient en vain d’appliquer à la couleur les mêmes critères – et le même type de discours – qu’au dessin, en termes de ressemblance, d’illusion et de vérité. À ce sujet, il est intéressant de citer les propos du critique d’art Pierre Estève, de 1753. Tout en dénonçant le choix du sujet de Chardin, il admire un détail du tableau, le groupe de marbre qui « fait un effet surprenant » : « Il est bien dessiné, sans qu’on y remarque aucun trait distinct. Le contour est perdu dans la vérité des couleurs38. » S’agirait-il là, de la part de Chardin, d’un geste critique, d’une allusion discrète à l’importance accordée au dessin dans l’enseignement académique ? Les conséquences de ce geste seraient périlleuses : il menacerait le système académique des genres picturaux et la primauté de la peinture d’histoire, basée sur le dessin39. Bien entendu, Estève ne va pas jusque-là dans son interprétation. Il suggère cependant que, dans le tableau de Chardin, le rapport traditionnel du dessin et de la couleur semble inversé : c’est le coloris qui paraît prédominer sur le dessin, au point de l’absorber. Bien que la couleur n’ait jamais eu son discours autonome, elle a tout de même soulevé des problèmes théoriques car elle renvoie au lieu où le visible échappe au dicible et au lisible : à l’autonomie de la représentation picturale40. Comme l’affirme Jacqueline Lichtenstein, la couleur est « le sensible dans ou plutôt de la peinture, cette composante irréductible de la représentation qui échappe à l’hégémonie du langage41 ». Par la couleur, c’est la dimension sensible de la représentation qui devient visible, et exerce une séduction sur le spectateur : la couleur fait appel « à toutes les séductions d’une éloquence muette qui triomphe par l’épuisement du verbe et l’intensité silencieuse du regard42 ».

Comment, à l’aide de quel langage, quelle terminologie et quelles notions les critiques écrivent-ils sur la couleur ? Diderot ne met pas en scène les objets dans les toiles de Chardin, n’imagine pas leur histoire et n’entre pas dans la toile comme dans le cas des scènes de genre de Greuze ou des paysages de Vernet. À la vue des natures mortes de Chardin, le critique d’ailleurs si bavard se contente de répéter que l’imitation a parfaitement réussi. Comme le remarque René Démoris, l’imitation parfaite aboutit pourtant, de façon paradoxale, à un discours creux : « C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent43 », écrit Diderot, en 1763, à propos du Bocal d’olives du peintre. L’idée que Les Attributs de la musique suggèrent au critique renvoie également à la vraisemblance de l’imitation : « Si un être animé malfaisant, un serpent était peint aussi vrai, il effrayerait44. » La conséquence la plus étonnante de la « magie des couleurs » du peintre sont les tautologies dont la plus remarquable se trouve dans le Salon de 1769 : « Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne le voyez-vous pas ? c’est une perdrix. Et celle-là ? c’en est une encore45. » Ces exemples, auxquels il serait possible d’ajouter encore bien d’autres, témoignent de ce que toutes les stratégies narratives sont vouées à l’échec si le critique veut entreprendre la caractérisation de la peinture coloriste et non-narrative de Chardin. Le résultat de ces tentatives est une sorte de langage expérimental qui tend lui aussi vers le silence.

Contrairement au discours lié au dessin et s’appuyant avant tout sur la rhétorique, la terminologie du discours sur la peinture coloriste est moins rationnelle qu’affective. L’expression « magie des couleurs » se rattache également à ce vocabulaire. « On n’entend rien à cette magie », écrit Diderot, en 1763, en réfléchissant sur La Raie de Chardin46. Malgré toute apparence, le terme de magie n’a rien de mystérieux dans le discours critique sur l’art au XVIIIe siècle où il est souvent utilisé en rapport avec la couleur47. Dans son Traité de peinture de 1765, le peintre d’histoire et théoricien d’art Michel-François Dandré-Bardon prétend que l’essence et la perfection de la peinture résident dans « la science du coloris » car c’est le coloris qui « anime la toile » et lui confère une « magie pittoresque48 ». Dans ses critiques des Salons, Diderot vante « le magicien » Chardin qui s’entend à merveille pour rendre l’harmonie des couleurs, leurs nuances imperceptibles et le jeu subtil des reflets de la lumière sur les objets (l’un des plus beaux exemples en est Le Gobelet d’argent déjà évoqué). Bien que Diderot ne précise pas la signification exacte du terme « magie », il remarque que dans les tableaux de Chardin, la couleur ne montre pas seulement l’apparence des choses mais remonte jusqu’à leur essence49. La « magie » de la peinture coloriste, susceptible de donner l’illusion du réel – et de faire croire au spectateur que ce qu’il voit (l’image de la chose) est en effet la chose même – n’est rien d’autre que l’énigme de la peinture, l’énigme du visible.

Les analyses de Diderot sur Chardin évoquent, en fin de compte, la question de l’illusion picturale. Chez Chardin, tout devient matière 50 : ses toiles mettent en valeur la « matérialité » des objets qui semblent si réels qu’on peut presque les toucher sur la toile, voire qu’ils paraissent plus réels que ceux qui ont servi de modèle à l’artiste. C’est dans ce sens que le critique d’art Mathon de La Cour parle, à propos de l’art de Chardin, d’une imitation toujours parfaite de la nature qui fait souvent illusion, d’un « art admirable pour rendre la transparence des corps & la mollesse de la plume51 ». Mathon s’efforce de verbaliser, en quelque sorte, l’effet de vérité de la peinture de Chardin. Ce même effort marque la critique d’art de Diderot : lorsqu’il veut expliquer ce qui échappe au contrôle du discours et du logos, il utilise des expressions qui appartiennent au champ conceptuel de la dernière notion que nous nous proposons de traiter en rapport avec la difficulté de parler de la « peinture de silence » de Chardin, le je-ne-sais-quoi.

Ce concept, qui revient avec pertinence dans les écrits des philosophes et des moralistes français du XVIIe siècle, est une catégorie exprimant la nature irrationnelle, subjective – et relative – de l’expérience esthétique. Dans le domaine français, il est lié avant tout au nom du père jésuite Dominique Bouhours : le cinquième chapitre de ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène porte le titre « Le je ne sçay quoi ». Il s’agit là d’une valeur qu’il est impossible de saisir par des notions claires et univoques car il est « bien plus aisé de le sentir que de le connaître52 ». Le je-ne-sais-quoi se manifeste dans les productions de la nature autant que dans celles des arts. Comme le formule Bouhours, c’est une sorte de charme et d’agrément que l’on ne peut connaître que par ses effets : son pouvoir réside justement dans ce caractère délicat et imperceptible, dans ce « qu’il échappe à l’intelligence la plus pénétrante, & la plus subtile53 ». Le mérite de Bouhours est d’avoir conceptualisé – et légitimé – la notion du je-ne-sais-quoi, qui restera encore déterminante dans la pensée philosophique et esthétique du XVIIIe siècle54.

Les critiques d’art recourent aux termes qui s’apparentent au je-ne-sais-quoi lorsqu’ils arrivent aux limites de leurs moyens d’expression. Il en va de même pour Diderot qui, dans ses commentaires sur Chardin, essaie de parler du « faire » particulier du peintre. Il constate que ce « faire » a « de commun avec la manière heurtée que de près on ne sait ce que c’est, et qu’à mesure qu’on s’éloigne, l’objet se crée et finit par être celui de la nature55 ». Lorsque Diderot veut dire l’effet de la peinture coloriste, il renonce au raisonnement logique : ses mots semblent perdre leur sens primaire, se vider et se dissoudre dans un autre discours, le langage du silence. Pareillement aux natures mortes tardives de Chardin, qui contiennent de plus en plus d’espaces vides autour des objets, les critiques des Salons tardifs de Diderot sont parsemés de points d’interrogation et de suspension, de phrases entrecoupées et de pensées interrompues. C’est dans le Salon de 1769 que Diderot rapporte l’anecdote devenue célèbre, selon laquelle Chardin aurait dû répondre par ces mots à un peintre de routine dont le bavardage le fatiguait et qui voulait connaître le « secret » de son art : « Est-ce qu’on peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? avec le sentiment...56 » Ces propos sont tirés d’une lettre que Charles-Nicolas Cochin a adressée, en 1780, au secrétaire de l’Académie de Rouen. Diderot se contente de les évoquer sans aucun commentaire, à propos des Deux bas-reliefs du peintre dont l’effet « harmonieux et coloriste » le séduit. Avec leurs nuances de couleurs infinies et les espaces vides entre les objets, les tableaux de Chardin confrontent les critiques d’art au silence de leur langage.

Ce ne sont pourtant pas seulement les critiques qui se heurtent à la difficulté de ne pas pouvoir dire la nuance de couleur ineffable mais les peintres se trouvent, eux aussi, parfois face à l’impossibilité de rendre dans leurs toiles certaines nuances de couleur de la nature. La portraitiste de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Élisabeth Vigée-Lebrun parle par exemple, dans ses mémoires, de la difficulté d’effectuer le portrait parfaitement ressemblant de Marie-Antoinette :

Mais ce qu’il y avait de plus remarquable de son visage, c’était l’éclat de son teint. Je n’en ai jamais vu d’aussi brillant, et brillant est le mot ; car sa peau était si transparente qu’elle ne prenait point d’ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l’effet à mon gré : les couleurs me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins...57

Pour revenir à l’anecdote évoquée à propos de Chardin : que signifie l’expression selon laquelle l’artiste peint non pas avec les couleurs mais « avec le sentiment » ? Dans la citation attribuée à Chardin et rapportée par Diderot, le mot « sentiment » figure associé avec la couleur. L’expression désigne une manière de perception spécifique, appropriée à la considération des natures mortes coloristes de Chardin. La formule de Chardin se range avec les expressions métaphoriques – et quelque peu énigmatiques – qui sont liées à la question de l’ineffable.

Nous avons vu que les critiques d’art de l’époque de Chardin faisaient souvent allusion à leur incapacité de rendre compte verbalement de l’effet visuel des tableaux du peintre. Dans leurs analyses, ils recourent explicitement au terme de « magie des couleurs » et, indirectement, au vide et au je-ne-sais-quoi. Toutes ces notions – que nous avons proposé d’appeler « catégories de l’indécision » – appartiennent à la sphère de l’ineffable, aux figures de silence. Elles n’offrent guère une manière de connaissance exacte, mais renvoient aux limites de l’expression verbale : elles expriment un déplacement par rapport à ce qui est clair et dicible, et supposent un discours inexact et tâtonnant qui tend au silence. Il nous semble que la notion de silence, susceptible d’englober les catégories énumérées, s’avère pertinente dans cette perspective : elle est alors un concept critique. La question de l’épuisement de la parole des critiques ne peut pourtant pas masquer une autre, également cruciale : celle de la subversion du système académique des genres de la peinture. En rapport avec la peinture coloriste de Chardin, l’aspect de la difficulté de la verbalisation renvoie à la problématique de la mise en cause du privilège de la peinture d’histoire, de la peinture narrative et, en même temps, du primat du dessin parmi les parties de la peinture. De cette façon, le discours sur la « peinture de silence » de Chardin offre une alternative au discours sur la peinture narrative qui vise à toucher le spectateur avant tout par l’expression bien lisible des passions. Par l’accent mis sur le visible de l’image – sur le tableau comme objet de vue –, cet autre type de discours peut pourtant aussi affecter le spectateur, mais d’une autre manière : il lui inspire un sentiment d’admiration silencieuse.

Notes de bas de page numériques

1  Pascal Quignard, Petits traités, Paris, Maeght, 1990, p. 71.

2  Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 12.

3  Cf. Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 117.

4  Voir René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991 et Pierre Rosenberg, Tout l’œuvre peint de Chardin, Paris, Flammarion, 1983.

5 C’est au sein de l’institution académique que s’établit, à partir de 1667, l’usage régulier des conférences, au cours desquelles les artistes examinent une question particulière de la peinture. L’ensemble des lectures, interventions et résolutions énoncées lors des conférences forme un corps de doctrine : il permet au discours sur la peinture de s’élever au niveau de la réflexion théorique.

6  André Félibien, « Préface aux Conférences », in Alain Mérot (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, Paris, ENSB-A, 1996, p. 50.

7  « La représentation qui se fait d’un corps en traçant simplement des lignes ou en mettant des couleurs est considérée comme un travail mécanique ; c’est pourquoi comme dans cet art il y a différents ouvriers qui s’appliquent à différents sujets, il est constant qu’à mesure qu’ils s’occupent aux choses les plus difficiles et les plus nobles, ils sortent de ce qu’il y a de plus bas et de plus commun et s’anoblissent par un travail plus illustre. » André Félibien, « Préface aux Conférences », in Alain Mérot (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, Paris, ENSB-A, 1996, p. 50.

8  Baillet de Saint-Julien y recourt dans sa Lettre sur la peinture à un amateur [1750]. Cf. Michel Faré, « De quelques termes désignant la peinture d’objet », in A. Châtelet et N. Reynaud (dir.), Études d’art français offertes à Charles Sterling, Paris, PUF, 1975, p. 23.

9  René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 12.

10  « Le mot genre adapté à l’art de la Peinture, sert proprement à distinguer de la classe des peintres d’histoire ceux qui, bornés à certains objets, se font une étude particulière de les peindre, & une espece de loi de ne représenter que ceux-là : ainsi l’artiste qui ne choisit pour sujet de ses tableaux que des animaux, des fruits, des fleurs ou des paysages, est nommé peintre de genre. » Claude-Henri Watelet, article « Genre » (Peinture), in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société des gens de lettres. [1751-1780], Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Fromann Verlag, 1966-1995, t. VII, p. 597.

11  Cf. l’anglais « still-life », l’allemand « Stilleben » ou, parmi les langues non-germaniques, le hongrois « csendélet » qui est calqué sur le mot allemand.

12  Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours, Paris, Pierre Tisné, 1959, p. 42.

13  Cf. le recours de Diderot à l’expression « nature inanimée » , dans le Salon de 1765: « Chardin est si vrai, si vrai, si harmonieux, que quoiqu’on ne voie sur sa toile que la nature inanimée, des vases, des jattes, des bouteilles, du pain, du vin, de l’eau, des raisins, des fruits, des pâtés, il se soutient et peut-être vous enlève à deux des plus beaux Vernets à côté duquel il n’a balancé de se mettre. » Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 117. (Nous soulignons.)

14  Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours, Paris, Pierre Tisné, 1959, p. 42.

15  André Comte-Sponville, La Matière heureuse. Réflexions sur la peinture de Chardin, Paris, Hermann, 2006, p. 47.

16  L’expression « source de silence » est de Paul Claudel, qui l’applique aux paysages hollandais. Cf. Paul Claudel, L’œil écoute, Paris, Gallimard, 1946, « Folio Essais », p. 13.

17  René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 7.

18  « Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions muettes ! Qu’elles parlent éloquemment à l’artiste ! tout ce qu’elles lui disent sur l’imitation de la nature, la science de la couleur et l’harmonie ! » Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 117.

19  Dans quelques peintures de Chardin, on peut retrouver des motifs de Vanité typiques tels que les bulles de savon qui symbolisent la brièveté de la vie (comme dans La Blanchisseuse ou les Bulles de savon), mais ces tableaux – qui contiennent aussi des figures humaines – ne sont pas des natures mortes.

20  René Démoris, « Diderot et Chardin : la voie du silence », in Diderot, les Beaux-Arts et la musique, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1986, pp. 43-54.

21  Marianne Roland Michel, « Le bruit dans la peinture », in Corps écrit, n° 12 (1985), pp. 125-132.

22  Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 117.

23  Denis Diderot, Salon de 1767, in Salons III. Ruines et paysages, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 174. Cf. aussi le Salon de 1769 où Diderot parle de « l’œil récréé » qui reste « satisfait et tranquille » devant les Attributs des arts du peintre. Denis Diderot, Salon de 1769, in Salons IV. Héros et martyrs, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 43.

24  Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure (1792) Genève, Minkoff, 1972, t. 5, p. 740.

25  Denis Diderot, Essai sur la peinture, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 35.

26  Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 225.

27  Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 220.

28  Jacques Lacombe, Le Salon, in Six pièces rares de l’année 1753, s. l., 1753, p. 34.

29  Louis-Guillaume Baillet de Saint-Julien, Caractères des peintres français actuellement vivants, Amsterdam, 1755, p. 5.

30  René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 165-169.

31  Jacques Lacombe, Le Salon, in Six pièces rares de l’année 1753, s. l., 1753, p. 34.

32  Denis Diderot, Salon de 1767, in Salons III. Ruines et paysages, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 173.

33  Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, trad. J. Chavy, Paris, Gallimard, 2000, p. 11-28.

34  Dans ses Réflexions critiques, l’abbé Du Bos parle d’un ton méprisant des peintres hollandais à cause de leur intérêt exclusif à la « mécanique » de l’art. Cf. Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1718), Paris, ENSB-A, 1993, p. 193.

35  Bernard Lamblin, Peinture et Temps, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987, p. 576.

36  Chez ces derniers, pourtant, le vide sert avant tout à souligner l’effet dramatique : il met en relief les objets du premier plan ayant une signification morale et renvoyant à la vanité de la vie humaine. Cf. René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 145.

37  Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 147.

38  Pierre Estève, Lettre à un ami sur l’exposition des tableaux, faite dans le grand Sallon du Louvre, s.l., 1753, p. 5. Il s’agit probablement du Dessinateur (intitulé également Un jeune écolier qui dessine), que Chardin a exécuté avant 1737.

39  Aussi signifierait-il la mise en cause du fondement institutionnel de la peinture comme activité libérale. Cf. Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 162.

40  Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 14.

41  Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 12.

42  Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 168-169.

43  Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 220. Voir René Démoris, « Diderot et Chardin : la voie du silence », in Diderot, les Beaux-Arts et la musique, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1986, p. 43-54.

44  Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 120.

45  Denis Diderot, Salon de Salon de 1769, in Salons IV. Héros et martyrs, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995,p. 46.

46  Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 220.

47  L’association du terme de magie et de coloris n’est guère l’invention des critiques du temps de Diderot. Dans son De arte graphica (1664), poème écrit en latin et traduit en français par Roger de Piles, Du Fresnoy rattache les termes de charme et de magie à la troisième partie de la peinture, appelée « cromatique » ou coloris. Cf. Charles-Alphonse Du Fresnoy, L’Art de peinture [1664], trad. par R. de Piles, Paris, Jombert, 1751, p. 43.

48  Michel-François Dandré-Bardon, Traité de peinture [1765], Genève, Minkoff Reprints, 1972, p. 172.

49  Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 220.

50  André Malraux, Les Voix du silence, Paris NRF Pléiade, 1951, p. 294.

51  Charles-Joseph Mathon de La Cour, Lettres à Monsieur*** sur les peintures, sculptures et les gravures exposées au Sallon du Louvre en 1765, s. l. n. d., p. 24. Cf. aussi Diderot, à propos d’un Tableau de rafraîchissements de Chardin : « le mouchoir est d’une mollesse à étonner. » Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 121.

52  Dominique Bouhours, Le je ne sçay quoi, in Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, Mabre-Cramoisy, 1671, p. 239.

53  Dominique Bouhours, Le je ne sçay quoi, in Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, Mabre-Cramoisy, 1671, p. 242.

54  L’une des sections de l’Essai sur le goût de Montesquieu (1753-1755) est intitulée « Du je-ne-sais-quoi ».

55  Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 123. Cf. la description de la méthode de travail qui produit la « manière heurtée », propre à la peinture coloriste : il faut « à chaque coup de pinceau ou plutôt de brosse, ou de pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet ». Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 225.

56  Denis Diderot, Salons de Salon de 1769, in Salons IV. Héros et martyrs, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn, A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, pp. 45-46.

57  Élisabeth Vigée-Lebrun, Mémoires d’une portraitiste, Paris, Éditions Scala, 2003, p. 41.

Pour citer cet article

Katalin Kovács, « Le langage du silence : la peinture de Chardin dans les écrits sur l’art français du XVIIIe siècle », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 15 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6743.

Auteurs

Katalin Kovács

Katalin Kovács est maître de conférences au Département de Français de l’Université de Szeged (Hongrie). Ses domaines de recherche sont la stylistique, la pensée picturale française des XVIIe et XVIIIe siècles et, en particulier, l’esthétique de Diderot. Elle a récemment publié un livre, en hongrois, sur les figures de silence en peinture (Bartha-Kovács Katalin, A csend alakzatai a festészetben, Budapest, L’Harmattan, 2010.).