Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres |  Montaigne: livre I des Essais 

Marie-Madeleine Fragonard  : 

Le pourceau de Pyrrhon et le cardinal Borromée. De la douleur, à partir de l’Essai I, 14

Résumé

L’Essai I, 14 « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » est consacré à trois thèmes qu’il annonce : douleur, mort, argent, et qu’il traite dans un ordre différent : mort, douleur, argent. Je n’aborderai ici que le second, la douleur, comprise dans ses aspects corporels et non psychiques (excluons les deuils et souffrances affectives).

Index

Géographique : France

Chronologique : XVIe siècle

Texte intégral

L’Essai I, 14 « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » est consacré à trois thèmes qu’il annonce : douleur, mort, argent, et qu’il traite dans un ordre différent : mort, douleur, argent. Je n’aborderai ici que le second, la douleur, comprise dans ses aspects corporels et non psychiques (excluons les deuils et souffrances affectives).

L’Essai s’ouvre sur ce constat : s’il est vrai que tout est relatif dans notre manière de souffrir, alors nous sommes bien stupides, « estrangement fols », de choisir de souffrir. Il lui faudrait donc (il nous faut donc) interroger la validité de la première assertion (car si la douleur n’est pas relative, fût-ce à l’intérieur de certaines limites, toute discussion cesse), puis interroger la possibilité effective d’un choix reposant sur un calcul des avantages et des inconvénients (et tout devrait pousser à choisir les avantages), et enfin les motifs du choix aberrant « estrangement fol », qui n’est donc pas simplement « fol », mais met en œuvre des ressorts étrangement cachés et qui le resteront. Cet itinéraire logique n’est pas effectué, la liberté d’écriture fonctionnant comme une série de variations autour de phrases théoriques (empruntées à Diogène Laerce) sur la réalité ou la non-réalité de la douleur, et d’exemples fort divers, où nous allons, exposé oblige, restituer une typologie. Car si toutes douleurs sont relatives, les circonstances du choix modulent, entre raison et folie, des comportements d’une inégale liberté1.

*

L’Essai argumente au départ du peu de réalité des choses en soi, embrouillées par un système de nomination fictivement stable et rempli de mensonges. Nous ne détaillerons pas la démonstration, maintes fois reprises dans les Essais, que tout s’embrouille dans nos têtes et nos mots, et que « La vie n’est en soy ni un bien ny un mal : c’est la place du bien et du mal selon que vous la leur faites ». En cela Montaigne est temporairement de l’avis des Pyrrhoniens (et de quelques autres) : rien n’est par nature beau ou laid, désirable ou douloureux, la coutume et l’usage déterminent les valeurs2. Notre raison devrait servir d’instrument, et partant, effacer une part des souffrances comme non existantes : cette place « selon qu’on la leur fait » pourrait être autrement faite. En particulier les souffrances contextuelles et appréhensives, renvoyées en somme à des phénomènes liés à l’imaginaire.

D’où l’exemple emprunté à Diogène Laerce, qui l’emprunte à Posidonius, qui y met en scène Pyrrhon, montrant en modèle aux hommes terrifiés par la tempête un pourceau paisible. Voilà un sage! Première apologie du pourceau de Pyrrhon, bête honnête et familière, le pourceau de Pyrrhon comme champion de la philosophie tranquille et de l’égalitarisme des réactions ; un pourceau qui vit dans le présent s’opposant à ces perturbés que la peur rend malheureux parce qu’ils pensent aux choses possibles et non aux choses réelles, et à ces autres perturbés qui veulent être malheureux sans fuir.

Alors, et par contraste avec cette provocante apologie, se pose la question de l’usage que nous faisons de nos biens distinctifs d’hommes :

La raison est-elle en nous pour notre tourment ? […] L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous à nostre ruine ?

L’idée affreuse que l’un des instruments potentiellement salvateurs (il va permettre de relativiser et de discourir) est aussi la source des souffrances, rend ambivalente notre dignité d’homme, voire la rend inférieure en nature à la moindre des créatures dépréciées. Diogène Laerce aurait même pu offrir la contre-preuve par une autre anecdote tirée de la Vie d’Aristippe : Aristippe, épouvanté dans la tempête, et dont quelque passager (pourceau parlant ?) se gausse :

Nous autres gens ordinaires nous n’avons pas peur et vous, Messieurs les philosophes, vous vous affolez !

Aristippe est évoqué juste un peu plus loin dans notre Essai : « tel jette ses ecus à la mer… ». Pourtant, si le titre de l’Essai comprend « en bonne partie », c’est qu’il reste un reliquat, qui ne dépendrait point de nous, et serait objectivement existant. Car l’exemple du pourceau philosophe est truqué : il n’illustre que la peur et non la douleur corporellement subie. Revenir au corps ramène à l’affirmation du caractère irréductiblement réel des sensations : tout n’est pas illusion dans le sensuel, tout n’est pas le produit de notre appréciation de la perception. Montaigne corrige donc cette première opinion :

Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. 

En ce sens, Montaigne n’est pas un tenant complet du pyrrhonisme qui affirme qu’il est impossible de prouver quoi que ce soit du monde sensible par les sensations. Il ne suit pas non plus la théorie stoïcienne originelle sur le caractère complètement psychique de la douleur (Zénon). Bien au contraire, il remanie l’exemple du pourceau comme une preuve de la réalité du monde : le pourceau est passif et irresponsable de la douleur, et il a sur elle une opinion saine ; il ne doute pas de son existence. L’évidence de la douleur fait sortir du pyrrhonisme au profit d’une philosophie qui affirme que la sensation est un meilleur principe du vrai, soit vers la philosophie épicurienne, toujours via Diogène Laerce :

Ici tout ne consiste pas en l’imagination. Nous opinons du reste, c’est icyla certaine science qui joue son roolle. Nos sens mêmes sont juges.

C’est en ce sens qu’au livre II, 12, Montaigne pourra professer de faire « escole de bestise », puisque la bête ne doute pas de ses sensations et se guide par elles.

Tous ces exemples reposent sur une évidence : notre imaginaire crée le surplus, mais non le fait lui-même, qui nous échappe. Si tout était imaginaire, l’arme du discours permettrait d’anéantir la douleur, car le discours est notre seule arme modificatrice. L’aveu d’impuissance du discours à transformer la sensation est un aveu de la domination du réel « passif » sur notre activité :

 Ferons nous accroire à notre peau que les coups d’estrivieres la chatouillent ? Et à notre goust que l’aloes soit vin de Graves ?3

Quels que soient les efforts, le fait même de se poser le problème de discuter ou de nier la douleur affirme son irréductible existence : « Ceux qui le niaient de parole le confessoient par effet ». D’une certaine façon, la douleur démasque tout ce qui est un effort de dissimulation aux autres et à soi-même4.

*

D’où un choix raisonné de Montaigne en faveur d’une stratégie de non-maîtrise : la méthode lénifiante. Elle part du présupposé, sur lequel Montaigne insiste par ailleurs, que notre plaisir est notre fin, quelles que soient la méthode et l’apparence5. Et par cette philosophie, si je puis me permettre, le pourceau de Pyrrhon aspire à devenir pourceau d’Epicure. Montaigne plaide donc pour la fuite et l’anesthésie partielle qui apparaît comme un enjeu de raison : chercher à « modérer » la douleur, comme en témoigne le final de l’Essai. Que chacun trouve un discours adapté, peu importe lequel, non pour l’intérêt du discours, mais pour la diminution même relative des maux :

Pourquoy de tant de discours qui persuadent les hommes de mespriser la mort et de porter la douleur, n’en trouvons nous quelcun qui face pour nous ? Et de tant d’especes d’imaginations, qui l’ont persuadé à autruy, que chacun n’en applique il à soy une le plus selon son humeur ? S’il ne peut digerer la drogue forte et abstersive pour deraciner le mal, qu’il la prenne au moins lenitive, pour le soulager6.

Cette opinion est soutenue comme expressément personnelle : elle est aussi durable. Notre Essai I, 14 peut, en 1574, remercier le ciel d’avoir « peu d’expérience » :

Je leur donne que [la douleur] soit le pire accident de notre estre, et volontiers; car je suis l’homme du monde qui lui veulx autant de mal, et qui la fuys autant, pour jusques à present n’avoir pas eu, Dieu merci, grand commerce avec elle.

Les essais du Livre III, écrits après que la gravelle a fait ses ravages, décrivent plus de choses, mais ne changent pas la conclusion : fuite et aversion. Les additions mêmes (faites après expérience) ne montrent pas que l’apprentissage ait modifié la théorie (la couche B ajoute l’exemple de Borromée, C les modèles exotiques). Tous les moyens préventifs et curatifs sont là (et les médecins débattent alors des effets de l’opium et du laudanum). En n’affrontant pas la rencontre, en la biaisant, on suit d’aussi près que possible les frontières entre relativité et réalité. Ceci amène à poser une théorie de la consommation modérée, un équilibre entre plaisir et douleur, mitigés et supportables : « une justesse modérée envers volupté et douleur ». Cette nouvelle théorie a une faille, bien sûr, qui est que le supportable par contre-coup paraît bien peu vrai (ce qui nous renvoie à notre partie suivante) : « Toutes les passions qui se laissent gouster et digerer ne sont que mediocres » (I, 2). C’est donc leur caractère ingérable qui répond de leur intensité, et de la douleur et du plaisir.

*

Il y a donc limite à notre action, mais possibilité de choix de conduite, et il faut dès lors examiner ces choix quand, du pour et du contre, quelqu’un fait choix de souffrir, voire de souffrir plus. C’est-à-dire, aussi, quand on met en échec apparent la théorie du plaisir, but de la raison.

Un premier ensemble de réponses est donné par l’analyse des exemplaires cas de stoïcisme… passés : le choix de la douleur a été préféré (cas exemplaire, car on peut choisir, au moins pendant un certain temps, de ne pas souffrir), un tiers est en jeu, à la différence de ce qui se passe dans la douleur de la maladie. Les « glorieux courages » pour qui « toute opinion est assez forte pour se faire espouser au prix de la vie » (mais attention, la mort n’est pas le pire) s’expriment dans des situations inégalement coercitives, et dégagent divers principes en action.

D’abord une vertu qui est de provocation : ne pas avoir l’air de souffrir, c’est-à-dire maîtriser ce qui devrait être une réaction normale du corps, est une manière d’affronter l’autre. On peut se demander si on affirme là une maîtrise consciente ou une diminution de souffrance parce qu’on pense à autre chose. La scène-type est la provocation contre le tyran : rejoignant Phyton bravant Denys l’Ancien (I, 1), Betis bravant Alexandre (I, 1), ici, Scaevola devant Porsenna fait du choix de souffrance une insulte à l’ennemi. Signe limite : rire devant le bourreau. Une petite part des commentaires des livres de piété sur les martyrs rejoint ce thème : on fatigue le bourreau qui a l’air ridicule de ne pas arriver à faire son métier; pauvre tyran, pauvre bourreau, pauvre mal…

Une autre vertu est d’orgueil : les enfants de Lacédémone se laissant manger ou battre sans rien dire, par un orgueil social qui est d’éducation7. Un cas, enfin, mise sur l’amour et l’intérêt commun : la femme de Sabinus, patricien romain, qui accouche sans cris pour ne pas faire découvrir son mari.

Dans ces trois cas, c’est le rapport à l’autre qui est primordial pour choisir la douleur : l’opinion de l’autre, et l’opinion qu’on a de l’opinion de l’autre, jouent le rôle d’un sur-moi faisant échapper aux normes ordinaires du choix de plaisir ou de neutralité. Un seul cas de sacrifice pour l’amour d’autrui seulement… En un mot, les grands récits exemplaires antiques reposent sur une relation sociale de domination refusée : ce sont des cas de rébellion.

Hors des grands exemples antiques, il restera de ce défi quelque chose d’allégé dans les choix sociaux modernes qui font, par exemple, estimer la vaillance et la force (« Où joueroyent elles leur rolle s’il n’y avoit pas de douleur à desfier ? »), qui fondent une aristocratie : sans douleur « par où s’acquerra l’advantage que nous avons sur le vulgaire ? »

Mais il est des cas où le rapport à l’autre n’est qu’un rapport à soi, moins exemplaire ; la douleur ne peut pas être évitée, n’est pas due à autrui, on fait semblant de la nier par insurrection mentale contre la sensation, dans une apparente méthode héroïque à plusieurs degrés de réussite. Triviale, mais efficace, la stratégie de diversion : s’emporter contre le cervelas comme dérivatif à la goutte. Par rapport au philosophe qui n’a pas de discours utile, le bricoleur improvise un défoulement passionnel, et l’exemple appartient donc justement à l’Essai 1, 4, « Comme l’ame decharge ses passions sur des objets faux quand les vrais lui defaillent ». Ceci n’assure pas la façade… et le malade n’est pas dupe, d’ailleurs. Variante : la stratégie de l’énergie ; dans la bataille et sa chaleur, on passe à travers le reste.

Plus philosophique, la stratégie du refus de reconnaissance : Posidonius refusant d’appeler la douleur « douleur ». Si le nom donne l’être, on ne va tout de même pas lui faire ce cadeau. Il est vrai que, devenue un interlocuteur, la douleur, même anonymée, existe. La maîtrise de Posidonius ne s’exerce que sur les mots impuissants, « ce conte […] ne debat que du mot », mais elle assure la façade.

Philosophique et s’essayant à la maîtrise de soi, la stratégie de dissociation : essayer de séparer le moi intellectuel de son propre corps, le corps souffre mais l’âme n’est pas atteinte. Faire croire qu’on peut couper les ponts entre sensation et pensée :

Ce qui nous fait souffrir avec tant d’impatience la douleur, c’est de n’être pas accoustumés de prendre notre principal contentement en l’âme.

Par surenchère, on peut aussi essayer de déplacer les pôles de jouissance, ce qui est représenté par la citation de Cicéron où on est heureux par la constance dans les souffrances, « sed saepe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati », addition de la couche C. Assertion stoïcienne vis-à-vis de laquelle Montaigne a parfois des doutes, mais qu’il a tendance à répéter lui-même parce que c’est un discours dominant, et sans doute ce qui, lorsqu’on est sans illusion sur son efficacité, permet de se tenir un discours résistant.

Enfin une stratégie du mépris : ajouter la dissociation à un rapport passionnel de rejet, soit la stratégie de dissociation jointe au discours du mépris du bonheur et du mépris de l’individu, tels que peut le développer le christianisme, mais aussi dans certains moments la philosophie « ostentatoire et parliere » d’Epicure et de Sénèque, telle que Montaigne la dénoncera dans des essais ultérieurs.

*

Mais il y a pire que choisir de souffrir entre deux sorts possibles que la maladie ou le monde vous imposent comme un choix binaire : on peut créer volontairement du mal non obligatoire, non le passif, mais le mal actif. La logique en échappe au raisonnement rassis qui, dans un premier temps, peut essayer de plaider la relativité par un rejet net, inspiré par des exemples où l’« estrangement fol » repose sur une mise à distance facile. On peut ainsi poser une théorie de l’exotisme, abondamment illustrée par les additions de la couche C. Le mépris, puis le choix de la douleur apparaît spécifique (on n’ose pas dire naturel) à des peuples qui ne sont pas nous : les garces des armées suisses et bohémiennes, les Polonais, les Orientaux qui se tailladent : ces choses-là arrivent en univers étranger où l’étrange est une seconde nature8. Eux, ce n’est pas nous. Extérieure aussi, la folie féminine qui se « justifie » par un objet à acquérir, essayant de gagner la beauté par pire douleur que la mutilation.

Mais plus ordinairement la question est bien en nous dans le monde moderne, dont Montaigne affirme qu’il repose sur la douleur. Par un lien punitif-justificatif, la douleur est le prix et le système d’évaluation des choses :

Et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons. […] L’achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la devotion, et l’aspreté à la medecine.

Un prestige imaginaire qui donne titre au stoïcisme fait que l’âme invente une valeur, prouvée par le supplice du corps.

La douleur devient donc une garantie de l’existence des choses pour lesquelles on a souffert et une preuve de soi. Aussi bien pour les martyrs que pour les amants et selon la même rhétorique (voir d’Aubigné et le thème récurrent de l’ouverture de la poitrine pour exhiber son cœur et ses entrailles ravagées). Une telle attitude amène aussi, bien sûr, à douter de la réalité des choses, puisqu’elles n’ont plus de valeur en soi; mais au lieu que le début de raisonnement pyrrhonien disait que le mal est plus ou moins du mal (et reconnu comme mal), on argumente cette fois que le plus de mal est la preuve du plus de valeur (et, partant, positivement évalué). Une inversion des valeurs et des buts se révèle comme loi organique de notre vie sociale et privée.

D’où le sommet que représente le système religieux, dans lequel un mal volontaire devient valeur presque à l’état pur, la souffrance du corps, volontaire, ni oubliée, ni diminuée, mais consciente et obstinée, devient la conséquence, certes du mépris du corps (mais qu’on évaluait alors comme un corps passif et faible), mais surtout d’un but étrangement non précisé autour d’un corps hypervalorisé. Fondés sur l’imitation du Crucifié, les « tesmoins en la Chrestienté », « qui par devotion ont voulu porter la Croix » : saint Louis, Guillaume d’Aquitaine, Foulques d’Anjou, montrent l’exemple d’un mépris du corps qui, par le corps, atteste la spiritualité. Mais les exemples deviennent modernes, et d’autant plus litigieux que Montaigne s’abstient de développer ici l’objet des litiges. Les pénitents flagellants ne semblent pas avoir de but de conquête, la valeur de la chose à conquérir en est occultée. La gratuité de l’action et sa violence feraient douter de sa réalité, qu’il faut donc réaffirmer nettement : « cela ai-je vu souvent et sans enchantement ». Les groupes de flagellants, une de ces dévotions modernes qui stupéfient les gens du Nord (voir l’opinion de L’Estoile), ne sont pas seuls en cause ; car c’est la dévotion du Roi et des courtisans, contestée, moquée, suspectée :

J’ai veu tel grand blesser la reputation de sa religion pour se monstrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. (I, 30)

Devenu enjeu politique autant qu’enjeu existentiel, le dolorisme pénitentiel repose sur des conduites et des systèmes de valeur qui heurtent l’effort philosophique raisonnable.

Le héros, puisqu’il en faut un, est ici symboliquement le cardinal Borromée, auquel Montaigne consacre plus de lignes qu’à saint Louis (un saint constant en époque lointaine), comme l’exemple de l’anti-pourceau, qui choisit de ne pas jouir alors que toute sa destinée sociale est de le faire, que tout son habitus est un immense système à jouir et qu’il sait ce que sont la jouissance et la puissance.

Rappelons brièvement que Charles Borromée, neveu du Pape Pie IV et nommé par lui Cardinal et Archevêque de Milan à 23 ans, a gouverné plus ou moins Rome à la place de son oncle et au Concile de Trente. Il n’ignore rien de Rome, qui n’est pas le lieu du choix austère, on peut le dire. Or, il subit une sorte de conversion : ordonné prêtre en 1562, il renonce à ses biens patrimoniaux et décide de remettre en pauvreté apostolique l’Église de Milan (son zèle lui vaut une tentative d’assassinat d’un frère des Humiliati) et mène une vie austère jusqu’à sa mort en 1584, à 46 ans. Il choisit effectivement. Ce héros de la Contre-Réforme qu’Henri III est passé visiter dévotement à son retour de Pologne, est un modèle neuf, célèbre et récent, prouvant dans un univers dépravé l’existence, fût-elle improbable, d’un choix qu’attestait l’histoire lointaine. Combien « qui se sont jetés à l’abjection, vilité et mespris du monde, et s’y sont plu jusqu’à l’affectation » (entendre recherche zélée) ont fait là le choix « estrangement fol », glissant de la folie à la folie de la croix ?

Fol par rapport au pourceau, l’humain standard est bien calme par rapport à cet autre mode de folie « estrange », où la sanctification fait basculer complètement tout choix rationnel. Montaigne, en I, 14, laisse au cas de Borromée son mystère. Il nous faudrait aller chercher le complément d’analyse dans d’autres essais9. « De la solitude » (I, 39), en particulier, nous répond « vertu excessive » ou souligne les risques de déviation. Mais aussi avoue, en addition tardive, qu’en Dieu infini, l’infini désir trouve validement de quoi se repaître, pendant que les souffrances servent à acquérir une vie et un bonheur éternels. Logique calculée de l’acquisition ? Non pas, car la phrase glisse. Si dans la vertu même, c’est la volupté qu’on cherche, ceci, qui n’est point forcément vertu, est bien une volupté nouvelle :

Et qui peut embraser son ame de l’ardeur de cette vive foy et esperance, réellement et constamment il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et délicate au dela de toute autre forme de vie.

Le glissement des fols à la folie de la croix suit le glissement de l’Eloge de la Folie. Mais la gêne, dans l’Essai I, 14, demeure : l’Essai n’était point a priori un éloge paradoxal, qu’il faille fonder ensuite sur un superparadoxe comme la folie de la croix. De surcroît, ce superparadoxe n’est pas la résolution de l’Essai, qui s’achève sur un éloge de la fuite lénitive. Quelques termes restent ambigus : car si « nul n’est mal longtemps qu’à sa faute », le choix du mal est et demeure, pour Montaigne, une faute.

*

Notre Essai est le lieu d’un débat contre le réel, entre le mépris du réel et la peur du réel. Si, comme le dit C.G. Dubois10, l’imagination est un désir de rendre réel son objet, alors la douleur est un réel qu’on aspire à faire passer au statut d’imaginaire pour s’en rendre maître, et qui résiste à cette transposition. Le pourceau de Pyrrhon n’a pas d’opinion, ce qui lui permet d’accepter la limite de sensations au moment même : il a une vérité corporelle comme garant de sa vérité de pensée. Le cardinal Borromée n’a que des opinions sur le monde comme garantes et transformatrices de ses sensations.

Notre Essai est aussi le lieu de débat entre vertu et sagesse, deux attitudes dont beaucoup d’options sont antinomiques. Le pourceau de Pyrrhon, bon gestionnaire, ne deviendra jamais un bon héros, ni un bon flagellant. Il est même assez inaccessible au christianisme doloriste comme aux provocations résistantes. Mais le christianisme est-il toujours et nécessairement doloriste, et le monde un combat ? Le cardinal Borromée, on s’en doutait, n’est pas un bon animal, ni peut-être même un bon humain, n’ayant au demeurant ni vertu héroïque ni sagesse explicitée : il est une de ces exceptions irraisonnables où le principe de plaisir prend des moyens si complexes qu’ils sont inimitables. La gestion raisonnable pour faire l’homme se heurte à deux « estranges » forces incontournables : le corps immodifiable et la perversion immodifiable de l’opinion contre la raison.

Ainsi se définit, fût-ce par antiphrase, ce qu’est alors la pulsion de plaisir qui oriente nos actions jusqu’à l’autodestruction incluse. Ainsi se définit aussi, par une pratique contre la raison, la place de la douleur, ce fléau exécré, qui finit par être le critère de la valeur des actions et des psychismes, la preuve ultime dans l’univers douteux.

Notes de bas de page numériques

1  La douleur fait partie des « passions » : on se reportera à l’exposé de F. Roudaut. De même, les apories d’explication des anecdotes peuvent dans bien des cas renvoyer aux « silences » explorés par A. Tournon.

2  Voir aussi I, 50, p. 358 : Démocrite et Héraclite.

3  Sur la perception réelle le discours n’a guère de prise : cf. Livre II, 11, le philosophe est sans remède discursif devant la goutte, et cette remarque ironique de III, 3 : « Si mon esprit persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement ».

4  Là encore, dans Diogène Laerce, un exemple dans la Vie de Zénon, Denys, le stoïcien dissident, qui prend le plaisir pour fin : après avoir bien souffert, il refuse de croire que la douleur soit indifférente.

5  Voir le début de I, 20 : « Que philosopher… » :« De vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement […] Toutes les opinions du monde en sont là que le plaisir est notre but, quoi qu’elle en prennent divers moyens. […] En la vertu même c’est la volupté que nous cherchons. »

6  Voir III, 9 : « Puisque la fantaisie d’un chacun trouve du plus et du moins en son [= de la mort] aigreur, puisque chacun a quelque choix entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d’en trouver quelqu’une deschargée de tout deplaisir. Pourroit on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourans d’Antoine et de Cleopatre. Je laisse à part les efforts que la philosophie et la religion produisent, aspres et exemplaires ». Ou en III, 13 : « Par tels arguments et forts et faibles, comme Ciceron le mal de sa vieillesse, j’essaie d’en […] amuser mon imagination et panser ses plaies. Si elle empire demain, demain nous y pourvoirons d’autres eschappatoires. »

7  Encore Montaigne est-il bon public, car il accepte l’exemple que Bodin conteste : « Je sais bien qu’il lui arrive souvent de raconter des choses fabuleuses et vraiment incroyables, mais il ajoute les mots "on dit que" de peur qu’on ne les croie à la légère : par exemple il nous raconte à propos de Lycurgue qu’un enfant lacédémonien a supporté jusqu’à en mourir le cruel déchirement, voire l’arrachement de ses entrailles pour ne pas découvrir le vol d’un renard. », Méthode pour écrire l’histoire, éd. trad. Vrin, 1956, p. 304 sur Plutarque.

8  Elles fascinent car nous trouvons chez Jean-Pierre Camus, dans ses Spectacles d’horreur de 1631, une nouvelle sur la « Bruslante vanité » d’un notable des Indes qui se fait brûler par amour de l’honneur, par orgueil de ce monde et vaine gloire.

9  Voir I, 30, « De la modération », 32, « De fuir les voluptez », et 39, « De la solitude ».

10  C. G. Dubois, Essais sur Montaigne. La régularisation de l’imaginaire, Éditions Paradigmes, Caen, 1992, chapitre I.

Pour citer cet article

Marie-Madeleine Fragonard, « Le pourceau de Pyrrhon et le cardinal Borromée. De la douleur, à partir de l’Essai I, 14 », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 01 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6520.

Auteurs

Marie-Madeleine Fragonard

Université de Paris III