Loxias | Loxias 21 Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre |  Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre 

Marie Joqueviel-Bourjea  : 

Frédéric Jacques Temple, Emmanuel Fillot : Migrations

Résumé

Depuis 1951, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple rencontre celles d’amis plasticiens : qu’il offre au livre son frontispice ou s’engage dans l’étroite collaboration du livre d’artiste, le dialogue s’inscrit dans le droit fil d’une écriture (et par là même d’une existence) pour laquelle l’Autre, possible figure du Même, est un allié substantiel. La rencontre avec l’artiste plasticien Emmanuel Fillot est en ce sens doublement intéressante : une sculpture éphémère donnera naissance à un livre d’artiste. Or la stèle (caravelle en bambous ; livre de dialogue), à deux érigée, révèle, dans le choix de ses formes caillouteuses, l’élémentaire visée de la parole poétique et artistique, dont le sens du sacré se ressource au plain-chant de la nature.

Index

Mots-clés : dialogue , livre d’artiste, pierre-paysage, poésie, stèle

Plan

Texte intégral

1.

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Photographies de Daniel Martin, prises le jour de l’inauguration, avec l’aimable autorisation du poète et de l’artiste

1On sait l’importance chez Frédéric Jacques Temple de la figure de l’Autre, en tant, précisément, qu’elle est potentiellement une figure du Même – ainsi l’Indien pour Maleterre/le narrateur d’Un Cimetière indien. C’est dans ce dialogue tensif entre le Même et l’Autre (l’Autre du Même, le Même de l’Autre) que l’amitié puise ses raisons d’être. On ne saurait en ce sens appréhender l’œuvre de Temple sans mesurer l’importance (la valeur, l’impact, la richesse) des amitiés qui ont nourri la vie de son auteur. Amitiés en littérature, ô combien (Cendrars, Durrell, Miller, Malaparte…), mais au-delà, artistiques (le romancier dira de L’Enclos1 : « La musique et l’art comptaient autant que les études. »), et ce qui me retient plus particulièrement ici, amitiés avec les peintres, ou plus largement les plasticiens. Les « produits » les plus tangibles de telles rencontres constituant ces livres d’artiste(s) (de « dialogue », propose à juste titre Yves Peyré2) qui jalonnent le parcours du poète, dès l’origine.

2En effet, qu’il s’agisse d’un « simple » frontispice ou d’un véritable travail polyphonique reconduit tout au long d’un livre, Frédéric Jacques Temple n’a eu de cesse, dès 19513, de convier linogravures, lithographies, sérigraphies, bois, dessins ou gouaches, à accompagner ses textes. Fermin Altimir, Alain Clément, Mario Prassinos, Albert Ayme, Gaston Planet, Dagmar Martens, Jacques Bioulès, Vincent Bioulès, Claude Viallat, Philippe Blanc, René Derouin, Jacques Clauzel, Pierre Soulages, Sami Briss et André-Pierre Arnal ont pu prêter leurs mains aux poèmes, tandis que Christine Le Bœuf et François Bouët ont illustré les récits destinés aux enfants. On notera, ce faisant, la fidélité de Temple envers certains de ses amis peintres, avec lesquels il a collaboré à plusieurs reprises : Alain Clément4, Dagmar Martens5, René Derouin6 et Jacques Clauzel7.

2.

3C’est dans le cadre de ces collaborations précieuses que je souhaite évoquer un livre récent, réalisé en avril 2008 par les bien nommées éditions Rencontres, œuvre née d’un étonnant dialogue entre le poète Frédéric Jacques Temple et l’artiste Emmanuel Fillot.

4On distinguera ici trois étapes dans le processus créatif :

5- les poèmes eux-mêmes qui – j’y reviendrai – procèdent, pour certains, de poèmes antérieurs ;

6- le livre en dialogue avec Emmanuel Fillot : Migrations ;

7- entre les deux, une œuvre surprenante faisant fonction de relais (provisoire, éphémère comme tout témoin), œuvre in situ – ou land art – réalisée par Fillot à la Bambouseraie d’Anduze, accompagnée par des poèmes de Temple et présentée du 19 avril au 30 octobre 2008.

8Si les deux premières étapes demeurent « traditionnelles » dans un tel dialogue (que le texte précède l’image8 ou que ce soit l’inverse : le poète répondant à l’invitation du plasticien ; le plasticien à la sollicitation du texte9), la troisième (la deuxième, chronologiquement parlant) s’avère beaucoup plus inattendue : on conçoit que le livre qui en est le prolongement tire aussi sa force du dialogue qui a précédé son advenue. Un tel livre ne s’offre donc pas comme l’échange de deux voix distinctes s’y rencontrant « innocemment » : il est doublement livre de dialogue – sorte de dialogue « au carré » qui aurait pour maxime « Rien ne se perd, tout se crée, tout se transforme »… Migrations est à la fois poursuite du dialogue entamé entre artiste et poète avec l’œuvre in situ, et dialogue autre : le même et différent – le Même et l’Autre.

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3.

9Je commencerai par décrire l’œuvre exposée à la Bambouseraie pendant quelque six mois. Comment dire mieux ? Il s’agit d’une voile de poèmes, manuscrits sur des feuilles en tissu – sérigraphiés –, frêle caravelle en perpétuelle partance pour les Amérique du cœur. Soixante poèmes « au vent » battent des ailes, accrochés à une structure en bambous enjambant un petit ruisseau – ses galets et ses rainettes – entre deux blocs de pierre de 2,5 tonnes chacun, au bout du « jardin japonais ». L’ensemble, à la fois géométrique et ouvert à toutes les excentricités formelles, fragile comme les feuilles et fort comme un arbre, est le fruit d’un travail sur les forces et les résistances : travail d’équilibre.

10Ni ordre ni désordre pour les soixante poèmes proposés à l’artiste par le poète sans hiérarchie aucune, aboutissant à ce « curieux livre », nous dit Emmanuel Fillot, qui invite « à lire les poèmes autrement » – on aurait envie d’ajouter : « dans tous les sens »… Livre-arbre-caravelle, les pages s’y rêvent feuilles ou oiseaux, dont l’ultime colloque annonce les migrations saisonnières.

11La création humaine entre ici en étroit dialogue avec la nature environnante. Ainsi le choix du matériau, redevable du site (la bambouseraie), comme l’élection du lieu, situé en amont de la « Vallée du Dragon », vallée exclusivement travaillée selon le feng-shui : par-delà, la forêt de bambous ; là, le ruisseau en sa clairière ; au-delà, le jardin japonais que l’œuvre regarde. Et c’est une eau comme déjà poétisée par son nom qu’enjambe l’installation : « Dérivation du canal de fuite »…

12Mais le « choix » du poète – l’installation imaginée par Emmanuel Fillot a précédé la rencontre de l’artiste avec Frédéric Jacques Temple – témoigne tout autant de cet entretien avec la nature : c’est d’elle que sourd l’œuvre de Temple, de ses paysages – le Larzac notamment – qu’elle est née.

13C’est enfin le choix des poèmes qui témoigne de cette « circulation » entre nature et création humaine, l’insensible passage de l’une à l’autre participant de la grandeur d’une œuvre qui, tout en ne la méconnaissant pas – bien au contraire –, chante par-delà (en deçà ?) la déhiscence ravageuse introduite par notre « race mentale »10 entre nature et culture :

Royauté de l’oiseau
sur terre et dans le ciel
réjouissance d’être
ni de là ni d’ici
selon son bon plaisir (poème 2c)

Je suis
un arbre voyageur
mes racines
sont des amarres (poème 6)

Sans un mot
nous avons tout dit
sous la lune (poème 22)

14L’œuvre in situ est néanmoins vouée à disparaître : elle n’aura vécu que quelques mois, le temps de se confondre avec le paysage qui l’aura accueillie. Ce qu’elle nous dit par ailleurs, c’est qu’elle est chaque jour la même et différente : varient la couleur du ciel, la force du vent, le débit du ruisseau, le regard des passants… C’est tel poème que la lumière, un jour, éclairera ; un autre que le vent soulèvera, qu’un nuage encore voilera de son ombre.

15Ainsi la poésie de Temple aura-t-elle concrètement vécu au rythme des saisons, accordant sa parole fragile au passage du temps.

4.

16Trace sera cependant gardée de cette œuvre éphémère, en l’espèce de sa miniature, sculpture réalisée par l’artiste et éditée par les Établissements Dermont-Duval à 12 exemplaires pour le compte des éditions Rencontres – lesdits coffrets comprenant l’œuvre « bonsaï » accompagnée des Migrations ; le livre d’artiste seul, étant tiré, lui, à 58 exemplaires11. 70 exemplaires sur BFK Rives (tirés sur les presses typographiques de l’imprimerie s.a.i.g. à l’Haÿ-les-Roses) constituent donc l’édition originale des Migrations.

17Œuvre « bonsaï », de fait : l’œuvre in situ aura vécu non loin du jardin japonais et, devenue son propre reflet miniature, sa voile se réveillera frondaison, les feuilles de tissu redevenant feuilles d’arbre. Le poème inédit accompagnant les 12 livres-objets, intitulé « Dans la bambouseraie », évoque justement cet « orient » invisible soufflant dans les feuilles – on ne sait si d’arbre ou d’écriture… :

Ce léger friselis
non ce n’est pas la pluie
de l’aube
mais le vent frêle
de l’orient
dans la soierie des feuilles

altières
tintent les tiges
pour de graves prières

18Aussi le relais entre les poèmes et le livre s’avère-t-il double : l’œuvre in situ a donné naissance à une autre réalisation – la même et une autre. Rien ne se perd, tout se crée et se transforme, toujours…

19Si l’œuvre d’Emmanuel Fillot se voit réduite à sa miniature, l’éditeur, Philippe Coquelet, a parallèlement opéré un choix au sein des soixante poèmes de la Bambouseraie. Quatorze sont retenus pour le livre d’artiste. Trois sont accompagnés du travail d’Emmanuel Fillot. Le sixième (« Enfant, je n’avais / ni le souci de vivre / ni l’immense projet / de mourir ») ; le dixième (« Parfois des animaux / nous croisent / avec des regards d’anges noirs / et nous posent des énigmes / douces, sur le terrible amour ») ; le quatorzième et dernier (« Le sang bat / aux vitres de l’espoir / demain / fondra le givre »). De l’enfance à l’espoir, du passé toujours présent au cœur du poète au lendemain désiré qui vibre de son « pas encore », le recueil dessine la trajectoire somme toute heureuse d’une vie en poésie. Y persistent à se poser les questions insolubles, essentielles, accompagnant toute existence digne de ce nom : la vie, la mort, l’amour. Or le dialogue entre poète et artiste s’incarne précisément dans ces poèmes qui en cristallisent le questionnement. Entre ces rencontres, au nombre de trois, des poèmes qui chantent, en une parole proche du haïku, l’infinie beauté de la nature :

Une branche
d’amandier
en fleurs
dans un verre
invisible (poème 2)

L’ombre de la lune
jaune et bleue
sur les herbes rases (poème 4)

L’infini d’un rossignol
dans l’âme
des citrons (poème 9)

20Et le poète, à l’exact mitan du livre, de lancer en son septième poème : « Bonjour à vous, / les siècles à venir / où je ne serai pas ». La poésie est salut, conscient que la bouche qui le porte un jour ne sera plus, néanmoins, porté par l’ « espoir » toujours renaissant du lendemain (quatorzième poème). Mais le sérieux du propos n’exclut pas l’humour ; le poème liminaire nous en assure : « Ô folle création / née d’un raté / de l’éternel sommeil ». Il y a de « beaux » ratés, semble nous dire le poète, à nous de nous en montrer dignes… Ici encore, comme à la Bambouseraie où nature et poèmes n’étaient pas à distinguer, se répondent poèmes contemplatifs et poèmes réflexifs, sans précession aucune : puisque aussi bien c’est la contemplation de la nature qui en accuse le questionnement.

21Si « les dieux / sont en exil / nos appels / sans réponses » (poème 12 de l’œuvre in situ), le poète n’en a pas moins la foi : une foi délivrée de tout ancrage théologique, qui serait plus particulièrement chez Temple, foi en l’enfance comprise, non comme époque à jamais révolue dispensatrice de nostalgie, mais bien comme lieu dynamique où s’efforce la parole – écriture.

22À regarder de près en effet les trois poèmes qui « rencontrent » le travail de Fillot, me frappe la mention de l’enfance (poème 6) aux côtés de l’amour (poème 10) et de l’espoir (poème 14). Si l’espoir n’est certes pas l’espérance, on ne saurait cependant ignorer, sous la trinité qui s’y donne à lire, l’écho comme affaibli des trois vertus théologales : amour, foi, espérance. C’est ici l’enfance qui a remplacé la foi, et c’est bien en elle que croit le poète, en sa présence fidèle à l’orient de tout. Temple ou l’enfance élevée au rang de vertu théologale…

5.

23J’ai jusqu’à présent évoqué le travail d’Emmanuel Fillot dans ce livre sans en préciser la teneur : que rencontre le poème de Temple en ces Migrations ? Des cailloux ! Techniquement parlant, il s’agit de photographies retravaillées à l’ordinateur, puis retouchées au dessin.

24Certes, le terme de « pierres » conviendrait aussi, qui titre ce livre essentiel de Roger Caillois12 auquel Emmanuel Fillot est particulièrement attaché : il m’apparaît cependant chargé d’un hiératisme que récuse toute la poésie de Frédéric Jacques Temple. Mieux que la « pierre », comme déjà regardée (travaillée) par le regard humain – civilisée en quelque sorte –, le « caillou » garde quelque chose de prosaïque et d’insoumis, plus proche de la nature que de l’être qui le ramasse négligemment, au bord des chemins de l’enfance… Galet aussi bien, que le poète photographie, adulte, aux bords de la Méditerranée natale : la couverture de Phares, balises & feux brefs13 nous en donne un aperçu.

25La première rencontre entre Temple et Fillot en ces Migrations s’effectue sur une double page : deux tas de quatre cailloux, dont un blanc, y accompagnent le poème. Ce sont ensuite trois cailloux que propose Fillot pour la deuxième rencontre ; vingt-deux enfin (dix-neuf en tas ; trois isolés) pour la troisième et dernière. Leur « désordre rythmé » – l’expression revient à l’artiste – scande la présence tout à la fois élémentaire et mystérieuse des poèmes qui, tels les cailloux-amis aux allures de météorites, offre leur opacité limpide en partage. Au lecteur d’attraper au vol poèmes et cailloux ricochant au fil, non de l’eau dérivant du canal de fuite, mais des pages tout aussi fuyantes…

26Je rappellerai, en effet, que l’œuvre présentée à la Bambouseraie enjambe un ruisseau où affleurent des galets14 : les cailloux des Migrations s’en souviennent, qui sont empreintes vives, vivantes, d’une nature que le livre, objet manufacturé, ne renie pas pour autant. Si ses pages se gardent d’oublier l’arbre, la forêt d’origine, les dessins qu’elles accueillent auprès des mots reconduisent la dette : toute main, qu’elle soit de plume ou de pinceau, naît de la nature, avec le regard qui la porte.

27Les cailloux accompagnent par ailleurs une parole brève – proprement lapidaire – que sa densité, sa compacité, apparentent à celle du haïku. Si l’œuvre in situ regarde le jardin japonais tandis que sa miniature ressemble à un bonsaï, les cailloux des Migrations, eux, nous rappellent la culture du caillou en Orient, évoquant ces « pierres-paysages » en quoi se résume tout un monde, aussi précieuses que peuvent l’être les pierres quand l’homme les juge dignes de devenir bijoux…

28Cailloux enfin qui, paradoxalement, cherchent à vaincre dans et par le rythme de leur apparition l’incontournable loi de la gravité : c’est là, confie Emmanuel Fillot, « tout le travail de ces dernières années » : tenter de « donner l’illusion de vaincre la gravité, de faire voler les pierres ». Or, faisant « voler les pierres », l’artiste, comme à la Bambouseraie, fait voler les poèmes, paroles denses quoique légères dont le haïku a le secret.

29Il serait cependant faux d’opposer ces poèmes brefs aux « poèmes-voyages » ou « poèmes-pèlerinage » que l’on rencontre également chez Temple. Claude Leroy, à juste titre, souligne qu’entre les deux « types » de poèmes, « les frontières peuvent être poreuses »15. Ici, de fait, les « poèmes-instants » ou « poèmes-moments » procèdent, pour certains, de poèmes antérieurs : ils en sont des morceaux, plus justement des éclats, brillances, perles prélevées à même le bloc de granit ou de marbre originel. Et ce sont ainsi d’autres poèmes, paradoxalement les mêmes, qui voient le jour : « Rien ne se perd… »

30Ainsi, « La nuit / dit aux grands arbres / des paroles / de lait bleu » et « Parfois des animaux / nous croisent / avec des regards d’anges noirs / et nous posent des énigmes / douces, sur le terrible amour », sont-ils repris du recueil de 1974, Les Grands arbres16. Mais la reprise se fait récriture, visant brièveté et densité. Le premier des cinq tercets qui ouvrent le recueil, en même temps qu’il est détaché de l’ensemble dont il procède, est bien remanié en vue du projet de 2008 : « La nuit dit aux grands arbres / à mots de feutre / des paroles de lait bleu ». Le deuxième vers disparaît, tandis que les premier et troisième sont scindés en deux. De même pour le premier vers du poème qui en comporte neuf dans la version de 1974, dont Temple ne garde que les quatre premiers : « Parfois des animaux nous croisent… »

31De « Si peu de temps », ultime poème de Phares, balises & feux brefs17, Temple ne garde que les deux premiers vers du onzain final, auxquels il enlève l’adverbe initial, « Alors ». Il scinde également le premier vers en deux parties, de sorte que le distique devient tercet. Le poème, au départ composé de quarante-quatre vers répartis sur quatre strophes de onze, dix-sept, cinq et onze vers, fournira donc le poème lapidaire que je citai précédemment : « […] // Alors, bonjour à vous, les siècles à venir / où je ne serai pas, […] » devient « Bonjour à vous, / les siècles à venir / où je ne serai pas ». Le quatrain de « Paysage bref » quant à lui, issu du même recueil18, est amputé de ses deux derniers vers (« Lune d’or noir / dans l’épaisse nuit molle / où le frêle duvet d’oiseaux / vague sur les roseaux. » ; je souligne), les deux premiers se retrouvant, chacun, scindés en deux, de façon à retrouver un quatrain, où le « sur » remplace le « dans » initial : « Lune / d’or noir / sur l’épaisse nuit / molle » (je souligne).

32Quant aux premier (« Ô folle création / née d’un raté / de l’éternel sommeil »), deuxième (« Une branche / d’amandier / en fleurs / dans un verre / invisible »), sixième (« Enfant, je n’avais / ni le souci de vivre / ni l’immense projet / de mourir ») et douzième (« Le linge / de l’ange / lange / le singe ») poèmes, ils proviennent tous quatre de La Chasse infinie : du poème intitulé « Sept », Temple ne conserve que les trois derniers vers (« Ô folle création… »), ainsi supprimant les trois premiers (« C’est le chiffre / de Dieu qui se repose / terminé l’ardent travail »19) ; sur les trois « Natures mortes », respectivement dédiées à Alain Clément, Vincent Bioulès et Jean-Pierre Blanche, le poète prélève la dernière (« Un branche / d’amandier… »20) ; tandis qu’il efface l’ancrage autobiographique (soit la référence au lieu) du septain liminaire de l’ « Après-midi au jardin des plantes » : « Des ombres glissent / qui ne sont pas celles des arbres / dont le vent courbe / les hautes branches claires / dans les allées où jadis enfant / je n’avais ni le souci de vivre / ni l’immense projet de mourir. » Pas de récriture, donc, pour ces quatre poèmes, mais un choix : celui de la forme brève, détachée de tout référent autobiographique (qu’il s’agisse du dédicataire, Claude Michel Cluny pour le premier, Jean-Pierre Blanche pour le deuxième, ou du référent spatial), mais également détachée de l’inévitable restriction sémantique opérée par le titre : « Sept », « Nature morte », « Après-midi au jardin des plantes » et « Nonsense » (« Le linge… »). Le haïku s’ouvre ainsi à l’universel.

33De poème en poème, de récit en poème également, un même souffle parcourt l’œuvre de Temple, et ce travail de découpe, de reprise, nous en assure. Mais ce continuum de vie, s’il migre de texte en texte, n’en est pas moins rattaché à la nature dont il procède ; Lorand Gaspar l’affirme clairement dans Approche de la parole :

Il y a une veine d’énergie qui est langue, qui chemine continue depuis les dispersions cosmiques et plissements géologiques aux tissages de la vie, aux mouvements les plus libres de la pensée et du chant. Cette même lame de fond qui prononce l’écume et les danses de la lumière. Lorsque la voix y « prend », c’est comme si elle « reconnaissait » un visage, une modulation proposée par le monde ; comme si notre langue charriant toutes nos architectures de pierres et de vents, soudain du présent plongeait aux âges sans mémoire, reconnaissait sa part d’inconnu. Se reconnaissait21.

6.

34Caillou et mot respirent au même rythme.

35C’est pourquoi les Migrations nous invitent à poser l’équivalence : mot = caillou. Temple ne confie-t-il pas, dans Foghorn : « c’est aux cardabelles / livrées au soleil / que je dis les mots / traduits de la pierre. »22 ? En ce sens, il n’existe aucune précession : la main qui écrit ne surpasse en rien l’intelligence de la pierre. C’est cette intelligence, même, qui oriente l’écriture. Le caillou est cette enfance du monde, cet « élémentaire archétypal » (Béatrice Bonhomme23) qui s’offre comme origine et fin mêmement de la parole poétique. Aussi, peintre et poète « s’équivalent-ils » : la parole de l’un ne précède ni ne surpasse celle de l’autre. Elles cheminent de concert, et c’est au lecteur-Petit Poucet à les suivre en leurs accords, glanant mots et cailloux au passage.

36De fait, traduisant ses mots de la pierre, c’est bien un « art sculptural » (Béatrice Bonhomme) à quoi œuvre la poésie de Frédéric Jacques Temple. Et ce sont bien ces mêmes « œufs de granit de l’Aubrac » qu’elle cherche à tracer, que dessine Emmanuel Fillot à ses côtés. Claude Leroy ou Béatrice Bonhomme évoquant ces « stèles » à quoi s’apparentent les poèmes de Temple, insistent sur la force d’une poésie travaillant à « incarn[er]… la mémoire », prêtant « forme spirituelle » au souvenir dans la pierre justement taillée des mots : c’est dans Migrations le livre lui-même, en son entièreté, qui forme stèle. Stèle à deux érigée, où la pierre, in-formée par l’artiste, voisine avec son inscription, gravée par le poète.

37Toutefois, si la stèle est sculpture et fait mémoire, elle est aussi l’incarnation d’un certain sacré ; sacré ici paradoxalement profane, immanent, hors du temple (ou plus justement, dans ce templum dont les cérémonies se déroulaient à l’extérieur) – définitivement sans Dieu. C’est en effet aux dieux nietzschéens de l’enfance des religions que se confronte la parole poétique du bien nommé Frédéric Jacques Temple, dans le plein air et le plain-chant de la nature, où « tintent les tiges / pour de graves prières » :

Le calme désir
des lèvres
qu’ont les fruits (poème 5)

7.

38Migrations puise à un fonds immémorial, archétypal, en ce que l’origine incessamment s’y dérobe – il existe toujours un antécédent : les poèmes procèdent de poèmes antérieurs ; l’œuvre in situ des soixante poèmes proposés par le poète ; l’œuvre miniature de l’œuvre in situ ; le recueil des éditions Rencontres de l’œuvre présentée à la Bambouseraie. Ad lib, a-t-on envie d’ajouter.

39Mais ce fonds archétypal, la genèse des œuvres n’est pas seule à nous le révéler : Migrations le dévoile dans le choix de ses formes caillouteuses : c’est l’élémentaire (l’élément-terre de Follain) que vise la parole poétique comme artistique. Et la « stèle », destinée aux « siècles à venir / où je ne serai pas », incarne paradoxalement le mouvement : un livre, de pierres… mais pour dire la vie.

40Gaspar à nouveau : « Le texte poétique est le texte de la vie, élargi, travaillé par le rythme des éléments, érodé, fragmentaire par endroits, laissant apparaître des signes plus anciens, trame d’ardeur et de circulation : chacun peut y lire autre chose et aussi la même chose24. »

Notes de bas de page numériques

1  L’Enclos, Arles, Actes Sud, 1992.

2  Yves Peyré, Le Dialogue par le livre 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001.

3  L’Ocellé, linogravure de Fermin Altimir, Montpellier, La Licorne, 1951 ; Le Figuier, linogravure de Paul Rey, Montpellier, La Licorne, 1951.

4  En collaboration avec Alain Clément : L’Hiver, livre accordéon, Montpellier, La Murène, 1966 ; Ode à Santa Fe, Nîmes, Les Presses du jardin, 1990 ; Calendrier du Sud, Marseille, Autres temps, « Poésie en poche », 1998 ; À l’ombre du figuier, Montpellier, Fata Morgana, 2002 ; Sous les branches, Rochefort-du-Gard, Alain-Lucien Benoît, 2006 ; Molène, Rivières, 2007.

5  Avec Dagmar Martens : Courage, L’Isle-sur-Sorgue, La Balance, 1987 ; La Chasse infinie, La Sauveterre-du-Gard, La Balance, 1994 ; En Brésil (carnet de route), Barriac, Éditions Trames, 1999.

6  Avec René Derouin : Boréales/Atlantique Nord, Montréal, Le Versant Nord, 1999 ; Un Émoi sans frontières, Québec, Le Lézard amoureux, 2006.

7  Avec Jacques Clauzel : Vers l’oubli, Gallargues-le-Montueux, Éditions À Travers, 2001 ; Le Désert brûle, Gallargues-le-Montueux, Éditions À Travers, 2001 ; Car le noir aussi est de l’or, Gallargues-le-Montueux, Éditions À Travers, 2006.

8  J’emploie le terme d’« image » à défaut d’un autre, le préférant malgré tout à celui d’« illustration » : rien de mimétique dans de tels dialogues.

9  Alors que les poèmes de Frédéric Jacques Temple répondent à la proposition d’installation de l’artiste, c’est Emmanuel Fillot qui « réagira » aux poèmes de Temple dans le cadre du livre d’artiste.

10  L’expression provient d’Un Cimetière indien [Paris, Albin Michel, 1981], Arles, Actes Sud, 1996, p. 83.

11  Quelques exemplaires hors-commerce ont été tirés pour les collaborateurs ainsi que la Bibliothèque Nationale de France.

12  Roger Caillois, Pierres, Paris, Gallimard, 1966 ; repris en « Poésie », 2000.

13  Phares, balises & feux brefs, Marchainville, Éditions Proverbe, 2005.

14  « La mer la mer l’ensorceleuse / Allons par les chemins profonds / La voir mourir dans les galets… », in : Les Œufs de sel [Paris : Guy Chambelland, 1969], repris dans l’Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1989, p. 49.

15  Claude Leroy, dans ce même numéro : « L’Art d’évoquer les minutes heureuses » : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2366 .

16  Les Grands arbres, Paris, Guy Chambelland, 1974. Les deux poèmes sont repris dans l’Anthologie personnelle, successivement aux p.  81 et 83.

17  Phares, balises & feux brefs, op. cit., p. 66-67.

18  Phares, balises & feux brefs, op. cit., p. 53.

19  La Chasse infinie [Paris, Granit, 1995], Remoulins sur Gardon, Éditions Jacques Brémond, frontispice de Claude Viallat, 2004, page 18. Il est intéressant de noter que ce poème intitulé « Sept », constitué à l’origine d’un sizain précédé de son titre (soit 6+1 vers), se transforme en tercet : si 7 est un chiffre essentiel de (à) la Création, le 3 n’en est pas moins fondamental…

20  La Chasse infinie, op. cit., p. 64.

21  Lorand Gaspar, Approche de la parole [Paris, Gallimard, 1978], « Blanche », 2004, p. 108.

22  « Larzac », in : Foghorn [Paris, Grasset, 1975], repris dans l’Anthologie personnelle, op. cit., p. 148.

23  Béatrice Bonhomme, dans ce même numéro : « Frédéric Jacques Temple, aventure de la mémoire et porosité de l’être au monde dans La Chasse infinie ». http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2345 .

24  Lorand Gaspar, Approche de la parole, op. cit., p. 84.

Pour citer cet article

Marie Joqueviel-Bourjea, « Frédéric Jacques Temple, Emmanuel Fillot : Migrations », paru dans Loxias, Loxias 21, mis en ligne le 26 juillet 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6288.


Auteurs

Marie Joqueviel-Bourjea

Marie Joqueviel-Bourjea est Maître de Conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier-III et membre du CTEL. Spécialiste de poésie française et francophone moderne et contemporaine, elle a soutenu sa thèse de doctorat sur l’œuvre de Jacques Réda, et écrit un livre sur le sujet : Jacques Réda : la « dépossession heureuse » ; habiter « quand même » (L’Harmattan, 2006). Elle a consacré de nombreuses études à la poésie moderne et contemporaine : P. Valéry, B. Cendrars, O.-J. Périer, G. Perros, N. Bouvier, L.-R. des Forêts, Y. Bonnefoy, J. Réda, L. Gaspar, P. Dhainaut, M. Étienne, R. Depestre… Elle a publié un inédit de Paul Valéry, le Cahier 43 (Fata Morgana, 2006) et dirigé le numéro 100 de la revue Études valéryennes : « Faut-il oublier Valéry ? » (L’Harmattan, 2006). Sont parus également sous sa direction (2008) les actes du colloque Choses tues (Poésie & Peinture), aux Presses Universitaires de la Méditerranée.