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Hélène Henry  : 

Annenskij parmi les traducteurs « subjectifs » du Symbolisme russe

Résumé

Dans ses traductions, surtout celles de Verlaine, Annenskij porte la pratique de l’annexion, caractéristique du Symbolisme russe, à son comble. Il accapare, ou engloutit le poème. Mais si l’écriture personnelle peut « se saisir » de l’écriture de l’autre, inversement, l’écriture de l’autre peut « se saisir » de l’écriture personnelle. Le poème, qui, chez Annenskij, raconte toujours, d’une façon ou d’une autre, un compromis entre le « je » et le « non-je », est lui-même, dans ses signifiants, le résultat d’un compromis de ce type.

Index

Mots-clés : acclimatation , amour, Annenskij, annexion, appropriation, Brjusov, Sologub

Texte intégral

1À la fin du XIXe siècle, en Russie, une génération entière, pressée de reconstruire une parole poétique, s’éprend de poésie étrangère. On assiste alors à une de ces explosions de traductions qui ont scandé l’histoire de la culture russe depuis ses origines. L’histoire de ce bouturage fécond est bien connue et largement étudiée1. Dès 1885 s’est amorcé un mouvement pendulaire de retour vers la poésie qui s’épanouit, vers 1904, dans l’affirmation d’une « école » symboliste structurée, riche en hommes et en moyens de diffusion – revues, maisons d’édition, collections. La poésie qui, à demi exsangue, épigonale, associait à l’académisme de formes éculées des contenus « sociaux » affaiblis (Nadson), cherche de nouveaux moyens. Elle les trouve en greffant sur ce que la tradition russe a de plus valide (le langage poétique de poètes « cachés » qu’on redécouvre, Tjutčev en particulier) des modèles nouveaux, venus, en particulier, de France : « Parnassiens et Maudits ». Plus précisément Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine.

2Le milieu littéraire « novateur » au grand complet est partie prenante de cet engouement : poètes de toute envergure, traducteurs professionnels, éditeurs, directeurs de revues, essayistes, « dames littéraires », étudiants, élèves des Cours pour jeunes filles, etc. On traduit à son aise, sans égard au travail des confrères, en signant ou non, d’un pseudonyme ou d’une simple initiale. La diffusion des traductions prend des formes multiples : publications en revues, anthologies, recueils collectifs ou personnels, collections destinées ou non à un public large… Phénomène d’abord extensif, puis qui tend à se spécifier et à s’approfondir. Mais dont la caractéristique commune est de viser et pratiquer l’annexion.

3L’annexion en traduction n’est pas nouvelle en Russie. Elle a même été l’attitude la plus répandue, depuis que, au XVIIIe siècle, la Russie est entrée dans le concert des Lettres européennes : au XVIIIe siècle, on russifie pour acclimater, pour forger une langue littéraire à l’image des langues de culture de l’Europe occidentale, et, dans une démarche néoclassique, pour « rivaliser » avec le modèle même. À l’époque romantique, on importe des modèles – thématiques, genres et formes. La notion de choix et de récriture personnelle se fait jour, timidement. Plus tard au cours du XIXe siècle, alors que la traduction se professionnalise et que l’accent se déplace sur l’individualité du texte traduit, on continue de russifier dans une perspective politique : on réinvente un Béranger « russe », en prise sur les mouvements radicaux des années 18602.

4Mais en 1890, il n’est plus question d’approche sociale ou politique : le mouvement Décadent et Symboliste postule une spécification et une autonomisation du champ littéraire comme espace de la pensée et du langage d’une part, et de l’autre une réappropriation de la voix individuelle et du lyrisme personnel. Les nouveaux poètes seront les « poètes de la subjectivité moderne », selon l’expression de Valerij Brjusov. La démarche traductive en porte les marques : les choix et la méthode seront d’abord « subjectives ». Dans un article récent consacré à l’itinéraire de traducteur de Brjusov, pape des Lettres russes de 1904 à 1910, Mixail Gasparov indiquait les bases de la méthode « subjective » telle qu’elle est pratiquée alors. L’appropriation se fait sur un repérage ponctuel d’un « moment » du poème qui plaît et étonne : « [Le jeune Brjusov] traduit non pas des poèmes, mais une poétique. Il isole dans le poème à traduire quelques images sortant de l’ordinaire, des associations, des rythmes. Il les restitue en russe avec une précision remarquable, et, quant au reste, il le donne de façon approximative, en complétant avec des variations personnelles dans le style de l’original »3

5Par là, Brjusov est en cohérence avec la pratique dominante de l’époque. Traduire, pour les premiers Symbolistes, participe d’un mouvement plus général d’appropriation dont les modes sont divers, allant du commentaire à l’annexion, en passant par la réécriture, l’adaptation, la dédicace, l’épigraphe, l’éloge, l’allusion, le pastiche, l’emprunt thématique ou stylistique, voire la parodie (Blok, le Verlaine de Baraque de foire). Ce n’est qu’après 1904 que, en mal de structuration et de systématisation, reniant plus de quinze années de travail, Brjusov rayera d’un mot tout ce qu’il a fait en matière de traduction (Verlaine et Verhaeren, Poe, Rimbaud, Maeterlinck, Laurent Tailhade), affirmant de ses traductions que la plupart d’entre elles ne sont guère que des « imitations » (podražanie). Il essaiera alors, à peu près seul, de formuler une méthode objective de traduction littéraire. Ce n’est pas le lieu ici d’en parler4.

6Mais, autour de lui, et contre lui (la polémique va bon train), les poètes traducteurs persistent dans une méthode qu’ils considèrent comme la seule capable de fournir le « creuset » (le mot est, justement, de Brjusov) nécessaire à leurs recherches scripturales5. La préférence en est la règle, et « l’amour ». En 1908, le poète et traducteur Jurij Verxovskij parle, à propos du livre de traductions de Verlaine par Sologub, du « profond amour qui a présidé au rapprochement de deux âmes poétiques »6. Lexique platonicien, lexique d’époque. De cet « amour » Maksimiljan Vološin formule a contrario le principe. Quand, en 1919, il réunit en un volume unique ses traductions de Verhaeren, il juge bon de prévenir le lecteur que dans les traductions faites par amour et préférence (par, je le cite, « caprice d’amour »), il s’est autorisé à remplacer certains vers par d’autres de son cru. Alors qu’il n’a traduit de façon « proche » que certains poèmes « de commande », lesquels le laissent indifférent. Comme si indifférence était mère d’objectivité7.

7Pour Vološin, la traduction poétique relève d’une « aptitude organique au miracle » ­– un miracle « inexplicable pour le traducteur lui-même » : traduire, c’est participer, inconsciemment, de l’acte créatif qui a produit l’œuvre ». Il s’agit bien d’empathie, de « fusion créatrice » (sopričastie tvorčestva), de passage par l’inconscient du traducteur, d’identification imaginaire : Vološin théorise ses traductions comme des « poèmes remémorés »8. Dès 1904, envoyant à Brjusov ses traductions de Verhaeren en vue d’une publication commune, qui ne se réalisera jamais pour des raisons de divergences méthodologique et théorique, il les assortit du commentaire suivant : « Ce ne sont pas en vérité des traductions, c’est un peu comme si, le livre refermé, on se remémorait le poème »9. Et, en 1905, il publie un poème de Verhaeren avec le sous-titre « Souvenir de Verhaeren ». Il s’agit de renouveler la « révélation prophétique » véhiculée par l’original. Et, s’agissant des traductions de Verlaine par Sologub, déjà mentionnées, Vološin, dans un article de 1907, reprend le terme de « miracle de la réincarnation »10. Du reste, préférence n’est pas synonyme de rareté : Konstantin Bal’mont, traducteur prolifique et poète prolixe, traduit « en nombre » les romantiques anglais (Shelley), ainsi que Edgar Poe, Walt Whitman, toujours selon les mêmes principes, ce qui, du reste, le brouille avec son ami Brjusov.

8Chez tous, une pratique vient sceller l’appropriation : le poème traduit a, dans l’œuvre publiée, même statut que le texte personnel : il s’intègre dans le corps du recueil, voire assume la même signature. Sologub, qui a d’abord donné ses traductions de Verlaine à des revues, les place ensuite en regard de ses œuvres personnelles : son recueil de 1908, entièrement consacré à Verlaine, est donné comme le livre VIII des Œuvres de Fedor Sologub11. Le poète russe avoue ses affinités avec le poète français : simplicité concertée, subtilité consciente des moyens, qualité « saturnienne » de l’intonation, érotisme et mélancolie. Comme Sologub, Brjusov insère ses premières traductions dans les fascicules, tous de sa plume, intitulés avec superbe Les Symbolistes russes. Plus tard, ayant réuni en 1911 un tome de Poésies choisies d’expression française du romantisme à la fin du XIXe siècle, il le reprend et en fait le tome XXI de ses Œuvres Complètes aux Éditions Sirine, en 1913. Un tome XXII devait suivre, qui aurait été entièrement consacré à Verlaine12. De même, Ellis (Lev Kobylinskij) glisse des textes de Verlaine dans un recueil qui associe création personnelle et imitation : Les Immortelles, de 1904. Comme passage à la limite de cette fusion, on citera une fois de plus Vološin, qui considère que le meilleur « Verhaeren russe », ce sont les vers urbains originaux de Brjusov lui-même, ceux qu’il a « engendrés », « conçus » de Verhaeren (« začal ot Verxarna ») : quand le traducteur est un géniteur13.

9Innokentij Annenskij doit naturellement être rangé au nombre des traducteurs « subjectifs » et « empathiques ». Mixail Gasparov ne manque pas de le faire : « I. A. Ne s’y prend pas autrement pour agrémenter la plupart des fantaisies qu’il élabore à partir des thèmes des Parnassiens et des Maudits »14. Annenskij inclut dans le recueil Chansons douces (Tixie Pesni), (première édition, 1904) une section « Parnassiens et Maudits », faite de traductions des Français, en étroite continuité avec les sections constituées de « pièces » personnelles. On notera que le titre même  du recueil : Chansons douces, est verlainien. Et on y trouve une strophe où "Verlaine" rime avec "plen" ("esclavage", "fascination amoureuse").

10L’examen du corpus de traductions d’Annenskij confirme la subjectivité de son choix. Choix, en lui-même, fortement atypique : il associe de façon déclarative « Parnassiens » et « Maudits », sans tenir compte du clivage que ces poètes eux-mêmes, puis la critique française, et, partiellement, les traducteurs russes, ont opéré entre les deux mouvances de la poésie française récente. Traducteur de Verlaine et de Mallarmé, jamais Annenskij ne renoncera à placer sur le même rang, le plus haut, Leconte de Lisle (le « professeur ») et Baudelaire (« ce Satan élégiaque »), voire à lire chez l’un et chez l’autre une postulation commune. En juillet 1909, quatre mois avant sa mort, dans une lettre au Directeur de la revue Apollon, Sergej Makovskij, Annenskij évoque les deux « classiques » de la modernité lancés faisant leur cour « au même domino jaune, qui sent le musc et souffle l’haleine de la Mort15 » Ses préférences vont, chez Leconte de Lisle, dans Poèmes barbares, à des textes dysphoriques comme « Dernier souvenir », qu’il rebaptise « Dernier rayon », ou à « Les Spectres ». Dans Poèmes tragiques, il élit « Sur un poète mort ».

11Chez Verlaine, loin de privilégier Romances sans paroles comme l’ont fait ses contemporains épris de « musique avant toute chose » et de « chanson grise », il choisit des poèmes longs, narratifs ou déclaratifs, comme « Crimen Amoris », « J’ai la fureur d’aimer », et même « Caprice », de Parallèlement. Il traduit aussi « Impression fausse », expérimental à ses yeux, discordant comme du Cros ou du Corbière. Dans ses traductions verlainiennes, il porte l’annexion à son comble. On dirait volontiers qu’il accapare, ou engloutit le poème. Qu’il traduise, comme absolument tous les « poètes de la subjectivité moderne » l’ont fait, la troisième des « Ariettes oubliées » de Romances sans paroles (« Il pleure dans mon cœur »), il lui donne une intonation, un lexique, un système de significations proprement annenskiens. Le dessin des rimes, féminines tout du long, est rétabli dans sa régularité, sans le suspens verlainien de la rime veuve.

Сердце исходит слезами,
ловно холодная туча...
Сковано тяжкими снами,
Сердце исходит слезами...

En traduction-retour :

Le cœur ruisselle de larmes
Comme une froide nuée …
Enchaîné par de lourds songes
Le cœur ruisselle de larmes…

12Adaptation et annexion sont ici à leur comble : Annenskij évacue la dissonance, la cacophonie légère, la variation signifiante, le presque rien, l’effet de « bougé », la violence non dite. Et loin d’appauvrir le lexique, il le surcharge. Partout il sur-traduit : dominance de l’épithète pour un texte de départ qui n’en comporte guère, introduction de mots-signaux typiquement annenskiens (pesanteur, rigidité, paralysie, froid, rêve), et, plus loin, passage à l’abstrait, complexification de la syntaxe et introduction des marques logiques. Le Verlaine de Annenskij est noir, étouffant, tragique et raisonneur.

13Mais plus inattendu encore est, chez Annenskij, le choix de certains poètes que ne traduisent pas, ou à peine, ses contemporains. Au premier rang, Charles Cros, qu’Annenskij juge seul capable, parmi les poètes français, de « construire un pont » (« même pour un instant, même si c’est un mirage ») entre le lecteur moyen russe (la « bonne femme mal dégrossie ») et la sophistication de « Lutèce la millénaire et l’Ironique »16. Chez Cros, observe Annenskij, le « mot poétique » le plus « terrible », le plus « puissant », et « donc le plus énigmatique » est le « mot du quotidien ». D’où la reprise à son compte par Annenskij du poème « Intérieur », le second du cycle « Grains de sel », dans le recueil Le Coffret de santal (« Joujou, pipi, caca, dodo » // « Do-ré-mi-fa-sol-la-si-do »), qu’il traduit en renchérissant sur les vulgarismes et en redoublant l’effet sonore de la gamme montante (il y ajoute en refrain une gamme descendante)17.

14Ce subjectivisme radical invite, par sa radicalité même, à interroger ses enjeux dans l’écriture et dans la pensée d’Annenskij. En effet, Annenskij fait la preuve, dans ses traductions d’Euripide, généralement scrupuleuses, qu’il peut avoir égard au texte-source. Il sait évaluer une traduction du point de vue traditionnel de sa correction ou de son exactitude. Il avoue avoir peiné quatre heures à examiner l’Ode « Les Muses » de Claudel dans la traduction de Vološin, et les exemples d’erreurs qu’il donne sont appropriés18.

15Mais pour Annenskij traduire la poésie moderne relève, semble-t-il, d’un projet d’écriture spécifique. On aurait tort de croire que l’annexion érigée en règle relève, comme l’a répété la critique, du solipsisme irrémédiable d’une conscience en deuil, qui se lit elle-même en toutes choses. Bien plutôt, on verra dans la radicalité de la méthode annenskienne la trace d’une configuration et d’un dispositif, l’édification d’un système de liens. Il faut donner sens à cette tension vers le même.

16Une lettre, non datée, d’Annenskij à Nina Petrovna Begičeva, la sœur musicienne de la belle-fille d’Annenskij, nous y invite19. Dans cette lettre, Annenskij fait don à la belle dame d’une traduction du poème de Heine, « Ich grolle nicht… » (« Je ne te maudis pas ») :

Я все простил. Простить достало сил.
Ты больше не моя, но я простил...

17La lettre, brève, inclut une version du poème traduit, et, sur une feuille volante, Annenskij en joint une autre. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant la traduction elle-même, dont du reste Annenskij se déclare très satisfait parce qu’il a réussi à reproduire une rime interne et à éviter deux lieux communs « qui ne sont, dit-il, pas des symboles, mais des emblèmes » (le « cœur qui se rompt » et le « serpent rongeur »). Non, ce qui nous intéresse est le commentaire : « Ce n’est pas Heine, chère Nina, c’est seulement moi. Mais c’est aussi Heine ». Le texte traduit prend en charge la dualité Heine/Annenskij et leur distance, pour la signaler, mais aussi pour la dépasser. Le sujet qui habite le poème traduit est à la fois moi et l’autre. De ce point de vue, le texte traduit n’est pas une réplique de l’original, figée dans un face à face immobile des signifiés. Il est poème recomposé, corps à corps des signifiants, lieu où s’espère une unité nouvelle, à la fois possible et impossible. Ce geste verbal est-il ce que Annenskij, annotant entre parenthèses le titre allemand « Ich grolle nicht… » appelle « ironie » : « y-a-t-il là de l’ironie » ?)

18« Chère Nina » : il n’est pas indifférent que cette unité perdue se recherche sous les yeux d’une femme et comme sous sa conduite. Si l’œuvre d’Annenskij, en grande partie informée par le modèle de la Ville Morte de Rodenbach, s’écrit sous le signe d’une entité féminine forclose, à jamais non possédée, le poème de Heine en est le prototype :

Ich grolle nicht, und wenn das Herz auch bricht,
Ewig verlornes Lieb ! Ich grolle nicht.

Je ne te maudis pas, mon cœur dût-il se fendre,
O mon amour à jamais perdu ! Non, je ne te maudis pas…

19On n’oublie pas que « Nina » s’énonce dans la tradition romantique russe comme l’un des prénoms de la Muse, muse, au demeurant, cruelle20. Nina, ici, serait la Diotime funeste d’un Socrate-Annenskij qui doute et interroge, qui « ironise ». La traduction est redéfinie comme recherche vaine de totalité perdue, espace par excellence où rejouer la dialectique infinie du moi et du non moi. Le traduire s’inscrit dans un usage « amoureux » en cohérence avec l’usage « amoureux » du poème, qui rejoue à la fois la proximité et l’éloignement, la totalité et le clivage. On le sait, Annenskij a, des années durant, correspondu avec des femmes inaccessibles, parentes, cousines, épouses de collègues. Les liens hésitent entre l’affection cordiale, l’amitié amoureuse, l’« *énamoration » imaginaire. Souvent les lettres sont construites autour d’un poème, parfois cité in extenso, comme « révélé » à la fin de la lettre. La lettre enchâsse le poème qui « veut s’écrire », l’introduit, l’annonce, le dit à l’avance (souvent en prose et en français)21. Ici, dans un redoublement supplémentaire, la lettre à Begičeva « offre », « fait don », « fait aveu », pourrait-on dire, à Nina d’un texte-fusion où sont présents à la fois Heine et Annenskij, comme métaphore de la fusion espérée et impossible avec la femme lointaine. C’est le geste d’écriture tout entier, geste transnarcissique par excellence, qui est ici érotisé.

20La lettre d’Annenskij à Begičeva ne s’épuise pas dans l’énoncé du poème traduit. Elle se clôt sur une sorte d’envoi : « Je dédie ces huit vers à celle dont j’aime les quatre premières notes argentines… Elles se fraient un chemin à la file, ces notes, sur le velours noir. Le velours les cajole, mais il les étouffe… Et elles veulent s’échapper… Les pauvres, elles veulent s’échapper… Pourquoi ? Pourquoi ? » Cette fin, très dans la manière d’Annenskij, resterait énigmatique si elle ne faisait écho à deux poèmes, dont l’un est dédié à la même Nina. Il s’agit de « Au couchant » (« Na zakate »22), variation, comme le poème de Heine, sur le motif de l’amour oublié, de la souffrance féminine et de la musique qui en est l’exhalaison. L’autre poème, « L’archet et les cordes », le second d’un « trèfle de la tentation » ; est encadré par les deux poèmes érotiques d’Annenskij les plus souvent cités (« Pavots » et « Mars »). Dans « L’archet et les cordes », la mise en scène de la rencontre impossible consonne avec le finale de la lettre à Begitcheva sur Heine : « Et les cordes chantaient…// Le soleil les trouva sans forces//Sur le velours noir de la couche ». (… I struny peli…// Liš’ solnce ix našlo bez sil//Na černom barxate posteli.23)

21On voit mieux dès lors comment s’établit le lien réciproque entre le poème traduit et le poème personnel. Si l’écriture personnelle peut « se saisir » de l’écriture de l’autre, inversement, l’écriture de l’autre peut « se saisir » de l’écriture personnelle. Le poème, qui, chez Annenskij, raconte toujours, d’une façon ou d’une autre, un compromis entre le « je » et le « non-je », est lui-même, dans ses signifiants, le résultat d’un compromis de ce type. Il faudrait montrer comment la traduction, chez Annenskij, habite souterrainement le texte personnel, comment le signifiant étranger sous-tend et soutient le signifiant russe. Je ne donnerai qu’un exemple simple : dans le premier recueil, Chansons douces, il est facile de repérer, réunis en grappes, en cycles, ou à distance dans le système des titres ou des genres, des poèmes dont le finale varie obstinément les motifs de l’automne, du couchant, de la décrépitude. Le sous-texte en est français : La rime or/mort, surprésente chez Henri de Régnier, et signalée par Rémy de Gourmont comme la grande forme sens des Décadents français, « hante » le texte d’Annenskij et le génère, inaperçue pour qui s’en tient à une lecture horizontale du poème. Le meilleur exemple en est le poème « Septembre » (« Sentjabr’ »)24 :

Razzoločennye, no čaxlye sady…

Jardins couronnés d’or, mais sénescents…

22Il en est de même, signalons-le, de la rime baudelairienne emblème//blême, qui commande chez Annenskij un usage fréquent du signifiant « emblema » dans le voisinage de et en association avec la couleur blanche (belyj) comme couleur de l’amuïssement, du néant, du point zéro d’existence et d’affect.

23Ce cryptage est généralement plus complexe et plus difficile à débusquer, justement parce qu’il ne laisse en surface que des indices truqués. Je ne reprendrai pas ici les analyses, que j’ai menées et publiées ailleurs25, sur le sous-texte mallarméen du « Trèfle humoristique »26, trio de poèmes dont le premier s’annonce comme une variation « à la manière de Paul Verlaine », mais révèle, à qui le soumet expérimentalement à une traduction-retour vers le français, une couche profonde mallarméenne, cryptage d’un texte français dans le texte russe :

Si sonore et vivace que soit l'Iam–
– be, il est las lui aussi, il se tient
Coi dans les scintillations d'or

24La construction du poème à partir d'un substrat français multiple emprunte des procédés qui ressortissent à la traduction (calque lexical, calque sonore et graphique). Le repérage et l’interprétation de ces traductions-inclusions ressortit à une étude plus générale sur l’intertexte chez Annenskij, mais la base en est, à n’en pas douter, l’opération traductive.

25 Pourtant, à la différence de Brjusov, de Vološin ou même de Sologub, Annenskij n’a laissé aucun texte déclaratif sur sa méthode de traduction. En revanche, on lui doit une théorisation de la réception, longuement élaborée au fil d’une œuvre réflexive et critique dont le titre, Livres des reflets (deux volumes d’articles de « personalia » publiés en 1906 et 1909) livre le programme. Plus explicite encore était le « meilleur titre » d’abord envisagé pour le recueil : « Vljublennosti », qu’on pourrait traduire, si le mot existait, par « Énamorations », ou « Énamourements », ou par « Choix d’amour »27. La méthode critique des deux Livres des reflets affirme la décision de passer, pour résoudre une question, cerner un univers imaginaire, préciser une notion, à la fois par l'autre en tant qu’objet d’« amour », et par soi-même. Voici comment Annenskij explicite sa démarche :

Ce livre comprend six essais. Je les ai appelés « reflets ». Et voici pourquoi. Le critique se situe d'ordinaire en-dehors de l'œuvre : il l'analyse et l'évalue. Il est en-dehors d'elle, mais aussi en quelque sorte au-dessus d'elle. Pour moi, je n'ai traité ici que de ce qui me possédait, de ce que je poursuivais, de ce à quoi je m'abandonnais, de ce que je voulais garder en moi en le faisant mien. Voilà en quel sens mes essais sont des reflets ; ce n'est nullement une métaphore28.

26Bon exemple de plurivocité en acte, les deux livres critiques d'Annenskij font dialoguer des consciences, entre elles, avec elles-mêmes – reflets-réflexions d'une pensée individuelle qui se cherche elle-même en cherchant l'autre : dans une ressaisie relativisante, le poème dont la matière subtile est toute entière « symbole », peut être relu, rechargé d'une émotion esthétique entièrement nouvelle qui le fait éternellement le même et éternellement un autre. La grande œuvre est indéfiniment à réénoncer, sa propriété fondamentale étant de n'avoir jamais dit son dernier mot, d'être in-terminée et in-terminable, de pouvoir, à chaque instant, être « rejouée » ailleurs, la même et une autre à la fois, comme l’est la relation d’amour.

27De cette théorie, la théorie implicite de la traduction à l’œuvre chez Annenskij pourrait constituer la pointe extrême.

Notes de bas de page numériques

1  Sur ces questions, le livre de référence reste celui, déjà ancien mais jamais dépassé, de Georgette Donchin : The Influence of French Symvolism on Russian Poetry, Mouton § Co, The Hague, 1958.

2  Voir, en russe, les recueils édités par Jurij Davydovič Levin : Istorija russkoj perevodnoj literatury, redaktor Ju.D. Levin, SPb., RAN, t. 1 (1995) et 2 (1996) ; RES TRADUCTORICA (Perevod i sravnitel’noe izučenie literatur), SPb., Nauka, 2000.

3 , Mixail Leonovič GASPAROV, “Brjusov-perevodčik”, in Izbrannye trudy, t. 2, O stixax, Moscou, 1997, p. 122. Notre traduction.

4  Cf. sur le sujet Hélène HENRY, « Valerij Brjusov traducteur et retraducteur », in Bernard Banoun et Irène Weber Henking (éd.), Traduire-retraduire, Théorie n°49, Centre de traduction littéraire de Lausanne, 2007, pp. 77-116.

5  Cf. Valerij BRJUSOV, « Violettes dans un creuset », 1905, trad. H. Henry, « Valerij Brjusov traducteur et retraducteur », in Bernard Banoun et Irène Weber Henking (éd.), Traduire-retraduire, pp. 97-102.

6  Reč’, 28 février 1908, n°51 (« […] glubokoj ljubov’ju, vyzvavšej sbliženie dvux poetičeskix duš, proniknuta eta kniga »).

7  VOLOŠIN, M. Verxarn. Sud’ba. Tvorčestvo. Perevody, Moscou, Tvorčestvo, 1919, p. 29.

8  Maksimiljan VOLOŠIN, « Emil’ Verxarn i Valerij Brjusov »// Vesy, 1907, n°2. Republication : M. VOLOŠIN, Liki Tvorčestva, Leningrad, Nauka, 1988, p. 429.

9  Sur le débat Brjusov/Vološin sur la subjectivité en traduction poétique, on lira : K. M. AZADOVSKIJ, K. M. et A.V. LAVROV, « Perepiska s M. A. Vološinym, 1903-1917, vstupitel’naja statja », in Valerij Brjsov i ego korrespondenty, kn. II, izd.Nauka, Moscou, 1994, pp. 251-279.

10  Maksimiljan Vološin, « Stihi, izbrannye i perevedennye F. Sologubom », Rus’, 1907, 22 déc., n° 343, p. 3. Republication, M. VOLOŠIN, Liki Tvorčestva, Leningrad, Nauka, 1988, pp. 438-443.

11 , Pol’ Verlen, Stihi izbrannye i perevedennye F. Sologubom, Fakely, SPb, 1908 (Fedor Sologub, Stixi, kn. 7). 

12  Cf. HélèneHenry, « Verlaine, poète russe. Un étranger si familier » in Slavica Occitania 10, « Regards comparatistes », Toulouse, 2000, pp. 179-193.

13  M. VOLOŠIN, « Emil’ Verxarn i Valerij Brjusov », Liki Tvorčestva, Leningrad, Nauka, 1988, p. 428.

14  M. L. GASPAROV, « Brjusov-perevodčik », in Izbrannye trudy, t. 2, Moscou, 1997, p. 122.

15 , Innokentij Fedorovič ANNENSKIJ, Lettre à S. Makovskij, Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 490.

16  Lettre du 6 mars 1919 à M. Vološin, Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 486.

17  I. F. ANNENSKIJ, Stixotvorenija i tragedii, Izd. Soveckij pisatel’, Leningrad, 1990, p. 273.

18  Lettre à Makovskij du 30 juillet 1919, Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 488, et lettre à Vološin, Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 489.

19  Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 493. Nina Petrovna Begičeva, née Lesli, 1869-1942, sœur de Olga Petrovna Lesli, qui avait épousé le beau-fils d’Annenskij P. Xmara-Barščevskij, fils d’un premier mariage de sa femme Nadežda.

20  Cf. A. B. PEN’KOVSKIJ, Nina. Kulturnyj mif zolotogo veka russkoj literatury v lingvističeskom osveščenii, Indrik, Moscou, 2003.

21  Cf. la lettre à E. Muxina du 27 octobre 1906, écrite de Pskov (Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 469-470) : « […] Il n’y a ni vous, ni moi… Il y a la mer…Noire pour être d’azur et légèrement duvetée d’écume… Il y a le soleil si définitivement, si grossièrement rond, fatigué, rougeâtre, presque bronzé tout près de l’horizon. La journée a été tropicale…[…] » (en français dans le texte).

22  Stixotvorenija i tragedii, Izd. Soveckij pisatel’, Leningrad, 1990, p. 199, poème publié en 1906 dans Slovo, 29 mai, sous le titre « Sous les lilas en fleurs ».

23  Stixotvorenija i tragedii, Izd. Soveckij pisatel’, Leningrad, 1990, p. 87. Publié en 1908, revue Belyj kamen’, n° 1.

24  Stixotvorenija i tragedii, Izd. Soveckij pisatel’, Leningrad, 1990, p. 62.

25  « Les poèmes sous les poèmes », in De La Littérature Russe, Mélanges offerts à Michel Aucouturier, publiés Sous la direction de Catherine DEPRETTO, Institut d’Études Slaves, 2005, pp 106-116.

26  Stixotvorenija i tragedii, Izd. Soveckij pisatel’, Leningrad, 1990, p. 133.

27  Cf. lettre à S. A. Sokolov du 11-X-1906, Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 469.

28  Knigi Otraženij, Izd. Nauka, Moscou, 1979, p. 5. Notre traduction.

Pour citer cet article

Hélène Henry, « Annenskij parmi les traducteurs « subjectifs » du Symbolisme russe », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 22 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6254.


Auteurs

Hélène Henry

Université de Paris-Sorbonne