Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  1. Eros 

Pier-Pascale Boulanger  : 

Psyché traductrice

Résumé

Réflexion féminine d’« Éros traducteur », « Psyché traductrice » fait intervenir un autre corps, puisqu’il en va ainsi de la dynamique érotique. N’est-ce pas là aussi le propre du traduire ? Il faut être deux : le corps textuel et le corps traduisant. Plus tard arrive la traduction et la dynamique sera à trois corps. Peut-on parler d’Éros sans évoquer Psyché ? Éros ne réalise-t-il pas sa pleine puissance lorsqu’il subit lui-même le pouvoir dont il est investi et devient amoureux de Psyché ? C’est à partir de ce couplage et sous le mode allégorique que nous voulons penser la relation du corps textuel au corps traduisant afin de dégager du récit érotique les lignes de force qui sous-tendraient une phénoménologie de la traduction. Nous verrons ensuite que la phénoménologie de la traduction dans sa visée érotique entraîne des répercussions d’ordre épistémologique, en cela qu’elle met en échec les injonctions de rationalité, de culpabilité et de finalité, qui pèsent traditionnellement sur la traduction.

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Mots-clés : corps textuel , corps traduisant, Eros, perte, Psyché, visée érotique

Plan

Texte intégral

Réflexion féminine d’« Éros traducteur », « Psyché traductrice » fait intervenir un autre corps, puisqu’il en va ainsi de la dynamique érotique. N’est-ce pas là aussi le propre du traduire ? Il faut être deux : le corps textuel et le corps traduisant. Plus tard arrive la traduction et la dynamique sera à trois corps. Peut-on parler d’Éros sans évoquer Psyché ? Éros ne réalise-t-il pas sa pleine puissance lorsqu’il subit lui-même le pouvoir dont il est investi et devient amoureux de Psyché ? C’est à partir de ce couplage et sous le mode allégorique que nous voulons penser la relation du corps textuel au corps traduisant afin de dégager du récit érotique les lignes de force qui sous-tendraient une phénoménologie de la traduction. Nous verrons ensuite que la phénoménologie de la traduction dans sa visée érotique entraîne des répercussions d’ordre épistémologique, en cela qu’elle met en échec les injonctions de rationalité, de culpabilité et de finalité, qui pèsent traditionnellement sur la traduction.

Racontons d’abord le récit érotique qu’est le Conte d’Amour et Psyché,tiré des Métamorphoses d’Apulée, auteur berbère du IIe siècle. Psyché était une princesse si ravissante que tous venaient l’admirer, délaissant le culte d’Aphrodite, déesse de la beauté. Fort offensée, celle-ci ordonna à son fils Éros de la venger en piquant Psyché de l’une de ses flèches pour qu’elle s’amourache du plus minable des hommes. Mais Éros en fit tout autrement, lui-même devenu amoureux de la belle, pourtant une simple mortelle. Éros fit quérir Psyché et l’emmena dans son royaume, où les murs d’or massif et le sol de mosaïques en pierres précieuses étincelaient de mille feux. Que de vins délicieux et repas délectables, que de musiques et de parfums travaillaient à la séduire. Ce fut le début d’une vie nouvelle, à la fois voluptueuse et inquiétante, car tous les musiciens invisibles et les serviteurs qui l’entouraient de prévenances demeuraient invisibles. S’ils étaient nombreux, ces plaisirs étaient cependant conditionnels à ce que Psyché ne cherchât pas à dévoiler l’identité de son mari. Le mystérieux amant de Psyché ne venait la prendre qu’à la nuit tombée et disparaissait avant l’aube. Malheureusement, par excès de curiosité et convaincue par ses deux sœurs jalouses que son mari n’était nul autre que le serpent ailé présagé par l’oracle d’Apollon, Psyché contrevint à l’injonction conjugale d’anonymat. Nuitamment, elle se rendit auprès de son amant lampe et poignard à la main. Or, quand vint le temps d’abattre le fer dans l’horrible créature endormie, la flamme éclaira un corps délicieux qu’une goutte d’huile brûlante réveilla en sursaut. Brûlé et blessé par ce manque de confiance, Éros s’enfuit. Puis l’erreur de Psyché devint errance, car sans plus rien à perdre elle partit en quête de ce corps aimé, alla même jusqu’à se livrer à l’impitoyable Aphrodite. Celle-ci l’accueillit durement et ne tarda pas à lui imposer quatre épreuves insurmontables que Psyché n’aurait pu relever n’eussent été son courage et sa persévérance. D’abord, Psyché dut trier un énorme amas de grains. Ensuite, Aphrodite l’envoya cueillir la toison d’or de brebis enragées, menaçant de tout passer par leurs cornes acérées et leurs dents venimeuses. La troisième épreuve consista à remplir un flacon à la source du Styx, terrifiant par la puissance de son courant et l’escarpement du mont rocheux au fond duquel il se précipitait. Finalement, Aphrodite remit à Psyché une boîte et lui ordonna d’aller chercher chez Proserpine une parcelle de beauté. Elle s’exécuta avec témérité et brio, mais, sur le chemin de retour, son audace la gagna de nouveau et elle ne put s’empêcher de fouiller dans la boîte afin de retenir pour son usage un brin de beauté de la déesse Proserpine. Hélas, le contenu du colis la plongea dans un profond sommeil, dont Éros vint la sauver. Les amants se retrouvèrent et de leur union naquit une fille, Volupté déesse du plaisir, ce troisième corps.  

Lignes de force – Le moteur érotique

On aura remarqué qu’Éros n’entre en scène qu’au début et à la fin de l’histoire ; le plus clair du temps, il se trouve ailleurs. Ou alors, il se trouve partout puisqu’il habite Psyché et la met en mouvement. Le jeu entre la présence et l’absence est le propre d’Éros. Son ubiquité ambiguë s’amorce par sa fuite, ou sa perte, qu’a causée Psyché. Mais dès lors qu’on la considère comme un catalyseur, la sempiternelle perte en traduction revêt une valeur positive puisqu’elle recèle un potentiel de mouvement, puis de rapprochement, lequel est réalisé ou non. Françoise Wuilmart l’aura dit avec conviction : le traducteur doit passer à l’action, et le manque à gagner est le moteur de ce passage à l’acte. Quant au désir de retrouver Éros, il est nourri par le souvenir des plaisirs que Psyché a goûtés, donc fondé dans la part sensuelle, charnelle de son rapport avec lui. Il en va de même du corps traduisant qui a pris plaisir à découvrir le corps textuel et se trouve désormais tendu vers lui pour s’en rapprocher. Du conte érotique nous retenons la volupté, la curiosité, le courage et la mutualité, les lignes de force qui animent aussi l’acte de traduire envisagé dans une perspective phénoménologique.

Volupté

C’est Éros qui choisit Psyché. Elle est transportée dans un château d’or et d’argent, où elle goûte des mets délectables, entend une douce musique et caresse, sans jamais le voir, un amant exquis mais inquiétant. Selon la même dynamique, le corps traduisant qui interagit avec le corps textuel, éprouve un vif plaisir des sens, sollicités par la texture des mots, leur sonorité, leur forme et leur agencement, leur cadence, mais aussi la syntaxe, la typographie, la prosodie, enfin tout ce qui fait la corporéité1 du texte, dit Berman, et se réalise par l’actualisation particulière de tous les signifiants textuels qui interpellent le corps traduisant. Dans cette perspective d’emblée meschonnicienne, le sens est produit par l'organisation des valeurs textuelles de tous ordres. Le sujet traduisant s’engage dans un travail auprès du corps textuel, lequel ne se réduit pas au corporel – à une structure des éléments tangibles –, mais inclut l’interaction de l’histoire et de la société, qui orientent le sujet dans sa recherche des valeurs, sa manière de relever ce qui dans un texte est marqué et le marque dans sa lecture et sa pratique d’écriture. C’est là toute l’idée de rythme chez Meschonnic, le mouvement de la parole, du sujet dans son langage, dont il dit par ailleurs qu’il est le « gardien du corps dans le langage2 ». Dans la volupté, le corps traduisant s’abandonne, sans pourtant saisir la totalité du corps textuel qui lui procure tant de plaisirs, puisque de tous les sens qu’il en percevra, il ne pourra en rendre la totalité. Il n’épuisera pas le corps textuel. N’est-ce pas plutôt l’inverse qui souvent se produit ? De l’épuisement, les traducteurs pourraient en dire long ; on ne compte plus les heures passées à chercher ce mot, ce son, ce tour parfait. Le corps traduisant demeure attaché à cette volupté goûtée au feu, au fond du corps textuel.

Curiosité

Si Éros interdit à Psyché de voir son visage, s’il lui cache son identité, c’est qu’il est le fils d’Aphrodite, déesse de la beauté qui déteste Psyché plus belle qu’elle. Mais la curiosité l’emporte et Psyché enfreint l’injonction conjugale pour s’assurer qu’Éros n’est pas l’affreux serpent ailé prédit par l’oracle. Ce qui passe pour une trahison peut aussi bien se jouer comme un excès de curiosité. À l’instar de Psyché, le corps traduisant n’a jamais accès à l’« identité » du corps textuel. On n’a jamais accès au texte, seulement aux lectures qu’on en fait. Et parfois, à trop vouloir faire la lumière sur lui, on cause sa fuite, le perd de vue. Du champ visuel pourtant, on verra qu’Éros est absent et que Psyché recourt à d’autres sens pour se rapprocher de lui. Paradoxalement, l’excès de curiosité cause l’éloignement du texte grâce auquel il est donné au corps traduisant de s’en rapprocher. Or, ce rapprochement dépend du courage que déploie Psyché afin d’entreprendre la quête d’Éros.

Courage

N’ayant plus rien à perdre, Psyché marche vers un seul but : retrouver Éros et les plaisirs qu’il lui procurait. Habitée par lui, au sens figuré mais propre aussi, puisqu’elle porte en elle leur fille Volupté, elle surmonte tous les obstacles que lui impose la méprisante Aphrodite. Selon le même mouvement, le corps traduisant traverse courageusement les nombreuses limites de la langue et contraintes éditoriales qui trop souvent le séparent du corps textuel. Physiquement aussi, il persévère par-delà les centaines de pages du texte. L’engagement du corps physique dans l’acte de traduire est ainsi bel et bien réel. Si le corps traduisant est d’abord motivé par la recherche des plaisirs perdus, c’est ensuite son attachement au corps textuel qui se renforce dans les difficultés et le mène à livrer un texte.

Mutualité

Éros et Psyché restent deux, l’un mouvant vers l’autre. Une fois sa blessure guérie, Éros désire lui aussi retrouver Psyché. Ils se trouvent donc à nouveau ensemble, mais transformés l’un par l’autre. À l’évidence, le texte original devient un autre texte mais aussi un texte autre, fort des sens qu’y aura investis le sujet traduisant. Réciproquement, le sujet traduisant est marqué par les épreuves que le texte original l’aura amené à relever : toutes ces solutions de traduction trouvées, ces tours qu’il aura joués en réponse à la spécificité du texte original. C’est là une réciprocité fertile, qui désamorce le lien unilatéral du traducteur-sujet actif au texte-objet passif, propre au schéma phénoménologique traditionnel. En présupposant que le texte est lui aussi un corps qui agit sur le sujet traduisant et se trouve à son tour agi, on le désacralise et le fait glisser au nombre des plaisirs de la vie, tel que Barthes nous invite à le faire3. Mais ce n’est pas tout : la mutualité qui préside au rapport des corps prévient contre le symptôme de la maladie de l’amour, pour reprendre le mot d’Arnaud Zucker. Effectivement, le surinvestissement affectif – être malade d’amour – mènerait à une inflation herméneutique, à une fascination déformante pour le texte.

On pourrait mettre en cause la pertinence de transposer l’histoire d’Éros et Psyché à la conceptualisation de l’acte de traduire. Après tout, la traduction ne trouve-t-elle pas déjà ses fondements dans la légende de Babel ? Or, ce qui est toujours occulté des théorisations de l’acte de traduire et qui pourtant gagnerait à être envisagé c’est le plaisir que prend le corps traduisant à se rapprocher du corps textuel malgré les obstacles ou grâce à eux. Le moteur du traduire est érotique, en cela qu’il donne cours à des motivations affectives et sensuelles, participant d’une sensibilité qui est peut-être garante d’une bonne traduction. La signifiance, l’acte de faire sens d’un texte, se fait dans l’actualisation multiple et renouvelée des limites et possibilités d’une écriture qui persévère par-delà les automatismes insensibles de la langue. Nous connaissons bien les modes de signifier prédéterminés de l’écriture, ceux qui nous sont inculqués dans l’apprentissage de notre langue maternelle et particulièrement renforcés dans la formation professionnelle des traducteurs. Berman a relevé les forces déformantes4 qui traversent le traducteur et régulent sa pratique, mais s’il fallait dresser la liste des symptômes les plus exacerbés de l’insensibilité en traduction, nous citerions d’emblée ceux-ci : rechercher les formes figées existantes de proverbes, de locutions ; éviter les enfilades de relatives (les qui-qui-qui en cascade) ; veiller à l’ordre syntaxique « naturel » sujet-verbe-complément ; éviter les répétitions ; réduire la polysémie à la monosémie ; dans un doublon, ne retenir que le terme générique ; remplacer la parataxe par la subordination, et éviter toute excentricité graphique, tels les phrases ou les paragraphes d’un mot. Pour contrer cette désensibilisation, la visée érotique du traduire investirait la relation bilatérale entre le corps traduisant et le texte, qui s’inscrirait davantage dans la veine des herméneutiques relationnelles ou dialogiques, mais tablerait par ailleurs sur la sensation5 et la dimension affective de l’interaction avec le texte.

La visée érotique du traduire

En boutade au zoo métaphorique où vit le traducteur, Marion Graf écrit ceci :

Singes, caniches, perroquets, papillons, traîtres, esclaves, contrebandiers ou funambules, mimes ou musiciens, traîne-misère ou poules de luxe, misanthropes ou misentropes, anthropophages ou sadomasochistes, ascètes, amoureux fervents ou lucides linguistes : mais qui sont les traducteurs littéraires ?6

À cette liste de métaphores assez caricaturales et péjoratives, pourraient s’ajouter les titres fort sérieux récemment dévolus au traducteur, tels que médiateur culturel, manipulateur idéologique et négociateur d’altérité. À l’évidence, les épithètes du traducteur témoignent par leur nombre de l’intérêt que celui-ci suscite. Mais avant d’être tout cela, le traducteur n’est-il pas un humain dans sa présence la plus manifeste, c’est-à-dire un corps, dont les facultés sensibles sont pleinement interpellées dans l’acte de traduire ? C’est ce qui nous amène à parler du traducteur en tant que corps traduisant, qui interagit avec un corps textuel surtout, mais avec une écriture et un auteur aussi. « Sensible » signifie capable de sensation, capable de sentiment. Or, ce qui est rarement dit de l’acte de traduire et tarde à être théorisé c’est la dynamique affective et sensible qui anime cet acte et, selon nous, agit comme un véritable moteur. Autrement dit, on entreprend de traduire un texte parce qu’il nous a séduit. Un lien d’attachement se crée et se renforce au gré des difficultés de traduction, ce qui donne cours à une intimité croissante à mesure que s’accomplissent le travail sur le texte et les relectures successives de celui-ci, comme en a témoigné François Mathieu, traducteur des poèmes de Christine Lavant. Une véritable relation s’installe au fil du temps passé à interagir avec l’original. Après en avoir été le lecteur ou la lectrice privilégiée et sensible, mon texte me dit, me parle, m’indique… à moi. Quant à la question de fidélité sur laquelle ouvre une conceptualisation érotique de la traduction, Psyché nous aide à trouver les éléments d’une réponse, qui table davantage sur le respect d’un engagement que le corps traduisant a pris envers lui-même de traduire le texte jusqu’au bout, que sur l’idée d’une soumission aveugle au texte. Psyché n’est pas soumise, puisqu’elle transgresse l’ordre par deux fois, causant la fuite d’Éros puis la sienne chez Proserpine.

Mais s’il est légitime de parler de la personne qui traduit en termes de corps traduisant, est-il juste de présupposer l’existence du corps textuel ? Oui, si comme Barthes, on admet que le texte est irréductible à son fonctionnement grammairien, « comme le plaisir du corps est irréductible au besoin physiologique7 ». Oui encore si, comme Meschonnic, on soutient que le texte fait sens par son corps-langage, sa signifiance, laquelle interpelle et engage le sujet traduisant. « Corps » est ici synonyme de système autonome, d’un tout organique fonctionnant comme une unité de sens. Quant à la signifiance, « [c]’est le sens en ce qu’il est produit sensuellement8 ». Le sensuel du corps textuel interpelle une logique des sens, une logique de la sensation, qui s’opère par la sensibilité du corps traduisant aux attributs du corps textuel, c’est-à-dire à tous les signifiants qui attirent son attention. De sorte que le sens soit partout et non limité à la zone érogène du contenu sémantique des éléments lexicaux. Ainsi, on sera sensible aux signifiants linguistiques, c’est-à-dire les sons (la phonologie), la récurrence et l’aspect graphique des mots la longueur des phrases, la ponctuation. On peut être séduit par les signifiants rythmiques, soit les pauses, les ruptures ou les enchaînements typographiques, ou encore par les signifiants poétiques, comme les rimes, les figures de style, les rapports prosodiques, les rapports syntaxiques et paradigmatiques. Face à un mot, on peut être sensible non seulement à son étymologie, mais à sa dénotation, à sa connotation, à son contexte, à son histoire ou à sa corporéité. Ainsi, dans l’expression « at the crack of the whip », on entend le fouet qui craque, le fouet fendant l’air : le sens advient tout autant du monosyllabisme quasi-onomatopéiquedes mots en anglais que de l’allitération du son [f] en français. Le sensible, soit tout ce qui à la surface du corps textuel ou encore profondément dans son tissu ou sa fibre textuelle attire et fait agir le corps traduisant, induit des connaissances en traduction, sans pour autant fonder une doctrine sensualiste qui identifie dans la sensation la source de toute connaissance.

La phénoménologie ne figure pas à l’ordre du jour de la traductologie, telle qu’elle se fait en Amérique du Nord et en Europe actuellement, l’heure étant aux perspectives sociopolitiques. Celles-ci participent du paradigme culturel qui parcourt les sciences humaines depuis les années 1980 et amène aujourd’hui la traductologie à envisager la pratique du traducteur à travers le prisme des contraintes sociales, idéologiques et politiques. Lui sont notamment tributaires les approches descriptives, ciblistes, polysystémiques ou fonctionnalistes prédominantes qui s’affairent à l’étude, non plus du processus traductif – tant critiqué pour son positivisme psychologisant –, mais du produit lui-même. La réflexion phénoménologique s’en trouve négligée, ce qui est paradoxal, considérant que la critique de la transparence du traducteur est au cœur des perspectives sociologiques. On s’attendrait à ce que la théorie s’intéresse davantage au sujet réellement en train de traduire.  

Implications épistémologiques

Sur le plan épistémologique, la visée érotique du traduire agit comme un moteur de subversion puisqu’elle décharge la traduction de la finalité, la rationalité et la culpabilité qui la contraignent. La pulsion de finalité propre à une conceptualisation téléologique de la traduction n’alimente pas la visée érotique du traduire. Si traditionnellement la finalité du geste traductif consiste à rendre un texte une fois pour toutes, la multiplicité d’influx sémantiques que recevra le corps textuel l’en empêche, et la part de sens irréalisés et non avenus ne sera que partie remise. Au lieu de considérer cette part inaccomplie comme un manque ou un échec, tel qu’elle l’est habituellement, on peut l’investir de désirs pleinement reportés, dont le propre est précisément de ne pas tous se réaliser d’un coup. La traduction tant dans sa pratique que sa théorie ne connaît pas de fin, ce qui dès lors renforce le fantasme de la finitude et de finalité.

La phénoménologie érotique que nous avons esquissée donne à réfléchir aux diverses modalités relationnelles et sensuelles de la traduction en tant qu’acte. Toutefois, elle n’a pas la prétention de théoriser en amont de la traduction en vue d’en régir l’activité. Autrement dit, la visée érotique du traduire ne répond pas à un impératif pragmatique de sorte qu’elle doive formuler des techniques de captation ou de construction de sens, car elle refuse d’invoquer une vérité supérieure qui aurait raison de tout. En ce sens, elle ruine la rationalitéde la démarche empiriste qui travaille à l’application de conventions, peu importe la forme que peut prendre la doctrine normative. Qu’il s’agisse de naturaliser ou d’estrangiser un texte, on tombe dans l’application dogmatique d’un mode de signifier prédéterminé. La visée érotique du traduire présuppose un mouvement à deux corps dont il se dégage un excès de vie qui empêche d’idéaliser leur relation : « Il y a dynamisme, force, quand l’imperfection est constante, c’est-à-dire quand une chose, une personne, une entité, une situation est en devenir.9 » L’attirance des corps se jouerait peut-être dans la réponse aux mouvements de l’autre. Si le corps a ses raisons que la raison n’entend pas, il se peut qu’il y ait des rencontres où le plaisir n’est pas et le corps textuel choit.

En dernier lieu, la visée érotique du traduire veut en finir avec les allégations de faute, de manque, de perte et de trahison faites à l’endroit du corps traduisant et inviter celui-ci aux plaisirs irrépréhensibles. Que le corps traduisant ne soit coupable de rien : ni d’avoir manqué d’(h)auteur ni d’avoir forcé ou sacrifié le corps textuel, de l’avoir perdu, tordu, trahi, puisque le seul manquement consisterait à ne pas avoir pris plaisir des sens en traduction, de ne pas s’être abandonné aux corps. « Se perdre dans l’autre » – voilà l’expression du plus vif désir en amour – de sorte que les deux corps se quittent transformés. La perte est donc souhaitable, voire désirable.

La traductologie gagnerait à faire travailler la problématique générale de la visée érotique du traduire, pourvu qu’elle en reconnaisse d’abord le potentiel, au même titre que les autres moteurs de traduction, qu’ils soient d’ordre politique, idéologique, financier, etc. Dans cette démarche, on s’intéressera à des corpus textuels et vivants, donc à des textes et aux personnes réellement en train de les traduire. Psyché traductrice n’arrive pas fortuitement à la traductologie pour rappeler au sujet traduisant ses qualités humaines et son rapport sensuel et plaisant à la matière textuelle. En faisant le pari de l’érotique – en prenant le parti d’Éros –, la traduction maintient un rapport sensible au monde, d’autant plus nécessaire à l’heure de la numérisation des textes et la mécanisation de l’activité traductive imposées par les diktats du marché de la traduction comme gestion de contenus linguistiques. La visée érotique du traduire cherche à réinvestir le corps traduisant, habituellement cérébral, raisonnable, sublimé par la métonymie de l’intellect pris pour le tout du sujet. Son vœu le plus cher : réinvestir le corps refoulé sans lequel il n’est de plaisir à traduire.

Notes de bas de page numériques

1 A. Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 59.

2 H. Meschonnic, Critique du rythme, Lagrasse, Éditions Verdier, 1982, p. 651.

3  Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 79.

4  Dans « L’analytique de la traduction » qu’il fait dans son ouvrage déjà cité, p. 49-68.

5  Rappelons la signification de « sensation » : phénomène psychophysiologique par lequel une stimulation externe ou interne a un effet modificateur spécifique sur l'être vivant et conscient; état ou changement d'état ainsi provoqué, à prédominance affective (plaisir, douleur).

6  Marion Graf (dir.), L’écrivain et son traducteur en Suisse et en Europe, Carogue-Genève, Éditions Zoé, 1998, p. 7.

7 R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 26.

8  R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 82.

9  Michel Maffesoli, La part du Diable. Précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion, 2002, collection « Champs », p. 88.

Pour citer cet article

Pier-Pascale Boulanger, « Psyché traductrice », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 15 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6197.

Auteurs

Pier-Pascale Boulanger

Département d’Études françaises, Université Concordia, Montréal, Canada