Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  1. Eros 

Lambert Barthélémy  : 

«  ma langue dans sa bouche  ». À partir du latin chez Claude Simon

Résumé

À partir de l’exemple de la version latine dans les romans de Claude Simon, cet article s’intéresse à la question du désir dans l’économie du transfert linguistique. Il propose de penser « traduire » autrement que dans une métaphore de la communication, à partir des notions de friction, de discorde et de possible.

Index

Mots-clés : friction , mot à mot, possible, provisoire, Simon (Claude), traduire

Texte intégral

« … une pensée fait quelque chose au langage, et […] c’est ce qu’elle fait qui est à traduire. »

Henri Meschonnic, Poétique du traduire

Une scène récurrente dans Histoire et La Bataille de Pharsale de Claude Simon me permettra d’aborder la question de l’implication d’Éros dans « traduire », du rôle moteur du désir dans l’économie du transfert linguistique1 : elle présente un enfant en train de traduire, difficilement, tout d’abord, puis de plus en plus aisément, du latin. Littéralement : une scène de traduction – comme il y a, par ailleurs, chez Simon, des scènes pornographiques et des scènes guerrières. Les trois ont d’ailleurs quelque chose en commun, dont j’espère parvenir à faire l’épicentre de mon propos : le corps, car c’est lui que traduit l’enfant, et c’est à partir de lui qu’on peut tenter de penser « traduire » autrement que dans une métaphore de la communication, qui porterait alors plutôt le nom d’Hermès2, autrement, aussi, quedans les termes de la métaphysique occidentale, de son dualisme foncier et, surtout, de son obsession sacralisante de l’original.

Scènes de traduction, donc, dans lesquelles, c’est relativement rare, la fiction prend à charge non de réfléchir sur l’essence de la traduction, ou de se bâtir sur la fable d’une traduction et de son commentaire3, mais de thématiser directement l’acte élémentaire de traduire, de le figurer, en tant que tel. De ce qu’est, ou serait, traduire, rien ne nous est dit, mais beaucoup nous est montré. Beaucoup nous est, ce faisant, montré sur ce qu’est, tout bonnement, écrire. Et sur le fait qu’écrire, c’est peut-être fondamentalement traduire. Ce qui nous est montré dans ces scènes ? Un fait de poétique, la dynamique générative, la puissance d’engendrement, d’entraînement fictionnel du mot à mot 4. Mais ce fait signifie en même temps le renversement de la logique originelle du mot à mot : qui était la préservation du théologique. L’unité inviolée du Nom et de la Vérité. La traduction exposée comme stimulus, comme excitant textuel5 : les quelques mots arrachés par l’enfant au latin, les suites de mots qu’il agence, plein de maladresse, sont en effet à la base des séries fictionnelles qui se développent par la suite. Histoire se développe ainsi par successions de nébulosités thématiques plus ou moins épaisses, agrégées autour d’un noyau lexical restreint, tandis que, dans La Bataille de Pharsale, l’opaque initial des mots et les errements du traducteur enfant conduisent à un étrange phénomène de prolifération dans les 2e et 3e parties du roman. Déliés par « l’échec » de l’enfant à les référer correctement6, c’est-à-dire aussi à les enclore, à les rabattre sur de l’attesté, de l’historique, de la signification-mère, ils mènent une vie anarchique, produisant d’autres images, engendrant d’autres réalités, d’autres constellations fictionnelles. L’échec à traduire, ici, se renverse en expérience poétique, ce qui en fait, en réalité, l’exact contraire de son usage ancien.

L’enfant traduit. Peut-être aussi, au fond, que « traduire » est un enfant. Que « enfant » est son nom, à « traduire ». Car la finalité de « traduire », c’est l’enfant. C’est-à-dire le tiers. On ne traduit jamais « pour rien », et rarement pour le seul « plaisir » personnel. On traduit fondamentalement pour que ce qui n’était pas soit : traduire engendre. Mais un enfant n’est « à personne », surtout pas à ses parents : de même la traduction, ni à l’auteur, ni au traducteur, mais bien « entre » eux. L’accouplement du traducteur avec le texte qu’il désire, seul érotisme en acte, en réalité, dans traduire, a pour finalité de mettre sa langue dans la bouche d’un autre : de faire un enfant au texte, de le faire accoucher d’un autre que lui. Pas d’un même. Le traducteur s’avère en général plus intéressé par les dissemblances, les différences (lexicale, syntaxique, sémantique…), qui font obstacle à la foulée de sa langue, mais qui aiguisent d’autant son ardeur, que par la logique fade de la répétition et de l’identique. Sa passion est une passion de la distinction, du différent, de la discorde ; son génie est d’abord un génie de la discrimination, non de la duplication. Le traducteur ne travaille en fait que sur ce qui dissemble d’une langue à l’autre. C’est à cela qu’il s’excite, à la résistance du texte, pas à sa soumission docile, pas à son pli, mais à sa cambrure. Parce que deux textes, ne peuvent, ni ne doivent être « les mêmes ». Ils doivent, et ne peuvent qu’être distincts, parce que traduire obéit à une logique de prolifération, même si le traducteur préfère penser son travail dans les catégories sécurisantes de la mimesis. Le traducteur n’imite pas un texte ; il le prolonge. C’est d’ailleurs pour cela que l’on ne peut que re-traduire, et que la dynamique même de traduire tient tout entière dans la reprise permanente.

L’enfant, donc, traduit. Disons plutôt : que le narrateur, vieilli, se souvient de l’enfant au traduire, aux prises avec le traduire, qu’il a été – ce qui est déjà une première, ou plutôt une seconde, opération de traduction, celle du temps lui-même, traduit par les aléas et les puissances de la mémoire. Comment traduit-il ? Que traduit-il ? L’enfant ânonne, mot à mot, sa version, « écœurante bouillie »7 – aucun plaisir dans ce traduire-là ! ; il balbutie, bégaye, radicalise, sans malice, mais avec efficacité, la logique primordiale de l’interlinéarité : verbum e verbo, soit l’oscillation fatidique, et fondatrice, entre une grossièreté impénitente et cet idéalisme linguistique forcené qui croit à la transparence achevée des langues entre elles, et passe, par excès d’adamisme, à côté du bonheur, de la chance incroyable de Babel. Qui est l’éloge du différent comme principe dynamique de l’humain, et l’annonce de la traduction comme destin éthique de l’espèce. Le désir de traduire, du reste, ne peut résolument pas tenir sur le projet d’abolir les différences entre les idiomes, de les rendre entièrement transparents les uns aux autres, de retrouver l’unité originaire des langues, que la Bible n’a d’ailleurs jamais évoqué, ainsi que le remarque Paul Ricœur, à la suite d’Umberto Eco8. Verbum e verbo, donc, hésitant, mais faisant, je l’ai dit, presque malgré lui, du mot à mot un principe poétique, et non plus théologique, ou banalement rudimentaire :

 commemoravit : il rappela
testibus se militibus uti posse : qu’il pouvait pendre à témoin ses soldats
quanto studio : avec quelle ardeur
pacem petisset : il avait demandé la paix
confestimque confestimque…
eh bien ?
je le regardai
confestimque Eh bien ?
confestim : alors Et alors…
il abaissa ses lunettes sur son nez et me regarda Son visage était las Pas exaspéré ni sévère : simplement las Est-ce que tu t’es seulement donné la peine de chercher dans le dictionnaire ?
lui qui ne pouvait que perdre les femmes
il repoussa ses lunettes : Sur-le-champ dit-il Aussitôt. Et sur le champ… Continue
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L’enfant traduit, comme il peut, sous le regard de son oncle, substitut, dans la fiction, du père manquant, du père mort, à la guerre ; il traduit des textes militaires, justement, la guerre des Gaules, ou celle que l’on dit, par un trait d’humour noir, « civile », des textes de campagnes, des récits pleins de bruit et de fureur, de tensions et d’éclats, dans lesquels s’inscrivent, en creux, la dramaturgie de la disparition qui le hante et le mystère corrélatif de sa propre naissance. Comment être le tiers, quand l’un des deux manque, depuis le début ? Cela tient pour une part sur une forme de trans-historicité : la guerre comme constante, un glaive, une flèche dans la bouche, un shrapnell dans le ventre, l’effet barbare continu de l’histoire. De même pour jouir. Tout ce passage, dans Histoire, est d’ailleurs encadré, troué, assailli par des considérations sur la violence incessante à l’œuvre dans l’histoire : Guerre civile espagnole, effondrement de la Grèce antique, Révolution soviétique, viennent occuper, à tout de rôle, les interstices du souvenir latin, s’y mêler, le continuer, lui faire écho :

 quædam animi incitatio : je ne sais quel enthousiasme
atque alacritas naturaliter : et quelle vivacité naturelle
innata omnibus : innée chez tous les hommes
quæ studio pugnæ incenditur : qu’enflamme l’ardeur du combat
les vagues hurlantes des gardes rouges qui allaient à l’assaut étaient décimés par la mitraille
dimisit : il envoya
numidas equites cuisses de bronze musculeux pressant les flancs trempés des chevaux aux poils collés

des milliers de soldats et d’ouvriers se précipitèrent par les fenêtres les portes les brèches du mur […]10

On retrouve d’ailleurs ici, sous une forme modulée, le principe génératif dont je parlai tout à l’heure à propos de la logique d’expansion lexicale à l’œuvre dans Pharsale : les mots latins appèlent des échos analogiques, toute décontextualisation du récit initial bue, et la traduction stricto sensu déborde amplement en direction d’une tentative confuse de reconstitution générale du passé. Elle amorce en quelque sorte cette enquête, lui sert de prétexte, ou de catalyseur. Dans l’ânonnement initial, c’est de cela, déjà, qu’il s’agit : de l’infigurable absence du père, mort aux champs, plus ou moins d’honneur, jamais retrouvé, en tout cas, mort comme le typique paysan-soldat de la IIIe République qu’il était. Mais sous César, c’était déjà comme ça : légionnaire, et cultivateur. Voyez Virgile, ses Géorgiques, grand texte pastoral à l’adresse de soldats démobilisés.

Dans le littéralisme farouche de l’enfant, c’est d’Éros bloqué qu’il s’agit : d’une  impossible demande d’amour, et du refus d’aplanir la souffrance engendrée par l’histoire en traduisant l’histoire dans sa version triomphale, parce que le triomphe de l’histoire, c’est l’enfant qui le paie, nécessairement, de sa livre de chair, et de sa livre de fable. Alors, évidemment, ça ne passe pas, quand c’est dans le texte, sous le nez : voilà comment on devient cadavre : «  s’enfonçant dans la bouche ouverte clouant la langue de ce. Latin langue morte11. » Et soi, donc, venir de là ? Des morts ? Du mort ? D’une langue « morte », avec le père ? Impossible représentation. Impossible introjection. Défaut de langue. Traduction barrée. Aucun désir de traduire ça – c’est-à-dire le cadavre : sauf à le faire par le détour de l’image, sans mots, en se figurant, comme le proposerait un mythe, la disparition comme accouplement sauvage du père et de la terre, matrice commode, peu revêche – et c’est ce que fait l’enfant, dans Histoire, quand il regarde, à la dérobée, comme violant l’interdit, des cartes postales, achetées par sa mère, des reliques, qui représentent les champs éventrés de Verdun12. Si la version tourne à la bouillie infâme, s’il ne cherche pas dans le dictionnaire, va de pataquès en pataquès, substituant au final une sorte de poème macaronique au hiératisme de l’original antique (par quoi il traduit bien, de son point de vue, c’est-à-dire du point de vue de la protestation intuitive contre le texte latin, son ordre, son idéologie, son invérifiable autorité), c’est parce que dans Crastinus massacré, l’enfant littéralise le corps absent. Et il ne peut le dire. Il ne peut le traduire en mots, en syntaxe. Du pur intransitif, pour lui. Qui ne « passe » que par, ou dans le bégaiement. C’est le bégaiement qui « traduit » pour lui l’impossible version, parce que le bégaiement est une manière d’ordonner affectivement, intensivement la langue13, de marquer la difficulté émotionnelle qui est en jeu dans l’énonciation, autrement dit de créer avec cette difficulté (n’est-ce pas l’économie même de traduire ?). Bègue, il dit tout ce qu’il y a à dire du texte latin. De son côté abject, aussi bien, de son côté cadavre. Latin, langue morte. Bégaiement héroïque, qui vient subvertir efficacement le monologisme de l’histoire. En fait, ça ne passe que parce que l’oncle s’en mêle, assure la reprise, las, comprenant peut-être intuitivement pourquoi l’enfant ne traduit pas, pourquoi il ne désire pas traduire, pourquoi il n’y a pour lui que de la tension, aucune détente, dans ce traduire-là ; encourageant et goguenard, oncle Charles, lui qui n’est pas allé à la guerre, et qui la traduit sans sourciller :

 il attendit un moment me regardant je ne levais pas les yeux de ma page de brouillon A la fin il dit Très bien continue
muniebat : abritait
il se mit à rire Abritait tu as déjà vu quelqu’un s’abriter dans un ruisseau est-ce qu’il s’agit de Jules César ou de Gribouille
je tenais ma tête toujours baissée
[…] Allons courage […]
bon si ton professeur te demande le mot à mot tu te débrouilleras tu lui expliqueras que le quidam est tombé dans le rivière aux bords obstacle c’était sans doute un jockey qu’en penses-tu ?
je regardais toujours ma page de brouillon
allons finissons-en sans ça c’est à neuf heures que nous allons dîner tu pourrais quelquefois penser au chagrin que tu fais à ta mère écris Une rivière aux rives escarpées protégeait son aile droite
 14

Ce n’est pas le scolaire qui pose problème, ce n’est pas le pensum qui pèse. Le chagrin allégué de la mère n’est pas là. Ce n’est pas même la « culture » qui est en jeu, l’insertion réussie dans l’ordre du savoir traditionnel. La « culture », cette culture qui s’exhibe dans la traduction (César, Lucain, Plutarque, Tite-Live, Suétone et Tacite), est résolument mortifère pour l’enfant. C’est le discours officiel de l’histoire, la légitimation de l’assassinat de son père. Sa clarification, après la victoire, autant dire son réajustement après le débraillé des combats, ou bien sa rectification. Disons sa mise en ordre, là où, empiriquement, c’est plutôt le chaos qui s’installe dans la plaine de Pharsale, dans les champs de la Meuse. C’est l’héritage de l’enfant : le discours explicatif qui vient cacher le cadavre, et couvrir la béance intérieure. La traduction comme service des morts. C’est cela qui pèse : de devoir garder le mort à la lettre. Il faut envisager, ici, le désir de ne pas traduire comme forme essentielle du désir de l’enfant. Si traduire, du moins, c’est garder le vif, même de la langue morte. Ou plutôt : envisager le fait qu’Éros passe comme au futur de traduire, qu’il vienne dans la prolifération ultérieure des signes, au-delà de la copie que Charles voudrait lui faire produire, et qu’il finit par produire à sa place. Le copiste de César, quand l’enfant serait plutôt ce copiste impossible, Bartleby : « préfère ne pas ». Copier le mort est impossible pour l’enfant. Passer au-delà du mort par la déformation de son corps textuel, oui, c’est sa réponse, la seule qui soit possible. La seule qui engendre du texte, qui soit créatrice. Par quoi la mort, en retour, est défaite, et le mort rédimé. Cela arrive quand le traducteur est parvenu à l’autonomie, quand traduire n’est plus copier. Cela arrive, dans La Bataille de Pharsale, à la fin, quand le latin langue des morts s’est disséminé dans le récit en langue vive qui porte ce titre15. Par quoi ce roman raconte bien une « traduction »… celle qui fait passer l’enfant à l’initiale O., qui traduit, en retour, l’affrontement qui vient de l’engendrer, celui de l’autorité et des mots de l’autre. La métaphore est claire : cesser de copier, c’est commencer à écrire.

Mais ce n’est pas tout. L’enfant traduit aussi autre chose que la guerre, qu’il n’arrive pas à traduire. Autre chose que la mort. Son corollaire, pourtant, si l’on croît Georges Bataille. Il traduit, avec beaucoup plus de souplesse, beaucoup plus de passion, et sans l’oncle Charles, flanqué toutefois, à l’occasion, de son compère Lambert, l’as de la « traduction » scatologique du latin de messe, grand désacralisateur de mots, une autre forme de lutte, conclue elle aussi par un écoulement d’humeurs. Il traduit L’Âne d’or :

 (super me sensim residens ac crebra subsiliens lubricisque gestibus mobilem spinam quatiens pendulae Veneris fructu me satiavit s’asseyant peu à peu sur moi bondissant tressautant rapidement agitant de doux mouvements ma pine enfoncée en elle […] fructu plaisir fruits benedictus fructus ventris tui pommes pendants oscillant pendulae Veneris me demandant s’il fallait traduire par ses fesses choses comme des pendentifs des colliers des boucles d’oreilles pendulaires qui s’entrechoqueraient auraient tinté […]) 16

L’enfant traduit, clandestinement, sous la guerre, la lutte érotique, cherchant ces mots-ci dans le dictionnaire, en cachette, et les trouvant, s’y échauffant, au lieu de ceux qui servent à circonstancier la mort, et qu’il abandonne, significativement, au statut de « bouillie » :

 remué jusqu’au fond jusqu’aux racines mêmes de mon (inguinium : aine, bas-ventre) respirant l’odeur poussiéreuse et fade des pages du dictionnaire aux coins rebroussés et pelucheux à force d’avoir été tournés d’un doigt léché, cherchant les joues en feu (la respiration pressée haletante de la phrase les participes présents se succédant, se pressant, s’accumulant, le souffle court, brûlant, lacinia remota impatientiam mae monstrans : relevant le pan de mon vêtement, me troussant, lui dévoilant, lui montrant, disant vides jam proximante vehementer intentus regarde comme je le membre d’âne dressé douloureux aveugle insupportable oppido formoso ne bervus) le doigt courant de haut en bas sur les colonnes, les pages jaunies, parmi les mots […] 17

La traduction passe quand elle tient sur le fantasme. Quand le doigt est léché pour toucher le dictionnaire, puis folâtre, monte et descend, marque la chair du livre, sa pulpe, d’une griffure amie. Étrange palpation lexicale… Latin langue morte, pas tout le temps. Plein d’images passionnantes, aussi, le latin. Langue ranimable par le désir. Langue procréante, encore, sous la fixité de sa forme ? Latin langue écrite, tout le temps ; il n’en reste plus que la lettre, en fait. Étrange intermédiaire : seul le désir empêche au fond le latin d’être définitivement illisible, ses mots de dormir à jamais dans le dictionnaire. Seul le désir assure la traduction. Peut-être même une autre tradition que celle qui s’écrit chez César. L’enfant se dépense, pour traduire, quand les mots l’excitent, quand il s’excite aux mots, les créditant d’un pouvoir d’effectuation immédiate, c’est-à-dire quand ils libèrent intégralement leur potentiel figural. Et Lambert, dans tout ça ? Il a sa part, lui aussi, dans la reviviscence de la langue morte : il la performe, la dynamise en explicitant la supputation érotique de son camarade. Il y a du désir partout, même dans la langue de la messe. Reste à l’y trouver, à l’en faire jaillir. Lambert passe résolument par le calembour pour y parvenir. Il fait bander la langue morte par le blasphème. Autant jouer sur l’immaculée conception…

 À côté de moi Lambert gueulait à tue-tête n’en ratant pas une Bite y est dans le caleçon au lieu de Kyrie Eleïsson ou encore Bonne Biroute à Toto pour Cum spirito tuo il en avait comme ça pour presque tous les répons chaque fois à peu près de cette force En trou si beau adultère est béni au lieu de Introïbo ad altare Dei se vantant d’en dévider le chapelet complet chaque fois qu’il servait la messe au surveillant des études à moitié sourd il se vantait aussi de…18

Les calembours de Lambert ne sont pas seulement une réminiscence joycienne ; ils exemplifient directement la fragilité de toute pensée essentialiste de la langue, et de la traduction. Celle qu’il nous faut abandonner, quand il s’agit d’Éros dans traduire. Le sens et le son ne sont rattachés que par un lien fragile, très facile à subvertir. Une lettre, et tout le sacré tombe. De là à penser que le sacré n’est qu’un effet de surface dans la langue… À sa façon, Lambert fait passer, lui aussi, le latin « langue morte », en français, vert idiome. Il traduit les répons, en inversant leur essence. Tue l’esprit, en mimant la lettre. Ce n’est pas un grand fidèle ! Le répons n’assure plus la communauté de foi ; il provoque la police de la langue ecclésiale, pèche avec jubilation contre le Nom, tout en mimant le code. Le calembour est tout à la fois inflation de la langue, surcharge et débordement, et déflation, puisque tout tient sur un défaut d’oreille. L’enfant, lui, à la différence de son camarade, arrache le désir au culturel, plus qu’au cultuel. Sa déflation est moindre, puisque lui croit encore au sens iconique des mots. Mais il traduit encore, et toujours, l’accouplement, le corps à corps. Le corps dans la langue. Pas vraiment le sens des mots : plutôt leur effet pathétique, leur puissance de sollicitation physique, leur impact physiologique. Ce qui constituerait la violence essentielle du corps à corps : moins sa cruauté, que sa physique pure, son atomisme. Traduire implique résolument en corps, davantage qu’en esprit. L’esprit, c’est le dictionnaire qui le garde. On le lui emprunte aisément. Mais le rythme, l’appropriation physique des périodes (ce que l’extrait cité marque très bien, mentionnant l’accélération quasiment « grammaticale » du pouls, et l’afflux de sang augmenté), c’est-à-dire la temporalité agissante de la langue dans le texte, cela ne se trouve pas dans le dictionnaire. Cela ne vient pas de l’esprit, ne se compile pas. Ne s’échange pas non plus. Et c’est tout ce qui tient traduire.

Traduire, au vu de ces scènes rapidement commentées, ne se fait pas sans passion. Traduire commence par le désir du corps de l’autre, du texte de l’autre qui nous a arrêté, retenu. C’est une affaire de rapport, de « friction ». Pas de transport. Le transport est idéaliste ; la traduction, avec Éros, matérialiste. Qu’est-ce qui nous retient, dans ce corps ? Ses détails. Pas besoin pour autant qu’il soit en morceaux. On regarde toujours de près, avec Éros, pas de loin, pas en perspective – qui est un point de vue idéal sur le monde. Traduire est une affaire de détails. De topographie. Quand traduire commence, ce n’est pas sur le support d’une langue, d’une généralité systémique, mais d’une singularité physique que cela se joue. On ne traduit jamais « une » langue. On traduit des avatars, des usages de cette langue, des écritures – on traduit la façon dont un texte se rapporte à la langue qui le porte, la tension formelle qu’il instaure avec ses schèmes, ce qu’il lui fait, comment il l’entame et la travaille, comment il la fait jouir – si tant est qu’une langue puisse « jouir », autrement que par métaphore. Traduire est toujours une opération sur le faire, sur le maniement pratique de la langue, pas sur son essence. Et puisqu’il y a d’abord du corps, c’est-à-dire un relief singulier dans la langue, il n’y a pas de véritable transparence possible dans traduire. Mais de la différence. Traduire avec Éros, c’est renoncer au rêve de superposition ou de confusion achevée ; c’est prendre acte des corps, de leur épaisseur incontournable, exposer les différences, les asymétries ou les dissymétries. L’idéologie de la transparence pense traduire comme un effacement, non seulement du traducteur, mais du texte même qu’il produit : un « calque ». Or c’est l’inverse qu’il faudrait dire : que traduire génère non pas le calque, mais une autre incarnation du texte initial. Dire « initial », d’ailleurs, plutôt qu’original. Traduire doit faire texte, un texte. Qui ne se confond pas avec l’initial, mais en offre une transformation, un devenir. Devenir autre du texte même. Traduire un texte, c’est le mettre indéfiniment en mouvement dans le temps, l’ouvrir à sa déclinaison illimitée ; c’est un processus infini, car réajusté constamment. C’est un art de la version, qui ne peut jamais tenir rien de définitif. Traduire : art du provisoire.

Éros nous permet en outre de nous défaire de l’illusion tenace que traduire est un impossible. Illusion qui dérive de la conception théocratique du traduire, laquelle identifie l’original à l’ineffable du divin. Éros, lui, est plutôt démocrate, pluraliste. C’est une puissance d’hybridation : il nous permet de découpler traduire de la notion d’identité et de nous défaire ainsi de la hiérarchie qui gouverne l’économie théologique de traduire, et engendre la « présomption de non-traduisibilité »19. Car penser traduire comme rapport, revient à concevoir la traduction comme une « équivalence sans adéquation », « sans identité »20. Ni calque, ni double : équivalent distinct. Traduire : présumer l’équivalence, ne pas poser de lien d’identité. Il faut par ailleurs distinguer les arguments de l’intraduisible de la difficulté à traduire, qui est le moteur même du travail de traduire. Son sel. La difficulté à traduire constitue, en fait, le signe même, le symptôme, de l’action d’Éros dans traduire, c’est-à-dire de la résistance du corps de l’autre. De sa non-transparence. Du fait que la jouissance a son prix. Qu’il y a aussi de l’indétermination dans traduire. C’est-à-dire du possible. Vous traduisez : vous hésitez. Ce qui est la preuve qu’il n’y a pas de théophanie, mais plutôt du bricolage21 – notion qui me paraît décrire avec justesse la combinatoire, l’habileté polymorphe et la jubilation qui se déploie dans traduire.

Éros est un principe profondément irrespectueux, y a-t-on pensé ? Et pas dichotomique du tout. C’est fondamentalement le chantre du possible. Penser traduire avec lui, c’est penser résolument la traduction comme possible, le possible de la traduction, son efficace, c’est-à-dire son essence plurielle : qui est son historicité avérée (l’infini re-traduire). C’est aussi penser sa joie à traduire, et non son regret, son insuffisance, ou sa secondarité tragique – excès théorique de l’essentialisme qui présuppose, c’est son erreur, que les langues sont des entités « pures », alors qu’elles sont plutôt des ensembles en devenir, en perpétuel réagencement : autant dire : des processus ininterrompus de traduction (d’allo- et d’auto-traduction). De l’import-export.

Notes de bas de page numériques

1  C’est à Antoine Berman que l’on doit le développement de la notion de « désir de traduire ». Cf. L’Épreuve de l’étranger, Gallimard, 1984, et La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Seuil, 1999 [TER, 1985].

2  Voir, s’agissant du champ d’Hermès, Michel Serres, Hermès 3. La traduction, Éd. de Minuit, 1974, ou bien encore Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Artois Presses Université-Presses de l’Université d’Ottawa, 1997.

3  Comme le fait par exemple V. Nabokov dans Feu pâle.

4  Claude Simon, La Fiction mot à mot, in J. Ricardou & F. Van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau roman : hier, aujourd’hui, 10/18, p. 73 à 97.

5  J. A. E., Loubère, « The Generative Function of Translation in the Novels of Claude Simon », in Randi Birn & Karen Gould (éd.), Orion Blinded. Essais on Claude Simon, Lewisburg, Bucknell University Press, 1981, p. 184 à 199.

6  Quoiqu’il y aurait beaucoup à dire, à mon sens, sur les erreurs d’aiguillage qu’il commet : traduisant par exemple « cornu » par « corne », et non par « aile » (d’une armée), il semble renvoyer Charles, qui, évidemment, rectifie le tir, à sa propre condition de « cornu », de cocu, « lui qui ne pouvait que perdre les femmes » (La Bataille de Pharsale, p. 52) : c’est ce qu’on appelle une erreur « féconde »…

7  La Bataille de Pharsale, Éd. de Minuit, 1969, p. 17.

8  Le récit de Babel, en Genèse 11, 1-9, est en effet précédé de deux versets, Genèse 10,31 et 10,32, qui considèrent la pluralité de langues comme un fait acquis, dès avant la construction de la tour.

9  Histoire, Éd. de Minuit, [1967], 1993, p. 128.

10  Histoire, p. 119.

11  La Bataille de Pharsale, p. 17.

12  Histoire, p. 105-106 : « […] et encore cette photographie d’un champ de bataille prise d’avion […] les étendues grisâtres, mornes, informes, sans traces humaines (même pas de cadavres, même pas l’évocation du cliquetis des armes, des galops, des charges, des éclats, des cuirasses) à la contemplation desquelles me ramenait une sorte de fascination vaguement honteuse, vaguement coupable, comme si elles détenaient la réponse à quelque secret capital du même ordre que celui des mots crus et anatomiques cherchés en cachette dans le dictionnaire, les lectures défendues, clandestines et décevantes […] ».

13  Sur l’intensivité du dire bègue, voir les remarques de Gilles Deleuze dans « Bégaya-t-il… », Critique et clinique, Éd. de Minuit, 1993, p. 135 sq.

14  La Bataille de Pharsale, p. 53.

15  La traduction du même passage, celui consacré à la mort de Crastinus, revient en effet à partir de la page 233, mais cette fois de façon tout à fait fluide.

16  Histoire, p. 125-126. Je souligne.

17  Histoire, p. 108-110.

18  Histoire, p. 43.

19  Paul Ricœur, Sur la traduction, Bayard, 2003, p. 10.

20  Paul Ricœur, Sur la traduction, p. 40.

21  Et si le génie de Hölderlin avait été de bricoler ? Et celui de Pound ? Avec le Souabe ? Avec le chinois, ou le grec ? Traductions « fausses », on le sait, mais terriblement « efficaces » du fait même de leur bricolage…

Pour citer cet article

Lambert Barthélémy, « «  ma langue dans sa bouche  ». À partir du latin chez Claude Simon », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 13 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6127.

Auteurs

Lambert Barthélémy