Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue |  Identité générique: le dialogue 

François Moureau  : 

Aux origines de la presse littéraire française

Résumé

La mauvaise réputation de la presse et des journalistes ne date pas du XIXe siècle. Si un Balzac et un Maupassant ont peint ce milieu de l’intérieur, les siècles précédents eurent leur lot de caricatures et de portraits au vitriol. Qu’on se souvienne de Voltaire et de son portrait-charge de Fréron. Un Renaudot ou un Donneau de Visé ne furent pas épargnés, le second ayant eu la malencontreuse idée de se quereller avec Molière, de ne pas aimer Racine et d’irriter La Bruyère. Journaux et journalistes français de l’Ancien Régime pâtissent dans l’imaginaire collectif de cette image de serviteurs zélés du pouvoir et de la convention sociale : le théâtre du temps ne fit pas faute de le souligner, avec plus ou moins de discrétion selon les scènes. Dans ses « Conseils à un journaliste », Voltaire leur faisait la leçon et leur indiquait, sans trop d’illusion, comment il fallait faire « pour qu’un tel journal plaise à notre siècle et à la postérité » : belle illusion sur la pérennité d’une écriture dont, précisément, la volatilité faisait le prix relatif. Seule la presse du Refuge, hollandaise, ou des marches - Avignon, Liège, Clèves -, avait cet air de liberté que nos contemporains aiment trouver dans le passé, avec le parfum d’opposition qui l’embellit encore. Les travaux enfin entrepris depuis quelques décennies permettent de nuancer fortement ce jugement.

Index

Mots-clés : Donneau de Visé , Gazette, Mercure de France, presse, Voltaire

Chronologique : XVIIe siècle , XVIIIe siècle

Texte intégral

La mauvaise réputation de la presse et des journalistes ne date pas du XIXe siècle. Si un Balzac et un Maupassant ont peint ce milieu de l’intérieur, les siècles précédents eurent leur lot de caricatures et de portraits au vitriol. Qu’on se souvienne de L’Ecossaise de Voltaire et de son portrait-charge à peine déguisé d’Elie Fréron, ennemi intime et faire-valoir de l’ermite de Ferney. Au siècle précédent, un Renaudot ou un Donneau de Visé ne furent pas épargnés, le second ayant eu la malencontreuse idée de se quereller avec Molière, de ne pas aimer Racine et d’irriter La Bruyère. Journaux et journalistes français de l’Ancien Régime pâtissent dans l’imaginaire collectif - quand il s’en mêle - de cette image de serviteurs zélés du pouvoir et de la convention sociale : le théâtre du temps ne fit pas faute de le souligner, avec plus ou moins de discrétion selon les scènes1. Dans ses « Conseils à un journaliste » (1737-1765), Voltaire leur faisait la leçon depuis le Pinde et leur indiquait, sans trop d’illusion, comment il fallait faire « pour qu’un tel journal plaise à notre siècle et à la postérité »2 : belle illusion sur la pérennité d’une écriture dont, précisément, la volatilité faisait le prix relatif. Seule la presse du Refuge, hollandaise, ou des marches - Avignon, Liège, Clèves -, avait cet air de liberté que nos contemporains aiment trouver dans le passé, avec le parfum d’opposition qui l’embellit encore. Les travaux enfin entrepris depuis quelques décennies permettent de nuancer fortement ce jugement3.

À l’instar des autres activités intellectuelles liées à la communication - édition, théâtre, gravure, musique -, la presse française d’Ancien Régime était soumise à la loi de l’autorisation préalable et du monopole. En tant qu’objet imprimé, elle était contrainte à la règle du privilège général qui en autorisait l’existence sur la durée et de l’approbation qui permettait la diffusion d’une livraison en particulier. D’où l’expression de « livre » qui servait à désigner ces productions mensuelles, à l’identique de ce qui était pratiqué pour les ouvrages imprimés non-périodiques. Au contraire, les « gazettes », bi-hebdomadaires en général, étaient des productions, qui n’étaient pas soumises à l’approbation formelle et imprimée en queue de livraison. De fait, cette distinction n’était qu’apparente ; avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, où parurent des Affiches, annonces et avis divers, liées aux Intendances provinciales, il n’y a en France qu’une seule gazette, créée en 1631, la Gazette de Théophraste Renaudot et de ses successeurs (DJ n° 492)4. Le principe est celui du privilège personnel, transmissible et révocable, assez semblable à celui des manufactures industrielles comme celle des Glaces et des compagnies à monopole comme celles des Indes occidentales ou orientales. Le roi accorde en conseil un monopole d’exploitation dans tel domaine de l’économie ou de la communication à un individu ou à un groupe qui est responsable devant lui de la gestion optimale de ce secteur. À la fin du règne de Louis XIII et dans les premières décennies de celui de Louis XIV, le domaine de l’information périodique fut ainsi délimité et réparti entre un petit nombre d’organes de presse spécialisés à monopole : pour l’information générale et politique, la Gazette confiée à Renaudot et à ses descendants ; pour l’information scientifique et érudite, le Journal des Savants (1665) (DJ n° 710), directement repris en mains par le pouvoir royal en 1701 avec la direction confiée à une cohorte d’académiciens des Inscriptions dirigée par le propre neveu du chancelier en charge de la « librairie », l’abbé Jean-Paul Bignon. Pour le domaine des lettres pures et de la convivialité sociale qui, au XVIIe siècle, n’est jamais loin de la littérature, le privilège fut accordé à un écrivain assez médiocre, mais bien en cour - ce qui était l’essentiel -, Jean Donneau de Visé5.

Le premier Mercure galant (1672) s’inspire au premier abord des « lettres en vers » du milieu du siècle, telle La Muse historique de Jean Loret dédiée à Mlle de Longueville, aimable fourre-tout adressé à une « Dame », dulcinée lointaine ou princesse amie des arts, où l’on trouvait pêle-mêle la vie de la cour, les dévotes circonstances d’une vie bien ordonnée de la bonne société, des comptes rendus à fleur de peau de spectacles parisiens et des potins mondains. Le tout était rédigé en « vers burlesques » raboteux, imprimé en caractères usés sur du papier de qualité très médiocre. Dès l’origine, le Mercure galant joua au « livre » - terme par lequel il se désigne généralement; composé dans un corps typographique respectable et au format in-12 des nouveautés littéraires, ce petit volume mensuel rédigé intégralement par « l’auteur du Mercure » - autre expression consacrée6 - donne dans le maximum de surface le minimum d’informations, ce qui ne pouvait déplaire à la censure et ravissait le libraire et le journaliste. Le procédé de la lettre à une Dame permettait par ailleurs de passer sans autre transition, comme dans une correspondance personnelle, d’un sujet à un autre et d’y insérer pièces de vers, anecdotes venues d’ailleurs, « histoires divertissantes, galanteries, histoires amoureuses »7, voire publicité pour ce qu’on appela au siècle suivant les « articles de Paris », le tout assorti de musique gravée ou de gravures de mode8. La politique est limitée aux fastes de la Cour et à quelques circonstances naturellement glorieuses de la politique internationale conduite par la plus « galante » monarchie du monde. Dans ses « Extraordinaires », de Visé célèbre ces événements avec toute la fougue du professionnel rompu à l’art de flatter : même si, chez ses commanditaires, on trouva parfois qu’il en faisait un peu trop. L’héroïsation du monarque étant le pain quotidien de l’intelligentsia française, de Visé n’était qu’un exemple parmi d’autres, et son succès dérangeait sans doute ceux qui n’avaient pas à leur disposition cette magnifique caisse de résonance qu’était le Mercure9.

Les prises de position littéraires du périodique sont assez cohérentes avec l’éloge du « siècle de Louis le Grand ». Le Mercure galant fut « moderne » avec passion. Contre les « Anciens » où se retrouvaient quelques-unes de ses vieilles haines comme Racine et de nouveaux venus comme La Bruyère10 après La Fontaine, « l’auteur du Mercure » alla sentir le vent de la modernité à Versailles dans l’entourage de Colbert où l’actif et fort politique Charles Perrault distribuait pensions et conseils avisés. De Visé publia un jeune Normand de talent, Fontenelle, de surcroît neveu des Corneille, les porte-drapeaux du bon théâtre contre l’auteur de Phèdre et ses trop galantes rapsodies. Plus tard, il imprima dans son journal les premiers contes de Perrault11, et donna à Thomas Corneille une espèce de droit de succession à ce que l’auteur des Caractères appelait l’Hermès galant en le qualifiant d’« immédiatement au-dessous de rien »12. Les anciennes gloires féminines de la préciosité ralliées au monarque triomphant, Mlle de Scudéry puis Mme et Mlle Deshoulières, annonçaient d’autres gloires féminines comme Mlle L’Héritier, nièce des Perrault ou Catherine Bernard, protégée de Fontenelle. Le Mercure accueillait volontiers leurs vers et se faisait une réputation d’ami des dames contre des Anciens, tout juste capables de vaticiner de vieilles rengaines et des « satires contre les femmes ». Les anecdotes, historiettes du temps, saynètes parisiennes publiées par le Mercure sont un réservoir qui n’est pas totalement sans intérêt pour l’histoire des mœurs13. Ces nouvelles témoignent d’une recherche du petit fait vrai, d’une transposition à peine opérée d’aventures réelles dont on trouve alors l’équivalent au théâtre dans ce que l’on appelle les « dancourades », petites comédies du temps mises sur la scène de la Comédie-Française par le comédien-auteur Florent Carton Dancourt. « L’homme rouge, nouvelle métamorphose » publiée par le Mercure de Dufresny, successeur de de Visé, montre comment d’une anecdote sur la vengeance d’un mari jaloux et … teinturier on sait tirer une comédie : Le Vert-galant  de Dancourt14. Ces historiettes peuvent aussi avoir un sens politique et servir de mises en garde biaisées contre des déviations sociales (jeu, libertinage, etc.). C’est ce que de Visé appelle à propos des « historiettes, des vers et d’autres pièces galantes » qu’on lui fait parvenir : « préférer ce qui a le plus de rapport aux nouvelles du mois dans lequel j’écris »15. Mais si frivole et mondain qu’il paraît, si attaché qu’il est à farder de couleurs factices la « France toute catholique », le Mercure est un laboratoire important de la littérature en train de se faire. Certes le très prudent et secret Fontenelle semble n’y publier que d’assez anodines pièces de vers16, mais le ton général du périodique témoigne d’une ouverture notable à la « modernité » intellectuelle : littérature de femmes, bien qu’un peu littérature de « dames », revendication naïve d’une mimésis de la réalité quotidienne contrôlée par les règles de la « belle nature », intégration de l’acte d’écrire et de l’écrivain dans le pacte social dominant, création d’une opinion publique dans le domaine des lettres et des spectacles.

L’ensemble est loin d’être négligeable, même si le Mercure est particulièrement frileux dans certains secteurs sensibles, comme la pensée philosophique et politique. Mais s’y intéresser serait pour lui contre-nature. Les journalistes du Refuge hollandais jouent excellemment ce rôle de presse d’opinion hétérodoxe, et l’on peut presque dire que les journalistes séparés par la frontière de la religion sinon de la langue se répartissent une nouvelle fois les provinces de la communication périodique. L’abbé Bignon, ministre sans portefeuille de la culture, gère avec un tact incomparable cette interface de l’intelligentsia de langue française. Ses rapports avec la librairie hollandaise, ses correspondances savamment orientées permettent au pouvoir royal de suivre au jour le jour les productions du « Nord » et parfois d’en limiter ou d’en arrêter les effets dommageables à la France officielle17. Mais il n’est pas le seul à s’inquiéter de ces débordements que la police du livre encore fort démunie, mais qui se mit au diapason de sa tâche avec les lieutenants généraux de police qui succédèrent à d’Argenson, a toutes les difficultés à arrêter aux frontières ou aux murs de la capitale que traversent, sans effort, ballots et tonneaux de livres en feuilles que réceptionnent des libraires indélicats.

Les jésuites parisiens tournèrent le monopole des trois périodiques privilégiés en faisant imprimer en terre réputée étrangère : les ultramontains usaient depuis longtemps d’Avignon, territoire pontifical, pour inonder la France du Sud de productions favorables à l’Eglise de Rome souvent en délicatesse avec celle de France. Au très gallican Bignon, les jésuites opposèrent leur propre périodique publié sous l’adresse pérégrine de la principauté « souveraine » de Dombes, domaine réputé étranger qui avait appartenu à la Grande Demoiselle et dont le duc du Maine, bâtard royal légitimé, avait hérité au grand déplaisir des Orléans. Si tout fut rédigé ou mis en forme à Paris dans la maison professe et au collège jésuite de Louis-le-Grand, l’impression fut de Trévoux jusqu’en 1731. Les Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, dits vulgairement Mémoires ou Journal de Trévoux, parurent l’année de la réforme du Journal des savants (DJ n° 889). Ce n’était pas un hasard. De 1701 à 1765, trois ans après l’interdiction de la Compagnie en France, ils furent le véhicule mensuel de la pensée des pères, pensée aussi sinueuse et habile en retournements que l’on peut imaginer de la part d’une « société » aux prises avec une persécution « éclairée » dont la moindre des accusations n’était pas son goût immodéré pour le régicide. Voltaire batailla contre ses rédacteurs, dont le père Berthier, dans des polémiques où le bon goût se faisait désirer. Les Mémoires surent manier contre lui une ironie dont il croyait avoir le monopole : ils se félicitèrent, par exemple, « du louable projet de M. de Voltaire de se rendre philosophe et de rendre, s’il est possible, tout l’univers newtonien »18. Mais Fontenelle collabora peut-être aux Mémoires, discrètement à son habitude, et ceux-ci le soutinrent ; quant à Leibniz, il ne dédaigna pas d’y intervenir aussi.

Ce périodique est plus proche du Journal des savants que du Mercure : c’est fondamentalement une feuille de comptes rendus critiques dont des index thématiques rendent la consultation cumulative très pratique ; la littérature y a sa modeste part, mais le théâtre en train de se jouer en est presque exclu, à la différence du roman, du moins jusqu’à la réforme du périodique en 1734. Dans les Mémoires, il n’est question que de livres, et les nouvelles littéraires en annoncent d’autres en passe de paraître. Au format in-4° du Journal des savants, signe de sérieux scientifique, les Mémoires substituent le format de poche, petit in-12, maniable et passe-partout, même si le corps d’impression, minuscule, en rend la lecture peu agréable. Ce simple élément factuel le distingue du Mercure, dont la composition est aussi aérée que le contenu se prétend léger et mondain, en dehors des scènes d’adoration monarchique, bien entendu. Les Mémoires ressemblent, dans ce domaine au moins, à leurs adversaires les journaux savants de Hollande, comme les Nouvelles de la République des Lettres naguère créées par Pierre Bayle. Contrefaits en Hollande (DJ n° 890) - ce qui témoignait de son succès -, les Mémoires de Trévoux sont certainement le périodique au contenu idéologique le plus équilibré et le plus ouvert, avant que les conflits latents des Lumières n’en fassent au milieu du siècle le défenseur de la tradition. C’est alors que la direction du père Berthier, à partir de 1745, concentre ses attaques contre les « philosophes incrédules »19. Mais les Mémoires restèrent jusqu’au bout attentifs à suivre sinon à justifier le progrès des Lumières : « La lumière qui nous manque doit-elle éteindre le flambeau qui nous éclaire ? »20

Les pères eurent-ils leur part dans la publication du Nouveau Mercure de Trévoux (DJ n° 986), feuille lancée en 1708 contre la version parisienne homonyme ? Celle-ci s’acheminait sous la direction d’un de Visé vers un déclin inéluctable, qui n’était que trop visible dans le paysage politique de la France de cette fin de règne. Menacé d’invasion au Nord par le nouveau héros du jour qu’était le prince Eugène, le vieux monarque enfermé à Versailles n’avait plus rien du fringant danseur des ballets de Benserade mis en musique par Lully. Les Samuel Bernard et les « Turcaret » occupaient la réalité du pouvoir : Paris avait vaincu Versailles. L’heure du Palais-Royal et des Orléans allait sonner. Le Mercure galant, emblème des « modernes » et d’un certain bonheur de vivre sous la plus aimable monarchie du monde, était devenu le nécrologe permanent d’une aristocratie fauchée sur les champs de bataille de la Guerre de Succession d’Espagne. L’abbé Augustin Nadal et Jean-Aymar Piganiol de la Force, qui prirent en mains le Nouveau Mercure jusqu’en 1711, arrivaient un peu tôt : la Régence se faisait attendre. Leur périodique indique du moins que les temps étaient mûrs pour d’autres aventures journalistiques. Quand de Visé mourut en 1710, on lui choisit pour successeur à la tête du Mercure l’esprit le plus contradictoire avec tout ce qu’il avait représenté. Charles Dufresny s’exerçait depuis longtemps à désorienter ses contemporains : inventeur, joueur, gastronome et libertin, il avait du génie dans l’art des jardins et une originalité sans seconde dans l’art dramatique à l’italienne21. Descendant d’une jardinière d’Anet favorisée d’une passade d’Henri IV, il avait su retenir l’attention de son royal cousin de la main gauche. On le nomma à la direction du Mercure, dont il eut le privilège jusqu’à sa mort en 1724 ; mais il ne l’exerça réellement que jusqu’à la fin de 1713.

Le Mercure de Dufresny (DJ n° 920)22 inaugure une division du périodique en quatre sections qui inspirera son fils légitime, le Mercure de France (DJ n° 924) de 1724. « Littérature », « Nouvelles », « Pièces fugitives » et « Amusements »23 structurent la version rénovée du périodique, qui est délibérément littéraire, le seul aspect politique étant le carnet mondain et des historiettes parfois orientées à la manière de celles de de Visé : fidèles Espagnols à leur nouveau roi, magnanimité des chefs militaires français, etc. Les contemporains suggérèrent qu’on y avait nommé Dufresny à la condition qu’il parlerait de tout, sauf de politique. N’ayant pas « l’esprit de contradiction »24, Dufresny en rajouta même : il se dispensa de chronique dramatique, tâche à laquelle s’exerçait le Nouveau Mercure  de Trévoux, et s’en justifia sous le prétexte qu’il ne voulait pas indisposer ses confrères. Seul Crébillon père, « moderne » d’excellence, eut droit à un long compte rendu de son Rhadamiste et Zénobie. La ligne « moderne » du périodique fut en effet maintenue avec quelque originalité : le jeune Marivaux, qui d’auvergnat se refaisait alors parisien, y découvrit un écrivain à son goût, peut-être le seul qu’il considéra comme une espèce de maître25. Le « modernisme » de Dufresny s’exprime dans des idées singulières, « bizarres » : des opéras de silence, des papiers collés à la manière surréaliste, et, en littérature, dans la conviction que l’art moderne doit être total et retrouver la forme universelle antérieure à la division des arts. Ce « primitivisme » qui justifie la « modernité » n’est pas le moins curieux de son esthétique26. Dufresny intervient à tout propos dans le périodique. Il est une fois de plus « l’auteur du Mercure », le metteur en scène d’une matière qu’il reçoit et insère dans un agréable désordre à l’intérieur des parties prédéfinies de son périodique. S’il est « moderne » dans ses goûts, s’il publie ses amis poètes et hommes de sciences comme le très présent Antoine Parent, il est aussi le premier éditeur d’un grand poète lyrique qui était loin d’être de ses amis. De février à novembre 1711, il donne en de copieuses livraisons les plus belles pièces de Jean-Baptiste Rousseau, exilé en Suisse depuis sa condamnation à la suite de l’affaire fameuse des couplets dirigés précisément contre quelques illustrations « modernes ». De Soleure, où il publia une édition autorisée de ses œuvres (Ursus Heuberger, 1712), Rousseau se plaignit de ce qu’il tenait pour une indélicatesse ; il n’en demeure pas moins que le Mercure révéla au plus large public la grande production poétique de celui que le XVIIIe siècle appela toujours « le grand Rousseau » pour le distinguer d’homonymes moins excellents.

Le ton original de Dufesny est contemporain de celui des Spectateurs anglais, dont la mode va bientôt se répandre en France. Marivaux qui publie ses premières œuvres comme des « Lettres au Mercure »27 n’est pas le seul sous la Régence à pratiquer ces petits périodiques où le journaliste badine sur toute sorte de sujets. La presse littéraire se libère du monopole louis-quatorzien par l’intermédiaire de quelques minces feuilles in-12 qui échappent au monopole des grands journaux : Essais de littérature (1702-1704) (DJ n° 401) d’Anthelme Tricaud ou Erudition enjouée (1703) (DJ n° 384) de Mlle L’Héritier. En Hollande, la presse littéraire se développe aussi et prétend combler une demande que la censure française étouffe : Le Misanthrope (1711-1712) (DJ n° 958) de Justus van Effen, qui joue au petit-maître blasé, et, sur un ton plus relevé les Nouvelles littéraires (1715-1720) (DJ n° 1039) de La Haye annoncent une autre presse : très professionnelle et délibérément à l’écoute de son public. Haut lieu de la contestation du Refuge contre la politique religieuse de la France catholique et contre l’impérialisme de la « Grande Nation », la Hollande voit petit à petit disparaître les grands périodiques militants qui des Nouvelles de la République des Lettres(1684-1718) (DJ n° 1016) de Pierre Bayle poursuivis par Jean Leclerc jusqu’à L’Esprit des Cours de l’Europe (1699-1710) (DJ n° 393) si violemment anti-françaises - « [...] ne mentir jamais que de bonne foi »28- au profit d’une multitude de feuilles littéraires et d’information générale en langue française. Le « siècle de Louis XV » verra la naissance de la presse moderne et le « pré carré » colbertiste sera contraint d’en tenir compte.

Notes de bas de page numériques

1 Voir notre article : « Journaux et journalistes dans la comédie française des 17e et 18e siècles », in La Diffusion de la presse et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime, Hans Bots éd., Amsterdam, APA Holland University Press, 1988, p. 153-166.
2 « Conseils à un journaliste sur la philosophie, l’histoire, le théâtre, les pièces de poésie, les mélanges de littérature, les anecdotes littéraires, les langues et le style » (éd. Moland, t. XXII, p. 241). Publié en novembre 1744, sous le titre d’« Avis à un journaliste » où il est daté du 10 mai 1737, le texte parut sous son titre définitif dans les Nouveaux Mélanges de 1765.
3 Nous faisons évidemment allusion aux dictionnaires des journaux (1991) et des journalistes (nouvelle édition, 1999)de Jean Sgard, aux études de Pierre Rétat, de Gilles Feyel et de cette école « rhône-alpine » qui a tant contribué à la connaissance de la presse de langue française à l’Âge classique.
4 Jean Sgard, Dictionnaire des journaux, 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, 2 vol. Abrégé dorénavant en DJ suivi du numéro de la notice du périodique.
5 Pierre Mélèse, Un homme de lettres au temps du Grand Roi, Donneau de Visé fondateur du Mercure galant, Paris, Droz, 1934 (intéressant surtout pour sa carrière littéraire).
6 Voir l’ouvrage de Monique Vincent, Donneau de Visé et le Mercure galant, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1987, 2 vol. En moins hagiographique, on le complètera par la notice du Dictionnaire de journalistes (Oxford, Voltaire Foundation, 1999, t. I, 321-324) et par celle du Dictionnaire des journaux (Paris, Universitas, 1991, t. II, p. 846-847) (DJ n° 919), deux monuments d’érudition dirigés par Jean Sgard.
7 « Le Libraire au lecteur », mars 1672.
8 Dont la belle série de dix planches publiée en 1678 par le graveur Jean Lepautre sur des dessins de Jean Berain (Raymond Gaudriault, Répertoire de la gravure de mode française des origines à 1815, Paris, Promodis, 1988, p. 87-88)
9 Monique Vincent, Mercure galant. Extraordinaire, Affaires du temps. Table analytique contenant l’inventaire de tous les articles publiés, 1672-1710, Paris, Honoré Champion, 1998 : classement thématique sommaire sans analyse de contenu.
10 L’article très critique sur la réception de La Bruyère à l’Académie française (juin 1693, p. 259-284) est vraisemblablement de Fontenelle, qui se vengeait ainsi des piques du moraliste contre Cydias,
11 « Les Souhaits ridicules, conte », novembre 1693, p. 37-50. « La Belle au bois dormant », février 1696, p. 74-119.
12 Jean de la Bruyère, Les Caractères, Ch. « Des ouvrages de l’esprit » n ° 46 (1688) (éd. Robert Garapon, Paris, Garnier, 1962, p. 83).
13 Monique Vincent en a publié une collection qui reflète assez bien leur esprit (Anthologie des nouvelles du Mercure galant, 1672-1710, Paris, STFM, 1996).
14 Voir la préface à la pièce créée en 1714 dans l’édition d’André Blanc (Dancourt, Comédies II, Paris, STFM, 1989, p. 120-124). L’anecdote parut dans le Mercure d’octobre 1713.
15 « Avis », novembre 1677.
16 Alain Niderst, Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702), Paris, Nizet, 1972. Liste (certainement incomplète) de ses contributions au Mercure, tant il aimait l’anonymat, dans la notice d’Alain Niderst donnée dans le Dictionnaire des journalistes, t. I, p. 401-402.
17 Notice de Jean-Pierre Vittu dans le Dictionnaire des journalistes, t. I, p., 98-103 (le portrait reproduit est celui de son ancêtre et homonyme …), en attendant la publication de la monographie de Françoise Bléchet.
18 Août 1738, p. 1674. A la suite de la publication des Eléments de la philosophie de Newton.
19  Juillet 1759, p. 1806. Voir John Pappas, Bezthier’s Journal de Trévoux and the Philosophes, 1957 (SVEC 3).
20 Décembre 1755, p. 2948.
21 François Moureau, Dufresny auteur dramatique (1657-1724), Paris, Klincksieck, 1979.
22 François Moureau, Le Mercure galant de Dufresny (1710-1714) ou le Journalisme à la mode, Oxford, The Voltaire Foundation, 1982 (SVEC 206).
23 Dufresny avait publié en 1699 avec grand succès des Amusements sérieux et comiques - Paris vu par les yeux d’un voyageur siamois -, dont les Persans de Montesquieu eurent quelque souvenirs incidents.
24 Titre d’une de ses comédies françaises à succès (1700).
25 François Moureau, « Un maître de Marivaux à ne pas imiter : Dufresny », Le Triomphe de Marivaux. Papers edited by Magdy Gabriel Badir and Vivien Bosley, Edmonton, Department of Romance Languages, University of Alberta, 1989, p. 24-32.
26 François Moureau, « Un parallèle d’Homère et de Rabelais au début du XVIIIe siècle ou le brut et le poli », La Littérature et ses avatars. Discrédits, déformations et réhabilitations dans l’histoire de la littérature, Y. Bellenger éd., Paris, Aux Amateurs de Livres, 1991, p. 151-163. ) ; du même : « Le mythe des origines dans la Querelle des Anciens et des Modernes », Mythes et littérature. Textes réunis par Pierre Brunel, [Paris], Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1994, p. 39-50.
27 Journaux et œuvres diverses, Frédéric Deloffre et Michel Gilot éd., Paris, Garnier, 1969, p. 6-100. Voir la thèse de Michel Gilot, Les Journaux de Marivaux, Lille, Service de Reproduction des Thèses, 1974, 2 vol.
28 Préface de Nicolas Gueudeville, juin 1699.

Bibliographie

Bibliographie sommaire de la presse d’Ancien Régime

Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, Paris, 1859-1861, 8 vol.

- Les Gazettes de Hollande et la presse clandestine aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1865.

- Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, 1866.-

John Pappas, Bezthier’s Journal de Trévoux and the Philosophes, 1957 (SVEC 3).

Hans Mattauch, Die literarische Kritik der frühen französischen Zeitschriften (1665-1748), Munich, 1968 (excellente étude sur la presse littéraire française avec un bon catalogue).

- Histoire générale de la presse française, t. I : Des Origines à 1814, Paris, PUF,  1969.

Marianne Couperus (éd.), L’Etude des périodiques anciens, Paris, Nizet, 1972.

Gilles Feyel, La Gazette en province à travers ses réimpressions 1631-1752, Amsterdam, APA, 1982.

- L’Annonce et la nouvelle. La presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire Foundation, 2000.

François Moureau, Le Mercure galant de Dufresny (1710-1714) ou le Journalisme à la mode, Oxford, The Voltaire Foundation, 1982 (SVEC 206).

- Répertoire des nouvelles à la main. Dictionnaire de la presse manuscrite clandestine (XVIe-XVIIIe siècle), Oxford, Voltaire Foundation, 1999.

- Le Journalisme d’Ancien Régime, Lyon, 1982.

- La Presse provinciale au XVIIIe siècle. Sous la direction de J. Sgard, Lyon,1983.

Claude Labrosse et Pierre Rétat, L’Instrument périodique. La fonction de la presse au XVIIIe siècle, Lyon, 1985.

Monique Vincent, Donneau de Visé et le Mercure galant, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1987, 2 vol.

- Anthologie des nouvelles du Mercure galant, 1672-1710, Paris, STFM, 1996).

- Mercure galant. Extraordinaire, Affaires du temps. Table analytique contenant l’inventaire de tous les articles publiés, 1672-1710, Paris, Honoré Champion, 1998 

- La Diffusion et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime, Hans Bots éd., Amsterdam, APA, 1988.

Suzanne Van Dijk, Traces de femmes. Présence féminine dans le journalisme français du XVIIIe siècle, Amsterdam, APA, 1988.

Jean Sgard (éd.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), Paris, Universitas, 1991, 2 vol.

- Dictionnaire des journalistes (1600-1789), Oxford, Voltaire Foundation, 1999, 2 vol.

Pour citer cet article

François Moureau, « Aux origines de la presse littéraire française », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=42.

Auteurs

François Moureau

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), directeur du Centre de Recherches sur la Littérature de Voyage (CRLV) et des Presses Universitaires de Paris-Sorbonne ; spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle, il a écrit de très nombreux ouvrages et articles sur le théâtre, l’histoire de la presse et du livre, la communication manuscrite, les récits de voyage, etc.