Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue |  Identité générique: le dialogue 

Jean-Marie Seillan  : 

Identité générique et contraintes éditoriales : l’exemple de l’interview littéraire à la fin du XIXe siècle

Index

Mots-clés : Huysmans , interview, presse

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Parmi les multiples façons d’aborder la notion de genre, il en est une, empirique, qui repose sur les contraintes d’ordre éditorial. Préparer pour un éditeur un recueil de textes choisis en fonction de leur commune identité générique suppose que l’on ait dressé d’abord avec un peu de rigueur la liste de critères définitionnels permettant de décider quel texte entrera dans le volume et quel autre en sera écarté. Or cette procédure, en particulier quand il s’agit d’un genre émergent, se révèle à l’usage infiniment plus difficile et hasardeuse qu’il n’y paraît en l’énonçant. C’est ce qui ressort du travail d’édition des Interviews du romancier Joris-Karl Huysmans que nous avons publiées aux éditions Honoré Champion1.

2Les historiens de la presse s’accordent pour dire que la pratique journalistique de l’interview, importée d’Amérique, s’est acclimatée en France peu après 1880. Accueillie avec résistance par nombre d’écrivains à l’esprit élitiste qui l’accusaient de galvauder leur prestige, elle s’est cependant imposée à la plupart d’entre eux, au point qu’autour de 1900 il était inconcevable de réussir le lancement d’un livre sans accepter de répondre aux demandes pressantes des interviewers, eux-mêmes désireux d’expliquer à leurs abonnés la genèse de l’œuvre et les intentions de son auteur. Donner à lire ces déclarations souvent oubliées ou dédaignées par les historiens de la littérature constituait donc à nos yeux une tâche utile. Huysmans, qui avait recueilli et collé dans sept grands registres les coupures de journaux que lui adressait L’Argus de la presse, offrait la possibilité de composer un volume tendant vers l’exhaustivité et d’analyser dans la durée les rapports entretenus par un écrivain fin de siècle avec le genre naissant de l’interview.

3Encore fallait-il savoir ce qu’était une interview ou, pour être plus exact, ce que l’on déciderait d’appeler ainsi. Car l’intérêt d’un genre émergent tient à ceci que l’existence y précède l’essence, que son identité générique se construit plus qu’elle ne se reconnaît. Savoir de quand datait ce type d’énoncé, vérifier la définition qu’on en donnait à l’époque, le délimiter par rapport à des formes voisines, décrire sa morphologie pour mesurer d’éventuels écarts internes au corpus, toute une succession d’opérations s’imposait puisque, pour sélectionner il faut classer, pour classer définir, et pour définir décrire. Et donc partir du petit nombre de traits définitionnels contenus dans ce que le sens commun désigne intuitivement comme interview. Par chance, nous semblait-il, la fortune inouïe rencontrée depuis cent ans par cette pratique discursive fait que nous savons tous aujourd’hui reconnaître une interview. N’importe quelle définition pouvait donc convenir, et autant qu’une autre celle de Philippe Lejeune dans Je est un autre : « Réponse à un questionnement, intention de parler à un public donné représenté par le questionneur, publication quasi-immédiate »2. La question était de savoir si ces critères suffisaient à donner de la cohésion à l’ensemble disparate d’énoncés provisoirement retenus comme interviews et, plus généralement, s’il était possible de donner de ce genre une définition qui ne fût pas approximative ou gradualiste.

4L’objectif des pages qui suivent est donc de décrire les difficultés d’ordre définitionnel présentées par un genre nouveau au chercheur au moment où celui-ci compose un corpus et de mettre la définition d’un genre au banc d’essai de la pratique éditoriale. Or ces difficultés, plus graves que nous ne le pensions, sont de trois ordres : la définition initiale propose des discriminants utiles, certes, mais trop rudimentaires pour permettre de composer un corpus de textes homogènes ; en second lieu, elle néglige d’autres critères indispensables à l’usage mais qui, eux aussi, montrent rapidement leur insuffisance ; enfin elle ne tient pas compte de la proximité de l’interview avec des formes littéraires voisines qui ajoutent à la confusion générique.

5Pour tester la validité des traits de définition proposés par Ph. Lejeune, le plus aisé est de commencer par le critère temporel. Une interview suppose, nul n’en doute, une publication quasi-immédiate : en 1900 comme aujourd’hui, l’interview se sert chaude parce qu’elle refroidit vite. Pourtant, cette évidence admise, on découvre d’abord que la mesure de l'immédiateté, comme toute notre perception du temps, a radicalement changé en un siècle, ensuite que l’on ignore bien souvent la date exacte à laquelle l’entretien oral a été effectivement accordé par l’interviewé au journaliste. Or quand on parvient à connaître cette date, on est surpris par la lenteur du processus de publication de l’interview. Un exemple : le 18 août 1904, Léon Bloy note dans son Journal qu’il vient de recevoir la visite d’un reporter du Matin ; le 30 août, il écrit à celui-ci pour compléter les propos qu’il avait tenus devant lui douze jours plus tôt, propos qui ne paraîtront que le 7 octobre, soit cinquante jours après l’entretien oral. Si l’on accepte dans la définition de l’interview un délai de cette sorte, il faut admettre que d'autres formes d’épitexte - par exemple les témoignages et souvenirs de contemporains - renferment des déclarations qui ne diffèrent de l’interview que par une parution un peu plus tardive. De là cette question : à combien de semaines, de mois ou d’années de délai doit-on juger qu’une conversation ou une réponse à une enquête forment encore ou bien ne forment plus une interview ?

6Deuxième critère, l’interview présuppose l’intention de parler, donc une déclaration orale. Pas d’embarras là-dessus en apparence, sinon que l’exigence de l’oralité n’a guère de sens au moment où le genre émerge. D’abord parce que l’époque, pour d’évidentes raisons techniques, ne disposait d’aucun autre moyen de conservation de la parole que le texte écrit, c’est-à-dire le carnet de notes de l’interviewer. De là un brouillage générique imprévu : les reporters et les écrivains fin de siècle appellent « interview écrite » ou simplement « interview » une réponse épistolaire à une enquête journalistique. Mais si l’interview doit résulter d’un échange oral, quel statut exact reconnaître à cette lettre et, plus encore, à une interview dont on sait qu’elle a été rédigée à l’avance ? Zola a beau assurer que c’est pure calomnie (« Une légende […] prétend que c’est nous-mêmes qui rédigeons à l’avance nos interviews ! C’est l’idée la plus absurde, la plus folle. »3), on surprend bel et bien de Goncourt et Huysmans en train de rédiger leurs interviews quand elles touchent un sujet délicat ou sont destinées à un journal peu scrupuleux4. En quoi cette fausse oralité diffère-t-elle d’une lettre autographe adressée à la rédaction d’un journal, sinon par les artifices énonciatifs rajoutés, en accord ou non avec l’interviewé, par le reporter5 ?

7Au demeurant, l’oralité présuppose la capacité physique de parler. Mais il existe, là encore, des cas limite inattendus. Celui, cocasse à nos yeux mais considéré avec le plus grand sérieux par les spirites et les spécialistes des sciences occultes dans les années 1880-90, de l’interview « typtologique » qui consistait à recueillir par le moyen des tables tournantes les propos proférés par des morts illustres. Exemple plus douloureux de Huysmans qui s’efforce de satisfaire la curiosité des journalistes alors même que son cancer de la mâchoire l’empêche de parler. Durant l’été 1906, il doit renoncer à recevoir les journalistes, mais répond cependant aux questions écrites de l'un d'eux par une courte lettre datée du 23 septembre et publiée par La Liberté le 29. Question posée à l’éditeur de ce texte : où rangera-t-il cette déclaration, parmi les interviews du romancier ou bien dans sa correspondance ? Un mois auparavant, en effet, le quotidien Le Temps l’avait dit incapable de parler, mais avait rapporté quelques mots prononcés par Henri de Caldain, son secrétaire, avec guillemets et discours direct, comme les mots mêmes de Huysmans : une interview par délégation est-elle une interview ? Et quel degré d’oralité authentique reconnaître à une interview quand, donnée en français à un journaliste britannique, publiée dans une traduction anglaise dans un journal de Londres, l’éditeur en propose une version retraduite par ses soins en français ?

8Quant à être personnelle, troisième exigence, l’interview l’est-elle bien toujours, et à quel degré ? Ce qui authentifie un texte, c’est l’aveu qu’en fait son auteur par sa signature. Or l’interview, forme dialogique, perturbe de façon inédite le rapport entre l’énonciateur et son énoncé.

9D’abord parce que les deux énonciateurs, l’écrivain et le journaliste, se répartissent la responsabilité auctoriale du texte. L’usage du XIXe siècle est que l'interview soit encadrée par leurs deux noms : dans le titre, celui du romancier imprimé en haut de casse (par exemple : « Chez M. Zola ») ; en bas de l’article et en bas de casse la signature terminale du journaliste. Car c’est le journaliste, auteur et signataire de l’article, qui délègue au premier son autorité énonciative en distribuant à son gré les guillemets ou les tirets introducteurs. Dans cette situation, la parole du romancier, enchâssée, semble seconde, sujette, et ne possède qu'une authenticité incertaine. Sujétion qui se retourne en avantage puisque l'interviewé garde la liberté théorique de désavouer des propos qu'il n’a pas soussignés. Zola en faisait un principe : « Je déclare que tout ce qu’un interviewer peut me prêter est comme non avenu ». Sans doute, mais, vérification faite, le journal qui donne l’interview ne publie quasiment jamais de démenti. Pour le cas de Huysmans, un exemple sur cent quarante !

10Cette dispersion de la responsabilité énonciative se complique d'un changement de code, l'interviewer étant forcé de transcrire deux fois les paroles de l'interviewé : une première fois au cours de l'entretien en prenant des notes (s’il en prend, ce qui n’est ni assuré, ni vérifiable), une seconde fois en rédigeant ces notes. Ce duettisme rédactionnel jette évidemment le doute sur l'exhaustivité et la fidélité des paroles recueillies. Les propos ont-ils bien été (tous) tenus ? en quels termes précis ? ont-ils été relus par leur auteur ? n'ont-ils pas été déformés par une mémoire défaillante ? tronqués, censurés, doublés d’une déclaration différente publiée à titre de rectificatif par l’interviewé dans un autre journal ? Or il est exceptionnel que nous puissions, à l’époque où le genre de l’interview émerge, répondre à ces questions.

11Ces hypothèques s’alourdissent enfin par le fait, qui touche là encore au problème de contiguïté des genres, que les propos de l’écrivain sont récrits à la façon du journaliste. Cette reformulation paraît de peu de conséquences, on l’admettra, quand on interviewe des non-professionnels de l’écriture (un général, un acteur, etc.), mais elle est plus grave pour l'écrivain. Homme de l'écrit entre tous, celui-ci se voit dépouillé de son excellence scripturale par un technicien du discours journalistique théoriquement moins habilité que lui et obéissant aux consignes de sa rédaction. Sans doute est-il impossible de mesurer avec précision la nature et le degré des réarrangements effectués par le reporter, mais les disparités de style inouïes observables dans les propos de Huysmans selon qu'ils sont rapportés par une feuille ou par une autre aggravent la défiance qu'inspirent certaines interviews, suspectées d'avoir subi une réécriture complète. Mais comment être certain, quand le doute ne repose que sur des critères stylistiques internes, voire sur la seule intuition, que certaines déclarations ne sont pas entièrement dues au journaliste ?

12Il reste, pour tester le dernier critère suggéré par Ph. Lejeune, la question du public destinataire. En apparence, l’interview fait dialoguer deux énonciateurs individuels dont l’un est censé être un pur espace de transitivité ouvert au discours de l’autre. En réalité, ce sont deux énonciations collectives qui se rencontrent. Par-delà son interlocuteur, un écrivain interviewé vise l'allocutaire collectif qui motive la rencontre, sans qu'on puisse dire s'il s'adresse aux lecteurs du journal, à ceux de ses romans (qui sont rarement les mêmes) ou à quelque autre cercle dont il représenterait ou défendrait les intérêts matériels, moraux ou spirituels. De son côté, le journaliste formule les questions qu'est censé se poser le lectorat de son journal et il cherche à provoquer les réponses du groupe que le romancier, selon lui, est supposé représenter. Or la détermination de ces groupes énonciatifs, sujets à une reconfiguration permanente, est problématique. Les motifs de méprise sont nombreux dès lors que l’entretien touche à des sujets à portée axiologique ou idéologique comme l’évaluation d’une œuvre d’art ou, plus encore, les questions politiques et religieuses, débattues avec passion et partialité dans les années précédant ou suivant l’affaire Dreyfus. On se doute bien que le journaliste et le journal instrumentalisent tout autant la parole du romancier que le romancier utilise à son profit celle du journaliste, mais il est quelquefois infiniment difficile de dire lequel des deux fait la courte échelle à l'autre…

13La définition préalable d’un genre, quelque formelle et consensuelle qu’elle paraisse, n’offre donc pas, loin s’en faut, les critères pratiques de classement attendus en vue d’une édition. Et les choses ne se simplifient pas quand on découvre que la sélection des textes en vue de leur publication impose des choix que la définition initiale de bon sens n’avait nullement envisagés.

14Parmi les nombreux autres critères à retenir, nous n’en retiendrons ici que trois.

15Le premier, d’ordre thématique, tient à la nature de la question posée par l’interviewer. Peut-on accorder une importance égale - car un éditeur (scientifique ou commercial, c’est tout un) raisonne en nombre de pages - à une déclaration relative à un fait-divers vieux de cent ans, aujourd’hui oublié (un assassinat crapuleux ayant défrayé la chronique, par exemple), sur lequel le romancier reconnaît qu’il n’a rien d’important ou d’original à dire, et à une déclaration de nature littéraire sur son dernier roman ? C’est bien ici l’identité générique (ou subgénérique) de l’énoncé qui est en cause : dans le cas du fait-divers on parlera plutôt d’interview d’écrivain en définissant cette variante par le sujet parlant susceptible d’aborder n’importe quelle question ; dans le second cas d’interview littéraire, celle-ci étant définie par l’objet dont il est parlé et qui est la littérature. Or il semble évident que la seconde variante est susceptible, un siècle plus tard, d’intéresser davantage de lecteurs que la première, de mériter davantage de place éditoriale, voire, au besoin, de la supplanter. De là cette question embarrassante et récurrente : est-il bien raisonnable de prétendre à l’exhaustivité ?

16Un second problème, d’ordre quantitatif, tient à ceci que l’interview est un texte mixte. À la fois mimésis et diégésis, elle enchâsse fréquemment, du moins à la fin du XIXe siècle, le discours de l’écrivain dans un reportage, énoncé narratif et descriptif où le journaliste, auteur du récit autodiégétique qui introduit le dialogue proprement dit, se met lui-même en scène. Or il arrive qu’une déclaration de trois lignes à la forme directe se trouve perdue au milieu d’un récit de trois pages. Dès lors, dans quel genre journalistique précis rangera-t-on le texte ? Dans le reportage ou dans l’interview ? Pour en décider au moment de l’inclure ou non dans le corpus, il faut admettre une nouvelle fois qu’une identité générique est affaire de degré, de plus ou de moins : à partir de combien de lignes une déclaration à la forme directe mérite-t-elle d’être recueillie ?

17Question compliquée par ce fait que l’interview, dont on imagine naïvement aujourd’hui qu’elle impose pour des raisons d’éthique l’emploi du seul discours direct, admet tous les autres modes de transcription du discours oral : discours indirect, narrativisé, et même, dans de rares cas, indirect libre dont la propriété, contraire en apparence à l’esprit même de l’interview, est de brouiller la source énonciative. Dans ces différents cas, il est syntaxiquement impossible d’extraire la parole de l’interviewé du texte qui la cite et l’enferme. De là une difficulté pratique posée à l’éditeur de ces textes : doit-il ne publier que les réponses de l’écrivain, quitte à reformuler à sa façon les questions posées par le journaliste (c’est le choix effectué par les éditeurs des interviews de Zola et de Verne6) ou bien reproduira-t-il aussi in extenso les questions du journaliste ? Solution que nous avons adoptée pour les interviews de Huysmans après avoir observé que les questions sont parfois plus significatives que les réponses, en particulier lorsque celles-ci sont des dérobades.

18Il n’est pas jusqu’au problème du professionnalisme de l’interviewer - critère moderne peu opératoire pour la fin du XIXe siècle où la déontologie journalistique est encore dans les limbes - qui ne fasse vaciller l’identité générique des interviews. Certains reporters, confondant information et polémique, forcent la pensée de l'écrivain interrogé, la canalisent dans le sens de la politique éditoriale maison et transforment les propos recueillis en instruments de propagande. On voit ainsi un romancier comme Goncourt se méfier, non sans raison, de l’intégrité des reporters de la Libre parole et préparer une déclaration écrite pour éviter que les propos du reporter ne se substituent aux siens et ne vident l’interview de sa spécificité générique qui est de donner la parole à l’autre. Mais le cas inverse, apparemment plus bénin, est tout aussi embarrassant pour la détermination de l’identité générique. Comme souvent aujourd’hui, le journaliste est lui-même écrivain ou s’efforce de le devenir. Parfois même ce journaliste-écrivain est un ami intime de l’interviewé. Huysmans, durant les deux années de son oblature à Ligugé, ferme sa porte à la plupart des reporters, mais invite deux de ses amis journalistes-écrivains (Lucien Descaves et Jules Bois) à séjourner quelque temps chez lui. Ceux-ci, remplis de la gratitude qu’inspire l’amitié d’un grand écrivain, sont conscients de l’intérêt des propos tenus par leur hôte ; ils les consignent et en tirent des articles publiés à leur retour à Paris. Quel est exactement le statut de ces déclarations ? Lorsqu’elles sont publiées à chaud, c’est-à-dire (pour fixer un délai arbitraire) dans la semaine, admettons qu’on puisse les appeler interviews, même si l’interviewé n’avait pas, en conversant avec ses invités, l’intention ou le sentiment de s’adresser à la presse. Mais quand ses déclarations, transcrites à chaud, sont gardées sous le coude pour figurer dans un de ces volumes de souvenirs que les amis d’écrivains ne manquent pas de publier au moment de sa mort ? Plus embarrassant encore, car le cas existe, quand les amis les publient d’abord à chaud dans leur quotidien, puis qu’ils les reprennent dix ou quinze années plus tard, à une date où l’interviewé n’est plus là pour les (re)lire, dans leurs mémoires sous une forme différente et en général plus longue ? Dira-t-on aussi de cette deuxième version qu’elle constitue une interview, alors qu’on soupçonne le mémorialiste, sans pouvoir le prouver faute de disposer de ses notes de travail, de prêter au romancier défunt des propos ou des formules peu vraisemblables ?

19Enfin, la question se pose de savoir si l’interview est bien, dans certains cas, l’unité de publication la plus satisfaisante. Car si nombre d’entre elles ont été faites à titre individuel, une personne répondant à un journaliste sur une question précise, beaucoup aussi sont incluses dans une enquête, technique journalistique inventée par Jules Huret en 1891 et appelée à un succès immédiat. Or l’enquête, série de réponses à des questions identiques posées à différents interviewés et publiées par une même feuille au fil des jours ou des semaines, subsume les interviews particulières comme un roman enchâsse les chapitres qui le composent. Le sens s’y cumule et s’y transforme. Car à la différence des premiers interviewés, les personnes interrogées le plus tardivement ont pu lire les déclarations de leurs prédécesseurs et y adapter leurs réponses. Rectificatifs, controverses, règlements des comptes qui provoquent à leur tour des ripostes, si bien qu’une interview s’inscrit dans l’ensemble discursif de l’enquête comme une réplique au sein d’un dialogue. Comment extraire une déclaration de cet ensemble dialogique sans en fausser le sens ? Plus généralement encore, l’interdépendance, l’interpénétration des discours est sans doute le phénomène qui frappe le plus quand on pratique la presse quotidienne. De gré ou de force, la déclaration d’un écrivain engage un conciliabule incontrôlé avec la manchette du jour, avec le surtitre retenu par la rédaction du journal, avec les articles des rubriques, des colonnes et des pages voisines, avec les autres quotidiens du jour ou des jours suivants. Formulée devant un reporter dans le tête-à-tête d’un cabinet de travail, la confidence n’est plus, une fois livrée à la presse, qu’un infime fragment du discours social qu’elle alimente. Elle est absorbée, tous genres confondus, par l’immense brouhaha journalistique dont la connaissance, si difficile qu’elle soit, est indispensable pour comprendre le sens nouveau et mobile qu’elle en reçoit.

20Si l’interview désigne, comme on le constate, un ensemble de textes aux contours indécis, son indétermination identitaire s’aggrave enfin du fait qu’elle répugne, du moins dans ses années de jeunesse, à se réduire à un pur jeu de questions et de réponses (à la manière moderne du « Trois questions à… » du Monde) et emprunte certains de ses caractères formels aux genres littéraires institutionnels, comme si elle voulait se faire reconnaître et admettre dans le champ générique. Mais si elle lorgne du côté des genres limitrophes, elle est en retour l’objet de tentatives d’annexion, certains romanciers comme Zola ou Barrès refusant d’abandonner à des reporters un exercice pour lequel ils se sentent mieux formés. De ce jeu de séduction mutuelle résulte une porosité intergénérique qui varie selon la partie de l’interview considérée, le reportage et le dialogue.

21Pour ce qui concerne le reportage au sein duquel sont souvent enchâssés les propos de l’interviewé, le journaliste s’inspire à l’évidence du roman. Il est rare, en effet, qu’il cède d’emblée la parole à l’écrivain. Dans un préambule autodiégétique, le reporter se montre cheminant vers le domicile de l’artiste dans une description ambulatoire en focalisation interne dont la progression (quartier, rue, immeuble, escalier, étage de la maison) rappelle celle du Père Goriot. Le cadre de la prise de parole fait ensuite l’objet d’un regard panoramique. Exercice canonique de la fiction réaliste-naturaliste, ce tableau d’intérieur obéit à un principe de contiguïté qui unit avec redondance habitat, habitant, habit et habitudes, selon la formule de Ph. Hamon. Les objets, emblèmes de ce que le public suppose d’une vie d’artiste, renforcent la prévisibilité : livres, feuillets manuscrits ou épreuves en attente de correction sur la table de travail, objets d'art. Vient ensuite le portrait de l'écrivain, composé d’un petit nombre de traits récurrents et interprétables. Quand il le peut, le journaliste se pose en familier, voire en intime : il reconnaît le romancier et le compare à des portraits antérieurs : il n’a pas les cheveux blancs, il a blanchi ; il fume toujours. La sémiologie de la description, là encore, est celle du roman. Huysmans a-t-il rénové de l’hagiographie médiévale ? il sera « nimb[é] d’une auréole de fumée bleue » ; s’il s’étonne, ses sourcils dessineront « deux petites ogives gothiques ». Balzac ou Zola ne procèdent guère autrement pour un personnage de fiction.

22L’échange verbal qui forme le cœur même de l’interview entretient, lui, des affinités avec plusieurs genres contigus : selon les cas, avec le dialogue, avec le théâtre et de nouveau avec le roman.

23Avec le dialogue puisque chacun des interlocuteurs se spécialise dans l’acte de parole attendu de lui (questionner/répondre). Les positions discursives sont définies par une double inégalité : quantitative, puisque des interrogations rares et brèves alternent avec des réponses développées ; qualitative, du fait que le journaliste adopte une posture d’ignorance relative, réelle ou feinte, et s’interdit de développer une opinion personnelle. Cette dissymétrie discursive explique que, des trois fonctions de l'échange conversationnel romanesque retenues par Sylvie Durrer7, seul l’échange informatif soit actualisé et que l’interview proscrive les échanges de nature polémique ou dialectique. Tenu de laisser le champ libre au discours de l’écrivain, le journaliste met donc ses questions en retrait selon des procédés divers : il les abrége, les transforme en intertitres, les regroupe dans un bloc interrogatif d’introduction, ou encore intègre sa question à la réponse elle-même.

24Mais ces questions ne sauraient non plus disparaître. Plus le journaliste étouffe sa propre voix, plus il allonge comparativement les réponses de l’interviewé. Au-delà d’un certain seuil, l’interview, basculant dans autre un genre contigu, se transforme en un monologue dont la facticité ne répond à aucune pratique conversationnelle connue et qui rappelle la tirade du théâtre classique. Certains interviewers assument ce cousinage avec le théâtre : « Il y a dans l’article de reportage, comme au théâtre, la scène à faire », explique l’un d’eux. En fait, le degré de théâtralisation de l’interview semble dépendre surtout du travail de réécriture effectué par le journaliste au sortir de l’entretien oral. S’il efface toutes les traces de la pression interrogative, s’il gomme les dérobades et les esquives de l’interviewé, s’il réorganise l’improvisation conversationnelle selon un plan thématique rigide, alors la parole de l’interviewé se désoralise. Elle semble couler d’elle-même sans offrir ni rencontrer de résistance, et l’interviewer joue alors un peu le rôle du confident dans une scène d’exposition.

25Le plus souvent cependant, la partie dialoguée de l’interview rappelle davantage le roman que le théâtre. Dans le discours direct, le reporter s’efforce d’oraliser la parole transcrite de l’interviewé, de lui conserver son caractère idiolectal selon des procédés qui sont ceux des romanciers dans les années 1880-1900. Comme dans le roman encore, il recourt au discours indirect pour assurer la transition entre narration et discours ou entre les deux énonciateurs. L'usage du discours attributif apparaît identique, pour ce qui est du choix des verbes d’allocution et de la place des incises, à ce qu’il est dans la fiction naturaliste. Quant à la gestuelle, aux mimiques, aux intonations, elles occupent une place considérable et témoignent d’un souci d’écriture littéraire tout particulier, le journaliste s’efforçant d’authentifier son reportage par des notations vraisemblabilisantes qui sont empruntées, non sans paradoxe, aux procédures de la fiction romanesque. On voit de quelle façon contradictoire l’interview négocie avec les genres limitrophes : elle doit se pourvoir d’une identité propre pour résister à l’annexion dont elle est menacée, mais il lui faut aussi mimer les genres dominants pour se faire reconnaître elle-même comme genre littéraire. Le mimétisme est poussé quelquefois si loin que l’éditeur de ces textes se demande, dans certains cas limite, si ce qu’il retranscrit est une interview ou bien une page de roman naturaliste…

                                                                           *                                                                          

26Quelle leçon tire-t-on, au total, d’une approche éditoriale empirique de la notion de genre lorsque celle-ci s’applique à un genre émergent ? Beaucoup de scepticisme théorique d’abord. Quand on procède à l’identification générique et au classement de textes existants, on mesure aussitôt à quel point la singularité de chacun d’entre eux résiste aux définitions et aux cloisonnements préalables. La notion de genre est irremplaçable, mais elle vaut surtout pour la réfutation permanente qu’elle reçoit des textes eux-mêmes. La première chose que fait un genre quand on veut le faire entrer dans une case de tableau, c’est d’en dissoudre les cloisons et d’aller frayer avec les formes voisines. Il reste cependant que, dans l’histoire d’un genre, la phase d’émergence se révèle un moment propice à l’étude de la constitution d’une identité générique. Sa nouveauté fait qu’il n’est pas encore doté d’une définition et que celle qu’il acquerra par la suite, pour peu que ce genre ait de l’avenir, ne peut pas être automatiquement reversée sur ses premières manifestations : en ce sens, le genre nouveau offre un instrument utile pour tester la validité des poétiques des genres, qu’elles soient dogmatiques ou descriptives. Enfin, l’émergence d’un genre nouveau pose des problèmes qui débordent de loin le domaine de la seule littérature : l’exemple de l’apparition de l’interview à la fin du XIXe siècle permet de croire qu’elle constitue un symptôme des mouvements profonds qui travaillent l’épistémé d’une époque. Qu’un reporter aille sonner à la porte de l’auteur d’A rebours pour lui demander ce qu’il pense de la fermeture d’un bar à filles du quartier latin et que celui-ci juge concevable de lui répondre n’est pas, en dépit des apparences, un événement anecdotique : c’était l’indice, alors imperceptible, de la révolution médiatique accomplie au siècle suivant et dont nous avons tous intérêt aujourd’hui à comprendre les causes.

Notes de bas de page numériques

1 Joris-Karl Huysmans, Interviews. Textes réunis, présentés et annotés par Jean-Marie Seillan, Paris, Honoré Champion, 2002, 528 pages.
2 Je est un autre, Seuil, 1980, p.105.
3 Dans « M. Émile Zola interviewé sur l’interview », Le Figaro, 12 janvier 1893. Maurice Barrès, lui, conseille aux interviewés qui réclament à la presse des rectifications « d’en user comme font la plupart des hommes qu’on vient interroger et qui ont de l’expérience. Ils rédigent eux-mêmes une petite note; ils donnent un communiqué ou ils refusent de parler » (« L’Esthétique de l’interview », Le Journal, 2 décembre 1892).
4 « Arrive Gaston Méry de la Libre Parole, auquel je lis l’interview qu’il m’a demandée - l’ayant écrite pour qu’il ne me fasse pas dire plus que je n’en veux dire », Journal, 5 et 7 mars 1896.
5 La « mise en interview » du texte d’une lettre peut être le fait du journaliste : quand Raoul Aubry découvre le 30 avril 1903 que Ligugé a donné à son journal une lettre de protestation contre L’Oblat, il écrit le jour même à Huysmans: « Si vous croyez devoir adresser [un mot illisible] au Temps, rédigez un petit mot que je donnerai sous forme d’interview, ou une lettre - suivant que vous jugerez utile ».
6 Respectivement : D. Signori et D. E. Speirs, Entretiens avec Zola, P. U. d’Ottawa, 1990, 220 p. ; Entretiens avec Jules Verne, réunis et commentés par D. Compère et J.-M. Margot, Genève, Slatkine, 1998, 275 p.
7 Le Dialogue romanesque, style et structure, Genève, Droz, 1994.

Pour citer cet article

Jean-Marie Seillan, « Identité générique et contraintes éditoriales : l’exemple de l’interview littéraire à la fin du XIXe siècle », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=31.


Auteurs

Jean-Marie Seillan