Loxias | Loxias 26 Doctoriales VI | Doctoriales VI
Delphine Aebi :
La femme scandale dans le théâtre français du XXe siècle : représentations d’une sexualité féminine transgressive
Résumé
La multiplicité des crises traversées par la France des années 1940 à 1960 entraîne un durcissement de la morale ; le besoin de stabilité ressenti a pour conséquence la mise en avant de valeurs telles que la famille. La sexualité féminine doit donc se limiter au cadre du mariage et à la procréation ; tout écart est alors considéré comme une transgression, et est réprouvé. Le théâtre, reflet de la société, s’empare de ce sujet délicat et le traite de diverses manières : la sexualité de la femme est tour à tour ridiculisée, condamnée ou au contraire libérée. Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Marcel Aymé et Jean Genet, quatre dramaturges illustres, dont les pièces firent régulièrement scandale, ont mis en scène des personnages féminins à la sexualité jugée déviante : nous verrons pourquoi, à rebours du jugement sévère de la société, ces auteurs sont fascinés par ces femmes qui incarnent une forme de marginalité et de liberté.
Index
Mots-clés : femme , scandale, sexualité, théâtre, transgression
Keywords : scandal , sexuality, theatre, woman
Géographique : France
Chronologique : XXe siècle
Texte intégral
1La France des années 40 aux années 60 traverse une période de crises multiples : tout juste sortie de la seconde guerre mondiale et de l’Occupation, elle subit l’Épuration, l’instabilité de la IVe République, assiste ou participe à de nouvelles guerres – Indochine, Guerre Froide, Algérie – qui s’accompagnent d’un vaste mouvement de décolonisation ; cette époque se caractérise par le choix d’une politique imposant une morale rigide, qui tolère peu les écarts. Sous l’Occupation, mais aussi sous la IVe République, on réaffirme, afin d’instaurer une stabilité perdue, les valeurs fortes de la patrie, du travail, et de la famille. À la famille se rattachent les idées chrétiennes du mariage, de la fidélité et de la procréation, liées elles-mêmes à la question de la sexualité féminine. Toute conduite estimée trop éloignée de la norme se voit de ce fait réprouvée par l’Église et par la société, voire punie.
2Nous partirons d’une hypothèse, celle que les formes d’oppositions féminines à la norme qui dérangent le plus sont les transgressions d’ordre sexuel. La sexualité de la femme en général, impliquant les notions du corps et du désir, gêne et est donc naturellement plus durement jugée quand elle sort de l’ordinaire, c’est-à-dire du cadre du mariage. Rendue publique, elle est à l’origine de tensions qui mettent à mal les idées de cohésion et de communauté sur lesquelles s’appuie le discours officiel.
3Le théâtre, espace public, porte ces thèmes sur scène en pleine lumière, en créant des personnages de femmes estimées déviantes. En évitant tout jugement moral ou partisan, nous nous proposons d’étudier quelques représentations marquantes de ces femmes dans les pièces de dramaturges tels que Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Marcel Aymé et Jean Genet, auteurs ayant en commun une réputation scandaleuse qui n’est pas étrangère aux personnages féminins particulièrement ambigus qu’ils ont créés pour la scène.
4Après avoir montré la fascination de ces auteurs pour les personnages de femmes marginales, nous analyserons trois formes de pratiques sexuelles féminines particulièrement mises en scène dans leur théâtre : l’adultère, l’inceste et la prostitution, qui constituent chacune un degré différent de transgression. Cette étude nous permettra de voir en quoi ces personnages, imaginés par des dramaturges qui scandalisèrent par leurs mœurs ou par leurs pièces, font vaciller la représentation traditionnelle la sexualité féminine, et de la femme en général.
5Une manière d’être ou de vivre traditionnellement considérée comme une violation de la norme, à partir du moment où elle est imaginée par des auteurs jugés scandaleux par la société1, s’interprète différemment : par une inversion des valeurs, elle devient une vertu, ou du moins un signe de singularité qui, aux yeux de dramaturges marginaux, est valorisée. La femme, que l’on veut contrôler, normaliser, dans une France en crise, soucieuse de rétablir les bonnes mœurs, devient alors un personnage théâtral de choix pour qui veut déranger, voire choquer la société. On connaît le succès des personnages de femmes contestatrices de l’ordre établi telles Antigone ou Électre : il n’est pas anodin que Cocteau, bien avant Anouilh, ait repris la pièce de Sophocle et que Sartre, sous l’Occupation, et quelques années après Giraudoux, ait mis en scène la jeune Atride qui s’oppose à Égisthe (dans Les Mouches). Deux femmes, deux haines contre des institutions : celle de leur propre famille, et celle du pouvoir incarnée par Créon, roi de Thèbes, et par Égisthe, roi d’Argos. La femme qui sème le désordre, qui s’écarte de la norme, séduit ces dramaturges et, paradoxalement, leur ressemble dans cette capacité à remettre en cause les valeurs établies. La représentation de la sexualité féminine chez ces auteurs marque leur volonté de porter sur scène des comportements habituellement réprouvés pour choquer dans un premier temps, avant de faire réfléchir le public à la relativité des valeurs qu’on lui impose. Le thème de la sexualité s’avère particulièrement pertinent si l’on rappelle l’hypothèse de Simone de Beauvoir, figure centrale de la réflexion sur la condition de la femme à cette époque : les hommes se sentent économiquement et sexuellement menacés par les femmes ; ainsi, « pour maintenir contre elles l’affirmation d’une supériorité que les mœurs ne garantissent plus, le moyen le plus simple est de les avilir […] de les réduire à leurs fonctions d’objets sexuels ». Dès lors, contre ce que la compagne de Sartre nomme la « chiennerie […] proprement française2 », qui rabaisse la femme à sa seule sexualité passive, les dramaturges créent des personnages féminins à la sexualité active. Cocteau, en 1912 déjà, avait créé au théâtre du Châtelet un argument chorégraphique, Le Dieu bleu3, mettant en scène une jeune fille qui interrompt une cérémonie religieuse visant à faire de l’homme qu’elle aime un prêtre hindou. Refusant l’abstinence à laquelle cette intronisation condamnait ce dernier, et n’écoutant que son désir, elle réussit à séduire à nouveau son amant par une danse, et scandalise les prêtres. Le Dieu bleu descend alors sur terre pour réunir le couple, donnant raison à la jeune fille plutôt qu’aux hommes d’église. Ce dénouement témoigne d’une forme de sympathie de l’auteur à l’égard du personnage féminin, dont la relation avec un homme, pourtant légitime car reconnue par la justice divine, ici le Dieu bleu, provoque le scandale. Cocteau, ainsi que Genet, Sartre et Aymé, vont cependant plus loin dans la représentation de comportements sexuels féminins, en inventant des femmes à la sexualité active, certes, mais aussi marginale.
6Ces dramaturges imaginent en effet de nombreux personnages féminins dont les conduites sexuelles s’écartent de la norme ; trois d’entre elles semblent attirer notablement leur attention, au vu de la fréquence et de la singularité de leur mise en scène4 : l’adultère, l’inceste et la prostitution.
7La transgression sexuelle la plus fréquente sur scène est l’adultère : il s’agit d’un thème surexploité par le théâtre, notamment par le théâtre de boulevard, la femme peu vertueuse trompant un mari peu plaisant. Marcel Aymé recourt fréquemment à ce motif : l’une de ses premières pièces, Lucienne et le boucher, créée en 1949, met en scène une femme qui parvient à séduire un bijoutier pour l’amener à endosser la responsabilité du crime de son mari qu’elle a elle-même poignardé. La fin – la coupable est arrêtée par la police – condamne ce personnage tentateur et manipulateur, semblant abonder dans le sens de la société qui condamne l’infidélité. La femme adultère est réprouvée par la société, mais aussi par la morale chrétienne. Ainsi, dans Le Cortège5, Émilie, jeune bourgeoise issue d’une bonne famille, mariée et raisonnable, trompe son mari devant son ange gardien, consterné. Elle est finalement touchée par la grâce et meurt purifiée, après avoir repoussé la tentation. Le mouvement de cette pièce de Marcel Aymé semble mener à une célébration de la chasteté féminine et de la fidélité. Ce thème, issu d’une tradition théâtrale ancienne, est le plus souvent traité sur le mode comique, et vise davantage à amuser qu’à choquer : ainsi, dans Kean, Elena, comtesse de Koefeld, entretient une liaison avec un acteur, Kean, et souhaite donner une allure noble à cette relation alors qu’elle vire à la farce : réduite à se cacher à l’arrivée de son mari furieux, elle demande amèrement : « Pourquoi sommes-nous condamnés à jouer la comédie de salon ?6 ». Sartre refuse de traiter tragiquement l’intrigue amoureuse de cette femme et préfère la ridiculiser dans son désir d’aventure extraconjugale.
8L’adultère commis par la femme, s’il est tour à tour condamné ou ridiculisé au théâtre, se voit envisagé sous un autre angle dans certaines pièces. Dans Le Cortège, Émilie cède à la tentation ; son ange gardien espère qu’« il lui reste une petite peur de pécher contre la famille, contre la bonne société, contre la religion7 », mais la jeune femme enchaîne les liaisons avec un clochard et avec Alexandre. Le désir est irrépressible, et l’excès de débauche montre qu’il a été trop contenu. Les dramaturges mettent en scène la réalisation de fantasmes féminins, et la scène devient cet espace de liberté où l’on ose ce qui ne peut être osé dans la salle. La pièce Les Quatre Vérités rend ce constat plus évident encore en représentant une bourgeoise mariée, Mme Trévière, absorbant de la « masochine » : ce sérum de vérité lui fait avouer devant toute sa famille « un remords de la chair8 », alors qu’elle refusait tout plaisir à son mari depuis des années. Après avoir affirmé que « tant qu’on n’a pas abordé les histoires de sexe, on n’a rien dit9 », elle avoue son désir pour son beau-fils, révélant un double mal, le désir d’adultère et la tentation de l’inceste10. Quelle meilleure façon pour le dramaturge de montrer les conséquences violentes d’une société qui semble nier le corps, le désir, le plaisir de la femme ? Le refoulement de la sexualité, la répression qui l’entoure constitueraient donc une vaste hypocrisie11 à dénoncer.
9Il est cependant une transgression sexuelle, elle aussi relativement fréquente dans ce théâtre, abordée avec moins de légèreté, parce que plus subversive encore que l’adultère ; il s’agit de l’inceste, qui brave des interdits à la fois religieux12 et juridiques, fondés sur des constats biologiques autant que sur des valeurs morales. Porter un tel sujet sur scène expose le dramaturge à des risques tels que la censure, l’interdiction, ou simplement l’insuccès. La pièce la plus célèbre de l’histoire du théâtre sur la tentation de l’inceste, Phèdre, était accompagnée d’une préface prudente de Racine, qui précisait que les fautes commises, même en pensée, par les personnages (il fait allusion au désir que ressent Phèdre pour son beau-fils Hippolyte), étaient durement punies. Ce sujet, quasi obsessionnel dans la pensée de Cocteau13, ne pouvait manquer de ressortir dans son théâtre, qui évoque presque exclusivement les rapports entre mère et fils14. La Machine infernale15, créée en 1934, reprenait le mythe d’Œdipe, et la relation de ce dernier avec sa mère ; quelques années plus tard, Les Parents terribles16, pièce créée en 1939, mettent en scène une femme possessive, Yvonne, qui fait des scènes de jalousie spectaculaires à son fils Michel. Sans que l’inceste soit explicitement consommé, les deux personnages, au premier acte, se retrouvent seuls dans la chambre, allongés sur le lit, le fils embrassant la mère. La presse jugea la pièce immorale et Cocteau, que les conseillers municipaux obligèrent à quitter le théâtre des Ambassadeurs, dut arrêter les représentations. La faute que constitue l’inceste, déjà inacceptable chez l’homme, semble devenir intolérable quand il s’agit d’une mère, figure protectrice du foyer. La transgression sexuelle – sur scène ou dans la société – se voit donc lourdement condamnée quand elle concerne la femme, qui, selon la norme, doit être une bonne mère ou (et) une bonne épouse. Les deux pièces de Cocteau s’achèvent par ailleurs sur la mort des mères coupables, celle de Jocaste qui se pend, celle d’Yvonne qui se suicide. Ces dénouements témoignent peut-être d’une prudence des dramaturges anticipant le scandale et soucieux de l’atténuer ; toujours est-il que l’adultère et l’inceste constituent dans ces pièces deux menaces au sein de la famille, sources de désordres, de tensions, de jalousies mettant en danger la paix et la cohésion.
10Condamné de manière universelle, contrairement à l’adultère, l’inceste fait donc partie des actions jugées immorales. Or, Cocteau, sans en faire aucunement l’apologie, cherche à amener un regard différent sur cet acte. Le personnage le plus remarquable à cet égard est probablement Jocaste dans La Machine infernale, dont nous citerons deux répliques ; la première est adressée à Tirésias : « Est-il plus doux ménage, ménage plus doux et plus cruel, ménage plus fier de soi, que ce couple d’un fils et d’une mère jeune ?17 », la seconde à Œdipe qu’elle revient voir après sa propre mort : « Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l’endroit où j’habite, si tu savais comme elles ont peu d’importance18 ». Si Jocaste a rejoint le séjour des immortels et des dieux grecs, où l’inceste était chose commune – des liens de fraternité unissaient Héra à Zeus, son époux, par exemple –, elle ressentait déjà la beauté de l’amour entre une mère et son fils, perçu comme un lien idéal dépassant la seule affection filiale. Cette morale est différente de celle de la société : Jocaste ne voit pas le mal où les hommes le voient, mais se suicide parce qu’elle sait que son acte, même involontaire, ne sera pas accepté par la communauté. Cocteau, en prêtant ces répliques à l’un de ses personnages, ne fait que formuler autrement ce qu’il dira dans le Journal d’un inconnu lorsqu’il évoque la question de sa morale : « Cette morale particulière peut paraître l’immoralité même au regard de ceux qui se mentent, [...] de sorte que notre vérité leur deviendra mensonge19 ». On voit à quel point le dramaturge fait incarner par son personnage féminin une idée qui lui est chère sur la relativité de ce que l’on juge bon ou mauvais, normal ou déviant. Cette pensée originale, et pour le moins provocatrice, qui consiste à voir dans l’inceste une forme d’amour supérieur, ne déchaîna pas le scandale, probablement parce que le mythe d’Œdipe était culturellement connu et admis. Il n’en alla pas de même pour Les Parents terribles, pièce dans laquelle Yvonne, ne supportant pas que son fils, Michel, soit tombé amoureux d’une jeune femme, le menace de l’enfermer pour l’empêcher de voir sa maîtresse, puis de se suicider. Contrairement à La Machine infernale, cette pièce ne met pas en scène des personnages éloignés d’un point de vue spatial et temporel, mais une famille « À Paris, de nos jours », comme l’indique la didascalie initiale ; les spectateurs parisiens, comme la presse, acceptèrent mal cette image de la famille française actuelle que leur montrait Cocteau. L’inceste d’une mère et de son fils reste donc un thème tabou qui fait scandale, bien que les auteurs traitent ce thème avec une relative prudence et une pudeur certaine.
11À des transgressions sexuelles se produisant au cœur du foyer, espace privé, répondent celles qui émanent de l’extérieur, telles que la prostitution, qui inspire abondamment la littérature et le théâtre d’une époque qui a réfléchi et légiféré sur cette question. La loi Marthe Richard de 1945 proposait la fermeture des établissements de prostitution, et les années 1946 à 1960 constituent en France, selon Alain Corbin dans Les Filles de noce, « l’âge d’or de la surveillance » de la prostitution20 : celle-ci, curieusement, dérange plus pour des questions sanitaires que pour des raisons morales. Depuis la Libération, la France éprouve une soif de liberté à laquelle la prostituée semble participer ; il est de plus reconnu que l’activité des filles publiques permet de calmer les ardeurs viriles et constitue un facteur de stabilisation de la société. Malgré cette tendance à reconnaître les bienfaits de la prostitution, il n’est pas rare que la mise en scène de personnages de prostituées provoque le scandale. C’était le cas au siècle précédent – rappelons par exemple le discours outré de Georges d’Heylli sur la surabondance de personnages de « lorettes » au théâtre, telle Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias21 –, et c’est encore valable au moment même où la prostituée reçoit une relative forme de reconnaissance sociale. En effet, les femmes de mauvaise vie dans le théâtre de Jean-Paul Sartre et de Marcel Aymé choquent le public : en 1946, le titre de La Putain respectueuse se voit censuré et la pièce fait scandale. Les spectateurs supportent mal que Lizzie rende évidentes la cruauté et l’hypocrisie d’une police représentée comme corrompue et corruptrice. Même réaction pour Clérambard en 1950, dans laquelle la Langouste, prostituée loquace et provocante, manifeste son mépris pour la bourgeoisie, avant d’être touchée par la grâce, face à un personnage de curé insensible à l’apparition d’un saint.
12La figure de la prostituée, par sa capacité à créer le désordre par des mœurs différentes de celles de la société, est plus transgressive encore que la femme infidèle ou incestueuse. L’exercice de ses charmes dépasse la sphère privée, peut faire dévier d’autres personnes qu’elle, influencées, emportées par la séduction qu’elle exerce. L’analogie entre le dramaturge et son personnage de prostituée devient perceptible et pertinente : celle-ci persuade l’homme marié d’accepter ses services, donc de céder à la tentation, à l’appel de son corps, et de renoncer à une valeur jugée essentielle à la fois par l’église et par la société : la fidélité dans le mariage ; elle le détourne du chemin tracé par les institutions, qui exige la répression du désir hors des liens conjugaux. Quant au dramaturge, il s’efforce de persuader le spectateur du ridicule ou du danger d’une institution qu’il dénonce, l’incitant à trouver une autre voie que celle établie. Étymologiquement, la prostituée est celle qui s’exhibe, qui se montre et se donne contre de l’argent ; l’auteur, en écrivant pour le théâtre, accepte lui aussi de s’exhiber sur scène, de se publier à travers son œuvre qu’il vend. Comme elle, il s’expose au public, il offre son œuvre aux regards, aux jugements, dans une démarche d’humilité, prenant le risque d’être rejeté. Mais l’analogie est plus profonde : la femme publique incarne la liberté par sa sexualité sans interdits ; elle échappe au poids des valeurs imposées aux femmes et devient une figure privilégiée de la révolte. Jean Genet, dont plusieurs pièces se situent dans un bordel, fait de Chantal, une prostituée tuée à la fin du Balcon, « l’âme et la voix » de « l’insurrection22 ». Elle meurt, touchée par une balle, et son corps est emporté avec respect par deux figures du pouvoir, la Reine et le Général.
13Dans ce théâtre, la prostituée est celle que l’on veut faire taire parce qu’elle veut révéler ce qui ne doit pas être dit : la liberté sexuelle dont elle jouit est aussi, plus généralement, une capacité à exprimer, à dénoncer les interdits. Lizzie, la putain respectueuse de Sartre, est la seule à affirmer l’innocence d’un Noir accusé de viol, et s’oppose au sénateur et à la police. Elle s’attache à la vérité, comme ceux qui veulent la réduire au silence s’attachent à leur réputation et à leur pouvoir menacés par elle. Si le dénouement la montre soumise malgré elle au pouvoir, un policier lâche et corrompu, Fred, tombé amoureux d’elle, pense pouvoir devenir meilleur à ses côtés. La déviante n’est donc plus celle qui s’écarte du droit chemin – le respect de la justice –, mais celle qui tente d’amener les autres sur un autre chemin : le respect de la vérité, même s’il s’oppose aux lois. Ainsi, l’ancienne prostituée noire des Nègres s’appelle, par un jeu onomastique signifiant, Vertu. Elle est la seule à ressentir un amour pur pour Village, au milieu des autres personnages qui mentent et jouent un rôle. Genet, en nommant ainsi ce personnage, ne s’amuse pas seulement à provoquer, mais met en œuvre une inversion des valeurs qui fait de la transgression une qualité. Bien plus, si l’on suit ce raisonnement, celle que l’on appelle femme de petite vertu est, par son humilité, autrement dit sa capacité à s’abaisser, plus susceptible de toucher Dieu que les autres : « Dans son abjection, la Langouste est plus proche de Dieu que toutes les filles d’avoués du canton. […] Sa misère et sa honte lui serviront de passeport pour entrer au Ciel23 », clame le comte de Clérambard. C’est la reprise, par ce personnage masculin touché par la grâce, de ce que Jésus affirmait aux docteurs : « En vérité je vous le dis : […] les courtisanes vous devancent dans le royaume de Dieu24 ». Par un renversement inattendu, la prostituée, qui personnifie indubitablement une forme de transgression sexuelle réprouvée, se trouve investie par ces dramaturges d’une force la portant vers le bien, redéfini selon des critères à la fois anciens – l’humilité prônée par la Bible – et nouveaux – une liberté qui dépasse la seule liberté sexuelle. Ainsi, les personnages de filles publiques, à la fois humbles et subversifs, passent d’une image négative à une image positive par une revalorisation de leur caractère déviant, de leur différence, de leur opposition à la société, grâce à des dramaturges qui leur ressemblent. Le Balcon de Genet explore le lien entre l’homme de théâtre et la prostituée de manière explicite, en faisant de la patronne de la maison de prostitution une figure proche du metteur en scène ; Irma évoque les « quelques grandes représentations25 » qui ont eu lieu dans son bordel et les rôles que chaque client vient y jouer, qu’il s’agisse du pompier, de la ménagère, du roi ou du saint. Elle tient à ce que son établissement soit appelé « maison d’illusions26 », reprenant une périphrase connue pour désigner le théâtre. Ainsi, une prostituée se voit transformée en artiste, comme le constate Carmen, autre prostituée : « Autour de votre belle personne vous avez pu organiser un théâtre fastueux27 », artiste dont les œuvres sont appréciées de ceux qui s’y rendent, quel que soit leur statut social. Genet va même jusqu’à faire d’Irma un personnage royal ; elle prend en effet la place de la reine dont le décès est annoncé par l’envoyé. Cette ascension du plus bas au plus haut marque la fascination du dramaturge pour le personnage féminin déviant, l’une des figures du monde qu’il affectionne, celui du bas, de l’ignoble, celui des voleurs, des criminels.
14Comme Marcel Aymé, Sartre, et Cocteau, Genet éprouve en effet une haine de la médiocrité, de la tiédeur : elle est rassurante, garantit la paix sociale, et en cela séduit le public28, mais elle manque d’intensité et d’intérêt. Ce qui est stable suppose l’absence d’une prise de risque, une complaisance dans le confort ; on sait l’ironie avec laquelle Aymé traite M. Lepage, son personnage bourgeois adepte du « confort intellectuel », dans le texte du même nom29. Ces dramaturges, au juste milieu, préfèrent le bas, l’ignoble, en ayant conscience que, selon le regard, le bas peut devenir le haut. Ainsi, à un personnage mesuré, ils préfèrent la prostituée, femme abusive : abusive parce qu’elle se livre au mauvais usage, si l’on reprend l’étymologie du mot, et surtout parce qu’elle exagère, dépasse les limites, n’est pas modérée. Ce type de comportement correspond sans doute mieux à l’attitude qu’ils choisissent eux-mêmes d’adopter, préférant prendre position, malgré les risques ; être modéré, pour eux, traduit peut-être un manque de passion ou d’audace, qualités qu’ils estiment nécessaires à leur époque – Cocteau par exemple érige l’audace en vertu dans de nombreux écrits. Ainsi, la représentation théâtrale de la prostituée dépasse l’image traditionnelle de la misérable au grand cœur30, l’enrichissant d’une force de subversion l’élevant au statut de métaphore de l’auteur.
15Ce théâtre refuse donc de faire de la femme l’autre, l’ennemie, celle que l’on craint31, que l’on veut soumettre, dominer. Certains critiques ont cru déceler chez ces dramaturges, notamment chez Genet, une misogynie, qui, selon une approche psychanalytique, pourrait s’expliquer par leur propre peur de la femme, que l’écriture chercherait à conjurer. Marcel Aymé, par exemple, met particulièrement en scène l’aversion pour le sexe dit faible dans La Convention Belzébir32 : il y représente une société imaginaire qui délivre aux hommes, mais pas aux femmes, une licence de tuer qui bon leur semble sans que ces dernières, potentielles victimes, aient le droit de se défendre. L’intrigue évoque donc une société qui s’efforce de soumettre la femme, de limiter son pouvoir. Le dénouement de la pièce, menant à la disparition de la convention, loin de donner raison à cette société, infirme l’hypothèse d’une peur du dramaturge reflétée par son œuvre. Marie Redonnet propose, à propos de Genet, une analyse séduisante de son rapport à la femme : selon elle, l’œuvre de Genet n’est qu’en apparence fondée sur « une exclusion radicale de la femme », qui représente l’Autre par excellence pour le dramaturge homosexuel ; en réalité, Genet procède à un travail de sape de la littérature, qui reste à l’époque majoritairement une histoire d’hommes. Cette ruine de « l’image phallique » souveraine constitue selon M. Redonnet « la subversion inaugurale, fondatrice de toute son œuvre33 ». Les nombreux personnages d’hommes travestis dans l’œuvre de Genet, aspirant à devenir des femmes, niant leur virilité et la sexualité qu’elle sous-tend, témoignent à la fois d’une fascination pour la femme et pour sa sexualité, et d’un désir de ne la concevoir ni comme un être négatif — car étranger, menaçant le pouvoir de l’homme —, ni comme un être inférieur, à soumettre. Ainsi, à travers ce théâtre d’auteurs masculins, les représentations traditionnelles de la sexualité féminine et, plus largement, de la femme, sont rejetées au profit d’une conception originale et subversive.
16Le personnage de la femme sexuellement déviante, communément condamné en France à une époque troublée qui s’efforce de maintenir des valeurs stables et rassurantes, a indéniablement fasciné Cocteau, Aymé, Genet et Sartre34, comme l’a démontré l’étude des représentations les plus marquantes de ce type de personnage ; Sartre, loin de ne traiter ce sujet qu’au théâtre, publiait, dès 1939, une nouvelle dans le recueil Le Mur, « Intimité », dans laquelle il laissait deux personnages féminins, Rirette et Lulu, évoquer crûment leur sexualité, l’adultère, le désir. À une période de d’ordre moral dans la France des années 1940 à 1960, l’évocation du désir de la femme seul, sans même évoquer les formes de sexualité particulières telles que l’adultère, l’inceste ou la prostitution, dérangeait par sa faculté à générer le trouble. Ainsi, lorsqu’au seul désir s’ajoute la transgression sexuelle, la réaction des institutions et des spectateurs est, on l’a vu, immédiate : l’indignation, la réprobation. Les dramaturges, relativement conscients de ce qu’ils allaient provoquer, se sont pourtant entêtés à mettre en scène des femmes scandaleuses, cumulant parfois plusieurs formes de déviance, comme Irma dans Le Balcon, prostituée aux tendances homosexuelles. C’est que le personnage de la femme sexuellement déviante permettait aux dramaturges d’incarner des transgressions liées à la sexualité féminine, certes, mais plus largement une opposition à la société dans ce qu’elle avait de normatif et de répressif. On comprend ce que ce type de figure scandaleuse avait de séduisant pour des auteurs eux-mêmes jugés déviants, marginaux par leurs contemporains, et l’on saisit l’intérêt que présentait le théâtre, plutôt qu’un autre genre, pour porter un autre regard sur la déviance : la scène était l’espace idéal pour qui voulait faire réagir, immédiatement, violemment, et collectivement, un public jugé trop conformiste, aux conceptions stéréotypées, que l’on aurait aimé voir prêt à dévier. L’évolution des mœurs, qui passa de la condamnation de la sexualité à une libération progressive, surtout à partir de mai 68, est le prolongement d’un mouvement de pensée qui germait déjà dans les esprits de ces dramaturges.
17Pour citer cet article :
18Aebi Delphine, « La femme scandale dans le théâtre français du XXe siècle : représentations d’une sexualité féminine transgressive », Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 29 septembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3040
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
- Pièces de théâtre
Aymé Marcel, Théâtre complet, 1948-1967, Paris, Gallimard, 2002 [dans l’ordre chronologique : Lucienne et le boucher, Les Quatre vérités, La Convention Belzébir, Le Cortège ou Les Suivants]
Aymé Marcel, Clérambard, Paris, Grasset, 1950
Cocteau Jean, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2003, Bibliothèque de la Pléiade [dans l’ordre chronologique : Les Parents terribles, La Machine infernale]
Genet Jean, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2002, Bibliothèque de la Pléiade [dans l’ordre chronologique : Le Balcon, Les Nègres]
Sartre Jean-Paul, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2005, Bibliothèque de la Pléiade [dans l’ordre chronologique : Les Mouches, La Putain respectueuse, Kean, Les Séquestrés d’Altona]
- Textes théoriques et critiques
Corbin Alain, Les filles de noce misère sexuelle et prostitution (19e et 20e siècles), Paris, Aubier Montaigne, 1978
Héritier Françoise, Les deux sœurs et leur mère, Paris, Éditions Odile Jacob, 1994
Redonnet Marie, Jean Genet le poète travesti. Portrait d’une œuvre, Paris, Grasset, 2000
Pour citer cet article
Delphine Aebi, « La femme scandale dans le théâtre français du XXe siècle : représentations d’une sexualité féminine transgressive », paru dans Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 29 septembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=3040.
Auteurs
Doctorante en Lettres et monitrice à l’Université Stendhal (Grenoble 3), Delphine Aebi a obtenu en 2007 une bourse ministérielle lui permettant de commencer au sein du laboratoire E.A. 3748 Traverses 19-21 une thèse qui prolonge et élargit ses recherches antérieures ; dirigée par Claude Coste, elle porte sur le scandale dans le théâtre français des années 40 à 60. Outre plusieurs articles publiés chez L’Harmattan ou dans la revue Alkémie, Delphine Aebi a participé à des colloques à Grenoble tels que « Ordre et désordre » en 2008, « Repères et Espace(s) » en 2009, et interviendra en juin prochain au Mans pour le colloque international « Théâtre et nation ».