Loxias | Loxias 25 Littératures du Pacifique |  Littératures du Pacifique 

Estelle Castro  : 

Pré-occupation(s) et souffle du lieu dans Carpentaria d’Alexis Wright

Résumé

Epopée, satire sociale, roman d’aventures parsemé de notes et passages humoristiques, Carpentaria est, comme l’indique Alexis Wright, « une multi-hélice tournoyante d’histoires ». En multipliant les héros, tels que Norm Phanton, qui « garde dans sa tête une bibliothèque pleine à craquer d’histoires de sa terre », en rendant compte du lieu comme sujet, et en révélant par l'écriture des histoires et philosophies propres au territoire australien, le chef d’œuvre qu’est Carpentaria porte à son comble l'australianisation de la littérature. Cet article examine comment le présent et l’espace australien se conçoivent et se vivent à travers des réseaux de mémoire et de chants dans ce roman magistral qui permet d'imaginer un nouvel espace de vie et de liberté défiant les limites imposées par la colonisation et le matérialisme. Il étudie comment la terre, le présent et le futur aborigènes recouvrent leurs droits à travers les multiples voix qui s’élèvent dans le Golfe de Carpentarie, au Nord-Ouest de l'Australie, et comment la résistance par l’action se voit investie d’une valeur existentielle, nationale et globale.

Abstract

An epic, a social satire, an adventure story subtended by humoristic passages, Carpentaria is, as Alexis Wright called it, “a spinning multi-stranded helix of stories”. Spinning a multiplicity of characters – such as Norm Phanton, who keeps “a library chock-a-block full of stories of the old country stored” in his head – this novel explores how old battles are rekindled and new wars fought with the opening of a mine in the Gulf of Carpentaria. In Carpentaria, a modern masterpiece, rendering the land as a character and as agent, and weaving together (hi)stories and philosophies which are specific to the land, the australianisation of literature has been brought to new limits. This essay examines how the present and the Australian space are conceived, sung and lived through webs of memories in this novel, which imagines a new space for freedom defying all the limits imposed by colonisation, neo-colonialism and materialism. It explores how the Aboriginal land, present, and future regain their rights through the many voices conjured up in the Gulf of Carpentaria, and how resistance through local actions is invested with existential, national and global significance.

Index

Mots-clés : Aborigènes , Epopée, espace, littérature orale, serpent, terre

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

…dessous l’Histoire, des histoires dont aucun livre ne parle, et qui pour nous comprendre sont les plus essentielles.

Patrick Chamoiseau, Texaco1.

En juin 2007, Carpentaria, le dernier roman d’Alexis Wright, écrivaine aborigène waanyi, remporta le plus grand prix littéraire australien (le Miles Franklin Award)2, pour la première fois décernée exclusivement à un auteur aborigène. Il avait déjà été attribué pour le roman Benang à l’auteur aborigène nyungah Kim Scott, lauréat du prix en 1999 en même temps que Thea Astley pour son roman Drylands. Connue pour ses talents d’écrivaine depuis la parution de son premier roman Plains of Promise/Les Plaines de l’espoir, ses nouvelles, parues en français dans le recueil Le Rêve du Serpent Arc-en-Ciel, et ses essais, comme Croire en l’incroyable ou Grog War3 (non traduit), Alexis Wright s’est pendant longtemps dévouée aux droits et intérêts des Aborigènes en travaillant comme consultante sur les questions minières et de revendications foncières autochtones (Land Rights). Dans Carpentaria, roman dans lequel l’auteur voulait explorer la manière dont la mémoire se recrée et devient un « prolongement contemporain d'une histoire du Dreaming4 », la terre, le présent et le futur aborigènes recouvrent leurs droits dans le Golfe de Carpentarie, au Nord-Est de l'Australie. Les histoires ancestrales et l'histoire de la colonisation s'entrelacent dans cette épopée, qui se fait en outre satire sociale dépeignant les conflits opposant aussi bien des Aborigènes et des non-Aborigènes que des Aborigènes entre eux. En effet, dans la petite ville côtière (fictionnelle) de Desperance, l'ouverture de la mine de Gurrfurrit ravive d’anciennes guerres, et en crée de nouvelles. Roman magistral repoussant les frontières du genre5, Carpentaria enchante et déroute (littéralement) le lecteur, invité à suivre les chemins d’une multitude de personnages ordinaires et extraordinaires, et à saisir le souffle, la vie, et la poésie d’une région chère à l’auteur. Cet article examine comment, en s'ouvrant en réseau à l'image des lignes de chant (« songlines ») qui traversent le territoire et en intégrant différentes voix, langues et manières de parler, le roman parvient d’une part à rendre compte du lieu comme sujet, et d’autre part à créer une « multi-hélice tournoyante d’histoires6 », façonnées par la grande tradition d'histoires orales de la communauté indigène australienne, mais aussi par la littérature mondiale7. Nous verrons en dernier lieu comment éthique et esthétique participent d’un même mouvement dans ce roman, dont l'écriture inscrit dans le paysage littéraire australien la devise de Mozzie Fishman, personnage charismatique du roman : « penser globalement, agir localement ».

Hommage à la poésie d’un lieu, et à la spiritualité aborigène, Carpentaria s’ouvre sur le serpent ancestral qui vint créer, il y a bien longtemps, les fleuves du Golfe de Carpentarie, et façonner la géologie ainsi que la destinée de ses habitants :

[L]e serpent ancestral, créature plus grande que des nuages massés à l’horizon, descendit des étoiles, chargé de l’énormité de ses propres travaux de création […] brillant d’un ancien soleil réfléchissant son corps, et cela bien avant que l’homme soit une créature capable de contempler l’instant suivant du temps. […] 

Imaginez le serpent de la Création, s’enfonçant profondément dans le sol glissant […], laissant dans son sillage le tonnerre de tunnels qui s’effondrent juste derrière le bout de sa queue, formant ainsi des vallées profondément encaissées. Et, instantanément, les eaux de la mer qui s’engouffrent dans ce sillon, s’y précipitent dans une folie de raz-de-marée, et changent rapidement de couleur pour passer du bleu océan à un jaune boueux. L’eau remplit les roches tortueuses pour y inscrire des fleuves aux méandres puissants parcourant les vastes plaines de la région du golfe. Le serpent visita ensuite des étendues de plaines marines, traversa des mangroves, franchit des dépressions salines et revint se couler sur la terre. Puis il repartit dans la mer. Et ressortit à un autre endroit de la côte, rampa sur terre et repartit encore.

Quand il en eut terminé de la création de tous ces fleuves derrière lui, il en créa un dernier […]. C’est là que le serpent géant continue de vivre, profondément enfoui sous la terre, au sein d’un vaste réseau de rivières souterraines dans le calcaire. On dit que son essence même est poreuse, qu’il s’infiltre partout. Il existe partout dans l’atmosphère et reste aussi attaché que leur peau aux vies des peuples du fleuve8.

Wolfgang Iser a finement résumé l’humilité avec laquelle le lecteur doit aborder un texte, en expliquant que « les processus de formation du sens des textes perdent toujours, au cours de la lecture, des possibilités d’actualisation. Dans chaque cas concret, celles-ci sont déterminées par les dispositions individuelles du lecteur et par le code socioculturel auquel il est soumis9. » Alors que le lecteur familier des récits autochtones lira aisément cet incipit comme un récit de création racontant comment les fleuves de la région vinrent à exister, le lecteur non averti comprendra quelques pages plus tard que « la connaissance intime de ce fleuve et de la région côtière relève du savoir aborigène traditionnel, transmis à travers les âges depuis le commencement des temps10 ». Frances Devlin-Glass a proposé une lecture éclairée par son travail (depuis une décennie) et celui de l’anthropologue John Bradley (depuis trente ans) auprès des Yanyuwa, un groupe voisin des Waanyi, pour explorer la représentation de la rivière et du cyclone, ainsi que les différentes histoires et manifestations du Serpent arc-en-ciel dans le roman11. La lecture proposée ici s’inscrit quant à elle dans une approche littéraire thématique et linguistique, nourrie de recherche sur la littérature aborigène menée depuis six ans en collaboration avec plusieurs auteurs aborigènes et de nombreux membres de la communauté aborigène.

Le début du roman cité plus haut invite le lecteur à suivre le serpent créateur au cours des méandres de son parcours et à admirer l’infinie énergie qui se dégage de la descente du ciel et de l’« énormité » créatrice du serpent, dont l’ancestralité et la puissance contraste avec le caractère presque fugace des moments humains, et ne demande pourtant qu’à être vue, entendue, dès cet incipit, comme l’implique l’injonction adressée au lecteur : « Imaginez » (« Picture » en anglais, puis plus loin « imagine »). La force extraordinaire du serpent se révèle à travers la distance qu’il parcourt pour former vallées et rivières, au cours de ses montées et descentes, qui permettent de décrire le Golfe de Carpentarie, les plaines marines, les mangroves, et de rendre cette impression de luxuriance aquatique qui saisit et appelle l’auteur sur sa terre. En outre, après le passage cité, l’assurance exprimée dans l’indication du lieu de la demeure du serpent révèle que celui-ci est toujours présent dans la rivière, dans la mémoire et dans les esprits, tout comme l’appel et les histoires de sa terre furent toujours présents à l’esprit de la grand-mère de l’auteur.

Tel le serpent qui marque, entaille, et creuse la terre, l’écriture d’Alexis Wright s’ancre dans le Golfe de Carpentarie, pays (country)12 waanyi d’où venait sa grand-mère. Chassée par les pastoralistes de sa terre ancestrale, cette dernière ne put y retourner de son vivant, mais elle en raconta les histoires à sa petite-fille, qui passa des années à imaginer un monde dans lequel elle ne put se rendre qu’à l’âge adulte. Comme elle l’explique, Carpentaria est le fruit de ce lien à cette terre :

Je voulais écrire un livre qui tenterait d’explorer un lieu d’une extraordinaire énergie, en Australie . Je voulais comprendre pourquoi cette terre me semble plus vivante que n’importe quel autre endroit du pays Cette terre (country) et ses saisons de canicule, de pluies et de boue attirent ma conscience à elles. . Je ressens constamment l’appel de cette terre. Parfois, ses besoins sont importants, exigent plus que ce que je ne peux donner. Et cet endroit crée tant d’amour et d’aspirations, et soulève des questions qu’il me serait bien plus facile d’oublier13.

La terre de cette région du Golfe et son histoire se font entendre tout au long du roman, jusque dans le cyclone qui finit par détruire la ville. A qui sait écouter, la terre rappelle qu’elle n’est pas inerte :

Lorsque la boue était sèche…

Les claypans respiraient comme de la peau, et leur respiration vous transperçait jusqu’aux os. Les anciens disaient que c’était le monde qui s’ébranlait, d’ici à la mer. Parfois, à Desperance, on entendait tous la boue sèche se craqueler dans les claypans. On entendait le sol gronder, son épiderme se fissionner et creuser des blessures profondes partout au sol. […]

Il s’imposait à tous que, quelle que soit sa nature, ce qui vivait là, sous leurs pieds était bien plus grand qu’eux, et les vieux clans en retiraient un pouvoir réel. Ils disaient que c’était bien qu’ils continuent à vivre là où ils étaient. Pour maintenir l’ordre des choses14.

Les ondulations de la terre qui se manifestent dans le texte, et la description de l’épiderme blessé de la terre personnifiée qui gronde et qui craquelle à la saison sèche renforcent l’idée que la terre est bel et bien un personnage qui joue son rôle dans le roman et se fait entendre de tous les habitants de la région. Invitant à l’humilité, ce passage fonctionne aussi comme un acte de légitimation qui rappelle qu’il incombe aux clans aborigènes gardiens du lieu de veiller sur cette terre qui vit, respire, et renvoie l’homme à ses forces limitées.

Alors que le lecteur apprend au milieu du roman que les anciens savent toujours, de façon troublante, quand quelqu’un va mourir dans des circonstances mystérieuses pendant un cyclone (p. 277), Will, personnage qui s’est battu contre la mine, et dérive sur son île de débris après le passage du cyclone, apprend à la fin du roman, par une reine des Pricklebush15 qui lui apparaît peut-être en rêve, peut-être dans son état de mi-conscience, que c’est pour punir ceux qui ont enfreint la Loi que le cyclone est venu anéantir Desperance,

[…] parce qu’il y a plein de choses qui se trament quand les cyclones s’abattent sur le pays du haut du ciel, et ce qui se passe là maintenant, c’est le résultat des plus puissants esprits créateurs, qui sont descendus des cieux comme une tempête quand ils commencent à se mettre en quête de ceux qui ont enfreint la Loi. (p. 478)

Son discours, fait d’une seule longue phrase qui se déroule avec emphase sur treize lignes, lie tout d’abord la légitimité du « vrai peuple » du Golfe à leur connaissance et à leur respect de la Loi, qu’ignorent les paresseux habitants d’Uptown (les quartiers chics), comparé de manière comique à une bande d’inactifs « s’attendant à acquérir leurs liens ancestraux avec la mer en restant assis sur leurs postérieurs » et en passant leur temps à regarder la télévision. Se lit donc en filigrane l’idée qu’en se coulant ainsi la vie douce, les habitants non-aborigènes d’Uptown se transforment en transgresseurs, et que ceux qui penseraient que les croyances aborigènes et non-aborigènes peuvent évoluer parallèlement sans jamais se rejoindre font erreur. La logorrhée de reine des Pricklebush permet d’intégrer dans une même phrase plusieurs comportements et affiliations spirituelles, et fonctionne comme une exhortation à respecter les lois du lieu, car les cyclones reviendront si la Loi ancestrale est à nouveau transgressée. Se déroulant à la fois sur le mode ludique et combatif, son magma narratif résonne comme une explosion, mimétique aussi bien du cataclysme qui est en train de se produire, que de l’effet produit dans la tête de Will qui implore intérieurement : « De grâce. Qu’elle s’en aille » (478).

La pré-occupation du territoire, aux deux sens du terme (d’occupation première et d’inquiétude), exige donc reconnaissance. Colonne vertébrale (« backbone ») de la région, le peuple du Golfe connaissait les rites à effectuer pour rendre hommage aux esprits créateurs et maintenir l’équilibre du cosmos qu’ils ont établi. Will parvient d’ailleurs à se diriger et à survivre en mer grâce aux chants qui lui ont été transmis non seulement par son père Normal Phantom mais aussi par Joseph Midnight, aincien d’un autre clan, et pourtant ennemi juré de Normal. Symbolique de ces échanges qui peuvent être effectués d’un clan à l’autre lorsque des alliances sont nouées, le chant que révèle Joseph Midnight à Will permet à ce dernier de partir en mer avant le cyclone vers des terres qu’il ne connaît pas. Puis, lorsqu’il navigue après le passage du cyclone, Will parvient à se diriger grâce à une connaissance qu’il a héritée : « un monde plein de mémoires, racontées et reracontées, des milliers et des milliers de fois, par des voix de tous les temps, transmises par la voix de son père » (460). Comme de nombreux autres passages du roman, l’épopée de Will rappelle ainsi que le territoire se connaît à travers les chants qui permettent de se rendre d’un lieu à un autre (375), que la connaissance des lieux passe par le(ur)s histoires, ou en d’autres termes, reprenant l’heureuse expression de l’anthropologue Deborah Bird Rose, « stories hold knowledge in place16 ».

  Will Phantom, le fils de Norm Phantom, refusant l’arrivée de la mine et la sabotant au moyen d’explosifs n’est que l’un des nombreux personnages de Carpentaria, au nombre desquels comptent notamment : Normal Phantom, un vieil homme aux connaissances tribales ancestrales, connaisseur et amoureux de la mer ; Angel Day, sa femme forte tête qui construit et décore sa maison grâce aux détritus de la décharge sur laquelle elle revendique des droits territoriaux ; Mozzie Fishman, fanatique aborigène menant des équipées suivant les lignes de chant du territoire pour perpétuer des cérémonies ancestrales ; Elias Smith, un rescapé d’une tempête, ayant perdu sa mémoire et son identité ; le policier Truthful, pris entre sa volonté de garder bonne réputation à Desperance, et son désir pour l’une des filles de Norm ; Joseph Midnight, ennemi juré de Norm, s’étant déclaré propriétaire traditionnel de Desperance, et ayant donné son accord pour l’arrivée de la mine pour une bouchée de pain ; ou encore Hope Midnight, la fille de Joseph Midnight, aimée de Will.

L’onomastique laisse présager que le roman pourra prendre une dimension allégorique : Normal Phantom est somme toute un personnage normal, puisqu’il connaît les chants ancestraux de sa terre ; Angel Day porte bien, ou bien mal son nom, car elle n’est angélique que lorsqu’elle trouve des trésors à la décharge, et abandonne Norm un jour de janvier de l’année 1988, date symbolique marquant le bicentenaire de la colonisation du continent australien ; Will Phantom a un prénom et un nom propitiatoires, puisque sa volonté (will) n’a de cesse que de voir la mine détruite, et pour cela, il doit se rendre invisible ; la compagne qu’il choisit, Hope (espoir) Midnight, lui donnera du courage jusque sur son île d’amoncellements de détritus où, seul, il dérive en pleine mer à la fin du roman ; Desperance est une ville désespérante qui, bâtie sur l’exclusion des Aborigènes et de leur connaissance du territoire, n’a point d’espoir de survie ; et le nom de la mine, « Gurrfurrit », qui résonne comme un « go for it » (et pourrait donc se traduire par « Alassaut »), laisse entendre qu’elle attirera les plus avides, y compris deux frères de Will, et qu’elle sera réduite à néant par la volonté des gardiens et des esprits du lieu.

Premier personnage humain qui apparaît dans le roman, Norm Phantom est aussi le personnage sur lequel il se ferme, quand il ne reste plus rien de Desperance, après le passage du cyclone. Le début du roman révèle la connaissance intime qu’a Norm du fleuve :

Ses ancêtres étaient les gens du fleuve qui avaient vécu avec le fleuve depuis l’origine des temps. Norm était comme l’eau, qui monte ou redescend le cours du fleuve de sa source à la mer. Il s’en allait au gré de l’eau aussi longtemps qu’il en avait envie. Il connaissait les poissons et était en termes amicaux avec les gropers, ces mérous géants du golfe de Carpentarie, qui pullulaient par bancs de cinquante ou plus, et remontaient la rivière derrière son bateau pour le plaisir de la compagnie. Les vieux disent que les gropers vivent des siècles, et que ce pourrait être le cas pour Norm aussi. Quand il parlait des étoiles, ils disaient qu’il en savait autant sur le ciel que sur le fleuve. Le clan des terres à acacias disait qu’il avait toujours chassé les constellations : Quand il était gamin, on le voyait courir dans la nuit pour attraper les étoiles. Ils étaient persuadés qu’il connaissait le secret pour les atteindre17.

Dans ce passage qui raconte que les connaissances exceptionnelles qu’a Norm de la mer n’ont d’égales que sa connaissance et son amour des étoiles, le présent des verbes « disent » et « vivent » recrée une situation semblable à celle d’un discours oral, cautionne le récit, et établit une complicité entre l’auteur et le lecteur. Le reste du passage étant néanmoins au passé, cette fluctuation indique la volonté de l’auteur de faire demeurer le récit et Norm, ainsi que le lecteur, entre aujourd’hui et autrefois. Mise en lumière par le témoignage des anciens que livre la phrase en italique, l’image digne d’un Antoine de Saint-Exupéry de Norm enfant courant dans la nuit pour attraper les étoiles, suggère aussi que le récit s’inscrit dans un espace-temps qui non seulement dure, mais fait aussi rêver. Alexis Wright commenta qu’elle avait souhaité avec Carpentaria créer une longue histoire traditionnelle « de notre temps18 », réminiscente d’un style de narration orale qui soit familier à bien des Aborigènes, et qui réunisse en même temps des récits de tous temps et des événements historiques. C’est aussi une proposition de rapport réenchanté à la réalité que Carpentaria propose d’imaginer, laissant au lecteur (ignorant les histoires de la région) le soin de deviner si les histoires racontées sont héritées de la grande tradition orale des récits aborigènes, ou imprégnées de réalisme magique19.

Ainsi, si Norm est « le héros de la rivière », à qui même les « crocos20 » ne font pas peur (7), la mer est elle aussi habitée de héros, tels les mérous géants ou « la femme des mers » qui essaie d’attirer Norm dans ses eaux avant qu’il n’ait à assumer sa posture de guerrier pour affronter une tempête et ses nuages de veuves, armée de morts déçus voyageant pendant les moussons estivales :

Pris dans la sphère de la femme des mers, Norm vit au loin des vagues sombres et spectrales s’avançant tels des esprits hantés. Il entendit dans l'air le bruissement d'un monologue mélancolique, qui chantonnait et battait le rythme de la progression du premier rang de vagues se précipitant vers lui dans une bousculade, tandis que, plus haut, dans le ciel, le monologue s'élançait en spirale dans les cieux et y disparaissait. Norm, au centre de la scène, se prépara, car c’était un homme courageux, un guerrier, et il était prêt à affronter l’armée de veuves des mers.

Chaque veuve se leva pour pleurer en des hauteurs majestueuses, faisant sur lui pleuvoir des larmes d’écume, en avançant à toute allure avec les vents rapides du nord-est. Ces spectres hantés s’élevèrent de plus en plus haut dans le ciel, menaçants, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus garder leur digne pose et qu’ils s’effondrent dans un enchaînement spectaculaire et extravagant d’éclairs et de tonnerre au-dessus de lui. Norm applaudit. Bravo ! cria-t-il avec force appréciation à chaque geste théâtral. Chaque performance était parfaite et ouvrait l’espace pour une multitude d’autres performances sur la scène céleste, toutes aussi imposantes et menaçantes que les autres, et détenant le pouvoir de déchaîner des vents encore plus envoûtants. (264-265).

La scène de bataille, panorama grandiose et habité, est présentée par une série d’hypotyposes qui subliment le paysage sonore et visuel pélagique. Le roulis des vagues et du tonnerre se confondent dans ce qui est révélé comme les pleurs de femmes en deuil, à travers une harmonie imitative qui fait bruire le texte comme le vent. Courants marins et courants célestes déferlent dans ce passage, que le champ lexical de la bataille rend inquiétant, mais investi d’une énergie si belle que Norm en oublie le danger. L’exclamation finale du personnage, en sus de faire sourire le lecteur, signifie en effet que face aux éléments naturels qui paradent et adoptent des poses théâtrales, le marin et pêcheur ne peut qu’être émerveillé. Ce passage souligne par ailleurs que les aléas climatiques ne sont pas dénués de signification, et se lisent différemment si l’on connaît les histoires. A travers la description, les effets subjectifs du voyage sur le personnage et les hypotyposes, projet poétique (la création d’un univers par la magie des mots) et dessein apocalyptique (au sens étymologique de dévoilement) sont donc conjoints dans ce passage, qui souligne l’idée que les véritables héros du roman sont ceux qui savent lire les signes.

Alexis Wright a donné à tous ses personnages une densité telle qu’ils sont comme des « îles qui se suffisent à elles-mêmes », selon les termes de l’auteur. Elle souhaitait que son roman permette de nous interroger sur « ce qu’il advient de ces îles que nous avons créées : qu’il s’agissent de nos communautés, des lieux que nous habitons, de nous-mêmes21 », posant ainsi la question de ce qu’implique le renfermement sur soi. Ses personnages qui, le plus souvent, « agissent seuls », prennent toutefois une nouvelle dimension quand ils entrent en relation avec autrui. Personnages-atolls donc, peut-être, qui, comme les auteurs polynésiens, selon l’écrivaine tahitienne Stéphanie-Ariirau Richard, « décline[nt] l’échange tout en acceptant l’union22 ». Ainsi, Will, luttant contre la mine et se cachant à la fin du roman dans l’équipée de Mozzie Fishman, est un personnage-pont dans le roman, passant du clan de Norm Phantom à celui de Joseph Midnight. Sa capacité à se frayer un chemin entre différents mondes est aussi soulignée par sa capacité à se fondre dans le paysage naturel de sa terre, quand il est poursuivi par les hommes de la mine (182), et dans le paysage urbain de la ville de Desperance :

Will ne correspondrait jamais à l’image stéréotypée qu’on aurait pu se faire d’un rebelle noir, d’un guerillero, d’un militant, d’un fauteur de troubles. Il était trop ordinaire, une sorte d’homme invisible, qui avait passé toute sa vie sans que quiconque dans la ville ne prête attention, ne serait-ce qu’une seconde, à son apparence. L’inspecteur de police pensa que toute la ville était complètement demeurée quand tous ceux qui y avaient des responsabilités lui répondirent les uns après les autres : « Ah ! Ils se ressemblent tous. J’ai jamais, mais vraiment jamais pu les distinguer les uns des autres. » (368)

Ce passage suggère avec humour que l’histoire coloniale, doublée de racisme ou d’indifférence, recrée constamment les mailles d’un filet au travers desquelles un personnage comme Will peut se faufiler. Son invisibilité n’est en effet rendue possible que par le mépris des habitants d’Uptown, car ceux-ci confondent les Aborigènes entre eux. A cette constante s’ajoute en outre un concours de circonstances qui joue en faveur du jeune homme : son père, Norm, brûla toutes les photos de son fils de rage de savoir que ce dernier mêlait leur sang à celui des Midnight. Histoires personnelles et racisme ambiant tissent donc le destin de Will autant que sa propre volonté.

En entremêlant de multiples histoires en mouvement imbriquées dans différents espaces de temps, Alexis Wright parvient à intégrer à son œuvre une critique sociale sans jamais figer le texte. Bien que d’une gravité certaine, le roman est d’ailleurs parsemé de moments ludiques ou comiques, reprenant ça et là les expressions stéréotypées australiennes ou aborigènes, ou jouant du contraste entre différents personnages, comme dans le passage où apparaît le Père Danny. Ancien boxeur, qui entendit sa vocation dans son Irlande natale, il exige des hommes de la mine qu’ils le laissent passer en les invitant à prier avec lui tout d’abord, puis face à leur refus, en les menaçant, avec moult imprécations, d’en venir aux mains. Ce personnage, présenté avec humour comme ayant amené le christianisme dans la région grâce à l’art de la boxe, à ses chansons et à ses invectives qui tournent parfois aux jurons, traverse le roman aussi vite qu’il traverse la région du Golfe d’un bout à l’autre pour apporter la parole de Dieu. Son apparition n’est toutefois pas anodine, non seulement parce qu’il résiste aux hommes de la mine, mais aussi parce que lorsqu’il demande à Will, qui monte dans sa voiture une fois les hommes partis, s’il pense qu’ils peuvent faire confiance à Dieu et croire qu’il les amènera sains et saufs à Desperance, Will reste silencieux. Will remarque en effet que la dextérité du prêtre au volant relève d’un pouvoir surhumain, et sait en outre que la terre et ses nombreux esprits peuvent accompagner le pouvoir de l’Irlandais jusqu’à destination. Symbolique de ce que leurs spiritualités ne sont pas antagonistes, le passage est aussi révélateur des questions que se posa l’auteure en écrivant le roman. Ayant réfléchi sur ses propres ascendances chinoises (dont elle n’a hérité que des vestiges) et irlandaises (qu’elle a déduites), Alexis Wright s’interrogea sur les rapprochements que l’histoire avait opérés, pensant que les « les esprits d’autres pays avaient suivi leurs peuples jusqu’en Australie » et se demandant « comment ces esprits pouvaient se réconcilier avec les esprits ancestraux de la terre australienne ». Elle souhaitait que son œuvre pose une question d’importance et commence à y répondre : « Quels chants sont à même de louer l’ensemble de notre collectivité nationale23 ? »

Si le macrocosme qu’est Carpentaria régit toute une série de microcosmes (îliens), ceux-ci sont tous affectés par deux événements : l’explosion de la mine, et le passage du cyclone. Lorsque les hommes de Mozzie Fishman mettent le feu à la mine en libérant Will (kidnappé par les hommes de la mine chargés de le tuer), ils tirent une grande fierté d’avoir pu, si ce n’est récupérer entièrement ce qu’on leur avait volé, tout du moins réduire à néant en une journée les grandes ambitions des hommes blancs, et faire disparaître du Golfe une entreprise multinationale. Alors que tous pensaient que Mozzie Fishman était fou de vouloir « changer l’ordre du monde », sa folie était pourtant celle d’un homme sachant que le sort de son peuple se joue entre les mains des compagnies minières, et ainsi à l’échelle mondiale :

« Vous savez de qui on entend tout le temps parler, ces temps-ci ? » il nous a demandé. « De la compagnie minière internationale. Vous vous rendez compte que c’est à nous de nous adapter à ces gens des compagnies minières internationales. Aux riches. Et comment on va le faire, ça ? [Maintenant, même nous, comme n’importe quel ahuri sans éducation, on se met à parler de la globalisation. C’est à] nous d’aider les finances de la Grande-Bretagne. De résoudre les problèmes de pollution aux Pays-Bas. Le transport maritime asiatique. L’industrie des Etats-Unis d’Amérique, sans parler des Allemands qu’on ne connaît pas encore. » « Moi, ce que je dis, reprend-il comme s’il chantait, c’est que c’est à nous, les gars, d’intervenir localement. De montrer qui vit le Temps du Rêve. La Loooiii. » Il aimait dire ainsi la Loooiii avec emphase, chaque fois qu’il nous en rajoutait sur le thème de la mondialisation24.

Le défi lancé à l’anéantissement des modes de vie et de pensée locaux s’appuie dans ce passage sur les qualités d’orateur de Mozzie Fishman, qui fait à la fois les questions et les réponses et invective ses auditeurs en anglais aborigène (« How we going to do that ? », « we mobs got to »). Au fait que la mondialisation agit sur la vie et les esprits des Aborigènes, et qu’il y aura toujours des pays à l’affût de leur territoire, comme le précise avec humour la phrase relevant le fait que les Allemands ne sont pas encore là, Mozzie Fishman répond qu’il faut que les différents groupes, comme le révèle en anglais le pluriel de « mobs25 », agissent localement. La résistance par l’action se voit investie d’une valeur morale et existentielle, puisqu’il s’agit de faire comprendre aux entreprises multinationales que la Loi des Aborigènes n’a pas été effacée. La portée visionnaire de ce discours du personnage, placé dans la diégèse après l’explosion de la mine, mais s’étant déroulé, dans le temps du récit, avant celle-ci, tient notamment de l’idée que porte ce personnage que l’engagement dans l’avenir n’est concevable qu’à partir de la localité, à laquelle s’ajoute celle que l’ancrage dans le passé est la caution de l’avenir.

Mozzie Fishman parvient justement à galvaniser les esprits parce que dans sa vision du monde, « il ne laissait aucune place pour des doutes qui auraient pu interférer avec les grands esprits de la destinée dont la demeure permanente était gravée dans la terre elle-même, ici, dans ce lieu » (417). Il est aussi ce personnage qui plaisante sur le savoir occidental en disant qu’il s’apprend facilement en écoutant la radio. Ce n’est par ailleurs pas un hasard si ce personnage qui est capable d’amener dans la région du Golfe de Carpentaria un « nouveau commencement » (412), et de donner à ses hommes « de nouvelles identités » (418) (l’auteur jouant sur le fait qu’ils devront peut-être être amenés à se cacher, après l’explosion de la mine) est doué d’une capacité de vision puissante, puisqu’il est capable de visualiser ce qui se passe dans des lieux où il n’est pas. En effet, au moment où ses hommes et Will ne sont pas encore revenus de la mine et où les arbres ancestraux dansent fougueusement dans le vent, Mozzie Fishman est assis, regardant en direction de la mine, visualisant ce qui s’y passe. Ce don de vision, dont témoignent de nombreux Aborigènes26, fait justement partie de ces connaissances traditionnelles qui donnent à certaines personnes un statut d’importance dans les communautés.

Les connaissances et pratiques traditionnelles et la vision du futur vont de pair dans le roman, comme en témoigne également le fait que Joseph Midnight s’adresse à Will dans un mélange d’anglais aborigène et de waanyi avant l’arrivée du cyclone (470)27. Le lecteur doit alors essayer de deviner le sens des mots waanyi, qui s’apparentent à des « effets de réel », ces « notations » par lesquelles le « réel concret devient la justification suffisante du dire28 ». L’accumulation de termes non traduits confronte le lecteur à son ignorance, et lui rappelle que l’anglais n’est pas la langue originelle du pays. Dans un cadre sociopolitique où les langues aborigènes sont minorisées et menacées, quand elles n’ont pas encore disparu, cette stratégie d’inclusion de mots de langues aborigènes, qu’utilisent aussi par exemple Kim Scott dans Benang, ou Lionel Fogarty dans sa poésie, participe d’une volonté de faire des textes « des chemins de passage pour les langues aborigènes », comme l’exprima si habilement Lionel Fogarty lors d’un entretien29. Le lecteur qui ne comprend pas le waanyi peut néanmoins comprendre avec les mots d’anglais que Joseph Midnight sait ce qui attend la ville parce qu’il sait écouter l’océan, et qu’il a aussi entendu « les blancs » parler. Mais ceux-ci n’avaient fait que répéter le message des esprits ancestraux, traduit par les informations météorologiques (466).

Le roman souligne donc qu’à moins d’écouter ceux qui savent, et savent écouter le pays, et connaissent les histoires, les habitants de Desperance et peut-être toute la nation australienne se condamnent à revivre les mêmes catastrophes. Le respect de la terre dont devraient témoigner les multinationales, et le rôle fondamental que devraient avoir les savoirs et langues aborigènes dans la construction de la nation australienne et dans la reconstruction d’une fierté australienne et aborigène se lisent donc en filigrane dans le roman. Les cyclones touchant le nord du continent australien sont d’ailleurs souvent interprétés par les tribus locales comme des conséquences de la colère des ancêtres créateurs. La nouvelle réalité qu’apporte le cyclone a la force du recommencement, un recommencement dans lequel destin individuel et destin national sont redessinés, comme dans les dernières lignes du roman : lorsque Norm, Hope et Bala regagnent la terre ferme, Hope repart en mer dans l’espoir de rejoindre Will, toujours prisonnier au milieu de l’océan sur son île, et Norm, portant Bala, fruit de l’union des deux clans, sur ses épaules, s’avance sur ses terres, accompagné d’un chœur de grenouilles, vertes, grises, tachetées, à rayures, grandes et petites, de douzaines d’espèces qui s’assemblent autour d’eux. « C’était un mystère, mais des chants innombrables s’élevaient de la terre humide, recréant le pays sur lequel ils s’avançaient, main dans la main, pour sortir de la ville, en direction du côté ouest, de chez eux. » (519) Le roman s’ouvre sur un univers de possibles en s’achevant sur ces lignes d’un retour au pays, qui réunit dans une même vision le passé mémoriel et un avenir qui chante, renouvelé par l’epos, ce mot grec qui « renvoie, chez Homère, simplement au mot porté par la voix30 », celle de la terre comme celle de l’écriture.

 

Au Sydney Writers’ Festival de mai 2007, Alexis Wright et Stephen Muecke s’accordèrent pour souligner que la grande tradition de la littérature australienne était en réalité aborigène, composée du patrimoine immense des épopées et chants oraux31. En s’inspirant également des travaux d’auteurs et de penseurs comme Brian Friel, Edouard Glissant, Carlos Fuentes, Stephen Muecke, Edward Said, et Patrick Chamoiseau32, l’écrivaine waanyi a réalisé un chef-d’œuvre de transformation moderne et de continuité de cette tradition, le terme moderne s’entendant ici comme le caractère propre aux réponses inventives créées en réponse au monde contemporain33. S’assurer que son œuvre puisse retourner dans sa communauté sous format audio compte au nombre de ces réponses inventives auxquelles tint l’auteur. Sorti en 2008 sous la forme de 16 CD, l’œuvre désormais portée par une voix rappelle que la trajectoire que veulent donner un grand nombre d’auteurs aborigènes à leurs œuvres s’inscrit à l’intersection des traditions d’écriture et des traditions orales. Avec Carpentaria, Alexis Wright réaffirme que la « province de l’esprit34 » reste intouchée et lieu de tous les possibles, et rend en outre visible, comme l’a écrit Edouard Glissant, que « la mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation35 ». En révélant par l'écriture des histoires et philosophies propres au territoire australien, ainsi que le rythme et le souffle du lieu, Carpentaria témoigne de ce que pour rendre compte de l'espace australien, il ne faut pas forcément sortir du roman36, mais peut-être juste en repousser les frontières.

Pour citer cet article :

Estelle Castro, « Pré-occupation(s) et souffle du lieu dans Carpentaria d’Alexis Wright »,  Loxias,  Loxias 25,  mis en ligne le 15 juin 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2917

Notes de bas de page numériques

1 Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 49.
2 Le premier d’une longue série.
3 A. Wright y présente les efforts des Warumungu pour lutter contre l’invasion de l’alcool et ses effets destructeurs sur leurs terres traditionnelles, dans la petite ville de Tennant Creek dans le Territoire du Nord.
4 « On Writing Carpentaria », p. 4. L’utilisation du mot anglais vise à souligner que ce terme, qui est déjà une traduction en anglais, ne correspond pas au sens habituel du terme « rêve » en français. « Espace-temps éternel et en devenir », selon les termes de Barbara Glowczewski, qui en propose une définition élaborée dans Rêves en colère (Paris, Plon/Terre humaine, 2004, p. 43), le terme « Dreaming » est traduit, en fonction des contextes, par Rêve, Loi, système de croyances, ou encore cosmologie.
5 Frances Devlin-Glass suggère que Carpentaria est peut-être une « transformation post-coloniale » de « réalisme social, de réalisme magique, d’histoires traditionnelles aborigènes – peut-être authentiques, peut être fictionnalisées », dans son article « Alexis Wright's 'Carpentaria' », Antipodes: a North American journal of Australian literature, vol. 21, n° 1, 2007, pp. 82-83. Pour Adam Shoemaker, Carpentaria est « l’épopée aborigène la plus inventive et envoûtante » jamais écrite, un roman sans égal et sans précédent, qui, dans une langue à la fois globale et vernaculaire, mêle « allégorie et parabole politique, surréalisme magique et naturalisme ». Adam Shoemaker, « Hard Dreams and Indigenous Worlds in Australia’s North », Hecate 34, n° 1, 2008, p. 55.
6 Carpentaria est “a spinning multi-stranded helix of stories” (Alexis Wright, « On Writing Carpentaria », Heat 13, 2007, p. 6.).
7 L’auteur mit d’ailleurs ses propres appartenances en traits d’union, en déclarant : « Je fais partie de la nation waanyi du Golfe de Carpentarie, j’en tire une grande fierté. […] Mais je suis aussi australienne – j’appartiens à ce pays. Et j’appartiens aussi à une communauté mondiale d’écrivains. Epouse et mère également, je me vois donc de bien des façons. » In Stephen Moss, « Dream Warrior », The Guardian, 15 avril 2008, http://www.guardian.co.uk/books/2008/apr/15/fiction.australia .
8 Alexis Wright, Le pacte du serpent arc-en ciel, trad. Sylvie Kandé et Marc De Gouvenain, Arles, Actes sud, 2002, pp. 9-10.
9 Iser Wolfgang, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, [Der Akt des Lesens, 1976], Mardaga, Sprimont, 1997, p. 11.
10 Alexis Wright, Le pacte du serpent arc-en ciel, p. 12.
11 Voir Frances Devlin-Glass, « A Politics of the Dreamtime: Destructive and Regenerative Rainbows in Alexis Wright’s Carpentaria », Australian Literary Studies 23, no 4, 2008, pp. 392-407.
12 Le terme « country » en anglais australien et aborigène désigne la terre d’appartenance d’un groupe aborigène. Comme dans « Pays Basque », le terme « pays » traduit bien la notion d’entité.
13 « On Writing Carpentaria », p. 8.
14 A. Wright, Carpentaria, p. 372. Les indications de pages seront désormais indiquées dans le corps du texte.
15 Traduit par « le clan des acacias » par Sylvie Kandé et Marc De Gouvenain dans Le pacte du serpent arc-en-ciel. Les pricklebush sont des épineux.
16 Deborah Bird Rose, et al., Country of the Heart – an Indigenous Australian Homeland, Canberra, Aboriginal Studies Press, 2002, p. 160. La formulation de Deborah Bird Rose joue sur le sens du mot place, signifiant à la fois : « c’est par les histoires que les connaissances sont préservées » et « les histoires maintiennent les connaissances dans les lieux ».
17 Le pacte du serpent arc-en-ciel, p. 19. Carpentaria, p. 6.
18 « On Writing Carpentaria », p. 2.
19 Pour peu qu’on le définisse ainsi : « Le réalisme magique entame un dialogue entre le genre réaliste ainsi que la « réalité » comme construction épistémologique et le fantastique ou le « non-réel », dans le but de révéler les limites invisibles ou enchevêtrées qui définissent les frontières de ce que sont, précisément, le genre et cette construction. Le dialogisme interne du texte réaliste magique n’est pas seulement polyphonique (à plusieurs voix), mais il est aussi « polychronotopique » (Lynne Pearce), de par sa juxtaposition de multiples configurations temporelles et spatiales à l’intérieur du récit ». Kate Hall, « Harmony and Discord: Evocations of Hybridity in Theory, Culture, and Australian Magical Realism », antiThESIS 14 (2004), p. 115.
20 Le terme anglais est « crocs », abréviation courante et familière de « crocodiles » en Australie.
21 « On Writing Carpentaria », p. 16.
22 Stéphanie-Ariirau Richard, « Les atollismes : la littérature éclatée de Polynésie française », Littérama’ohi 3 n° 11, Mai 2006, p. 97.
23 « On Writing Carpentaria », p. 14.
24 Le pacte du serpent arc-en-ciel, p. 119. Des morceaux choisis de ce qui devint Carpentaria furent publiés en 2002 dans Le pacte du serpent arc-en ciel. L’ajout apporté entre crochets vise donc à traduire le texte anglais tel qu’il apparaît dans la version définitive du roman publié en 2006.
25 Le terme mob est difficile à traduire en français. Ayant en anglais non australien le sens de « foule », ou de « bande », et souvent une connotation péjorative, le terme mob a une valeur positive dans le contexte aborigène et, par voie d’influence, australien. Surtout utilisé par les Aborigènes eux-mêmes, car il renvoie immédiatement à une notion d’appartenance, il peut être traduit par « groupe », « clan », « tribu », « communauté » aborigène, en fonction des contextes.
26 Témoignages recueillis, ainsi que : A. P. Elkin, Aboriginal Men of High Degree: Initiation and Sorcery in the World's Oldest Tradition, St Lucia, QLD, QUP, 1978 ; et Barbara Glowczewski, Rêves en colère, Paris, Plon/Terre humaine, 2004, p. 194.
27 Remerciements à Mary Laughren pour m’avoir communiqué la traduction des mots en waanyi.
28 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 185
29 In Estelle Castro, Tradition, création et reconnaissance dans la littérature aborigène australienne des vingtième et vingt et unième siècles, Thèse de doctorat, Sorbonne Nouvelle-Paris III/University of Queensland, 2007, p. 503.
30 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Poétique/Seuil, 1983, p. 105.
31 Remerciements à Stephen Muecke pour cette information.
32 « On Writing Carpentaria », p. 4, p. 5, p. 8, p. 11, p. 17. Et « From here to Carpentaria », The Age, 9 septembre 2006.
33 Définition de ce que veut dire être moderne, « dans sa forme la plus simple » par Stephen Muecke dans Stephen Muecke, Ancient and Modern. Time, Culture and Indigenous Philosophy, Sydney, UNSW Press, 2004, p. 145.
34 « On Writing Carpentaria », p. 5.
35 Edouard Glissant, Traité Du Tout-Monde – Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 176.
36 Nicolas Rothwell, « Continental Drift ». The Australian Literary Review, August 1, 2007, p. 3.

Bibliographie

 Corpus :

Wright Alexis, Carpentaria, Artarmon NSW, Giramondo, 2006.

Wright Alexis, Le pacte du serpent arc-en-ciel, trad. Sylvie Kandé et Marc De Gouvenain, Arles, Actes sud, 2002.

 Études et textes complémentaires :

Barthes Roland, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.

Castro Estelle, Tradition, création et reconnaissance dans la littérature aborigène australienne des vingtième et vingt-et-unième siècles/Tradition, Creation and Recognition in Aboriginal Literature of the Twentieth and Twenty-First Centuries, Thèse de doctorat/PhD Thesis, Sorbonne Nouvelle-Paris III/University of Queensland, 2007.

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Zumthor Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Poétique/Seuil, 1983.

Pour citer cet article

Estelle Castro, « Pré-occupation(s) et souffle du lieu dans Carpentaria d’Alexis Wright », paru dans Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2917.

Auteurs

Estelle Castro

Estelle Castro a soutenu en 2007 une thèse effectuée en co-tutelle avec La Sorbonne Nouvelle-Paris III et l’Université du Queensland en Australie sur la littérature aborigène australienne des vingtième et vingt-et-unième siècles. Elle a enseigné la civilisation australienne et l’histoire politique et économique de l’Australie à l’Université Paris XII, et co-traduit des poètes aborigènes. A partir de juillet 2009, elle poursuivra ses recherches en tant que chargée de recherche (Royal Holloway, University of London) dans le cadre d’un projet européen sur l’autochtonie dans le monde contemporain.