Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue |  Identité générique: le dialogue 

Madeleine Borgomano  : 

Le dialogue dans l'oeuvre de Marguerite Duras : une zone de turbulences

Résumé

Dans l’œuvre de Marguerite Duras, le dialogue très présent dans tous ses états, brouille les frontières des genres et crée une zone de turbulences. En supprimant le narrateur, il en détruit l’autorité et explore les voies et les impasses de la communication. Dès Les Parleuses, le dialogue, remède aux insuffisances du langage, devient événement. Le Square, où les parleurs sont à égalité, met en scène les enjeux d’un « dialogue véritable » tandis que dans L’Amante anglaise, où la structure de l’enquête criminelle impose des rôles codifiés, le dialogue échoue. Dans Hiroshima mon amour, si le dialogue est aussi mis en échec quand il cherche à comprendre l’horreur du monde, ses pouvoirs se manifestent dans la sphère privée quand l’interrogatoire devient acte d’amour et que l’interrogateur s’implique autant que celle qu’il questionne. Dans India Song, les dialogues plus ou moins « enfouis » ne sont plus qu’équivalent du bruit ou du silence, tandis que les voix se détachent des corps et que la turbulence gagne l’instance de l’énonciation.

Abstract

In her books, Marguerite Duras displays all kinds of dialogue, confusing the boundaries between genders and producing something like a turbulence area. The narrator being removed, and his authority destroyed, dialogue explores the paths and dead ends of communication. In Les Parleuses, dialogue, as a remedy for the failings of language, becomes a true act. Le Square stages the stakes of a true dialogue whereas in L’Amante anglaise, as the structure of a criminal enquiry enforces established laces and roles, dialogue fails. Hiroshima mon amour shows how dialogue becomes powerless when it comes to face the horrors of History, but how it can succeed in the private sphere, when the questioning is a love affair and the investigator implies himself. In India Song, the more or less buried dialogues become equivalent to noise or silence, while voices become severed from bodies and the enunciative instance itself is affected by turmoil.

Index

Mots-clés : communication , dialogue, Duras (Marguerite), écriture, horreurs

Plan

Texte intégral

1Ce titre, délibérément métaphorique, voudrait souligner l’usage très particulier et très dérangeant que Marguerite Duras fait du dialogue à tous les niveaux. Grâce au dialogue, ses « textes » se situent dans un lieu de passage, animé d’un mouvement incessant, une zone instable agitée « de turbulences ». En somme là même où, dans un langage moins « moderne », mais tout aussi métaphorique, Pascal situait la condition humaine :

Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte […] nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes1.

2Cette référence à Pascal est moins aberrante qu’on pourrait le croire car l’œuvre de Duras entretient avec Les Pensées un permanent « dialogue » qu’on peut aussi nommer intertextualité.

3Le mot « dialogue » : « échange de paroles entre deux (ou plusieurs) interlocuteurs » déploie ses significations selon plusieurs isotopies :

  • en tant qu’événement « réel » il a pour référent « le monde extérieur »2, (le sujet, l’autre, la communication, etc.),

  • en tant que « mime », apparent « recopiage »3 de ce réel, il réfère au théâtre, au mode dramatique du discours (mimesis, représentation, etc…), c’est-à-dire aussi à une énonciation toujours double,

  • en tant que mime de ce mime, dans le roman, quand le narrateur « feint de céder la parole littéralement à son personnage », il réfère à l’écriture romanesque, à la question des genres, etc.,

  • au sens bien plus large, et figuré, de « dialogue des textes ». Qu’on le nomme « dialogisme », selon le vocabulaire de Bakhtine, ou « intertextualité », il met en crise le sujet de l’écriture, débouche sur la philosophie du sujet et finalement, sur une vision du monde : « La vie est dialogique de par sa nature », écrit Bakhtine4.

4Vaste programme !

5Dans l’œuvre de M. Duras le dialogue est présent dans tous ses états et occupe une place considérable.

6Au long du demi-siècle (1943-1995) que recouvre cette œuvre, le dialogue ne cesse de gagner du terrain aux dépens du « récit ». Au point que même les textes non dialogués tentent un échange (avec le lecteur ?) comme le fait, par exemple, L’Amant5 :

Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi. (A 11)
Sur le bac, regardez-moi. Je les ai encore. Quinze ans et demi. (A 24).
Ce n’est donc pas à la cantine de Ream, vous voyez, comme je l’avais écrit, que je rencontre l’homme riche à la limousine noire. (A 36)
Oui, que je dise… (A 37)

7Ces interjections esquissent un dialogue qui reste unilatéral, opèrent une tentative de séduction, véritable captatio benevolentiae, qui témoigne d’une urgence de la parole communicative. Dans la deuxième version L’Amant de la Chine du Nord (1991), le dialogue a gagné et le texte adopte la forme du scénario d’un film virtuel - ce qui n’empêche pas Duras de déclarer dans l’avant-propos : « Je suis redevenue écrivain de roman ». On voit déjà comment l’écrivain(e) brouille les cartes.

8Le lieu de l’écriture se présente comme une zone de turbulences et de risques où s’affrontent des contradictions non résolues : « l’écriture est avant tout une impossibilité »6.

9La forme dialoguée, Duras l’utilise donc, en tant que signifiant, comme instrument » de brouillage des frontières génériques. « On » ne sait jamais très bien où l’on est dans ces « terrains vagues » (Le Camion) où les textes ne sont plus ni roman, ni théâtre, ni film et pourtant tout cela à la fois : India Song n’est-il pas publié comme « texte théâtre film » ? Les « textes », peu définis, se situent dans une zone de transition, ou d’interférences, dans l’instabilité d’un « entre-deux » générique, où s’opèrent les glissements et mutations de toutes sortes.

10En même temps, donner la prééminence au dialogue, c’est renoncer à placer le récit sous l’autorité d’un narrateur plus ou moins omniscient et laisser la parole aux personnages. C’est même, à la limite, « détruire » toute autorité et toute certitude. Détruire, dit-elle : ce titre provocant, qui convient à la plus grande partie de l’œuvre de Duras, fait du livre une scène où tout en passe par les voix. C’est aussi faire le choix du présent et de l’inachèvement.

11Dans la diégèse, l’usage du dialogue permet à Duras d’explorer les voies et les impasses de la communication et du rapport à l’autre, d’exhiber les « tentatives (fragiles) pour créer par la parole un espace autre par lui-même et en ce qu’il construirait une relation à l’autre »7, pour « faire exister un lieu qui décentre ».

12Je me limiterai à l’observation de quelques cas de « turbulences » :

  • Les Parleuses, et leur « Avant-propos »8,

  • Le Square, d’abord roman en 1955, mais roman hybride puisque entièrement dialogué. Transformé ensuite en pièce de théâtre, sous plusieurs formes : une version abrégée dès 1956 (non éditée), une version longue, en 19659.

  • L’Amante anglaise, d’abord pièce de théâtre, sous le titre : Les Viaducs de la Seine et Oise (1959), puis « roman » (dialogué) en 1967, pièce de théâtre de nouveau (1968), retranscrite encore sous le titre Le Théâtre de l’Amante anglaise (1991)10.

13Puis j’évoquerai plus rapidement quelques autres expériences dialogales comme celle d’Hiroshima mon amour11 et celle des voix off dans India Song12.

14Le livre, cosigné par M. Duras et Xavière Gauthier (féministe notoire et écrivain), transcrit leurs entretiens. Il explore des territoires instables entre la parole orale et l’écriture, « le monde extérieur » et la littérature. Malgré la célébrité bien plus grande de Duras, le titre et la cosignature affichent un parti pris d’égalité qui se confirme à la lecture. Les Parleuses ne jouent pas le jeu de l’entretien traditionnel avec ses rôles fixes.

15Ces questions sont abordées dans un « avant-propos », signé par X. Gauthier, mais probablement écrit à quatre mains. Je le citerai largement, reproduisant à mon tour la stratégie du « tel quel », qui est celle des parleuses :

« Nous » avons hésité à publier ces entretiens ainsi. Nous savons que nous prenons un risque en les laissant exactement tels qu’ils ont été dits. (P 7)

16Elles ne suppriment donc pas les redites, les détours, les phrases inachevées, et respectent la démarche lente, hésitante, les chevauchements et piétinements de la conversation, résistant à la tentation de la remise en ordre, qui serait une forme de censure :

Il aurait été facile - il était tentant - de restructurer l’ensemble, d’élaguer le touffu, de redresser la démarche de crabe, de polir et de policer. Si cela n’a pas été fait, ce n’est pas au nom de quelque principe bergsonien de respect du vécu [… ] c’est que ce travail de mise en ordre aurait été un acte de censure ayant pour effet de masquer ce qui est sans doute l’essentiel : ce qui s’entend dans les nombreux silences, ce qui se lit dans ce qui n’a pas été dit [… ] L’essentiel, ce que nous n’avons pas voulu dire mais qui s’est dit à notre insu, dans les ratés de la parole claire, […] dans tous les lapsus… (P 7)

17Remède aux insuffisances du langage, le dialogue est donc conçu comme événement et comme révélation, donnant accès à un « inconscient », que Duras nomme « l’ombre interne » :

Ce refus de la censure ordonnatrice s’imposait plus particulièrement à propos de ces entretiens. Pour deux raisons. D’abord parce qu’il s’agit de Marguerite Duras. Et s’il y a jamais eu une œuvre qui laisse autant les failles, les manques, les blancs inscrire leurs effets inconscients dans la vie et les actes des « personnages », c’est bien la sienne. Ensuite parce que nous sommes toutes les deux  des femmes. (P 8)

18Suit un discours marqué par l’époque, et plus propre à X. Gauthier qu’à M. Duras, sur le féminin, comme « herbe folle qui parvient à pousser entre les interstices des vieilles pierres… » :

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ces entretiens risquent d’apparaître aux nostalgiques des ordonnances de champs de betteraves (ou de champs de batailles) comme un fouillis inextricable […] un enchevêtrement de plantes grimpantes … ou souterraines.
Encore avons-nous été contraintes d’étaler à plat sur des pages d’écriture ce qui devrait se déplier comme un éventail. Contrainte imposée par le fait que les livres se lisent encore page après page.
(P 8)

19Cette remarque sur les limites spatiales de l’écriture pointe bien les problèmes de la transcription et de l’impossibilité d’une « reproduction » du réel, même verbal. Ne pourrait-elle pas apparaître aussi comme un souhait prémonitoire qu’exaucera d’une certaine manière, le réseau de « l’hypertexte » avec tous ses liens ?

20Xavière Gauthier aborde ensuite l’origine des entretiens : un dossier sur l’écriture des femmes pour Le Monde (programmé puis refusé) :

[L’œuvre de M. Duras] était pour moi d’une importance extrême, vitale, physique. La rencontre avec Marguerite Duras m’a complètement bouleversée. (P 9)

21Cet effet puissant, l’œuvre de Duras l’a produit sur bien des lecteurs. L’usage du dialogue au-delà du texte, les appels d’une voix très insistante, empêchent le lecteur de rester détaché, l’obligent à une réponse. C’est ce qui se produit pour la parleuse. Il s’ensuit une prolifération du dossier - qui devient une sorte d’« entretien infini » (Blanchot) :

Beaucoup de questions n’avaient été qu’abordées, qui nous tracassaient, nous passionnaient, mettaient en jeu beaucoup de choses en nous. (Je dis « nous » car il est évident que Marguerite Duras me pose au moins autant de questions que je le fais et que j’y suis impliquée autant qu’elle). Nous avons alors pensé à continuer à parler. Marguerite Duras m’a proposé de venir dans sa maison de campagne. J’y suis restée presque tout l’été…  (P 10)

22Ainsi le dialogue a débordé de la littérature, crée une amitié, changé la vie… Et cela se termine par cette phrase succulente :

 Et, entre les enregistrements de nos entretiens, nous avons fait des confitures13.

23Le texte même, dès ses premières phrases, tient les promesses de l’avant-propos :

X. G. - Comment est-ce qu’on peut commencer ?
M. D - Qu’est-ce que je dis là.
X. G - Disons sur la façon dont le langage s’organise dans vos textes. […]
M. D. - Je ne m’occupe jamais du sens, de la signification. S’il y a sens, il se dégage après. (P 11)

24Les Parleuses ne sont pas, stricto sensu, un texte « littéraire », mais pas non plus un texte occasionnel, éphémère, « papiers d’un jour », puisqu’elles font partie de l’œuvre en tant que livre. Elles annoncent L’été 80, commencé comme chronique journalistique, rassemblant des textes « éparpillés dans des numéros de journaux voués à être jetés »14, puis transformé en livre qui d’ailleurs, se change peu à peu en dialogue. Elles sont aussi un discours sur l’œuvre - un texte de l’intervalle. Elles contiennent des passages narratifs déjà autobiographiques, petits récits condensés qui seront développés et repris. De plus, par leur apparente négligence, leur désordre, leur refus de la censure, elles sont une étape vers ce que Duras nommera, à partir de L’Amant, « l’écriture courante », à comprendre comme « ordinaire » mais aussi comme une écriture qui court, instable, toujours en mouvement. Ainsi terminera-t-elle Emily L. (1987) :

Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse […] jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition. (Emily L. 153)

25Cet aperçu suffira, j’espère, à mettre le dialogue en question. J’en resterai là à propos de ce texte, exemplaire me semble-t-il de l’effet de turbulences.

26Le Square, constitué presque exclusivement de dialogues, est publié pour la première fois en 1955. Le livre raconte ou plutôt reproduit ? représente ? une rencontre dans un square entre un homme et une jeune fille, individus anonymes et « que rien ne signale à l’attention »15 : une bonne d’enfant et un voyageur de commerce.

27Les dialogues sont seulement interrompus par une quinzaine de notations brèves et récurrentes, qui signalent les variations météorologiques, les silences et les reprises de la conversation (à la manière des didascalies). Répétitives, avec des variantes, elles introduisent aussi un rythme, et un effet poétique :

La brise s’était levée. On devinait à sa tiédeur l’approche de l’été. Elle balaya les nuages et la chaleur nouvelle se répandit sur la ville. (S 17) 
La brise qui s’était assoupie s’éleva de nouveau, balaya de nouveau les nuages et, à la tiédeur soudaine de l’air, on devina encore une fois les promesses d’un proche été. (S 46)

28Ces « refrains » suggèrent une évolution du jour et du climat en contrepoint avec la rencontre :

Ils se turent encore une fois. Cette fois, le souvenir de l’hiver revint tout à fait. Le soleil ne réapparut plus. Il en était à ce point de sa course que la masse de la ville, désormais, le cachait. La jeune fille se taisait. L’homme recommença à lui parler. (S 127).

29Le Square serait donc un « roman », même si sa forme est plutôt dramatique :

Ai-je voulu faire une pièce de théâtre en écrivant Le Square ? Non. Je n'ai voulu ni faire une pièce de théâtre ni, à vrai dire, un roman. Si « roman » figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part, j'ai oublié de le signaler à l'éditeur. Et puis des critiques ont dit qu'il s'agissait là de théâtre, qu'il ne fallait pas s'y tromper.16

30On note la tendance des critiques à classer, délimiter, définir, ou redéfinir. Duras, par contre ne range pas son texte dans des catégories exclusives : il n’est « ni » roman, « ni » pièce de théâtre et il est en même temps les deux à la fois. Double exclusion qui ne tranche pas, laisse les deux genres interférer et situe ce texte dans un « non lieu » générique.

31Comment s’opère alors le passage au « vrai » théâtre ? Le texte est-il pris « tel quel » ?

32Le commentaire de l’édition Quarto accrédite l’idée courante d’une métamorphose quasi instantanée en texte dramatique :

Le metteur en scène Claude Martin, avec la collaboration de l’auteur, n’aura que quelques didascalies à ajouter et quelques coupures à effectuer pour porter le roman à la scène.17

33En fait, le manuscrit de la pièce de théâtre sous sa première forme de 1956 - non édité du vivant de Duras18 - se révèle abondamment retravaillé - annoté du metteur en scène, Claude Martin, et de Duras elle-même, biffuré, raturé. Véritable réécriture à deux mains, il procède par élimination de pans entiers, mais aussi par glissements et substitutions. On y sent la recherche d’une équivalence, d’une matière dicible à voix haute.19

34C’est que, selon, Jean-Louis Barrault « le passage d’un texte écrit à ce même texte parlé est une transformation fondamentale »20. Le texte écrit est « une chose qui est à plat ». Le texte parlé « prend ses trois dimensions, son volume, sa respiration, son magnétisme respiratoire, ses contractions musculaires » et alors « vous quittez le pays de la littérature pour entrer dans le pays du théâtre. C’est-à-dire de la présence ».

35Le dialogue devient au théâtre un échange double, au moins un « trilogue »21. L’enfant qui rythmait le texte romanesque par ses interventions, en arrivant tranquillement du fond du square avec ses exigences élémentaires : « J’ai faim », « J’ai soif », « Je suis fatigué », devient abstrait : le public entend sa voix, mais ne le voit pas. Et toutes les petites notations sur la brise et la douceur du temps, qui rythmaient le texte « romanesque », sont entièrement supprimées. La transformation est un allègement.

36Un changement léger me semble très significatif, celui du final. La jeune fille a parlé à l’homme du bal où elle se rendait tous les samedis soirs, dans l’espoir d’y trouver quelqu’un qui l’épouserait et apporterait le seul changement qu’elle envisage à son état intenable. Elle a demandé à l’homme d’y venir, mais il a répondu qu’il ne pouvait encore savoir s’il viendrait ou non. Voici le final du texte « romanesque » :

- Je vous dis au revoir, Monsieur, peut-être donc à ce samedi qui vient.
- Peut- être, oui, Mademoiselle, au revoir. 
La jeune fille s’éloigna avec l’enfant, d’un pas rapide. L’homme la regarda partir, la regarda le plus qu’il put. Elle ne se retourna pas. Et l’homme le prit comme un encouragement à aller à ce bal.22

37La didascalie qui achève le texte théâtral ampute le texte de son aspect suggestif et interprétatif et le rend moins optimiste. Le dialogue, lui, reste identique. Seule change la didascalie :

La jeune fille s’éloigne d’un pas rapide. L’homme la regarde partir. Elle ne se retourne pas.

38Ne subsiste donc que la notation des actions visibles. Est effacée toute intervention d’un « narrateur ». Est effacée la référence discrète à sur l’intériorité de l’homme que suggérait la phrase : « le prit comme un encouragement ». Le dialogue se cantonne toujours dans l’extériorité : les personnages restent opaques et gardent leur mystère. Dans ce cas, se trouve effacée aussi l’orientation optimiste vers une éventuelle fin heureuse. Blanchot commentant Le Square, dans « La douleur du dialogue », souligne le caractère exceptionnel et bouleversant de ce texte :

C’est qu’il s’agit d’un vrai dialogue. Combien le dialogue est rare nous nous en apercevons à la surprise que celui-ci fait naître en nous, nous mettant en présence d’une événement inhabituel, presque plus douloureux que merveilleux. […] Car le monde commun nous offre bien rarement la chance et la douleur d’un dialogue véritable.23

39Le dialogue « véritable », contrairement à ce que prétend le discours convenu sur « l’incommunicabilité » chez Duras, met en œuvre une véritable communication.

40Dans Le Square, les deux interlocuteurs sont des gens « sans qualité » (Musil), qui font « un tout petit métier […] insignifiant » (S 22). « Nous sommes les derniers des derniers », dit la jeune fille (S 85). « Nous sommes abandonnés », dit l’homme (S 97). Mais elle se juge, en tant que femme, encore plus « démunie » : « vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de n’être rien », dit-elle (S 31). Ces gens modestes et effacés, qui, d’ordinaire n’ont pas la parole et n’intéressent personne, se parlent avec une exquise politesse en un langage soigné et recherché :

Oui, Monsieur, sans doute, mais voyez-vous, d’aller de ville en ville, comme ça, sans autre compagnie que cette valise, moi, c’est ça qui me rendrait  folle.
– On n’est pas toujours seul, je vous ferai remarquer, seul à devenir fou, non. On est sur des bateaux, dans des trains, on voit, on écoute. Et ma fois, si l’occasion de devenir fou se présente, on peut se faire à l’éviter. (S 25)

41Dans un entretien radiophonique, Duras déclare : 

Quand on me dit que la bonne du Square ne parle pas naturellement, bien entendu qu’elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m’intéresse en rien. Il a été cerné de tous les côtés. C’est terminé.24

42Le dialogue n’est donc en rien imitation d’une parole « réelle » : il est délibérément artificiel, littéraire. « Ce qui me passionne » déclare encore Duras (à propos d’Hiroshima mon amour), « c’est ce que les gens pourraient se dire s’ils en avaient les moyens, et ce qu’ils ne se disent pas tout en se le disant. »25 L’un des personnages de la pièce Le Shaga déclare : « Je comprends ce que vous dites, mais ce que vous voulez dire en disant ce que vous dites, ça je ne le comprends pas. »26

43« Le lissé des politesses » cache des expériences-limites, l’insignifiance du propos est proportionnelle aux vertiges côtoyés » :

Le Square appartient à ce type d’œuvres qui explorent des tréfonds, des gouffres, des abîmes, mais ne peut le faire qu’en feignant de faire autre chose.27

44Ainsi, l’homme évoque à demi-mots une expérience à la suite de laquelle il a voulu mourir (S 134). Mais aussi, à plusieurs reprises, un inexplicable moment de bonheur intense dans une ville étrangère :

 Eh bien, j’ai été tout à coup aussi à l’aise dans ce jardin que s’il avait été fait pour moi autant que pour les autres.[…] Je ne pouvais pas me décider à quitter ce jardin. La brise s’était donc levée, la lumière est devenue jaune de miel, et les lions eux-mêmes, qui flambaient de tous leurs poils, bâillaient du plaisir d’être là. L’air sentait à la fois le feu et les lions et je le respirais comme l’odeur même d’une fraternité qui enfin me concernait. Tous les passants étaient attentifs les uns aux autres et se délassaient dans cette lumière de miel. Je me souviens, je trouvais qu’ils ressemblaient aux lions. J’ai été heureux brusquement. (S 54)

45La jeune fille, elle, beaucoup plus révoltée, n’a aucune expérience heureuse à raconter, bien qu’elle désire ardemment « s’en sortir » et « connaître l’amertume du bonheur » (S 98). Mais elle avoue ses rêves de meurtre contre la très vieille femme dont elle a dû s’occuper (S 104), en même temps que son incapacité à devenir une meurtrière.

46Le dialogue du Square a lieu entre deux personnages dont la situation est sur bien des points semblable : des humbles, particulièrement « démunis ». La condition de la jeune fille est seulement un peu plus désespérée : « Est-ce parce que les femmes sont différentes ? » (S 31) :

Ah ! monsieur, si vous dites cela, c’est qu’aujourd’hui, pour vous, est quand même assez plein pour vous distraire de demain. Pour moi, aujourd’hui ce n’est rien, un désert. (S 48)

47Si les deux « parleurs » ne sont pas tout à fait des égaux, ils n’ont pas de rôle prédéfini, pas de modèle convenu de conversation. Cela leur permet d’échanger des paroles « vouées à l’essentiel »28 :

Marguerite Duras, par l’extrême délicatesse de son attention a cherché et peut-être saisi le moment où les hommes deviennent capables de dialogue : il y faut la chance d’une rencontre fortuite, la simplicité aussi de la r encontre - dans un square, quoi de plus simple - qui contraste avec la tension cachée à laquelle ces deux êtres ont à faire face […] Et enfin, peut-être est-ce l’essentiel, ces deux personnes sont mises en rapport parce qu’elles n’ont rien de commun que ce fait même d’être, pour des raisons très différentes, séparées du monde commun où elles vivent cependant.29

48La réédition du Square (en collection Folio) est précédée d’un préambule écrit par Duras en 1989, dans lequel elle annihile l’identité de ses personnages en les mettant au pluriel :

C’étaient des bonnes à tout faire, les milliers de Bretonnes qui débarquaient dans les gares de Paris. C’étaient aussi les colporteurs des petits marchés de campagne. […]
Le seul souci de ces gens c’était leur survie […] C’était aussi de temps en temps, au hasard d’une rencontre, PARLER […] Sans quoi, disaient ces gens, ils n’auraient pas pu survivre à leur solitude. (S 5)

49Mais cet élargissement et cette dépersonnalisation très explicites renvoient trop nettement à une interprétation exclusivement « matérialiste ». On pense à la déclaration de M.Duras dans Les Parleuses : « Le Square, c’est la théorie des besoins » (P 67). Ainsi réduite, la pièce perdrait l’émotion première qui la rendait (selon Beckett) « merveilleuse »30.

50Il en va tout autrement dans L’Amante anglaise, où les dialogues (mais peut-on encore parler de dialogues ?) se déroulent entre des interlocuteurs dont le rôle est institutionnellement prédéfini. L’argument est inspiré d’un fait-divers criminel authentique, que Duras présente ainsi dans un préambule à la dernière version (1991) :

Le crime évoqué dans L’Amante anglaise s’est produit dans la région de l’Essonne, à Savigny-sur-Orge, dans le quartier dit de « La Montagne Pavée » près du Viaduc du même nom, en décembre 1949.
Les gens s’appelaient les Rabilloux. Lui était militaire de carrière à la retraite. Elle, elle avait toujours été sans emploi fixe.
[…] Le crime avait été commis par la femme Rabilloux sur la personne de son mari : un soir, alors qu’il lisait le journal, elle lui avait fracassé le crâne avec le marteau dit « de maçon » pour équarrir les bûches.
Le crime fait, pendant plusieurs nuits, Amélie Rabilloux avait dépecé le cadavre. Ensuite, la nuit, elle en avait jeté les morceaux dans les trains de marchandise qui passaient par ce viaduc […]. Amélie Rabilloux a avoué dès qu’elle a été arrêtée.
Je les ai appelés les Lannes. Elle, Claire, Claire Lannes. Lui Pierre, Pierre Lannes.
J’ai changé aussi la victime du crime : elle est devenue Marie-Thérèse Bousquet, la cousine germaine de Pierre Lannes, celle qui tient la maison des Lannes à Viorne. (TAA 9).

51Le crime inspire d’abord une pièce Les viaducs de la Seine et Oise (1959), que Duras renie. Puis, en 1967, un roman, L’amante anglaise, en 1968, une pièce de théâtre du même nom et enfin en 1991, Le Théâtre de l’Amante anglaise. L’intérêt pour ce fait divers persiste donc de 1949 à 1991, avec quelques variations.

52Le titre L’Amante anglaise est un jeu de mot involontaire fondé sur une homophonie, un calembour. Claire Lannes, qui n’est guère instruite, écrit « la menthe (nom d’une plante), comme amante, un amant, une amante ». Et « anglaise », « en glaise », comme « en terre », « en sable »31. Mais c’est Pierre, le mari, qui, au nom d’une logique de l’exclusion, parle de « faute ». Claire, elle, ne choisit pas entre les signifiés opposés, voire même contradictoires : la plante n’est ni « la menthe », ni « l’amante » et pourtant elle est aussi « et » l’une « et » l’autre :

Dans le jardin […] il y a un banc en ciment et des pieds d’amante anglaise, c’est ma plante préférée. C’est une plante qu’on mange, qui pousse dans des îles où il y a des moutons. J’ai pensé ça : l’amante anglaise, c’est le contraire de la viande en sauce. Je dois vous dire que quelquefois je me suis sentie très intelligente sur ce banc en ciment. ( AA 150).

53« La viande en sauce » était l’une des grandes raisons qu’avait Claire pour rejeter sa cousine « qui ressemblait à un petit bœuf » et peut-être même pour finalement l’assassiner. Dans un entretien avec Jacqueline Piatier, M. Duras explique :

Le dégoût des viandes en sauce, c’est le dégoût de l’opulence, de la graisse, de l’accommodation à la vie, du bonheur qu’on s’aménage, du bien-vivre, du confort, même du confort intellectuel. À l’opposé, il y a la menthe anglaise, cette plante qu’aime Claire. Vous vous rappelez ce qu’elle en dit : « la menthe anglaise est maigre, elle est noire, elle a l’odeur du poisson, elle vient de l’île des Sables »32. C’est la chimie de la folie. Elle est devenue l’amante anglaise, une plante que l’on mange pour se nettoyer de la viande ».33

54Ce titre, L’Amante anglaise, ludique et ambigu, ouvre un texte incertain et met en scène un personnage à l’identité « de nature indécise qui pourrait se nommer de noms indéfiniment différents »34, comme toutes les femmes des livres de Duras, mais dont « l’inquiétante étrangeté » est poussée à l’extrême.

55Toutes les versions de L’Amante anglaise sont dialoguées, même le « roman » de 1967. Mais il s’agit d’un dialogue bien différent de celui du Square, comme si Marguerite Duras explorait successivement toutes les formes que peut prendre le dialogue. Il est différent du point de vue temporel : alors que dans Le Square, le dialogue au présent était l’événement même, dans L’Amante anglaise, c’est un dialogue après-coup qui a lieu après le crime et après l’arrestation et l’aveu de la meurtrière.

56Les relations entre interlocuteurs qui, dans Le Square, étaient au départ indéfinies et ouvertes, relèvent, dans L’Amante anglaise, d’une structure prédéterminée et hiérarchisée. Il s’agit d’une sorte d’enquête, d’interrogatoire. Les rôles sont distribués d’avance entre celui qui interroge (qui d’ailleurs dans les deux pièces est désigné comme « l’interrogateur »), et les autres. C’est l’interrogateur qui pose les questions, mais il n’est jamais lui-même en question. On ne connaît de lui que sa motivation :

Je cherche qui est cette femme, Claire Lannes, et pourquoi elle dit avoir commis ce crime. Elle, ne donne aucune raison à ce crime. Alors je cherche pour elle. (AA 62).

57Cette phrase, Marguerite Duras elle-même la reprend à son compte en répondant à une interview35. Ce qui invite à un télescopage des niveaux : dans le roman, l’interrogateur, signalé visuellement par des italiques semble, d’ailleurs, être un écrivain, c’est ce que laisse entendre la première phrase :

Tout ce qui est dit ici est enregistré. Un livre sur le crime de Viorne commence à se faire. (AA 9)

58Mais cette notation disparaît complètement dans les pièces de théâtre. Et « l’interrogateur » devient alors beaucoup plus complexe et hypothétique.

59Lors d’une reprise de la pièce, 31 ans après sa création, au théâtre de L’Œuvre, un critique dénonce, dans la mise en scène, une « sous-estimation de la dimension de l’Enquêteur » :

Or celui-ci est essentiel. Il est un avatar à la fois de l’auteur et du chœur antique, et la dynamique de la pièce repose sur lui. Il tient du journaliste (sans moraliser), du juré d’assise (sans juger), de l’analyste (sans conclure), du psychiatre (sans diagnostiquer). Son rôle consiste à susciter et à contenir la parole, ce qu’il faut pour entretenir la mécanique théâtrale.

60De plus, le spectateur est lui-même pris à partie, entraîné à l’intérieur du monde fictif par les appels ambigus et insistants de Claire Lannes.

61La première version du texte, celle désignée comme « roman », commence par une partie hybride (qui disparaît dans les pièces de théâtre) : un long interrogatoire (pp. 9-65) du patron du café Le Balto, où Claire Lannes a été arrêtée juste après son aveu du meurtre. Le début de cette première partie se présente comme un prologue, ou une scène d’exposition. C’est un dialogue où l’interrogateur laisse d’abord un témoin « mettre le livre en marche » et, en rendant à la soirée de l’aveu « son volume, son espace », jouer, en somme, le rôle de narrateur. Car il existe déjà une bande enregistrée à l’insu de tous ce soir-là par un policier, qui « rapporte fidèlement tous les propos tenus pendant cette soirée ». Mais « elle est aveugle et on ne voit rien à travers ce qu’elle dit ». Il semblerait donc que le texte souligne les insuffisances du « tout dialogue » et préfère les ressources qu’offre le récit pour donner l’illusion d’une « profondeur de champ » et d’une épaisseur temporelle.

62Quand le cafetier-narrateur en arrive aux conversations, l’interrogateur fait marcher en même temps deux magnétophones : le premier « récite les dialogues » (AA 22) de la scène du Balto (il est arrêté dès qu’intervient un personnage de la scène présente), le second enregistre, sans s’arrêter dialogues et commentaires. Ce système complexe fonctionne jusqu’au tournant de la scène restituée, marqué par l’aveu et l’arrestation de Claire Lannes (AA 47).

63Le texte littéraire pourrait alors paraître réduit à une pure mimesis : l’authenticité du discours rapporté étant garantie par l’interférence des deux magnétophones, même si le réel imité n’est qu’une fiction : « Nous inventons un crime, lui et nous. » (AA 21) Mais ce redoublement des enregistrements provoque pourtant un trouble, il y a du « réel » en excès, un trop-plein de réel, frôlant ce qu’on pourrait appeler un « sur-réalisme », ou un « hyper-réalisme » (l’un comme l’autre sapant la représentation). En même temps, le dialogue enregistré qui conduit Claire à l’aveu reste une représentation - abstraite - d’un dialogue passé. Il vient « à la place » du réel.

64Une fois ce premier enregistrement achevé, recommence le dialogue présent entre le témoin et l’interrogateur, qui tente, en vain, de rétablir une logique : « c’est logique, il me semble » (AA 49), alors que, dans le même temps, « la folie » des discours de Claire est soulignée :

- C’était… comment ? ce qu’elle disait ?
- C’était dix choses à la fois. C’était des flots de paroles. Puis tout à coup, le silence.
- C’était sans queue ni tête ?
- […] Très vite ça partait dans tous les sens, c’était des relations entre tout et tout - auxquelles on n’aurait pas pensé. (AA 55).

65Une deuxième partie est consacrée à l’interrogatoire de Pierre Lannes (AA 69-129) et une troisième, à celui de Claire elle-même (AA 133-195). Le roman est construit comme une enquête, non sur l’identité du criminel connue dès le départ, mais sur ses motivations et surtout sur le secret qu’elle garde jalousement : la place de la tête de la victime. Dans les deux cas, le questionnement reste vain : le secret n’est pas révélé. L’enquête s’éteint alors d’elle-même, dans le « découragement » (AA 193) de l’enquêteur (et du spectateur) et l’angoisse de Claire Lannes :

Alors il n’y aurait que ce mot-là qui compterait au milieu des autres ? Et vous croyez que je vais me laisser enlever ce mot ? pour que tous les autres soient enterrés vivants et moi avec eux dans l’asile ? (AA 192).

66Un retournement s’opère tout à fait à la fin du texte, quand la meurtrière se trouve contrainte par le renoncement de l’autre, à poser à son tour des questions :

- Vous ne dites plus rien ?

- On m’a donné du papier pour écrire et un porte-plume. On m’a dit d’écrire ce qui me passait par la tête. Ça ne vous intéresse pas ? (AA 189).

67Et lance finalement un appel désespéré :

Moi à votre place, j’écouterais. Écoutez-moi. (AA 195)

68Ce dernier appel sollicite évidemment fortement le spectateur, invité à passer de l’autre côté du miroir et laissé dans l’incertitude.

69Les deux versions théâtrales de L’Amante anglaise suppriment complètement l’interrogatoire du cafetier et le jeu d’interférences avec les deux magnétophones. Elles présentent seulement les deux interrogatoires successifs du mari et de la femme :

La représentation […] doit être sans décor aucun, sur un podium avancé, devant le rideau de fer baissé, dans une salle restreinte, « sans décor ni costumes » (TAA 15) […] L’Interrogateur [est] dans la salle parmi les spectateurs. Il n’a pas de place fixe au cours de la représentation. Il fait ce qu’il veut. (TAA 16)

70La mise en scène tend donc à la simplification et à la réduction la plus extrême Le dialogue seul. Mais contrairement au dialogue du Square, certes laissé en suspens, mais qui dans l’ensemble offrait la réussite d’un « vrai dialogue », le dialogue de L’Amante anglaise paraît être un échec.

71On peut risquer quelques interprétations sur cette différence d’aboutissement. Le dialogue du Square n’avait pas d’objectif extérieur à lui-même. Il était seulement une tentative de communication, donc d’abord un acte. Celui de L’Amante anglaise recherche une « vérité », une connaissance par définition introuvables (surtout chez Duras).

72De plus, bien qu’effacée en apparence, et femme « sans qualité » tout autant que la jeune fille du Square (elle était femme de service à la communale), Claire Lannes est loin d’être un personnage « ordinaire ». Avant même de devenir une criminelle, elle était différente et qualifiée de « folle », terme commode pour désigner une irréductible altérité. Son exception ne peut que rester largement insaisissable :

Elle était comme fermée à tout et comme ouverte à tout, on peut dire les deux choses. […] Elle fait penser à un endroit sans portes où le vent passe et emporte tout. (AA 90)

73Mais le dialogue « échoue » aussi parce que ce n’est plus un dialogue à égalité. Malgré toute sa bonne volonté, l’interrogateur se trouve dans une position de supériorité et de pouvoir, qui est un obstacle au dialogue. Quant au spectateur, il est dans une position d’impuissance puisqu’il se trouve dans un autre monde.

74Cependant, il arrive qu’au cours de ces interrogations, et grâce à elles, se fasse jour quelque vérité. Ainsi Pierre Lannes fait-il une découverte :

- Puisqu’elle allait vers le crime dans le noir, peu importe qui était au bout du tunnel, Marie-Thérèse ou moi… […]
- Qui aurait-elle dû tuer dans la logique de sa folie ?
- Moi.
- Vous venez de dire Marie-Thérèse ou moi.
- Je viens de découvrir le contraire - là - maintenant. (AA 123)

75Claire Lannes déclare ne pas répondre parce que personne ne lui a posé « la bonne question » (AA 165) :

- Ils m’ont fait défiler des questions, et je n’en ai reconnu aucune au passage […]

- Qu’est-ce qu’elles ont de faux ces questions-là ?

- Elles sont séparées. (AA 166)

76 Reste à savoir si l’ignorance finale - du moins celle de l’interrogateur et du spectateur - est vraiment négative dans l’univers de Duras, ou si, au contraire, comme l’écrivait Blanchot : « la réponse est le malheur de la question ». Le découragement de l’interrogateur montre bien qu’il est allé beaucoup moins loin dans l’univers inversé de M. Duras que Jacques Hold, par exemple, qui lui aussi dans Le ravissement, cherchait « qui était cette femme : Lol V. Stein » mais qui, lui, s’apercevait très vite que l’ignorance était le seul savoir :

Je sais, je ne sais rien. Ce fut là ma première découverte à son propos : ne rien savoir de Lol était la connaître déjà.36

77Je ferai une mention spéciale du dialogue dans Hiroshima mon amour (1960). Le film est d’Alain Resnais, mais Marguerite Duras en a été la scénariste.

L’ouverture - ou le  prélude - de ce film (car le terme « introduction » ne convient pas du tout à une construction si poétique) montre des images oniriques et cruelles, assez ambiguës : deux corps enlacés, dont on ne voit jamais que « deux épaules, coupées du corps à la hauteur de la tête et des hanches […] Ces deux épaules […] sont comme trempées de cendres, de pluie, de rosée ou de sueur, comme on veut. » (H 21)

78Comme dans L’Amante anglaise, mais cette fois sur l’écran, les corps sont morcelés et la tête manque. Ces images ambiguës sont accompagnées du dialogue de deux voix off, celles d’un homme et d’une femme, qui parlent calmement, sur le ton d’un récitatif, développant et répétant, dans une sorte de litanie, les deux premières répliques :

LUI : Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien.
ELLE : J’ai tout vu. Tout.

79Le dialogue est d’abord très négatif : à la voix féminine qui énumère tous les lieux de mémoire visités à Hiroshima, la voix masculine oppose une dénégation radicale : « Tu n’as rien vu, Tu as tout inventé, Tu ne sais rien, Tu ne connais pas l’oubli »… Hiroshima se trouve ainsi renvoyé à l’invisible, à l’indicible, à l’inconnaissable. Et le dialogue est impossible.

80Il fait place à un monologue de la voix féminine (toujours off) qui sert de transition vers le domaine privé et personnel d’une histoire d’amour, sans quitter le ton déclamatoire :

Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Qui es-tu ?
Tu me tues.
Tu me fais du bien.

81C’est seulement quand l’image fait apparaître deux visages, puis deux corps, que commence un « vrai » dialogue, où l’homme et la femme se parlent sur un ton qui n’est plus déclamatoire et que l’homme, cessant de tout nier, peut dire :

Moi, oui. Tu m’auras vu.

82La succession des deux types de dialogues témoigne d’abord de « l’impossibilité d’écrire sur Hiroshima »37. Des limites, voire de la faillite du langage face à l’horreur du monde. Il est clair que, pour Duras comme pour bien d’autres écrivains du siècle, l’incapacité du langage à dire les monstruosités du monde (Hiroshima, Auschwitz, etc.) est le moteur d’une perpétuelle quête, d’une écriture inquiète et d’une sensibilité exacerbée à toutes les failles, les manques, les « trous » de la parole et de l’écriture par où seulement peut se dire (ou plutôt se « non-dire ») l’essentiel. Ce qui ne met pas en cause les pouvoirs du dialogue quand il en reste à une histoire personnelle, même noyée dans l’Histoire « avec sa grande hache » (comme dit Perec), à condition que les « parleurs » soient profondément respectueux l’un de l’autre, ou mieux encore, amoureux.

83Dans la deuxième partie du film, après une autre rencontre amoureuse, la Française et le Japonais entament un dialogue, sur l’initiative du Japonais qui a choisi dans les quelques mots échangés avec la Française, d’isoler le nom d’une petite ville française : Nevers (nom qui, bien sûr, n’est pas indifférent) :

C’est là, il me semble l’avoir compris, que j’ai failli… te perdre… et que j’ai risqué de ne pas te connaître.

84Comme dans L’Amante anglaise, le dialogue est largement unilatéral : c’est le Japonais qui pose les questions, mais il ne s’arroge aucune supériorité, même pas celle d’un psychanalyste, dont il va pourtant jouer presque le rôle, en provoquant, chez la jeune femme, la « résurgence de Nevers », où elle avait connu l’amour et la mort avec un soldat allemand. C’est qu’il l’interroge, non pas avec curiosité et détachement, mais avec amour et qu’il consent à se confondre avec l’amant mort :

« Quand tu es dans la cave », dit-il « je suis mort ? »
« Tu es mort », répond-elle « et comment supporter une telle douleur ? »

85Le dialogue devient alors acte essentiel. Car en revivant la douleur de Nevers, elle en fait aussi son deuil :

Tu n’étais pas tout à fait mort.
J’ai raconté notre histoire. […]
Elle était, vois-tu, racontable. […]
Regarde comme je t’oublie …
Histoire de quatre sous, je te donne à l’oubli.

86Et dans le même mouvement, elle accepte la « mort » (symbolique) de son amour d’Hiroshima, en reprenant la « récitation » du début :

Qui es-tu ?
Tu me tues. […]
La nuit ne va pas finir.
Le jour ne se lèvera plus sur personne.
Jamais. Jamais plus. Enfin.

87Ce dialogue est un des plus beaux que Duras ait écrit (à mes yeux !). C’est aussi celui qui porte « la turbulence » à son intensité la plus forte. Car il se situe au cœur des horreurs de la guerre et de la « Grande » Histoire, mais en ne les approchant que par le biais d’une « petite » histoire. Et il met en œuvre - il fait se produire devant nous - ce que Duras désigne si bien par cet oxymore : « la mémoire de l’oubli ».

88Plus tard, dans les films tournés par Duras elle-même, l’usage du dialogue continuera, mais à beaucoup plus grande distance et sous une forme complexe. Dans India Song, par exemple, se croiseront au moins trois niveaux (et formes) de dialogues, tous écartés du spectateur.

89Les dialogues des personnages principaux sont rares et subissent un sort étrange. Ils n’émanent pas des personnages montrés à l’écran, qui, eux, ne parlent pas. Muets, ils paraissent, comme le spectateur, écouter leurs paroles enregistrées. Le décalage détruit l’effet de présent et de présence et relègue les dialogues dans un passé achevé .

90Une deuxième sorte de dialogues constitue la masse sonore du film : les échanges mondains pendant la réception. Eux aussi sont enregistrés, mais ils ne correspondent plus, même indirectement, à des images : aucun invité n’apparaît sur l’écran. Voici ce qu’en dit Duras, répondant à une question sur le silence dans son œuvre :

Dans India Song, vous avez une masse énorme de conversations, à la réception de l’Ambassade de France à Calcutta. Ces dialogues sont enfouis, plus ou moins, il y a des phrases qu’on entend à moitié, d’autres qu’on entend à peine, qu’on devine. C’est du silence. C’est ce que j’appelle le silence, c’est-à-dire des textes enchevêtrés, mélangés, qui ne vont dans aucune direction donnée, qui créent un instant que je dirais absolu de cinéma.38

91On voit que là aussi, joue l’effet de décalage, mais que, de plus, il n’y a plus de « dialogue », encore moins de « dialogue véritable », mais un équivalent bruyant du silence, une sorte de partition vocale vide.

92Il existe pourtant aussi, dans India Song, un troisième niveau de dialogue, cette fois beaucoup plus « véritable », même s’il a lieu entre deux voix « off », désincarnées, anonymes, sans visages. Ces voix de l’invisible, commentent l’histoire comme elles le feraient d’un vieux film, la décalant encore. Elles échangent aussi des mots d’amour brûlants, mais ce sont des amours qui en passent par ceux d’une histoire qui n’est pas la leur et à laquelle elles s’identifient. Ces voix « off » sont les seules vraiment « vivantes » et pourtant, ne semblent-elles pas des voix de mortes, de fantômes ?

93Ensuite, dans les derniers films, le dialogue restera toujours décalé et les voix détachées des éventuels personnages. Jusqu’à ce que, dans Le Navire Night (histoire d’une passion par téléphone) le dialogue direct soit celui-là seul des « narrateurs », tandis que le dialogue entre les personnages disparaît entièrement, faisant place au seul dialogue rapporté. De plus en plus, la voix narratrice sera la seule voix de Duras elle-même, projetant les « turbulences » au niveau de l’énonciation, dont les instances se trouveront télescopées (comme, par exemple, dans Emily L.)

94Conclure sur ce dialogue durassien qui se refuse, justement, à toute « conclusion », serait trahir mon sujet. Que je vous dise seulement qu’il me semble avoir à peine abordé la question, et qu’il reste, pour qui voudrait faire un travail sur Duras « beaucoup de dialogues sur la planche ». Un des domaines les plus nouveaux et les plus prometteurs étant peut-être le dialogue des langues vietnamienne et française dont le « métissage » (largement inconscient) expliquerait la langue Duras.39

Notes de bas de page numériques

1 Pascal, Pensées.
2 Marguerite Duras, Le Monde extérieur, Outside II, Paris, P.O.L., 1993.
3 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
4 Cité par Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 149.
5 M. Duras, L’Amant, Paris, Seuil, 1984. Abréviation : A.
6 « Réponses à Jean Versteeg » (à propos d’Emily L.), Le monde extérieur, Paris, P.O.L., 1993, p. 214.
7 J.-Y. Debreuille, « L’écriture théâtrale : Le Square et Le Shaga », dans Lire Duras, PUL, 2000, pp. 349-363.
8 M. Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974. Abréviation : P.
9 M. Duras, Le Square, Paris, Gallimard, 1955 ; Le Square, théâtre, 1965. Abréviation : S. Voir « La création du Square : un bouleversement invisible. 17 septembre 1956. Mise en scène de Claude Martin », M.-M. Mervant-Roux dans Lire Duras, pp. 363-388.
10 M. Duras, Les Viaducs de la Seine et Oise, dans Paris-Théâtre, n°198, 1963 ; L’Amante anglaise (roman), Paris, Gallimard, 1967 ; Abréviation : AA ; L’Amante anglaise, Théâtre, Cahiers du Théâtre National Populaire, 1968 ; Le Théâtre de l’Amante anglaise, Gallimard, L’Imaginaire, 1991. Abréviation, TAA.
11 M. Duras, Hiroshima mon amour, scénario et dialogues, Paris, Gallimard, 1960.
12 M. Duras, India Song. Texte, Théâtre, Film, Paris, Gallimard, 1973.
13 De ces confitures, Jacqueline Lévi-Valensi tirera un délicieux article, qui d’une certaine façon poursuit le dialogue. J. Lévi-Valensi, « Les confitures de Marguerite Duras », dans Roman, réalités, réalisme, Études réunies par Jean Bessière, PUF, 1989, pp. 137-149.
14 M. Duras, L’Eté 80, Paris, Minuit, 1980, p. 8.
15 C’est ainsi qu’ils seront présentés dans une didascalie de la version scénique. M. Duras, « Le Square », in Théâtre I, Paris, Gallimard, 1965, p. 51.
16 Entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 18 septembre 1956.
17 M. Duras, Romans cinéma théâtre, un parcours (1943-1993), Paris, Gallimard, Quarto, 1997, p. 458.
18 La pièce a été jouée en septembre 1956, au Studio des Champs-Elysées. Elle ne sera éditée qu’en 1994 dans Les cahiers de la Comédie Française, Paris, P.O.L., pp. 43-80.
19 M.-M. Mervant-Roux, Lire Duras, p. 363.
20 Cahiers Renaud-Barrault, « Écriture romanesque écriture dramatique », n° 91, 1976, p. 18.
21 Anne Ubersfeld , Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre, Paris, Belin, 1996, p. 9 et 26.
22 M. Duras, Le Square, 1955, p. 156.
23 Maurice Blanchot, « La douleur du dialogue », Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 224-225.
24 « Tous les plaisirs du jour », Entretien radiophonique  du 20 février 1962. Cité dans Quarto, p 459.
25 Entretien avec A. Bourin, Nouvelles littéraires, 18 juin 1959, cité dans M. H. Boblet-Viard, « L’entre-deux dans les dialogues de Marguerite Duras », in Stella Harvey et Kate Ince (dir.) Duras, femme du siècle,  Amsterdam, New York, Rodopi, p.172.
26 M. Duras, « Le Shaga » in Théâtre II, p. 228.
27 Christian Rist, metteur en scène, cité par M.-M. Mervant-Roux, op. cit., p. 383.
28 M.Blanchot, op. cit. p. 224.
29 M. Blanchot, op. cit. p. 231.
30 M. Blanchot, op. cit. p. 373.
31 M. Duras, L’Amante anglaise, roman, Paris, Gallimard, 1967, p. 124. L’Amante anglaise, Théâtre, Cahiers du Théâtre National Populaire, 1968. Le Théâtre de L’Amante anglaise, Gallimard, L’imaginaire, 1991, p. 61.
32 Phrase rapportée par Pierre Lannes, p. 89. Voir aussi, dans un autre dialogue, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p. 85 : « Dans l’Amante anglaise, je parle toujours des plantes qui poussent dans les sables, dans les îles des sable où il y a des moutons, vous savez et je me suis aperçue il y a très peu de temps que ce sable - elle parle toujours du sable, cette folle de L’Amante anglaise - eh bien, le sable, c’est le temps… ».
33 Entretien avec Jacqueline Piatier, Le Monde, 30 mars 1967.
34 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 41.
35 L’avant-scène n° 422, 15 mars 1969, p. 6.
36 M. Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 81.
37 Marguerite Duras à Montréal, Montréal, éd. Spirale, 1981, p. 26.
38 M. Duras à Montréal, op. cit. p. 46.
39 Catherine Bouthors-Paillart , Duras la métisse, Paris, Droz, 2002.

Bibliographie

Récapitulation des références 

DURAS Marguerite,

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BARRAULT Jean-Louis, « Écriture romanesque, écriture dramatique », in Cahiers Renaud-Barrault, 91, 1976.

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BURGELIN Claude et de GAULMYN Pierre (dir.), Lire Duras, Lyon, PUL, 2000.

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LEVI-VALENSI Jacqueline, « Les confitures de Marguerite Duras », in BESSIERE Jean (dir.), Roman, réalités, réalisme, Paris, PUF, 1989.

TODOROV Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981.

UBERSFELD Anne, Lire le théâtre III : le dialogue de théâtre, Paris, Belin, 1996.

Pour citer cet article

Madeleine Borgomano, « Le dialogue dans l'oeuvre de Marguerite Duras : une zone de turbulences », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=29.


Auteurs

Madeleine Borgomano