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Marie de Gandt  : 

Troubles du genre : lecture critique de Judith Butler

Résumé

En proposant de rouvrir la notion de « genre », Judith Butler poursuit l’entreprise de la déconstruction dans le domaine du sujet. Cette filiation se marque par une pratique de la lecture et par l’héritage d’une conception foucaldienne du pouvoir. Mais la sortie des catégories métaphysiques de l’identité que propose Butler semble sujette à caution : la libération visée par la réouverture du genre reste limitée, et menacée par une conception idéaliste de la politique.

Abstract

Handling the notion of gender, and fighting against the order of its definitions, Judith Butler inherits the aim of the deconstruction philosophers: to shatter the illusions of a metaphysical identity. Yet, as innovative as it may be, Butler’s theory seems to stay beyond certain limits that prevent it from fulfilling its political ideal.

Index

Mots-clés : Butler , déconstruction, féminin, genre, identité, masculin

Keywords : gender , gender studies

Plan

Texte intégral

Pour Françoise Lavocat

Qu’est-ce que le trouble du genre1 ? Ce « gender trouble » qui donne son titre à l’ouvrage de Judith Butler, c’est en premier lieu le trouble introduit par les figures féminine et gay dans l’ordre masculin hétérosexuel. C’est aussi le « trouble du genre », l’imprécision de la notion, par laquelle se défait également cet ordre du sens. Nous analyserons d’abord la façon dont Butler révèle ce « trouble du genre » pour en défaire le caractère substantiel et proposer des moyens de se libérer des contraintes du genre. Nous montrerons alors que cette libération reste une possibilité théorique, entravée par certaines limites qui remettent en question la radicalité de la critique de la substance que propose Butler.

Pour le lecteur francophone, le premier trouble naît dans la langue : le français emploie le terme de « sexe » pour désigner l’identité masculine et féminine des individus selon leurs caractéristiques physiques, réservant le terme de « genres » aux catégories grammaticales2. Mais en français contemporain, par anglicisme, le genre désigne un troisième moment de la binarité féminin-masculin, l’extension des caractéristiques du « sexe » à l’identité culturelle. La différence entre le sexe et le genre marquerait donc le passage de la catégorie de nature à celle de la culture.

Toutefois, cette opposition ne tient pas dans l’usage de la langue : non seulement pour la première opposition, la grammaire et la langue interfèrent avec la conception culturelle de la différence des sexes ; ensuite, on utilise aussi le terme de « sexe » pour désigner les oppositions sociales entre hommes et femmes, comme dans les expressions « la guerre des sexes », « le beau sexe », le « sexe faible »3.

Enfin, au-delà des questions terminologiques, c’est bien la distinction conceptuelle qui semble troublée4. Judith Butler critique la distinction traditionnelle entre les deux termes : « le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif » (Trouble dans le genre5). Elle esquisse même la possibilité d’une indistinction : « si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle « sexe » est une construction culturelle au même titre que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux6. »

Dans la même perspective, Christine Delphy éclaire les raisons de l’imprécision terminologique, en formulant un présupposé non examiné « celui d’une antécédence du sexe sur le genre » :

son existence constitue un frein à penser le genre, c’est-à-dire à examiner toutes les hypothèses sans parti pris préalable : le flou de la conceptualisation est lié, dans un lien de causalité réciproque, aux déchirements que l’on relève dans le domaine politique entre le désir de se débarrasser de la domination et la peur de perdre des catégorisations qui semblent fondamentales7.

Comment est-il possible de penser le genre sans le reconnaître, sans légitimer la binarité qu’il impose aux individus ?

Le penser, pour Butler, c’est le déconstruire. Butler passe ainsi en revue plusieurs configurations du genre dans les théories féministes et dans les sciences humaines (la philosophie, la psychanalyse, la linguistique, l’ethnologie). Dans les premières, elle révèle les apories d’une définition militante qui essentialise le féminin en prétendant libérer « LA femme », – depuis Beauvoir qui conçoit le féminin comme « l’Autre » contre lequel se définit le masculin, jusqu’à Wittig pour qui il n’y a que le genre féminin, puisque le masculin est le général, en passant par Irigaray pour qui les femmes sont un « sexe qui n’en est pas un ». Dans les secondes, Butler montre que le genre est la traduction culturelle de l’hétérosexualité obligatoire, qui est le fondement d’une identité normative.

Par sa relecture de ces différentes constructions, Butler dévoile l’existence d’un ordre du sens, dont elle entend faire la critique. Elle s’inscrit ainsi dans la filiation des philosophes de la déconstruction.

Dans une tradition nietzschéenne (qu’elle revendique à plusieurs reprises), Butler combat la « métaphysique de la substance » qui considère l’identité comme l’expression extérieure d’un fond et d’une permanence8. La philosophe américaine porte ainsi dans le domaine de l’identité la critique menée par Derrida contre le « phallogocentrisme9 », par lequel Derrida désigne le règne d’un sens figé, masculin et « politiquement majoritaire ». Dans le travail de Butler, l’influence de la déconstruction se manifeste par des références, mais surtout par des objets et des façons de penser.

Butler pratique d’abord une « méthode » de lecture qui mêle les références, le collage, et la révélation des « points aveugles » d’une théorie. Mais loin de la citation ironique et de l’effet de nom repéré par Foucault, Butler lit en donnant aux textes le maximum de leur sens, en les déployant avant de les critiquer, révélant ainsi le mouvement de la pensée qui ne sait encore si elle va valider ou récuser ce qu’elle découvre, dans une indécidabilité qui est aussi fertile pour le lecteur de cette lectrice. Cette lecture, Butler la met au service du projet philosophique appelé par Foucault en conclusion de l’Histoire de la sexualité : construire moins une « histoire des mentalités » qu’une « histoire des corps, et de la manière dont on a investi ce qu’il y a  de plus matériel, de plus vivant en eux10 . »

Butler poursuit en effet l’entreprise par laquelle Foucault avait mis au jour les formes du pouvoir à l’œuvre dans notre pensée de la sexualité. De fait, comme le formule François Cusset, l’œuvre de Foucault a permis l’entrée dans la pensée des gender studies :

en expliquant la constitution au XIXe siècle, du dispositif moderne de sexualité par « les quatre grandes stratégies »  que furent « sexualisation de l’enfant, hystérisation de la femme, spécification des pervers et régulation de populations », Foucault contribue à désenclaver la question féministe en la reliant à celles de l’homosexualité et de la criminalisation des corps11

Butler étudie donc nos représentations mentales, langagières et culturelles du genre en s’appuyant sur la conception foucaldienne du pouvoir.

Elle reprend l’idée selon laquelle la Loi produit son avant :

Existe-t-il, après tout, un « genre » qui pré-existe à sa codification, ou est-ce, au contraire, en étant soumis à une codification que le sujet genré émerge au sein et par l’entremise de cette modalité d’assujettissement ? L’assujettissement n’est-il pas le processus par lequel les codifications produisent, justement, le genre12 ?

Comme l’a montré Foucault, l’utopie d’une sortie de la répression se situe encore dans la répression. Symétriquement, imaginer un temps sans la loi, c’est postuler un avant la loi idéaliste, et illusoire. Ce qui précède la loi comme ce qui l’excède sont une même illusion. Seule la loi permet de penser l’absence de loi et de faire apparaître l’objet qu’elle domine.

Butler poursuit aussi l’entreprise de la déconstruction en l’appliquant à ses auteurs eux-mêmes, par un deuxième tour de cette critique. Ainsi, elle montre les points aveugles de l’œuvre de Foucault. Dans le premier et le dernier chapitre de Gender trouble, Butler discute l’histoire d’Herculine Babin. Cette personne, partagée physiquement et psychiquement entre plusieurs genres, avait écrit son journal, présenté par Foucault en introduction de la traduction de l’Histoire de la sexualité. Butler montre que, dans ce texte, Foucault invite à penser un état d’indétermination identitaire antérieur au sexe, qui serait l’idéal du bonheur : « en réalité, il semble avoir une vision romantique de son monde des plaisirs, comme les “limbes bienheureux” d’une non-identité13 ». Foucault cède donc lui-même à l’attrait d’imaginer un désir avant la Loi.

En proposant une relecture critique de Foucault, Butler offre un nouveau tour de la construction, après la « French Theory »14. Portant la critique foucaldienne dans le domaine des études culturelles, elle prend en compte de nouvelles réalités, de nouveaux objets de pensée et de droit (notamment dans les ouvrages qu’elle publie à la suite de Gender Trouble, Bodies that matter, en 1993 et Undoing gender, en 2004).

Enfin, Butler ajoute à la déconstruction une autre dimension : celle de l’action. Mais là encore, l’influence de la déconstruction est forte : la libération suit le modèle de la lecture. Il s’agit de formuler le texte du code pour en défaire le caractère substantiel et le réorganiser selon son désir, de l’intérieur. Apparaît ainsi un modèle de libération qui ne serait pas victime de l’illusion chronologique de la loi, ni retour à un état précédant la détermination ni utopie d’une sortie des déterminations. Au lieu d’abolir le genre, comme le souhaitaient les féministes, Butler le dé-fait, selon le titre de son livre Undoing gender, par sa lecture qui en défait la fausse substantialité, et par sa théorie qui pense les moyens de le défaire en actes.

Contre l’oppression sexiste, mais aussi contre la « Terreur » du féminisme identitaire, et les impasses du communautarisme, – les trois empires qui se sont succédé au XXe siècle – Butler propose une libération, sous la forme d’une identité ouverte, sans essentialisme et sans communautarisme15. Pour cela, elle rouvre les catégories, par ses lectures théoriques mais également par l’introduction de nouvelles notions dans la théorie, qui seront des outils de pensée et d’action16, notamment la figure que Butler utilise pour penser cette identité prospective, celle du drag.

Il faut bien percevoir que derrière ce mot, c’est une réalité qui est convoquée : le drag-queen, est un personnage phare de la communauté gaie en Californie (où vit Butler), qui joue un rôle emblématique dans les fêtes de San Francisco (les street-fairs). Par cette référence, Butler intègre à son œuvre une dimension carnavalesque, dans la filiation bakhtinienne.

Ce fil conducteur court secrètement dans le livre, et mène du jeu au travestissement, en passant par la parodie. Il est présent dès l’introduction, lorsque Butler présente l’acteur/actrice principal/e du film Le Trouble féminin, Divine : « sa performance déstabilise les distinctions mêmes entre le naturel et l’artificiel, le fond et la surface, l’intérieur et l’extérieur, sur lesquelles le langage du genre fonctionne presque toujours17. »

Le drag-queen montre qu’il est possible d’échapper à la binarité des normes de genre : avec cette figure, « c’est la déstabilisation du rapport entre le corps et l’identité, le féminin et le masculin qui devient érotique18. » Au-delà du personnage excentrique, le drag devient finalement le modèle de tout « individu genré », homme, femme, hétéro- et homosexuel(le) : « j’aimerais proposer une manière de voir l’hétérosexualité comme étant simultanément un système obligatoire et une comédie intrinsèque, une constante parodie d’elle-même […]19. »

En conclusion du premier chapitre Butler écrivait : « Le gay ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel/le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie20. » De fait, la dérision du genre produite par le drag manifeste le fait que le genre n’existe pas de façon « sérieuse », originale, hors de répétitions : « Au fond, la parodie porte sur l’idée même d’original. […] La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original21. »

Ainsi, loin d’être une substance, le genre est un rôle, mais un rôle culturellement imposé :

Au lieu de considérer l’identité de genre comme une identification originale servant de cause déterminante, on pourrait la redéfinir comme une histoire personnelle/culturelle de significations reçues, prises dans un ensemble de pratiques imitatives qui renvoient indirectement à d’autres imitations et qui, ensemble, construisent l’illusion d’un soi genré originel et intérieur ou encore qui parodient le mécanisme de cette construction22.

On peut donc définir le genre comme un ensemble de croyances, que l’on joue à soi et aux autres. Pour défaire le genre, il faut donc le refaire, rejouer le jeu, en révélant ainsi son arbitraire. Butler inscrit cette parodie dans la conception du pastiche proposée par la post-modernité pour qui la fin de la croyance à l’authentique ouvre la duplication infinie et la multiplication des références. Mais, là où Jameson formulait un jeu sérieux (« le pastiche c’est la parodie absolue, la parodie qui a perdu son humour23 »), Butler réintroduit le rire :

Or, perdre le sens de ce qui est « normal » peut devenir l’occasion rêvée de rire, surtout lorsque le normal, l’original, se révèle être une copie, nécessairement ratée, un idéal que personne ne peut incarner. C’est pourquoi on éclate de rire en réalisant que l’original était de tout temps une imitation24.

Dans la filiation bakhtinienne de la joie carnavalesque et du rire politiquement libérateur, Trouble dans le genre manifeste un véritable plaisir des formes, une sorte d’enthousiasme de la libération, qui ne se retrouvera plus dans l’œuvre de Butler : dans ses livres suivants, Butler accentuera la dimension mélancolique et révoltée, sans doute dans le contexte des ravages causés par le SIDA.

Toutefois, la notion comporte une dimension tragi-comique. D’abord, Butler rappelle la dimension coercitive, et la violence, de ces fictions de genre :

l’accord collectif tacite pour réaliser sur un mode performatif, produire et soutenir des genres finis et opposés comme des fictions culturelles est masqué par la crédibilité de ces productions – et les punitions qui s’ensuivent si l’on n’y croit pas ; la construction nous « force » à croire en sa nécessité et en sa naturalité25.

Pour être une fiction, le genre n’en comporte pas moins une efficace, une réalité qui fait souffrir. La réflexion théorique est donc viscérale puisque Butler se demande comment incarner la non-norme, comment « être appelé "irréel" sans mourir ».

Ensuite, Butler inscrit la tragédie au cœur de la notion de comédie du genre, notamment par la référence aux travaux de Joan Rivière, féministe des années 1920, qui propose la notion de « mascarade ». Tout en soulignant le caractère essentialiste de l’analyse de Rivière et son refus de considérer l’homosexualité féminine, Butler met néanmoins à son crédit le fait d’avoir pensé à la fois le jeu outrancier de l’identité sexuelle et l’angoisse de la différence. Celle-ci naît de la contrainte du genre, vécue par les femmes, comme l’écrit Joan Rivière : «Je vais essayer de montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour prévenir l’angoisse et le châtiment qu’elles craignent de recevoir de la part des hommes26. »

Se dessine ainsi l’association entre le jeu ludique et le refoulement de l’angoisse. Ainsi, Butler révèle la présence d’une forme de « mélancolie du genre », liée à la construction d’une hétérosexualité obligée, chez Freud (p. 148), mais également chez Lacan (p. 145). L’identification et l’accession à l’identité impliquent un renoncement aux possibles, et parfois à la reconnaissance de l’homosexualité, qui provoque cette mélancolie27.

Une inquiétude se profile alors : est-il possible de sortir de ces constructions du genre ? Judith Butler formule elle-même ce doute en présentant la Loi du refoulement qui « prohibe en même temps qu’il produit, ce qui fait de la libération une « question » particulièrement sensible28. » Pour autant, la philosophe n’a pas renoncé à proposer une théorie de la libération.

Dans l’introduction de son livre, Butler intègre les critiques qui lui reprochaient de ne pas penser l’action libératrice : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d'agir et la possibilité de toute transformation ?29 » La figure du « drag » esquisse cette possibilité. Mais cette libération est-elle concrètement possible pour tout un chacun, hors de la scène festive ou du champ théorique?

La possibilité de la libération est formulée de façon prudente, sous forme de question et en termes métaphoriques : « Quelles sont les possibilités pour faire apparaître des configurations de genre à l’interstice des différentes matrices d’intelligibilité culturelle qui émergent et parfois convergent entre elles, ces matrices qui gouvernent la vie genrée ?30 » et « parmi les possibilités de faire du genre, lesquelles répètent et déstabilisent ces constructions qui les mobilisent par l’hyperbole, la dissonance, la confusion interne et la prolifération ?31 »

C’est finalement dans la définition même du genre que Butler inscrit la possibilité de la libération. À partir du jeu tragi-comique, Butler infléchit la définition du genre comme jeu de rôle vers la notion de performance, en déployant sa polysémie. Au sens du théâtre, il s’agit de l’accomplissement d’un rôle pré-écrit. Le spectacle dramatique est ainsi le modèle d’une action qui défait les contraintes de la vie en les rejouant sur le mode spectaculaire. Mais il s’agit aussi d’une action. La notion de « performance » permet à Butler de passer de la parodie à la politique, de l’action ludique personnelle à l’action politique. Le motif du jeu, que Butler déploie tout au long de son livre, mène finalement du spectacle inédit à l’acte répété, qui engage : la performance prend le sens d’une action performative.

Selon Butler le genre est une répétition d’actes, quotidiennement et individuellement mis en œuvre, une construction progressive et itérative32 : « dire que le corps genré est performatif veut dire qu’il n’a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité33. » Le genre n’est donc pas un substrat révélé, mais un ensemble prospectif, un devenir esquissé par des gestes. C’est par sa nature même qu’il peut être défait, d’abord parce qu’il est un jeu qui peut être rejoué, ensuite parce qu’il se constitue de plusieurs actes, qui peuvent être multipliés et se contredire : « (il) peut devenir l’occasion d’une prolifération parodique et d’un jeu subversif sur les significations genrées. » La libération sera donc une façon de  « perturber l’ordre du genre, non par le biais de stratégies figurant un utopique au-delà, mais en mobilisant, en déstabilisant et en faisant proliférer de manière subversive ces catégories qui sont précisément constitutives du genre et qui visent à le maintenir en place en accréditant les illusions fondatrices de l’identité34. »

La performance parodique repose donc sur le redoublement de ce qui est déjà une série d’actes. C’est bien parce que les actes constituent le genre, que la libération peut se produire également en actes. Contre les utopies d’un au-delà libérateur, ce serait le re-jeu de la contrainte, sa réflexivité en conscience et sa duplication en acte, qui libèrerait l’individu : « d’après moi, les pratiques gaies et lesbiennes devraient plus se centrer sur le redéploiement subversif et parodique du pouvoir que sur le fantasme irréalisable de transcender complètement ce pouvoir35. » Mais n’y a t-il pas là soit une forme de rousseauisme à penser la libération comme le redoublement du mal, soit une dialectique hégélienne idéalisant la conscience des formes pour définir la liberté comme une intellection des contraintes ?

On peut penser que la parodie du genre est le nom de l’impuissance. La subversion se présente comme une libération immanente, mais elle semble une libération impossible, puisque « l’hétérosexualité est non seulement une loi obligatoire, mais aussi une comédie inévitable36. » La seule marge de liberté semble d’accommoder l’emprisonnement selon le désir et la fantaisie personnelle pour s’aménager une prison du genre relativement large. N’est-ce pas ce que formule Butler elle-même :

Il s’agit d’une sorte d’improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne  « construit » pas son genre tout seul. On le  « construit » toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n’est qu’imaginaire37

Ici Butler répond aux critiques qui lui reprochent de penser l’individualisme contre l’action politique collective38. Si ce reproche paraît injuste, car, dans la conception de Butler, l’acte du genre n’est pas isolé, mais pris dans un système collectif, le propos de Butler nous semble marqué par une autre limite : c’est la dimension imaginaire qui est le lieu de cette communauté des esprits. Cette dimension imaginaire occupe une place importante dans la pensée de Butler, alors même qu’elle reste un implicite. Dans Undoing Gender, en répondant à la critique sur l’absence de la politique dans son œuvre et cherchant à montrer comment on passe de la parodie à la politique, Judith Butler évoque, à propos du drag, la vie culturelle de « l’imagination » (fantasy) : 

L’imagination est ce qui nous permet de nous imaginer, et d’imaginer les autres, autrement. L’imagination est ce qui établit le possible comme excès du réel ; elle fait signe, elle fait signe vers un ailleurs, et lorsqu’elle est incarnée, elle ramène l’ailleurs à la maison39.

Butler veut dire que le recours à un modèle artistique comme le drag, loin d’être une utopie, est une façon de reconnaître l’existence dans la réalité culturelle d’une ouverture vers autre chose. Mais on peut lire cette citation dans un autre sens. Affirmer le pouvoir créateur de l’imagination, n’est-ce pas ouvrir la possibilité que les constructions théoriques ne relèvent que du domaine du désir ?

Quelle est la réalité de l’évasion ? Butler propose une théorie de la libération politique, mais elle n’en pense pas les déterminants concrets. Ainsi, elle évoque peu les formes du pouvoir contemporain que la libération doit combattre. Elle raconte la façon dont la contrainte de genre s’impose dès l’enfance, puis dans les quolibets, ou encore dans les conceptions « scientifiques » du corps, mais elle n’analyse pas les formes institutionnelles ou les nouvelles sources de pouvoir dans lesquelles le genre se solidifie. Reste alors en suspens l’appel lancé par Foucault : « Il faut penser le dispositif de sexualité à partir des techniques de pouvoir qui lui sont contemporaines40. »

Alors qu’elle révélait le trouble de la position foucaldienne à propos d’Herculine Babin, c’est bien le trouble, et le plaisir du trouble, que Butler reprend aussi dans l’héritage foucaldien, notamment par l’idéal d’un « ars vivendi »41. Ainsi, elle présente elle-même la rupture qu’elle cherche à provoquer comme une rupture esthétisant la vie, au moment où le « soi » se défait d’une position de sujet identifiée :

Qu’est-ce qui sera ici un sujet et qu’est-ce qui sera tenu pour une vie ? Un moment de questionnement éthique qui demande que nous brisions avec nos habitudes de jugement en faveur d’une pratique plus risquée, qui cherche à produire de l’art à partir de la contrainte42.

L’esthétisation de la libération constitue à la fois une source de joie, une jouissance, et une limite : à lire Butler, on goûte la perspective d’un autre monde sans pour autant pouvoir en tirer un éclairage sur les possibilités de l’action. La théorie n’atteint pas la dimension d’un outil militant efficace, elle en reste à la jouissance des possibles.

Irréalité de l’action et métaphorisation de la liberté s’accompagnent d’une  déresponsabilisation intellectuelle. S’il n’y a pas de « sujet genré » derrière l’« agency », il y a bien un sujet qui écrit la théorie : qui voit, pense, nomme la libération ? On ne sait jamais où s’ancre Butler pour commencer à penser et écrire. C’est évidemment un gage de liberté intellectuelle de l’auteur, et un facteur d’inspiration pour le lecteur. Mais c’est aussi une gênante absence d’ancrage, sur plusieurs points.

Premièrement, sur le plan de l’ancrage idéologique. L’archéologie du savoir menée par Foucault visait à contextualiser les théories pour faire apparaître leur point aveugle. Or, Butler poursuit l’entreprise de déconstruction des discours en laissant de côté un élément important chez Foucault : penser les théories dans leur contexte.

En s’intéressant à des figures nouvelles (le « drag », le « trans ») Butler permet de penser le monde actuel, et d’élaborer des outils pour penser l’avenir, de la même façon que Foucauld a apporté à notre conception du pouvoir la notion de bio-politique, si importante pour aborder ce XXIe siècle. Mais Butler n’interroge pas sa propre représentation du sujet. Ainsi, le drag est-il un cas limite ou un cas modèle ? Est-ce une icône, un cas scolastique révélant les limites de validité des normes actuelles ou une figure appelée à devenir modèle dominant, généralisable ?

Au-delà, c’est bien la construction d’une théorie du genre qui fait appel à des représentations du sujet. Butler s’inscrit sans le dire dans une histoire des représentations du sujet, dans la filiation hégélienne. Non seulement sa construction de l’histoire suit la téléologie hégélienne, selon l’eschatologie de la libération, mais les étapes de la narration ainsi que les figures chronologiques et individuelles qu’elle emploie appartiennent à la pensée hégélienne. Ainsi, elle s’appuie fondamentalement sur un schéma de reconnaissance qui est celui de Hegel : elle transpose dans le domaine du genre le paradoxe du maître et de l’esclave, auquel elle a consacré sa thèse, et dont elle admet incidemment l’importance pour sa propre théorie43. La libération du genre par sa répétition rappelle la proposition hégélienne d’une liberté redoublant la dépendance à autrui pour échapper à l’aliénation. De plus, en associant la répétition au comique de la parodie, Butler reprend implicitement le rôle du comique dans la dialectique hégélienne : il y a des moments où la réalité est tant sa propre caricature qu’elle cède la place à une nouvelle forme. Dans les formes par lesquelles elle évoque la libération, la théorie hégélienne n’est pas moins métaphorique que les autres théories défaites par Butler, elle appellerait donc également le regard critique de la déconstruction qui s’arrête à sa porte.

 

Deuxièmement, pour la question des cibles visées.

Selon la méthode de lecture déconstructiviste, Butler mêle les références et les lectures, sans que l’on sache qui elle utilise et qui elle étudie. L’ambiguïté est particulièrement gênante pour le domaine de la psychanalyse. Au chapitre 2, Butler analyse la conception freudienne de la bisexualité, en lien avec le tabou de l’inceste et de l’homosexualité. Elle montre de façon particulièrement convaincante que la théorie freudienne repose sur l’hétérosexualité obligatoire, de même qu’elle révèle les aspects métaphysiques de la conception de la Loi lacanienne. Mais ce travail de mise en perspective ne va pas jusqu’à son terme.

D’abord, Butler ne s’interroge pas sur l’objectif de ces constructions ou la façon dont elles reflètent des partis pris de leur auteur, d’une époque, ou d’une famille de pensée transhistorique dont la filiation serait à énoncer. Elle leur conserve ainsi trop d’immanence. Penser les théories en contexte, c’est aussi penser l’imaginaire qui les parcourt, pour voir les reconfigurations de ces points aveugles et de ces implicites. Par exemple, Butler souligne que Foucault valorise le versant hédoniste d’Herculine, en contradiction avec sa théorie, mais elle ne mène pas à son terme cette remarque en analysant la façon dont la littérature défait les cadres de la pensée conceptuelle44, et la façon dont ici un implicite romantique vient gangrener la radicalité de la critique foucaldienne.

Ensuite, la part fictionnelle de ces théories n’est pas prise en compte comme une dimension constitutive de tout l’édifice théorique. Comment après avoir montré les limites de leur représentation de la sexualité Judith Butler peut-elle continuer à utiliser les constructions des psychanalystes ? Si la libido freudienne est une construction partiale, sa théorie de la mélancolie ne l’est-elle pas tout autant ? De même, comment Butler peut-elle souscrire et recourir à une notion comme celle du « phallus » (dont on attendrait qu’elle « déconstruise » le versant « phallogocentriste », comme pour la notion de « conflit œdipien ») ou à celle d’identification (p. 159) alors qu’elle critique la Loi lacanienne (pp. 146-147) ? Peut-on accepter des éléments d’une théorie et pas d’autres ?

En recourant à des théories ou des notions dont elle a montré les limites, la philosophe porte le doute chez son lecteur : les outils de la pensée sont-ils distincts des objets sur lesquels ils s’appliquent ? N’y a-t-il pas un « doute méthodique » à entretenir pour savoir ce qu’il est possible de conserver comme notions et concepts lorsqu’on prétend défaire les théories centrales de la pensée moderne ? L’hésitation ressentie par le lecteur est d’autant plus grande que Butler présente ses lectures en recourant au style indirect libre, par une forme de distance mouvante (selon le reproche qu’elle formule elle-même à l’égard du style distancé de Lacan45). Dans cette forme d’écriture, le contenu des théories est rapporté sans qu’on sache s’il s’agit d’un résumé pédagogique avant examen, d’une présentation ironique signifiant le rejet, ou d’une adhésion au style direct.

Derrière les hésitations sur le degré de distance prise par Butler, c’est bien la méthode même de ce livre qui pose problème au lecteur : s’il est fertile de parcourir des pensées avant de savoir ce qu’il faut en penser, le livre présente des moments où cette liberté de jugement se rompt de façon soudaine et péremptoire. Tout d’un coup l’auteur invite à rejeter une conception qui avait été présentée sans critique auparavant, voire une notion qui reviendra sous une forme opératoire quelques pages plus loin. Peut-on utiliser des outils théoriques sans souscrire à la théorie qui les contient ? Ce « trouble » oblige le lecteur à maintenir une distance prudente envers ce qui lui est proposé. Il se trouve alors par rapport à l’écrit de Butler dans le même état de suspens des certitudes qu’elle-même par rapport à ce qu’elle présente au style indirect libre. Il y a donc une dimension de liberté intellectuelle indéniable, pour le lecteur, mais aussi, peut-être le risque d’un rapport lâche aux convictions : où se situent les « croyances » de Butler par rapport à ce qu’elle déconstruit?

Ainsi, dans son analyse de la mélancolie du genre (chap. 2), Butler renouvelle la conception de la mélancolie qu’elle défaisait chez Kristeva, Lacan, et déjà Freud, en l’associant à une pensée du corps, selon le mécanisme de l’incorporation analysé par Abram et Torok. Mais la notion d’incorporation est alors utilisée à la fois comme métaphore et comme mécanisme réel, alors même que son sens est justement la symptomatisation d’un rapport métaphorique au langage. Dans son usage de cette notion, Butler révèle un point limite de sa pensée : alors qu’elle prétend défaire la fiction de l’intériorité, la philosophe recourt à des métaphores de la forme intérieure, qui appartiennent à la fiction d’une identité substance, celle-là même que Butler voulait déconstruire.

 

Troisièmement, c’est dans la forme de sa critique que résident les incertitudes.

On ne sait pas toujours à quel niveau Butler se place : outre les deux ambiguïtés que nous avons analysées, entre présentation et critique d’une part, entre outils utilisés et notions critiquées d’autre part, son analyse oscille entre plusieurs niveaux. Sa critique se situe-t-elle sur le plan des représentations ou sur le plan de l’effectivité des concepts, sur la vie psychique et corporelle ? Si c’est la même chose (dans une perspective hégélienne qui ferait de l’ordre logique la forme même de la réalité), cela implique à tout le moins de s’interroger sur le rapport entre les théoriciens et l’esprit de leur époque, entre l’histoire des mentalités et la capacité des modèles à formuler les représentations propres à une époque.

On peut également se demander si les théories ne sont pas aussi prises dans une évolution historique, le reflet d’un état social, la manifestation d’une vision du monde, et idéologie de celui qui les porte. Cela implique aussi de percevoir la part subjective des théories : créées par un sujet pris dans une époque et une culture, les idées ont une origine personnelle. Butler présente-t-elle la construction du genre comme un invariant ? C’est bien le lien entre les différentes constructions et penseurs qui demande à être élucidé.

De plus, ces idées personnelles s’expriment aussi dans un choix de mots et d’images qui n’est pas seulement leur vêtement mais qui imprègne déjà la pensée qu’elles traduisent. Ainsi, il faudrait revoir le caractère littéraire de la théorie, dans ses différentes dimensions, comme le récit, la fiction, et l’élaboration poétique. C’est d’ailleurs ce à quoi invite Butler en montrant que Monique Wittig réussit à transcrire dans ses œuvres littéraires la libération qu’elle échoue à conceptualiser dans ses théories. Butler reconnaît une certaine importance à la question pour sa propre pensée, lorsque, dans son introduction, elle s’interroge sur le rapport entre clarté et poéticité dans l’écriture de la théorie46.

Plus largement, cela implique de s’interroger sur ce qu’est la théorie : les constructions théoriques sont-elles des métaphores opératoires, des modèles du monde ou sa dénomination exacte ?

Nous avons montré les limites d’une libération qui se présente comme une subversion de l’intérieur. Or, ces limites résident aussi dans les outils théoriques par lesquels Butler formule la possibilité de la libération. Le premier est l’acte de faire le genre, que Butler présente comme un « performatif ». Il s’agit ici d’un usage du terme qui n’est pas seulement analogique : le genre est un acte qui engage à chacune de ses réitérations, qui s’inscrit dans un ensemble de normes culturelles et qui produit de la croyance, de l’adhésion pour autrui47 :

De manière significative, si le genre est institué par des actes marqués par une discontinuité interne, alors l’apparence de la substance constitue exactement en ceci : une identité construite, un acte performatif que le grand public, y compris les acteurs et actrices elles/eux-mêmes, vient  à croire et à reprendre (perform) sur le mode de la croyance48.

La performance est alors le déploiement d’un rôle social pré-écrit, qui se « perform », s’accomplit, presque au sens aristotélicien, mais c’est aussi l’investissement en acte et en pensée de ce potentiel par une communauté de « croyants ». En recourant au modèle du performatif, Butler invoque un outil de linguistique, par lequel Austin lie l’acte et le langage de façon originaire. Or, c’est aussi concrètement, et pas seulement sur le plan de l’énoncé conceptuel, que la libération se produit dans l’espace du langage :

En réalité, le genre serait une sorte d’action culturelle/corporelle nécessitant un nouveau vocabulaire qui institue et fasse proliférer toutes sortes de participes présents, des catégories expansibles et ouvertes à la resignification qui résistent aux restrictions que la grammaire, binaire et substantivante, impose au genre. Mais comment faire pour qu’un tel projet devienne culturellement possible et pour qu’il ne subisse pas le même sort que les projets utopiques, impossibles et vains ?49

En déplaçant le projet libérateur dans l’ordre des outils linguistiques, Butler s’épargne la peine de penser sa réalisation concrète50. De plus, elle éloigne le danger de la fiction littéraire en choisissant un modèle qui parait concret, l’outil grammatical, contre des métaphores plus « poétiques ». Le terme technique sert ici à habiller une notion floue, qui recouvre une libération utopique, faite d’un saut, dont la réalisation n’est pas pensée.

En témoigne également l’usage d’une autre notion, celle de « prolepse ». Dans l’introduction de son livre, la philosophe annonce que sa pensée a évolué sur la question de l’universel :

je suis arrivée à voir comment le fait de se réclamer de l’universalité pouvait être une prolepse et avoir une efficacité performative faisant advenir une réalité qui n’existait pas encore et offrant la possibilité de faire converger des horizons culturels qui ne s’étaient jamais croisés51.

Là encore, l’image d’une forme rhétorique vient suppléer à l’impossibilité de définir les formes concrètes de la libération. Là encore, l’image cache son caractère métaphorique sous la technicité des termes choisis52. Comme le performatif, la prolepse est la synecdoque d’un langage actif qui unit langage et réalité, temps immédiat et horizon de l’avenir. Ces noms désignent des solutions en se faisant passer pour des processus : ils effacent la difficulté de résoudre les contradictions, de penser la réalisation concrète de l’identité ouverte et de l’universel, ou encore de déterminer les étapes temporelles de l’action (puisque la prolepse comme le performatif impliquent un rapport au temps bien cadré, contre le risque d’une libération sans cesse repoussée dans un horizon temporel utopique). Le terme linguistique permet de régler les apories de l’action concrète par une forme qui arrête le trouble : l’outil grammatical devient l’idéal d’une notion opératoire, concrète, et indiscutable. Au-delà, c’est bien le langage oral, dans sa référentialité et son actualité, qui constitue l’idéal implicite d’une pensée de la libération désirant articuler théorie et action sans en penser l’articulation concrète.

 

Butler offre finalement moins une critique des théories de l’identité qu’un autre moment de la théorie, une nouvelle configuration de l’identité, qui peut à son tour servir de cas pour une étude des formes littéraires de la représentation du sujet. Depuis l’outil grammatical jusqu’au récit de libération utopique, en passant par la notion de répétition comique, la littérature offre à la théorie des modèles grammaticaux, narratifs et rhétoriques qui lui permettent de cacher sa dimension utopique sous les dehors d’une effectivité de nom.

Notes de bas de page numériques

1 Étudier « le genre » et non « les genres », c’est déplacer la réflexion, pour ne plus penser deux entités mais le principe même de leur distinction, selon le déplacement repéré par Christine Delphy (« Penser le genre : problèmes et résistances », in L’ennemi principal II : penser le genre, Syllepse, 2001).
2 Dans le chapitre, « une généalogie édifiante : la grammaire de Protagoras » de Penser le sexe et le genre (PUF, 2006), Eleni Varikas étudie l’histoire des genres grammaticaux et rappelle la disparition du genre neutre en grec. Elle souligne également le conservatisme (et le nationalisme) lexical du Journal Officiel qui propose de préférer le terme de « sexe » à celui de « genre » pour traduire l’anglais « gender » « en faisant appel aux ressources lexicales existantes » (p. 132).
3 Comme le montre Monique Wittig dans La pensée straight (2001), Amsterdam, 2007.
4 Sur ce sujet, les théoriciens ont tous une position différente : Eric Fassin oppose genre et sexualité, Kathrin Mc Kinnon définit le genre par la sexualité, Monique Wittig utilise la « catégorie de sexe » contre l’imprécision du terme « genre », Joan Scott pense qu’il n’est plus pertinent d’utiliser la notion de genre pour notre époque.
5 Judith Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.
6 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 69. Comme le montre Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe (1990), Gallimard, 1992. Dans une perspective parallèle à celle de Butler, Eve Sedgwick (Epistemology of the closet, Harvester Whaeatsheaf, 1991) distingue sexe, genre et sexualité avant de reconnaître la difficulté de les différencier.
7 Christine Delphy, « Penser le genre : problèmes et résistances », in L’ennemi principal II : penser le genre, Syllepse, 2001, p. 243. Elle montre aussi comment le « féminisme français » a été utilisé pour réhabiliter la psychanalyse aux USA et remettre les universitaires féministes en dialogue avec les auteurs mâles.
8 « Repenser les catégories du genre en dehors de la métaphysique de la substance est un défi à relever à la lumière de ce que Nietzsche notait dans La Généalogie de la morale : à savoir qu’ « il n’y a point d’"être" caché derrière l’acte, l’effet et le devenir […] ». (Trouble dans le genre, p. 96.)
9 Jacques Derrida, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980, p. 514.
10 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, Gallimard, 1976, p. 200.
11 François Cusset, French Theory, La Découverte, 2003, p. 164.
12 Judith Butler, conférence à l’Université Paris X-Nanterre, 25 mai 2004 (http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/cadrebutler.html , consulté le 26 décembre 2008).
13 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 200.
14 Il faudrait problématiser les « tours » de cette modernité inaugurée sous l’angle d’une lutte contre le « faux universel » français par les romantiques allemands. Pour développer l’analyse des liens transculturels, voir les articles d’Eleni Varikas sur les allers-retours France-U.S.A.
15 Butler permet de « penser une politique minoritaire qui ne soit pas communautariste », estime Eric Fassin (« Genre et sexualité », in Penser avec Michel Foucault, éd. M. C. Granjon, Karthala, 2005, p. 238.)
16 Nous n’avons pas ici l’espace d’analyser la notion d’« agency », essentielle pour une philosophe qui considère que l’identité se forme dans les actes au lieu d’y être exprimée.
17 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 53.
18 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 241.
19 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 239.
20 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 107.
21 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 261.
22 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 262.
23 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 262.
24 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 262.
25 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 264.
26 Joan Rivière, citée par J. Butler, Trouble dans le genre, p. 138.
27 Voir Trouble dans le genre, chap. 2, p. 126 à 145.
28 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 198.
29 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 70.
30 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 106 (nous soulignons).
31 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 107 (nous soulignons).
32 « Si le genre est quelque chose que l’on devient – mais une chose qui ne peut jamais être –  alors le genre est lui-même une sorte de devenir ou d’activité. Dans ces conditions, il ne faudrait pas envisager ce genre comme un nom, une chose substantive ou encore un marqueur culturel statique, mais plutôt comme une sorte d’action continue et répétée. » (Trouble dans le genre, introduction, p. 36).
33 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 259.
34 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 111.
35 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 242.
36 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 239.
37 Conférence à l’Université Paris X-Nanterre, 25 mai 2004 (http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/cadrebutler.html , consulté le 26 décembre 2008).
38 Comme le montre Laura Lee Downs (Writing Gender History, Hodder Arnold, 2004, chap. 7 « Gender post-structuralism and the cultural/linguistic turn in History » et chap. 10 « Gender and history in a post-structuralist world »).
39 « Fantasy is what allows us to imagine ourselves and others otherwise. Fantasy is what establishes the possible in excess of the real; it points, it points elsewhere, and when it is embodied, it brings the elsewhere home. » (Undoing Gender, Routledge, 2004, pp. 216-217.) (Nous traduisons).
40 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, Gallimard, 1976, p. 198.
41 Voir le tome 2 de l’Histoire de la sexualité, « L’usage des plaisirs ».
42 Judith Butler, « Qu’est-ce que la critique ? », in Penser avec Michel Foucault, éd. M. C. Granjon, Karthala, 2005, p. 101.
43 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 127.
44 Le lien entre masculinité et mélancolie dans la figure du héros romantique, par exemple, dans la continuité des analyses de Sarah Kofman.
45 Voir sa critique du « on » lacanien (Trouble dans le genre, p. 149).
46 Interrogation qui est aussi liée aux accusations de jargon lancées contre son œuvre, et dont elle doit se défaire pour ne pas être accusée de faire de la théorie « inaccessible », dans un contexte de démocratisation de l’université.
47 Voir l’analyse de Jonathan Culler, « Philosophie et littérature : les fortunes du performatif » (présentation M. Macé, traduction M. de Gandt), Littérature n°144, décembre 2006, pp. 81-100.
48 Judith Butler, conférence à l’Université Paris X-Nanterre, 25 mai 2004, loc. cit. (http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/cadrebutler.html , consulté le 26 décembre 2008).
49 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 224.
50 Mais la solution proposée par Eleni Varikas, d’analyser le langage au croisement de la pratique sociale reste aussi utopique : faire apparaître les « possibilités évincées » recelées par les faits, pour voir apparaître des paysages ignorés du politique, et la possibilité du singulier, sous la forme du récit d’expérience inédite (Penser le sexe et le genre, PUF, 2006, p. 129).
51 Judith Butler, Trouble dans le genre, p. 40. Elle reviendra en effet à l’idée d’universel dans Le Pouvoir des mots (Excitable speech, 2004) et Le Récit de soi (Giving an account of oneself, 2005).
52 Dans la même perspective, Jacques Rancière recourt aux modèles de l’énonciation polyphonique pour formuler sa conception du sujet politique sans affronter le passage par la réalité (comme j’ai essayé de le montrer dans « Sujet politique et subjectivation littéraire », in « Jacques Rancière l’indiscipliné », Labyrinthe, n° 17, juin 2004, pp. 87-96).

Pour citer cet article

Marie de Gandt, « Troubles du genre : lecture critique de Judith Butler », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2743.

Auteurs

Marie de Gandt

Marie de Gandt, agrégée de Lettres Classiques, est maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université Bordeaux III. Membre de l’équipe Fabula-E.N.S. A dirigé le premier numéro de la revue Littérature Histoire Théorie, « Les philosophes sont-ils des lecteurs comme les autres? », mars 2006. Principaux articles : « Sujet politique et subjectivation littéraire », in Labyrinthe, « Jacques Rancière l’indiscipliné », dir. R. Pasquier, n° 17, juin 2004, pp. 87-96. « Schlegel et le Witz : l’ironie romantique contre l’esprit du XVIIIe siècle», in Texte, double numéro spécial « Ironie/parodie », n° 37-38, Toronto, 20 pages, septembre 2005.