Loxias | Loxias 24 Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination  |  Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination 

Fritz Peter Kirsch  : 

Sur la France et ses littératures. Une approche interculturelle

Résumé

L’histoire des littératures de la France et des francophonies hors de l’Hexagone, lorsqu’on l’envisage dans l’optique des études interculturelles, révèle l’opposition de deux discours présents en filigrane depuis plusieurs siècles et s’exacerbant au cours du XXe. Le premier discours insiste sur la normalité et la modernité d’une culture française s’identifiant à un héritage richissime de valeurs universelles, alors que le deuxième dénonce une longue tyrannie exercée par cette même culture portant l’empreinte d’une centralisation excessive. Or, il semble qu’une historiographie littéraire s’inspirant de l’interculturel et refusant à la fois les partis pris d’ignorance et les polémiques faciles, peut faire apparaître les textes et leurs contextes sous un jour nouveau et de plus, apporter une contribution importante aux recherches d’autres sciences humaines qui s’interrogent sur la façon dont les communautés humaines organisent leur mémoire et construisent leur identité. C’est en évoquant l’exemple de quelques « grands auteurs » des littératures française et occitane que l’on tâchera de rendre compte de la façon dont deux productions de textes s’éclairent mutuellement.

Abstract

If inspired by the idea of interculturality, studies on literatures in France (for instance literature in French and in Occitan) and in “francophone” countries reveal the opposition of two discourses being effective since several centuries but appearing during the Twentieth in a more aggressive way. One of these discourses emphasizes the modernity and the universal values of French culture while the second condemns the tyranny of just this culture on which an excessive centralization has left its mark. A literary historiography without bias and superficial polemics can facilitate a better understanding of the social and cultural processes making way for the emergence of such discourses. So this kind of study on literature is offering possibly interesting contributions to humanities reflecting upon the way communities organize their memory and build their visions of identity. A comparison of two “French” texts of the Eighteenth Century (one taken from Rousseau’s Nouvelle Héloïse and another from L’Història de Joan-l’an pres, a novel written in Occitan by Jean-Baptiste Fabre) shall shed some light of the contrasts and the complementarities between two neighbouring cultures of France.

Index

Mots-clés : Fabre (Abbé ) , historiographie littéraire, interculturalité, littérature occitane, Rousseau

Chronologique : XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

En apparence, le problème des langues de France est résolu, et cela depuis longtemps. Dans toutes les villes et tous les villages de l’Hexagone, tout le monde parle français. Les sept langues baptisées régionales végètent à l’écart de la vie publique sans pouvoir guérir vraiment après leur longue saison dans l’enfer des patois. Rien ne semble troubler le train-train de la vie normale d’un grand pays centralisé jusqu’à la moelle de l’os. Pourtant, de temps à autre, l’observateur est frappé par une résurgence de vieux conflits. Au début du troisième millénaire, l’administration réduit le nombre de postes ouverts au CAPES d’occitan, passant ainsi de 17 à 4. Coup de grâce infligé à une langue de toute façon moribonde ? Mais en mars 2007, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent à Béziers pour protester contre la démolition de la culture d’oc. Les drapeaux ornés de la croix de Toulouse claquent au vent et les pancartes boudent la langue française.

Effectivement, le vent a tourné quelque peu depuis le temps où l’instituteur se faisait mal voir par les autorités scolaires, lorsqu’il n’était pas assez efficace dans la chasse aux patois. La France officielle d’aujourd’hui, dirait-on, n’est plus la France de jadis, unitariste à cent pour cent, c’est désormais la France frileuse. Par prudence et par respect de la Constitution soulignant le rôle dominant du français, on ne ratifiera pas la Charte que l’on a pourtant signée. Il faut être raisonnable, c’est ce que souligne aussi le rapport au Ministère de l’Éducation nationale, intitulé « Les Langues de France » et présenté par Monsieur Bernard Cerquiglini, Délégué général à la langue française et aux langues de France, qui énumère toutes les langues parlées sur les territoires administrés par l’État français. On dénombre plus de 70 idiomes dont le rapport fait le tour, sans toutefois proposer quelque traitement spécial des langues ancestrales existant à l’intérieur de l’Hexagone, comme si, en faisant trop de concessions aux minorités linguistiques, on risquait de retomber à l’époque de Babel.

On a pourtant le droit de s’inquiéter, avec Monsieur Claude Hagège, de la mort imminente de tant de langues. Dans son ouvrage Halte à la mort des langues, le professeur au Collège de France pousse un cri d’alarme face à la disparition des langues dominées dans le monde. Cependant, son livre se termine par une mise en garde : le combat en faveur des langues minoritaires risque de porter atteinte à la suprématie du français et de renforcer l’hégémonie anglo-américaine. Bilan : les défenseurs des langues menacés doivent mettre de l’eau dans leur vin pour ne pas aggraver le danger qui plane sur la langue unique et précieuse dont la domination absolue doit être préservée à tout prix.

La promotion de langues dont les défenseurs entendent réagir contre une politique centralisatrice ou contre une ancienne domination coloniale est, qu’on le veuille ou non, un phénomène à deux visages. En tant qu’acte d’affirmation, de liberté et de défense des langues minoritaires, il ne peut être que chaudement soutenu. En tant qu’acte politique dirigé contre la langue dominante d’autrefois, il peut toujours être utilisé comme une arme par les promoteurs de la suprématie de l’anglais. […] l’anglais a tout à gagner dans les courants d’idées où l’on accuse d’être des « instruments d’oppression » les langues qui, comme le français, lui tiennent tête et ont une vocation internationale1.

On a d’autre part un peu oublié le rapport Giordan, qui adoptait des points de vue assez anticonformistes pour l’époque, puisqu’il parlait de cultures placées dans une situation minoritaire au sein de la société française au lieu de recourir au terme de langues régionales ou locales, couramment employé avant 1981. C’est précisément à cette date que le Ministère de la Culture créa une mission de réflexion sur les cultures régionales et l’action culturelle dans la région, qui fut confiée à Monsieur Henri Giordan, maître de recherches au CNRS, spécialiste de la littérature occitane. Après avoir rencontré plus de 400 personnes, Henri Giordan a rédigé et déposé son rapport (1982), dans lequel il exige une « politique de réparation historique » fondée sur l’intensification de la recherche sur les cultures minoritaires et une promotion de la création, de la diffusion et de l’action culturelle de ces langues et cultures. Par la suite, le rapport Giordan, plutôt timide sur le plan de ses conclusions et revendications, fut l’objet de critiques acerbes. Michel Debré disait à ce sujet, dans un discours devant l’Assemblée nationale : « Ce rapport est l’expression d’une volonté de démembrement de la Nation2 ».

Somme toute, les problèmes politiques soulevés par les sept minorités linguistiques intra-hexagonales ne figurent pas parmi ceux qui font frissonner les Français d’aujourd’hui. Des tensions entre langues dominantes et langues « à diffusion restreinte » existent un peu partout dans le monde et dans certains pays défavorisés, l’antagonisme des cultures, des traditions ethniques et des religions s’exprime sous forme de conflits sanglants. Quant à la France, s’il y a des remous violents, ils se manifestent surtout dans les milieux marqués par l’immigration. Par contre, rien de trop inquiétant en apparence, dans le domaine des rapports entre le centre et les périphéries, malgré quelques protestations lancées de temps à autre, facilement réductibles à des faits d’intérêt local. La France de la normalité quotidienne et de la modernité, rassurée par ses convictions républicaines et réunie dans la volonté de jouer un rôle d’importance dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui, se sent peu inquiétée par les fidélités régionales qui, envisagées à partir de Paris, n’apparaissent plus trop entachées de ce conservatisme réactionnaire qui les poussait jadis à s’arranger avec Vichy, de sorte qu’on peut leur accorder une certaine sympathie (toujours prudente). L’affaire du Larzac, la grève de Décazeville, la « révolution régionaliste » jadis prônée par Robert Lafont, tout cela semble appartenir au passé.

Cependant, dès que l’on se penche sur les productions littéraires en langue minoritaire, un malaise apparaît et s’installe de façon durable. L’universitaire qui a passé une partie considérable de sa vie intellectuelle à explorer deux histoires littéraires de la France, la française et l’occitane, doit constater, en faisant le bilan de ses activités, que sa volonté de comprendre n’a jamais cessé de buter contre des antagonismes qui opposent, depuis tant de siècles, des productions pourtant très voisines et étroitement liées l’une à l’autre. En France, ce qui ne relève pas de la grande littérature des manuels c’est du folklore local – voilà une croyance solidement implantée, qui fait naître les sourires du scepticisme, lorsque l’observateur a envie de dire que les littératures en langue minoritaire sont fascinantes et qu’elles regorgent d’œuvres fortes qui méritent d’être étudiées avec la même attention que l’on accorde aux littératures en langue dominante. Comme s’il y avait là quelque blocage, des refoulements produits par des ruptures et des longues durées, dont les effets sont loin d’être éclairés de façon satisfaisante par les sciences humaines d’aujourd’hui. Pour mieux cerner ce phénomène étrange, il a fallu se rappeler l’existence d’un clivage opposant la culture standardisée rayonnant à partir de Paris aux divers domaines de la vie culturelle « régionale » sinon provinciale. Un conditionnement portant l’empreinte de la marginalité concerne certes les productions littéraires d’expression française nées dans des contextes coloniaux dont l’histoire s’organise dans le sens de l’évolution vers une autonomie de plus en plus évidente. Ce conditionnement fonctionne également – mutatis mutandis3 – à l’intérieur de l’Hexagone, par rapport à des territoires allophones intégrés au cours de l’histoire à l’État français et constituant un ensemble que l’on a envie de désigner du terme de « première francophonie ». Parmi les productions littéraires évoluant dans une telle condition marginale, celle en langue d’oc est sans doute la plus prestigieuse. Loin d’être née sous l’effet d’une implantation coloniale, elle a pris ses premiers essors indépendamment de la littérature française, depuis le début du XIIe siècle, en s’imposant à une grande partie de l’Europe en tant que modèle admiré et imité. Si les Temps modernes apportent un changement total des conditions d’existence de la langue d’oc ainsi que de sa littérature qui prend le caractère d’une production « en archipel »4 – marquée à la fois par un localisme folklorisant synonyme de déchéance et des renaissances toujours tâtonnantes et problématiques –, chaque siècle fait pourtant apparaître des œuvres fortes dont la qualité supporte la comparaison avec les chefs-d’œuvre de la production contemporaine en français.

Cette dernière observation ayant trait à une création en langue d’oc dont l’intérêt, semble-t-il, n’est pas exclusivement d’ordre ethnographique, pose le problème d’une historiographie littéraire tenant compte d’au moins deux littératures importantes, dans deux langues distinctes à l’intérieur de l’Hexagone français. Or, les manuels aussi bien que les études spécialisées dans chacun des deux domaines tendent à ignorer ce qui se passe au-delà de la barrière linguistique. On pense à la conception des « deux solitudes » par laquelle un romancier canadien à voulu caractériser les rapports entre anglophones et francophones5, en constatant que les études des littératures française et occitane se tournent le dos depuis déjà bien longtemps.

Il y a pourtant des exceptions à cette règle, en apparence du moins. Dans le volume III de l’Histoire des littératures de la Bibliothèque de la Pléiade, ouvrage dirigé par l’écrivain français Raymond Queneau et sous-titré Littératures françaises connexes et marginales, 45 pages sur 2058 sont consacrées aux « littératures d’expression française dans la France d’outre-mer et à l’étranger ». 140 pages traitent « Les littératures dialectales du domaine d’oïl », les littératures d’oc, la littérature basque et la littérature alsacienne. La charge idéologique motivant une telle répartition saute aux yeux : il y a la grande littérature, celle qui mérite l’attention du public cultivé du monde entier, et la multitude des phénomènes littéraires « connexes et marginaux » réunis modestement en cercle autour du foyer de création véritable.

L’ouvrage mentionné est paru en 1958 et depuis lors, les littératures nées au sein des francophonies d’outre-mer aussi bien que les francophonies littéraires européennes (non-hexagonales) se sont épanouies sur le plan de la qualité aussi bien que de la quantité, en conquérant des parts considérables du marché du livre. En même temps, il y a eu émergence d’une foule de manuels d’histoire littéraire où les « petits » d’antan prenaient leur revanche en faisant étalage de leur originalité. Chaque production particulière à une communauté humaine plus ou moins francophone, sur l’ensemble de la planète, aspirait à s’orner de sa propre histoire littéraire. Des manuels sur les productions minoritaires en France même ont suivi le mouvement. Par contre, ce qui n’existait pas et manque toujours (sauf exception6), ce sont des ouvrages dépassant les études particularisantes des productions littéraires pour s’interroger sur d’éventuels rapports de réciprocité qui les rattacheraient l’une à l’autre. En d’autres termes, le problème posé jadis par l’histoire littéraire dirigée par Raymond Queneau, mal ou pas du tout résolu par cet ouvrage, attend toujours d’être remis sur le tapis de la recherche scientifique dans le domaine de l’historiographie littéraire.

Abordons à présent un texte qui cherche à définir, par toute une série d’arguments d’ordre qualitatif, les raisons de la suprématie de la littérature française :

De bonne heure, les Français ont désiré soumettre la matière vivante qui leur était présentée à un dessein d’éthique ou d’esthétique: ce sont conceptions parallèles pour eux. Il s’agissait de faire de l’individu un homme véritable, un type accompli de notre race […]. […] notre littérature a tendu à faire de la personnalité humaine une figure capable de remplir pleinement son destin et de s’intégrer à un ensemble. Elle n’est point civique et théopathique comme la grecque; légiférante et rhétoricienne comme la romaine; insularisante comme l’anglaise; mythique et cosmique comme l’allemande; schizophrénique et réaliste comme l’espagnole. Elle compare les hommes entre eux et les oppose les uns aux autres. […] Elle se plaît à moraliser, c’est-à-dire à méditer sur les hommes, non à les rendre meilleurs d’après un code établi à l’avance. Son rêve est d’aboutir à une aristocratie générale de tous les êtres, quelle que soit la classe sociale dont ils sont issus […]7.

À la première lecture, un tel texte peut paraître marqué par un chauvinisme repoussant. Mais on finit par comprendre qu’il mérite d’être étudié attentivement, puisque le programme d’une éducation de l’humanité, moyennant les créations prestigieuses des écrivains de France, trouve des échos textuels tout au long de l’histoire de la culture française. C’est d’abord une adaptation des thèses linguistiques qu’Antoine Rivarol avait défendues en 1797 devant l’Académie de Berlin. En faisant allusion aux moralistes français, Jaloux évoque le classicisme du XVIIe siècle et ses conceptions de l’honnêteté définies dans les écrits du Chevalier de Méré et de tant d’autres. L’idéal de perfectibilité se manifestant dans la dernière phrase semble faire allusion au romantisme français et à ses rêves du progrès en marche, conduisant l’humanité vers l’avènement futur d’une société parfaite. Publié immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ce panorama des littératures européennes semble faire le tour de l’héritage culturel français pour y trouver quelque confort face aux terribles défis du présent. Avec un recul de plus de cinquante ans, on se demande si cette introduction à la littérature, avec tous les stéréotypes qu’elle renferme, n’a pas une valeur de symptôme pouvant conduire l’analyse vers les bases d’un discours qui s’est formé lentement au sein d’une communauté humaine pour sous-tendre toutes ses productions culturelles, en s’adaptant à la diversité infinie des conjonctures historiques. Il y a également intérêt, semble-t-il, à s’interroger sur l’existence d’autres discours s’opposant à celui-ci. Voici un exemple pris dans un contexte d’occitanisme :

L’Occitanie doit […] ses origines à la vision contestataire et originale du monde et de la société au cœur du Moyen Âge. Elle n’a cessé depuis d’affirmer vaille que vaille son particularisme. Son autre caractéristique fondamentale demeure dans l’affirmation d’une tradition culturelle proclamée depuis mille ans en dépit des obstacles, en l’absence d’une formation politique distincte de type national. À chaque époque de l’Histoire cette tradition se comporte en interlocuteur de la conscience morale car la culture occitane peut être considérée comme un miroir, certes humble, face aux dominations destructrices et volontairement réductrices8.

Cette citation n’est certes pas plus géniale que l’autre, mais la conception qu’elle véhicule est intéressante par la façon radicale dont elle adopte un point de vue strictement incompatible avec les propos d’Edmond Jaloux. On y affirme notamment que la littérature d’oc est le véhicule d’une vision originale de l’homme et du monde. La culture qu’elle incarne se fonde sur un combat hautement moral et perpétué de siècle en siècle contre les forces du mal et de la tyrannie que le lecteur (souriant et en même temps troublé) ne saurait s’empêcher d’identifier à cette culture dominante de la France dont la vocation consiste, comme le dit Jaloux, à faire naître une « aristocratie de tous les êtres ». L’historien des littératures n’est pas Flaubert et par conséquent, il n’a pas le droit d’insérer tout cela dans quelque Dictionnaire des idées reçues. Sa tâche consiste à s’interroger sur le grain de vérité renfermé dans des textes tels que ceux que l’on vient de lire.

Une telle interrogation présuppose des réflexions d’ordre théorique et méthodologique. En l’occurrence, il est tentant d’emprunter les voies ouvertes par un paradigme très en vogue aujourd’hui, à savoir l’interculturalité9. Cela signifie en premier lieu qu’il faut résoudre un problème d’ordre terminologique. S’il n’y a pas de définition universellement valable du terme de culture – ce qu’affirment bien des commentateurs – il est difficile de déterminer la signification de dérivés tels que l’interculturalité et la transculturalité, leur sens variant en fonction de l’optique choisie.

Selon une définition courante10, la culture se présente comme « un ensemble de connaissances transmis par des systèmes de croyance, par le raisonnement ou l’expérimentation, qui la développent en relation avec la nature et le monde environnant. Elle comprend ainsi tout ce qui est considéré comme acquisition de l’espèce, indépendamment de son héritage instinctif, considéré comme naturel et inné. Ce mot reçoit alors des définitions différentes selon le contexte auquel on se réfère. » Il faut notamment distinguer la culture au singulier, notion générale et abstraite, de la culture au pluriel, qui s’identifie, d’après Geert Hofstede11, à une programmation mentale collective propre à un groupe d’individus. Ce même auteur entrevoit l’importance de rapports de pouvoir dans la formation d’une telle programmation.

À la recherche d’une base solide à partir de laquelle on peut explorer le labyrinthe des théories portant sur l’interculturel, on a adopté provisoirement deux stratégies qui s’appuient mutuellement. Parmi tant de conceptions théoriques qui s’offrent à l’attention du chercheur, il a paru raisonnable de privilégier celles qui se basent sur une conception de la culture envisagée comme création permanente d’une communauté humaine constituée par des individus impliqués à la fois dans des rapports de dépendance réciproque et des rapports de pouvoir qui les opposent les uns aux autres, tout en les contraignant à chercher des compromis viables et féconds. Des éléments d’une telle conception se sont manifestés dans les écrits de certains sociologues ou théoriciens sociologisants de la littérature tels que Norbert Elias, Erich Köhler ou Jean-Marc Moura, mais aussi chez des chercheurs travaillant dans le contexte des francophonies d’outre-mer (mentionnons, à titre d’exemples et en pensant à bien d’autres encore, les noms d’Albert Memmi, Dominique Combe, Édouard Glissant, Ambroise Kom, Simon Harel…) ainsi que chez les occitanistes, parmi lesquels Robert Lafont et Philippe Gardy offrent des points de vue particulièrement intéressants. L’autre stratégie consiste à méditer les différentes conceptions théoriques à la lumière d’instantanés pris dans deux ou plusieurs histoires littéraires que l’histoire globale des sociétés et de leurs cultures a rapprochées. En faisant le tour des « grands auteurs » de la littérature française et de sa voisine d’oc, par exemple, on peut dégager sans peine des noms qu’aucun manuel n’associe l’un à l’autre, mais dont les analogies et les dissemblances promettent des confrontations fécondes. C’est ainsi que l’on a rapproché Michel Tournier et Max Rouquette, Jean-Paul Sartre et Robert Lafont, Victor Hugo et Fréderic Mistral, Pierre Corneille et Guilhem Ader12. Dans la présente étude, nous proposerons quelques réflexions autour de deux auteurs du XVIIIe siècle : Jean-Jacques Rousseau et Jean-Baptiste Fabre.

Jusqu’à la Grande Révolution, nous disent les historiens des langues de France, les rapports entre le français et les autres langues du royaume semblent être relativement peu tendus. Le grand hallali de la chasse aux patois, semble-t-il, ne sonnera qu’à partir de quatre-vingt-treize, lorsque la Convention adoptera les thèses de l’Abbé Grégoire et d’autres Jacobins désireux de défendre la République une et indivisible contre les assauts des provinciaux allophones considérés comme réactionnaires. Par contre, l’historien des littératures acceptant d’étudier les œuvres des écrivains français, en tenant compte de leurs homologues occitans, finira par brosser un tableau assez différent au sein duquel l’unitarisme jacobin joue certes son rôle, mais en se trouvant relativisé par d’autres facteurs qui confrontent l’observateur à plusieurs siècles d’Ancien Régime. Prenons comme premier exemple un texte occitan du milieu du XVIIIe siècle, que les occitanistes considèrent comme un chef-d’œuvre et que même un universitaire très lié à la culture dominante tel qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a jugé digne d’être considéré avec quelque intérêt, à savoir L’Història de Joan-l’an-pres de l’Abbé Fabre13. Ce texte sera confronté à un extrait du roman Julie ou La Nouvelle Héloïse qu’un écrivain figurant parmi les « grands auteurs » de la littérature française a rédigé vers la même époque pour le publier en 1761. Voici d’abord un extrait du texte d’oc, de Jean-Baptiste Fabre, Història de Joan-l’an-pres (premier manuscrit de 1756, manuscrit de la deuxième version reproduit ici : 1765 ( ?), texte imprimé en 1839 et en 1988) :

[…] Aurà mila francs de dòt que Monsur Sestièr i fai.

– Quand n’agèsse un plen tinau, ne’n seriá pas res. Mès perqué Monsur Sestièr i fai aqueles mila francs ? Per sos bèus uòlhs ?

– Per quicòm coma aquò. Mès, escotatz-me, soi vòstre amic, e vos vòle faire entendre rason. Dins los associats de Monsur Truqueta n’es pas, sans dobte, que non agetz entendut parlar d’un certan Quincarlòt. Aquel Quincarlòt es ieu, a vòstre servici. Ai agut l’onor de veire penjar vòstre paire a Nimes, e la consolacion de lo veire morir coma un predestinat. Aquel cher òme, pecaire ! vouguèt pas jamai metre en pena digús, e mai seguesse en même d’o faire. Senhor Dieu ! sa bèla mòrt me toquèt talament, que me sentiguère tot chamjat. La gràcia dau Cèl venguèt aquí dessús ; me convertiguère, e, per me tirar dau pecat, per trabalhar seriosament a mon salut en bòn crestian, me faguère uissièr. Monsur Sestièr que conoissiái de lònga man, e qu’a donat tanben dins la devocion, me faguèt part de quauques escrupulles a l’occasion d’una pichòta feblessa qu’aviá agut per Barba-Garrolheta. Coma aviá paur qu’aquò cridèsse, que i a de gents que la sostenon, fòrt capables de ié la far prene, o de ié faire manjar fòrça argent, me diguèt que planhiriá pas mila francs a la jove se voliá donar l’embastada a quauqu’un mai. Ieu me carguère d’aquel afaire, e coma ai de grandas obligacions a vòstre paire seguèt vos, mon filh, qu’aguère prumièr en vista.

– Sabe, çò ditz, que Garrolheta n’es pas una filha, se volètz, d’una granda beutat, ni mai de las plus vièrjas non plus ; mès, sans comptar que cent pistòlas valon mai que totas las broquetas qu’avètz eretat de vòstra grand, aquel bijó, dins l’estat ont es, pòt pas viure dos meses, e mai se deliura de sa pacotilha sans ne crebar, i aurà mai que malur. […]

– Fort bien, mon ami, je t’entends ; tu m’as raconté la vie de certaines gens et la tienne, d’une manière assez plaisante ; mais je vois au travers de tout cela que tu ne vaux pas mieux d’eux. Je t’ai pourtant obligation de m’avoir éclairé en bien des choses, sur le caractère et les mœurs des paysans. Les malotrus ! Qui dirait que, sous les dehors de la simplicité la moins suspecte, il fussent capables de la malice la plus réfléchie et la plus profonde ! […]

– Ai ! capdedis, Monsur ! de qué me parlatz aqui ? Sabètz pas que la consciença dels païsans es gamada ? – Que veux-tu dire ? je ne te comprends pas. Explique-toi mieux.

– Aquò vòu dire que la consciença dels païsans piuta pas coma la de l’autre monde, e que se parla, o fai tant plan que, per ma fe, se l’òm l’ausís.

Tout d’abord, nous donnerons quelques informations selon le schéma « l’homme et l’œuvre ». L’auteur, Jean-Baptiste Fabre, est né en 1727 à Sommières (Saumeire), dans la région de Montpellier portant l’empreinte du protestantisme. À cette époque-là, le mouvement des camisards vient d’être écrasé par les troupes royales. Jean-Baptiste, de famille modeste, est promis à l’église catholique et en 1752, il sera ordonné prêtre. L’épisode principal de sa carrière d’écrivain est sa position de curé à Aubais, entre Nîmes et Sommières. Sa production littéraire comprend plusieurs textes en français et en occitan qui circulent dans des cercles d’amis, mais dont aucun, à une exception près (il s’agit d’un poème de circonstance en français sur une fontaine de Montpellier), ne sera publié du vivant de l’auteur. Ce dernier connaîtra cependant un grand succès populaire au XIXe siècle et sera redécouvert comme auteur classique par l’occitanisme actuel. En 1762, lors de l’expulsion des Jésuites, Fabre est nommé professeur de rhétorique à Montpellier, mais démissionne au bout d’un an. Par la suite, il connaîtra plusieurs mutations motivées par la recherche de bénéfices plus lucratifs (Fabre aide sa famille plus pauvre que lui). Il est célèbre par ses qualités de prêtre et son éloquence « nourrie d’émotion autant que de qualité littéraire14 ». En tant que prêtre, Fabre doit s’adapter au discours officiel de l’Église et prêcher en français. Il écrit aussi dans la langue dominante : poèmes, pièces de théâtre, traductions de poètes latins, pamphlets contre les philosophes. L’Història de Joan-l’an-pres est un récit, pour certains un petit roman, d’une trentaine de pages dont il existe deux versions, ce qui prouve bien qu’écrire en oc n’est pas un simple passe-temps pour notre auteur. L’Abbé Fabre est bien conscient des tensions auxquelles est soumis l’écrivain entre deux langues, deux cultures. Écrire en français, écrire en oc, signifie pour notre auteur, travailler en adoptant deux registres différents, dont l’un exprime les valeurs de l’élite cultivée, alors que l’autre appartient à un univers plébéien et campagnard qu’ignorent les doctes.

Au début du récit, deux personnages se rencontrent sur une route et entament un dialogue bilingue. Le baron ne prend la parole qu’au début et à la fin, parlant un français d’homme cultivé. Le villageois qui raconte sa vie au baron s’exprime dans un occitan populaire très savoureux, tout en étant farci de gallicismes. Rappelons qu’au XVIIIe siècle, l’occitan ne fonctionne qu’au niveau des dialectes parlés par « le peuple » (paysans, artisans, bourgeoisie moyenne et petite bourgeoisie). C’est une langue qui ne s’enseigne pas, mais qui prévaut dans les contacts informels. Les membres de l’élite locale et les gens du peuple comprennent le français aussi bien que l’occitan, mais chacun pratique l’idiome ayant cours dans son milieu spécifique. La situation est identique à celle que l’on trouve alors dans toutes les régions de France, à savoir que deux tiers de la population pratiquent, dans la vie de tous les jours, une langue qui n’est pas le français de Paris.

La Nouvelle Histoire de la littérature occitane souligne l’immoralisme agressif du personnage principal, allant de pair avec une dénonciation de l’hypocrisie sociale. Ce Joan-l’an-pres, dont le sobriquet rappelle l’arrestation de son père promis à la potence pour avoir été mêlé à des affaires louches, est une « crapule sympathique », « éduqué dans un monde de fraudes, […] de paillardise et de mésententes conjugales, d’injustice sociale, où les gamins pauvres ont comme ressource de tromper les garde-vignes, ces défenseurs de la propriété15 ». Formé au sein de l’église, l’auteur se sent néanmoins proche des humbles et du patois. En s’opposant aux Lumières, il ressemble pourtant aux philosophes par son sens social et son engagement humanitaire. Dans son petit roman, il fait preuve d’une connaissance précise du peuple des campagnes et des nécessités qui obligent les villageois à adopter des stratégies de survie pas toujours inspirées par le christianisme. Dans une étude sur la pensée religieuse de l’Abbé Fabre, Jean-Marie Marconot considère l’Història de Joan-l’an-pres comme

[…] l’échantillon indispensable pour apprécier la pensée religieuse prérévolutionnaire de l’Abbé Fabre, un rousseauisme mitigé, corrigé par la pratique pastorale et l’approche concrète de la pauvreté. Avant que la Révolution soit détournée au profit de la seule bourgeoisie, c’est dans le bas clergé qu’il y avait un courant primitif révolutionnaire. […] quelque chose ne va plus dans le système social, le pouvoir religieux ne peut plus y jouer un rôle d’équilibre pondérant, une génération nouvelle et des conditions nouvelles de produire, d’investir et d’acheter-vendre, de parler et de penser, se sont développées hors des normes et des formes de la vieille société16.

À la lecture de cette analyse, on se sent frappé par l’idée d’un rousseauisme « mitigé », formule qui trouve des pendants dans d’autres publications occitanistes17. On aimerait en savoir davantage sur le rapport entre les deux écrivains et la façon dont l’un semble répondre à l’autre. Mais les études consacrées à la littérature d’oc se contentent d’allusions et les ouvrages sur Rousseau ignorent les Lettres d’oc en général aussi bien que l’Abbé Fabre en particulier. En essayant de suivre jusqu’au bout la pensée des commentateurs que l’on vient de citer, on pourrait conclure que le « philosophe » Rousseau idéalise la nature en confrontant les aspects déprimants de sa vie parisienne à ses origines suisses et en s’inspirant d’une tradition thématique qui se rattache au grand courant pastoral de la littérature européenne. Alors que l’Abbé Fabre, en se souvenant des romans picaresques espagnols et des romans comiques du XVIIe siècle français fait le portrait plutôt « réaliste » d’un bas peuple, dont l’amoralisme lui est trop bien connu pour qu’il partage les illusions de l’interlocuteur aristocratique de Joan-l’an-pres.

L’approche interculturelle nous empêche cependant de nous contenter d’une telle mise en parallèle. Elle propose une réflexion soulevant deux problèmes à la fois : celui de l’insertion des deux écrivains dans leurs contextes socio-culturels respectifs ainsi que celui de la façon dont ces contextes se situent l’un par rapport à l’autre. Pour mettre en mouvement une telle réflexion, examinons le texte suivant, de Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Seconde partie, Lettre XIV :

[…] veux-je chercher des lumières et de l’instruction ? C’en est ici l’aimable source, et l’on est d’abord enchanté du savoir et de la raison qu’on trouve dans les entretiens, non seulement des savants et des gens de lettres, mais des hommes de tous les états, et même des femmes : le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n’est ni pesant, ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes : on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante sans jeux de mots ; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie, et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit point les questions de peur d’ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité ; la précision mène à l’élégance : chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien ; on discute pour s’éclaircir, on s’arrête avant la dispute ; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.

Mais au fond, que penses-tu qu’on apprenne dans ces conversations si charmantes ? À juger sainement des choses du monde ? à bien user de la société ? à connaître au moins les gens avec qui l’on vit ? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour. Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose. Quand un homme parle, c’est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui a un sentiment ; et il en changera sans façon tout aussi souvent que d’état. […]

Ainsi les hommes à qui l’on parle ne sont point ceux avec qui l’on converse ; leurs sentiments ne partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne représentent point leurs pensées ; on n’aperçoit d’eux que leur figure, et l’on est dans une assemblée à peu près comme devant un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être mû par lui-même.

Telle est l’idée que je me suis formée de la grande société sur celle que j’ai vue à Paris […].

Ce texte figure dans une lettre que le héros du roman, Saint-Preux, adresse à l’héroïne. Le protagoniste a dû quitter la petite ville au pied des Alpes, où il a aimé Julie, la fille de parents nobles incapables de concevoir le mariage de leur enfant avec un roturier. La lettre dans laquelle Saint-Preux décrit la « grande société » parisienne révèle à quel point ce roman s’inspire d’expériences faites par l’auteur. Né en 1712 à Genève, Rousseau a mené une vie errante avant d’arriver à Paris, en 1742, où il passera la moitié de son existence (33 ans). Il s’est mêlé à la vie élégante en poursuivant ardemment la gloire. On l’accueille effectivement dans les salons, mais il est timide, maladroit, médiocre dans les causeries, ce qui le fait souffrir dans son orgueil. Peu à peu, il se transforme en adversaire de la société polie. Dans ses écrits, il devient le champion de la vie simple, de la pauvreté et de la vertu. Ses écrits, à partir du Discours sur les sciences et les arts (1750) le rendent fameux, mais ce succès s’accompagne de scandales. Sa pauvreté accroît sa dépendance à l’égard de mécènes qui l’invitent à vivre dans quelque maison des champs, mais des intrigues ou des mesquineries le chassent de ses asiles successifs. Vers la fin de sa vie, Rousseau cherche à explorer, en tant qu’écrivain, certains charmes de son isolement, sans pour autant être à même de prendre ses distances par rapport à l’élite à la fois détestée et adorée.

Le texte dépeint l’état d’âme d’un protagoniste qui passe d’un engouement pour les charmes de la vie mondaine à une déception non moins profonde. Retenons cependant que ce n’est pas l’ébahissement du plébéien snob qui s’exprime ici. Les milieux d’élite auxquels Saint-Preux a affaire dispensent un savoir prestigieux : dès la première phrase surgit le terme de « lumières ». En même temps, le nouveau venu est fasciné par un certain style de vie ayant cours dans ces milieux, une façon raffinée de se comporter, de parler, de sentir et de penser. Le texte permet de faire le point sur les traits distinctifs de cette culture que l’on peut résumer ainsi :

– Culte de l’intelligence sociale, rationalisation du comportement

– Observation et tact, refus de tous les extrêmes, sens des bienséances

– Art de la conversation spirituelle évitant d’étaler quelque savoir spécialisé, privilégiant le badinage aimable et les mots couverts permettant de glisser sur les tabous

– Exclusivisme relatif – ceux qui sont extérieurs à ce milieu sont accueillis lorsqu’ils s’adaptent au système régnant de conventions tacites. On les traite en égaux pourvu qu’ils respectent les impératifs de la sociabilité.

Vers la fin du texte, le lecteur est confronté au jugement sévère que Saint-Preux finit par porter sur ce monde élégant au sein duquel il diagnostique un manque de sincérité et une sécheresse des cœurs qui frustrent les âmes sensibles. Le protagoniste tournera le dos à cette société « dépravée par le progrès des sciences et des arts », pour retrouver l’univers champêtre où il tentera de fonder avec Julie et Monsieur de Wolmar une communauté plus humaine et chaleureuse, basée sur le travail en commun et la solidarité amicale, mais au fond aussi élitiste que la bonne société de Paris.

Le « cas Rousseau », loin d’être réductible aux problèmes psychiques d’un individu ou au conflit entre les classes sociales, illustre à merveille la structuration inter- et transculturelle de la France du XVIIIe siècle. La biographie de Jean-Jacques ressemble à celle de tous les provinciaux et de tous les colonisés qui montent à Paris pour faire fortune. « Faites abstraction de Genève : l’œuvre de Jean-Jacques demeure parfaitement inexplicable »18. Ajoutons que Rousseau reste également incompréhensible lorsque l’on néglige son rapport avec la bonne société. En général, les poètes, écrivains, « philosophes » sont bien accueillis dans les salons et y jouent un rôle important dans la mesure où ils enrichissent, par leurs apports d’intellectuels, cette vie élégante. Ce serait donc une erreur que de vouloir identifier cette élite à l’ensemble des puissants et des riches. La pauvreté matérielle d’un individu ne fait pas forcément obstacle à son insertion dans « le monde ». 

La bonne société était prête à accueillir un homme qui aurait connu la misère et qui maniait si éloquemment le paradoxe, à l’entretenir dans son rôle de contempteur du luxe et du progrès. […] Au contraire, la volonté de sincérité de Rousseau s’exprime par une réforme personnelle qui fit succéder à la marginalité subie par le jeune vagabond une marginalité lucide et assumée par l’ami de la vérité19.

C’est son parti-pris en faveur de la solitude qui est à l’origine du scandale suscité par Rousseau et de l’hostilité qu’il éveille. Ceux qui acceptent de jouer à fond le jeu de l’élite participent à un système hautement raffiné d’échanges et profitent d’un égalitarisme relatif, alors que ceux qui tournent le dos à la vie en commun risquent d’être traités comme des adversaires. Diderot le dira sans ambages :

L’homme est né pour la société ; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur ; des pensées extravagantes germeront dans son esprit comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l’idée de nécessité se joint à celle de servitude, c’est pis encore […]. Il faut peut-être plus de force d’âme encore pour résister à la solitude qu’à la misère ; la misère avilit, la retraite déprave20.

Donc, en s’installant dans la société polie, on prend le parti de la civilisation (le mot apparaît au milieu du XVIIIe siècle). Abandonner ce parti signifie se rapprocher de la barbarie. D’autre part, ceux qui veulent s’intégrer au « monde » doivent passer par un apprentissage dont le succès n’est pas garanti. Les nouveaux venus sont censés s’adapter en surveillant leur langue, leur comportement, leur style de vie. Les déficiences sont punies par le ridicule21. Ce genre de vie élégante peut d’ailleurs dégénérer, lorsque la rationalisation des rapports sociaux fait prévaloir les calculs et les intrigues. Laclos et Sade ont bien exploré certains abîmes de la société polie qui peut cependant profiter de bouffées d’air frais, lorsque des éléments jeunes et non corrompus arrivent de l’extérieur (dans les romans de Marivaux par exemple). Rien de rigide ni de définitif au niveau de cette culture d’élite, dont les textes littéraires examinent sans cesse le pour et le contre, toujours à la recherche de principes universellement valables.

Tout cela nous rappelle l’équilibre heureux qui, selon Edmond Jaloux, représente le trait le plus marquant de la littérature française fonctionnant comme un laboratoire où s’explorent les différentes facettes de cette civilisation grâce à laquelle la France possède des avantages que les autres cultures européennes n’ont pas. On voit mieux l’originalité de cette culture lorsqu’on l’envisage à partir de l’Occitanie, cette altérité radicale. Car, si sa marginalité ne dispense jamais Rousseau de se définir par rapport aux normes et valeurs de l’élite, le texte de l’Abbé Fabre nous confronte à un antagonisme fondamental. Le verdict du baron à l’égard de la vie champêtre est brutal et définitif – les paysans ne sont ingénus et débonnaires qu’en apparence, puisqu’avec eux, on a affaire à des sauvages sans foi ni loi. Ce jugement n’est pas du tout démenti par Joan-l’an-pres, qui veut bien admettre que la voix de la conscience, chez les ruraux, est enrouée (gamada). Quant au narrateur, sa position est plus nuancée, étant donné qu’il signale au lecteur une certaine sympathie ressentie à l’égard de ces campagnards et de leur amoralisme enjoué. En même temps, toutefois, ce narrateur exclut toute transition et tout échange entre les deux univers incarnés par les deux protagonistes. Si Rousseau, tout plébéien qu’il soit, ne parvient jamais à se dégager totalement du milieu des salons parisiens, le curé languedocien insiste sur l’incompatibilité totale existant entre le monde des villages et le monde de la Ville et de la Cour. La confrontation des deux extraits révèle donc des « visions du monde » à la fois contradictoires et complémentaires, que l’on tentera de résumer de la façon suivante:

– Au sommet de la pyramide sociale, il y a une société élégante formée de gens qui pratiquent un certain style de vie à la fois exemplaire et repoussant.

– Le marginal qui n’accepte pas la soumission totale aux normes en vigueur au sein de cette élite éprouve des frustrations qu’il tâchera de compenser par la retraite vers la vie « pastorale », sans pour autant échapper définitivement à l’emprise de la société « polie ».

– En province, l’aristocratie adopte les normes émanant de Paris en parlant français et en refusant la « barbarie » des paysans.

– Pourtant, des intellectuels provinciaux tels que l’Abbé Fabre sympathisent avec les ruraux prétendument immoraux et sauvages dont ils partagent la langue et le manque d’illusions.

Une analyse telle que nous venons de la proposer ouvre des perspectives dépassant largement le domaine de la littérature considérée comme un système autonome ou une institution plus ou moins fermée sur elle-même. Les écrivains développent leurs écritures à partir de contradictions, de conflits et d’harmonisations plus ou moins fragiles qui sont « dans l’air », en témoignant d’efforts collectifs portant sur des défis hérités d’un passé plus ou moins lointain et ressentis comme plus ou moins actuels. Une telle insertion dans les contextes historiques, au lieu d’effacer l’originalité des créations littéraires, la souligne et lui donne tout son poids. Ainsi, l’histoire des littératures paraît étroitement liée à l’histoire des cultures considérées comme des systèmes de normes et de valeurs élaborées par des sociétés qui ont leur vie propre tout en étant inséparables de la vie de sociétés voisines. La confrontation de deux textes littéraires, telle que nous venons de la tenter, soulève forcément nombre de questions concernant la formation, la structure et l’évolution de rapports interculturels favorables à cette opposition entre la civilisation et la barbarie, qui semble inspirer les deux auteurs du XVIIIe siècle travaillant dans le contexte de l’État français, mais faisant apparaître deux univers culturels22 qui s’excluent l’un l’autre.

Cette mise en parallèle que nous venons de proposer serait à compléter par d’autres confrontations d’écrivains, à commencer par les contemporains de Rousseau et de l’Abbé Fabre. C’est ainsi que l’on arriverait peu à peu à une vision d’ensemble des standards culturels de toute une époque et de la façon dont la littérature s’inscrit dans le jeu de contacts et de conflits par lequel se rapprochent ces standards en s’opposant l’un à l’autre. Pour mieux comprendre la genèse et le caractère spécifique de ce jeu, il faudrait remonter au XVIIe siècle et à l’apogée de la monarchie absolue et centralisatrice, dont la force d’attraction engendre la formation d’une élite composée des éléments dominants de la société. Au cours d’un processus d’auto-éducation, cette élite élabore peu à peu des normes assez souples pour être acceptées par la totalité des « honnêtes gens ». Un tel idéal de civilisation implique à l’évidence la « langue du roi » et condamne à la marginalité et au statut de « barbarie » tout ce qui ne paraît pas conforme aux valeurs du centre. Molière se moque du bourgeois gentilhomme, mais aussi du gentilhomme provincial du genre Pourceaugnac.

Il faudrait aussi remonter aux XIXe et XXe siècles et se demander si la Grande Révolution a laissé subsister une partie de ce standard culturel grâce auquel la France de l’Ancien Régime était admirée et imitée dans tant d’autres pays. Désormais, l’élégance de l’honnête homme se double de la lucidité du philosophe et des élans humanitaires qui traversent la totalité du XIXe siècle. C’est un chantier qui s’ouvre au regard de l’historien de la littérature française, d’autant plus immense qu’il doit s’étendre aux littératures voisines.

Quant à l’altérité occitane aux multiples facettes (dont l’Abbé Fabre ne saisit qu’un aspect parmi tant d’autres), elle survit en reculant et en profitant des « temps faibles » de la culture dominante. Successivement, les différentes couches sociales s’intègrent à la société française en acceptant ses normes (c’est là ce qui distingue les minorités en France des sociétés colonisées d’outre-mer). Mais certains écrivains découvrent des résidus d’altérité au fond de leur conscience. Les moins forts font du régionalisme en abondant dans le sens de l’hégémonie du standard culturel et en mettant en spectacle les aspects exotiques de leur patrimoine. De temps à autre surgissent cependant des créateurs authentiques qui ont assez d’impertinence pour prendre – comme l’Abbé Fabre – le parti des « barbares » ou, pire encore, en proclamant l’existence d’une civilisation autre, d’une aspiration à l’universel non moins ardente que celle qui oriente la création littéraire dans le sens de la culture dominante en France.

« La République française peut-elle être décentralisée ? », telle est la question cruciale posée par Vincent Hoffmann-Martinot dans une étude récemment publiée. La réponse témoigne d’un scepticisme fondamental : « Les causes en sont historiquement profondes et tiennent à la constitution, à l’essence même de la République, avant tout forte et moderne parce qu’une et indivisible»23. À la lumière d’une approche interculturelle, une telle vision inspirée par les sciences politiques mériterait d’être complétée et approfondie, par exemple à l’aide d’une historiographie littéraire considérant l’étude des textes dans leurs contextes comme un instrument de connaissance véritable et permettant ainsi de mieux comprendre le fonctionnement des sociétés et de leurs cultures.

Notes de bas de page numériques

1 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 345.
2 Cf. Richard Grau, Les Langues et les cultures minoritaires en France, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1985, chapitre II (disponible sur internet).
3 Sur les différences entre les littératures « francophones » et la littérature occitane, cf. Fritz Peter Kirsch, « Okzitania und Frankophonie », in Angelika Rieger (Hg.), Okzitanistik, Altokzitanistik und Provenzalistik. Geschichte und Auftrag einer europäischen Philologie, Frankfurt/M. et al., Peter Lang, 2000, pp. 57-70.
4 Cf. Philippe Gardy, Une Écriture en archipel. Cinquante ans de poésie occitane (1940-1990), Église-Neuve-d’Issac, Fédérop, 1992.
5 Cf. Hugh MacLennan, Deux solitudes, Paris, 1963 (Two Solitudes, Toronto et al., 1945).
6 Une récente histoire des littératures du Canada étudie les particularités des différentes productions ainsi que les rapports politiques, sociaux et culturels qui les lient l’une à l’autre (Konrad Groß, Wolfgang Klooß & Reingard Nischik (éd.), Kanadische Literaturgeschichte, Stuttgart-Weimar, Metzler, 2005).
7 Edmond Jaloux, Introduction à l’histoire de la littérature française, Genève, 1946.
8 Paul Castela, Occitanie. Histoire d’une aliénation, Millau, Éditions du Beffroi, 1999, p. 21 sq.
9 Cf. Henri Giordan: « Sociologie de la littérature et relations interethniques. Hypothèses de recherche », in Actes du VIIe Congrès de l’Association Internationale de Littérature comparée, t. 2, Stuttgart1979, pp. 249-254 ; Fausta Garavini/ Philippe Gardy : « Une Littérature en situation de diglossie : la littérature occitane », in Popular Traditions and Learned Culture in France, Stanford, Anma Libri, 1984 ; Claude Clanet, L’Interculturel. Introduction aux approches interculturelles en Éducation et Sciences Humaines, Toulouse, Presses de l’Université du Mirail, 1990 ; Udo Schöning, « Sur la notion d’interculturalité et ses rapports avec l’histoire littéraire », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 19, 3-4, 1995 ; Doris Bachmann-Medick, Kultur als Text. Die anthropologische Wende in der Literaturwissenschaft, Frankfurt/M., Fischer 1996; Jean-Marc Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998 ; Id., Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999 ; Id., Exotisme et lettres francophones, Paris, PUF, 2003.
10 Par exemple la définition proposée au plus vaste public par l’encyclopédie en ligne  http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture (cons. 7 mars 2009).
11 Cf. Geert Hofstede, Vivre dans un monde interculturel. Comprendre nos programmations mentales, Paris, Les Éditions de l’organisation, 1994.
12 Cf. Fritz Peter Kirsch, « Aspects romantiques de Mistral », in L’Occitanie romantique, Centre d’Etude de la Littérature Occitane, William Blake & Co., 1997, pp. 327-339 ; Id., « Lafont et Sartre », in Robert Lafont. Le roman de la langue, Actes du Colloque de Nîmes (12 et 13 mai 2000) et Arles (14 mai 2000) réunis par Danielle Julien, Claire Torreilles et François Pic, Toulouse, Centre d’Étude de la littérature occitane/ William Blake, 2005, pp. 49-59 ; Id., « Le Traitement des mythes chez Max Rouquette et quelques autres écrivains – français et/ou occitans », in Oc et Oïl. Complémentarité et antagonismes de deux histoires littéraires de la France, Toulouse, SFAIEO, 2008 ; « Pluralität vs. Universalität. Identitätsformationen in Frankreichs Literaturen seit der Wende vom 16. zum 17. Jahrhundert » (sous presse).
13 Cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, L’Argent, l’amour et la mort en pays d’oc, Paris, Seuil, 1980.
14 Robert Lafont & Christian Anatole, Nouvelle Histoire de la littérature occitane, Paris, P.U.F., 1970, t. II, p. 464.
15 R. Lafont & C. Anatole, Nouvelle Histoire de la littérature occitane, t. II, p. 475.
16 Jean-Marie Marconot, « La Pensée religieuse de l’Abbé Favre. Ses « sermons » in Jean-Baptiste Fabre, Histoira dé Jean l’an prés. Dossier critique, CRDP de Montpelhier, s.d., p. 6 s.
17 Selon Lafont &Anatole, Joan-l’an-pres serait une machine de guerre « contre les philosophes, d’abord contre Rousseau, et de façon plus générale contre le moralisme de l’époque, fait de clichés et d’attendrissements » (Nouvelle Histoire de la littérature occitane, p. 474).
18 François Jost, Jean-Jacques Rousseau suisse. Étude sur sa personnalité et sa pensée, Fribourg, Éd. Universitaires, 1961, p. 155.
19 Michel Delon, « Rousseau ». in J.-P. de Beaumarchais, Daniel Couty & Alain Rey, Dictionnaire des Littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, t. III, pp. 2026-2036.
20 Denis Diderot, La Religieuse, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 372.
21 « Quiconque a passé sa jeunesse loin du grand monde y porte le reste de sa vie un air embarrassé, contraint, un propos toujours hors de propos, des manières lourdes et maladroites, dont l’habitude d’y vivre ne le défait plus, et qui n’acquièrent qu’un nouveau ridicule par l’effort de s’en délivrer. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile, IV, éd. Michel Launay, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 429-430).
22 Ce serait naturellement une grosse erreur de coller à l’œuvre de Fabre l’étiquette du primitivisme. Emmanuel Le Roy Ladurie a bien montré l’usage raffiné que fait l’auteur languedocien des symboles légués par le conte – répandu dans l’Europe entière – de la Mort parrain.
23 Vincent Hoffmann-Martinot, « La République française peut-elle être décentralisée ? », in Ingo Kolboom & Andreas Ruppert (éd.), Zeit-Geschichten aus Deutschland, Frankreich, Europa und der Welt. Lothar Albertin zu Ehren, Lage, Jacobs Verlag, 2008, p. 144.

Pour citer cet article

Fritz Peter Kirsch, « Sur la France et ses littératures. Une approche interculturelle », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2728.

Auteurs

Fritz Peter Kirsch

Philologue et romaniste, formé à la diversité romane selon la tradition universitaire spécifique aux pays de langue allemande, Fritz Peter Kirsch, spécialisé d’abord en littérature française (thèse d’habilitation sur les romans de Victor Hugo), a sans cesse élargi son horizon de chercheur. Ses centres d’intérêt scientifique se constituent en premier lieu dans les situations de contacts et de conflits entre majorités et minorités linguistico-culturelles. Ses publications concernent la littérature française, les littératures des francophonies du Maghreb, de l’Afrique occidentale et de l’Amérique du nord, la littérature occitane (médiévale et moderne), la littérature italienne, la littérature catalane, la littérature roumaine et la littérature rhéto-romane des Grisons. Pendant dix ans, Fritz Peter Kirsch – né en 1941, professeur à partir de 1977 – a dirigé le Département d’Études Romanes de l’Université de Vienne. Il est actuellement à la retraite. Site internet : « Romanistik interkulturell » http://www.univie.ac.at/aedf/Index.htm.