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Michael Löwy  : 

Le concept de « paria conscient » chez Hannah Arendt, et le cas des intellectuels juifs d’Europe centrale

Résumé

Dans une série d’essais remarquables des années 1940, Hannah Arendt – à partir des travaux de Max Weber et de certaines intuitions fulgurantes de Bernard Lazare – a proposé d’analyser la condition juive en Europe moderne, notamment en Allemagne, comme celle d’un peuple paria. On pourrait considérer la culture juive minoritaire d’Europe centrale comme une sorte de culture « paria », tantôt conformiste, tantôt rebelle. Parmi les intellectuels juifs « parias rebelles », Walter Benjamin - proche ami de Hannah Arendt - occupe une place singulière, par l’articulation du romantisme avec les utopies révolutionnaires.

Abstract

In several remarkable essays from the 1940’s, Hannah Arendt – starting from Max Weber’s writings, and some brilliant insights of Bernard Lazare – proposed to analyse the Jewish condition in modern Europe, particularly in Germany, as the situation of a pariah people. One could consider the minority Jewish culture in Central Europe as a sort of « pariah » culture, either conformist, or rebel. Among the « rebel pariah » Jewish intellectuals, Hannah Arendt’s friend Walter Benjamin holds a singular place, by his articulation of Romanticism with revolutionary utopias.

Index

Mots-clés : Hannah Arendt , juifs, minorité, parias, Walter Benjamin

Texte intégral

Dans une série d’essais remarquables des années 1940, Hannah Arendt – à partir des travaux de Max Weber et de certaines intuitions fulgurantes de Bernard Lazare – a proposé d’analyser la condition juive en Europe moderne, notamment en Allemagne, comme celle d’un peuple paria. Le concept de « paria », qui désigne à l’origine les plus basses castes en Inde considérées comme « impures » ou « intouchables », a été reformulé, au cours du XIXe siècle, pour désigner en Europe les groupes ou catégories sociales discriminées, exclues, méprisées ou opprimées. Le sociologue Max Weber définissait les Juifs en Europe comme un pariah Gastvolk, un peuple-hôte paria, c’est à dire un groupe héréditaire, dépourvu d’organisation politique autonome, caractérisé par des « privilèges négatifs » associés à un rôle économique particulier ; un peuple paria est donc un peuple-hôte vivant dans un environnement étranger, dont il est séparé rituellement, légalement ou de facto – ce qui correspond, selon Weber, à la situation des juifs en Europe1.

Selon Arendt, « le destin des juifs en Europe n’était pas seulement celui d’un peuple opprimé, mais également celui d’un peuple paria, selon la formule de Max Weber. Cette situation sociale de parias en vertu de laquelle, à titre d’individus, ils demeuraient extérieurs à la société, reflétait le statut politique du peuple tout entier. Ainsi les poètes, les écrivains et les artistes juifs ont-ils pu concevoir la figure du paria qui renferme une nouvelle idée de l’homme, extrêmement importante pour l’humanité moderne2. »

Hannah Arendt s’est inspirée surtout des écrits de Bernard Lazare, un écrivain anarchiste/sioniste français qui a été le premier à se battre pour la défense du capitaine Dreyfus. Dans son recueil de fragments, Le Fumier de Job (publié après sa mort, en 1928) Lazare décrivait la condition des juifs comme celle d’un peuple paria, qu’il incitait à lutter pour ses droits. Selon Arendt, il a eu le mérite de « mettre à jour la qualité de paria caractéristique de l’existence juive, et il a cherché à concrétiser le droit de cité dans le monde de la politique européenne ». Critique sévère du conformisme dans les rangs juifs, Lazare considérait, écrit Arendt, que « tout paria qui refusait d’être un rebelle était responsable de sa propre oppression et, simultanément, de la souillure qui en rejaillissait sur l’humanité en lui3 ».

Selon leur réaction à leur condition de parias, les Juifs vont se diviser, écrit Arendt, en deux groupes : les parvenus et les parias conscients. D’une part, la lignée des Juifs enrichis, conformistes et férus de « respectabilité » – depuis Bleichröder, le banquier de Bismarck, jusqu’aux Rothschild ; d’autre part la « tradition cachée » des exclus et persécutés qui se révoltent contre la société : Heinrich Heine, Franz Kafka, Bernard Lazare. Le parvenu typique est un notable de la bourgeoisie juive assimilée, libéral bon teint et souvent méprisant envers les Ostjuden, les immigrés juifs venus du Shtetl polonais ou russe. Le paria conscient est un marginal qui assume sa marginalité, un esprit non-conformiste, qui fait de son exclusion sociale le point archimédien d’une critique radicale de l’ordre établi. Selon Hannah Arendt, la nouvelle couche d’intellectuels juifs, apparue à la fin du XIXe siècle, obligée de trouver son pain quotidien et son auto-respect en dehors de la société juive, est particulièrement exposée (« sans protection ni défense ») à la nouvelle vague de haine anti-juive au tournant du siècle, et c’est en son sein que se développe la « conscience paria » rebelle, opposée à la posture conformiste du parvenu4.

Cette hypothèse de Hannah Arendt, qui lui sert comme une grille d’interprétation de l’histoire juive moderne, nous semble tout à fait intéressante, comme point de départ pour étudier la culture juive allemande comme culture paria, « minoritaire ». A une réserve près : Hannah Arendt semble privilégier l’aspect identitaire dans sa définition du « paria conscient » ; à ses yeux le grand mérite de Bernard Lazare, représentant idéal-typique de cette figure, fut d’avoir compris que « le Juif en tant que tel devait devenir un rebelle et se faire le défenseur d’un peuple opprimé, luttant pour conquérir sa liberté, combat qui va de pair avec la libération sociale et nationale de tous les opprimés d’Europe5 ». C’est à cause de cette approche « identitaire » qu’elle ne cite pas son ami Walter Benjamin, qu’elle admirait beaucoup, parmi les exemples de parias « conscients ». Il nous semble donc préférable de parler de « parias rebelles », une rébellion qui peut prendre des formes nationales – « défense d’un peuple opprimé » – ou universelles, par l’adhésion à des utopies émancipatrices.

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L’émancipation des juifs en Europe Centrale, au cours du XIXe siècle, a été – en comparaison avec la France ou l’Angleterre – tardive et incomplète. Des procès antisémites ont encore eu lieu en Hongrie et en Tchécoslovaquie au tournant du XXe siècle. Néanmoins, le contraste avec la condition des juifs en Europe de l’Est – c’est-à-dire de l’Empire tsariste – saute aux yeux : plus de ghettos, ni de pogroms ou de zones d’exclusion. De ce point de vue, l’Europe Centrale occupe une place intermédiaire dans la géographie du judaïsme dans le continent, à mi-chemin entre l’émancipation et l’intégration effectives de l’Europe Occidentale, et les lourdes discriminations légales (aggravées par des persécutions meurtrières) de l’Europe de l’Est.

Ce qui distingue tout de suite la culture juive d’Europe Centrale du Yiddishland de l’Est c’est, bien entendu, la langue : à Berlin, Vienne, Budapest et Prague, les juifs parlent l’allemand. Ils sont même, dans les villes de la périphérie de l’Empire Austro-hongrois, où l’on parle le hongrois ou le tchèque, les représentants par excellence de la culture germanique. Cette différence est le résultat d’un processus d’assimilation progressive au cours du XIXe siècle, qui a conduit la majorité des juifs à adopter la langue et les mœurs allemandes – y compris la veste occidentale (Jacke), origine probable du terme, légèrement ironique, de Yekke, avec lequel les désignaient les juifs de Varsovie ou de Vilna.

La principale caractéristique des communautés juives de culture allemande, c’est le désir d’assimilation. Une lettre écrite en 1916 par l’industriel juif Walther Rathenau montre jusqu’où pouvait aller cette attitude : « Je n’ai et je ne connais aucun sang que l’allemand, aucune autre ethnie, aucun autre peuple que l’Allemand. Si l’on m’expulse de ma terre allemande, je continuerai à être allemand, et rien n’y changera. Mes ancêtres et moi-même, nous nous sommes nourris de la terre allemande et de l’esprit allemand et nous n’avons eu aucune pensée qui ne fut pour l’Allemagne et allemande » Le courant assimilationniste le plus conséquent était représenté en Allemagne par le Central-Verein deutschen Staatsbürger jüdischen Glaubens (Association centrale de citoyens allemands de confession juive). Il serait faux de ne voir dans cette soif d’acculturation que simple arrivisme : elle pouvait aussi exprimer des convictions sincères et authentiques. Même un Juif aussi profondément religieux que Franz Rosenzweig pouvait écrire en 1923, peu après la publication de son grand ouvrage de rénovation de la théologie juive L’Etoile de la Rédemption : « Je pense que mon retour au judaïsme (Verjudung) a fait de moi un meilleur et non un pire Allemand... Et je crois qu’un jour L’Etoile sera reconnue et appréciée à juste titre comme un cadeau que l’esprit allemand doit à son enclave juive. ».

Jusqu’un certain point cette assimilation était réussie. Elle se heurtait néanmoins à une discrimination sociale et à l’exclusion de facto d’une série de domaines : l’administration, l’armée, la magistrature, l’enseignement – et surtout, à partir de l890, à un antisémitisme croissant. Pour toutes ces raisons, les communautés juives en Europe centrale ne sont pas réellement intégrées par la société environnante. Elles partagent quelques-unes des déterminations essentielles d’un peuple paria, selon la définition classique de Max Weber : un groupe dépourvu d’organisation politique autonome, et caractérisé par des privilèges négatifs, tant sur le plan politique que social.

Les intellectuels juifs parias sont un exemple typique de la sozial freischwebende Intelligenz (intelligentsia librement flottante d’un point de vue social) dont parlait Karl Mannheim, par leur caractère « déclassé », instable, sans attaches sociales précises. Leur condition est assez contradictoire : à la fois profondément assimilés et largement marginalisés ; attachés à la culture allemande et cosmopolites ; déracinés, en rupture avec leur milieu d’origine affairistes et bourgeois et exclus de leur milieu d’accueil naturel (la carrière universitaire). En état de disponibilité idéologique, ils seront bientôt attirés par les deux principaux pôles de la vie culturelle allemande, l’Aufklärung, le rationalisme des Lumières, et le Romantisme, la critique culturelle de la civilisation moderne.

Il n’st pas difficile de comprendre pourquoi beaucoup d’intellectuels juifs ont été séduits par l’Aufklärung, par les idées de Progrès et de Raison Universelle. C’est grâce aux Lumières que les juifs avaient été émancipés et pouvaient trouver leur place dans la marche ascendante de la civilisation européenne, en brisant les barrières opposées par les préjugés antisémites rétrogrades et obscurantistes. Plusieurs options politiques et philosophiques étaient possibles à partir de cette vision du monde, depuis le néo-kantisme (Hermann Cohen) et le libéralisme (idéologie de la bourgeoisie juive elle-même), jusqu’au socialisme (Édouard Bernstein), le marxisme (Max Adler, Otto Bauer) et même le communisme (Paul Levi, Ruth Fischer, Paul Frölich).

Cependant, une partie de l’intelligentsia juive d’Europe centrale a été attirée par l’autre courant de la culture allemande : le Romantisme, la critique culturelle de la civilisation moderne, au nom de certaines valeurs du passé. Elle s’appropriera la Weltanschauung nostalgique et antibourgeoise prédominante dans les milieux universitaires, qui refusaient le désenchantement du monde, et qui opposaient la Gemeinschaft (communauté) à la Gesellschaft (société), ou la Kultur à la Zivilisation. Si, dans la pensée allemande, cette culture romantique prenait souvent une coloration « restaurationiste », voire réactionnaire (ou au mieux résignée), chez les intellectuels juifs parias elle assume fréquemment une forme utopique et /ou révolutionnaire. C’est le cas de penseurs sionistes comme Martin Buber ou Gershom Scholem, d’écrivains libertaires comme Gustav Landauer ou Ernst Toller, de philosophes marxistes comme Georg Lukács et Ernst Bloch, et d’auteurs proches de l’École de Francfort, comme Erich Fromm – ou Walter Benjamin, que nous allons prendre comme exemple de la culture juive/allemande, « minoritaire », de sensibilité « paria ».

Cette option romantique conduit le jeune intellectuel juif au refus de la carrière d’affaires paternelle, et à une révolte contre le milieu familial bourgeois. C’est la profonde coupure générationnelle dont parlent tant d’auteurs juifs d’Europe centrale dans leur autobiographie, la rupture de jeunes antibourgeois férus de Kultur, spiritualité, religion, art et/ou révolution, avec leurs parents entrepreneurs, commerçants ou banquiers, libéraux modérés, indifférents en matière religieuse et bons patriotes allemands. Comme nous le verrons plus loin, Hannah Arendt va interpréter la pensée de Walter Benjamin par rapport à ce conflit de générations, qui est aussi une confrontation politique et culturelle. La génération des propriétaires d’usines de chaussures produisait une race de scribes, d’artistes et d’utopistes. La célèbre « Lettre au Père » de Kafka est un des documents les plus poignants et révélateurs de cette coupure.

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Parmi les auteurs proches de la sensibilité juive/romantique, Walter Benjamin est sans doute un des plus importants. Nous allons examiner, brièvement, quelques-uns de ses premiers écrits (1913-1924). Comme nous l’avons vu, Hannah Arendt ne le cite pas dans sa discussion sur le « paria conscient », mais il nous semble qu’il est un exemple frappant, dans la culture juive/allemande minoritaire, de paria rebelle. Benjamin est surtout connu comme critique littéraire et philosophe, mais ses écrits on une intense qualité poétique, comme l’avait si bien compris Hannah Arendt dans sa préface à l’édition américaine d’un recueil d’essais de Benjamin (Illuminations, New York, 1968) – texte repris dans son livre Men in Dark Times (New York, 1968). Ce texte, d’une grande beauté, aura un impact significatif sur la réception de l’œuvre de son ami aux USA et en Allemagne. Il dessine l’image de Walter Benjamin comme un individu singulier et incomparable, qui avait « die äusserst seltene Gabe [...] dichterisch zu denken » (« le don extrêmement rare […] de penser de façon poétique »). Par cette lumineuse formule, qui revient souvent dans l’essai, Hannah Arendt touche, avec une intuition profonde, à une dimension essentielle de l’œuvre de Benjamin, qui constitue sans doute une des raisons de la fascination profonde que celle-ci exerce jusqu’aujourd’hui. Elle montre aussi que l’auteur dont il était le plus proche, par son style et son esprit, était Kafka, avec lequel il partageait « eine Prosa von […]. zauberhafter und verzauberter Realitätsnähe » (« Une prose d’une […] proximité magique et enchantée avec la réalité »)6.

Pour saisir le rapport de Benjamin au romantisme, il faut se rappeler que le romantisme n’est pas seulement une école littéraire et artistique du début du XIXe siècle : il s’agit d’une véritable vision du monde, un style de pensée, une structure de sensibilité qui se manifeste dans toutes les sphères de la vie culturelle, depuis Rousseau et Novalis jusqu’aux surréalistes (et au delà). On pourrait définir la Weltanschauung romantique comme une critique culturelle de la civilisation moderne (capitaliste) au nom de valeurs prémodernes (précapitalistes) – une critique ou protestation qui porte sur des aspects ressentis comme insupportables et dégradants : la quantification et la mécanisation de la vie, la réification des rapports sociaux, la dissolution de la communauté et le désenchantement du monde. Son regard nostalgique vers le passé ne signifie pas qu’elle soit nécessairement rétrograde : réaction et révolution sont autant de figures possibles de la vision romantique du monde. Pour le romantisme révolutionnaire, l’objectif n’est pas un retour au passé, mais un détour par celui-ci vers un avenir utopique7.

Dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, le romantisme (parfois désigné comme « néo-romantisme ») était une des formes culturelles dominantes, aussi bien dans la littérature que dans les sciences humaines ; il s’exprime par de multiples tentatives de ré-enchantement du monde où le « retour du religieux » prend une place de choix. Le rapport de Benjamin au romantisme ne se traduit donc pas uniquement par son intérêt pour la Frühromantik (notamment Schlegel et Novalis) ou pour des figures romantiques tardives comme E.T.A. Hoffmann, Franz von Baader, Franz-Joseph Molitor et Johan Jakob Bachofen – ou encore pour Baudelaire et les surréalistes – mais par l’ensemble de ses idées esthétiques, théologiques et historiosophiques. Ces trois sphères sont d’ailleurs si étroitement liées chez Benjamin qu’il est difficile de les dissocier sans briser ce qui fait la singularité de sa pensée.

Un des premiers articles de Benjamin (publié en 1913) s’intitule précisément Romantik : il appelle à la naissance d’un nouveau romantisme en proclamant que la « volonté romantique de beauté, la volonté romantique de vérité, la volonté romantique d’action » sont des acquis « indépassables » de la culture moderne. Ce texte pour ainsi dire inaugural témoigne à la fois de l’attachement profond de Benjamin à la tradition romantique – conçue comme art, connaissance et praxis – et d’un désir de renouvellement8.

Un autre récit de la même époque – le « Dialogue sur la religiosité du présent » est aussi un révélateur la fascination du jeune Benjamin pour cette culture : « Nous avons eu le romantisme et nous lui devons la puissante intelligence du côté nocturne du naturel ... Mais nous vivons comme si le romantisme n’avait jamais existé ». Le texte évoque aussi l’aspiration néo-romantique à une religion nouvelle, et à un socialisme nouveau, dont les prophètes s’appellent Tolstoï, Nietzsche, Strindberg. Cette « religion sociale » s’opposerait aux conceptions actuelles du social qui le réduisent à « une affaire de Zivilisation comme la lumière électrique ». Le dialogue reprend ici plusieurs moments de la critique romantique de la modernité : la transformation des êtres humains en « machines à travail », la dégradation du travail en une simple technique, la soumission désespérante des personnes au mécanisme social, le remplacement des « efforts héroïques–révolutionnaires » du passé par la pitoyable marche (semblable à celle du crabe) de l’évolution et du progrès9.

Cette dernière remarque nous montre déjà l’inflexion que donne Benjamin à la tradition romantique : l’attaque contre l’idéologie du progrès ne se fait pas au nom du conservatisme passéiste mais de la révolution. On retrouve cette tournure subversive dans sa conférence sur La vie des étudiants (1914), un document capital, qui semble rassembler dans un seul faisceau de lumière toutes les idées qui vont le hanter au cours de sa vie. Pour Benjamin, les vraies questions qui se posent pour la société ne sont pas « des problèmes techniques limités de caractère scientifique, mais bien les questions métaphysiques de Platon et de Spinoza, des Romantiques et de Nietzsche ». Parmi ces questions « métaphysiques », celle de la temporalité historique est essentielle. Les remarques qui ouvrent l’essai contiennent une amorce étonnante de sa philosophie messianique de l’histoire :

Confiante en l’infini du temps, une certaine conception de l’histoire discerne seulement le rythme plus ou moins rapide selon lequel hommes et époques avancent sur la voie du progrès. D’où le caractère incohérent, imprécis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent. Ici, au contraire, comme l’ont toujours fait les penseurs en pressentant des images utopiques, nous allons considérer l’histoire à la lumière d’une situation déterminée qui la résume comme en un point focal. Les éléments de la situation finale ne se présentent pas comme informe tendance progressiste, mais, à titre de créations et idées en très grand péril, hautement décriées et moquées, ils s’incorporent de façon profonde en tout présent. [...] Cette situation [...] n’est saisissable que dans sa structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée révolutionnaire au sens de 8910.

Les images utopiques – messianiques et révolutionnaires – contre l’« informe tendance progressiste » : voici posés, en raccourci, les termes du débat que Benjamin va poursuivre tout au long de sa vie. Le messianisme est, selon Benjamin, au cœur de la conception romantique du temps et de l’histoire. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat, Le Concept de critique d’art dans le romantisme allemand (1919), il insiste sur l’idée que l’essence historique de romantisme « doit être cherchée dans le messianisme romantique ». Il découvre cette dimension surtout dans les écrits de Schlegel et Novalis et cite parmi d’autres ce passage étonnant du jeune Friedrich Schlegel : « le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est […] le début de l’histoire moderne ». On retrouve ici la question « métaphysique » de la temporalité historique : Benjamin oppose la conception qualitative du temps infini (« qualitative zeitliche Unendlichkeit ») « qui découle du messianisme romantique », et pour laquelle la vie de l’humanité est un processus d’accomplissement et non simplement de devenir, au temps infiniment vide (« leere Unendlichkeit der Zeit ») caractéristique de l’idéologie moderne du progrès. On ne peut que constater la frappante parenté entre ce passage, qui semble avoir échappé à l’attention des commentateurs, et les thèses de 1940 Sur le concept d’histoire11.

Quel est le rapport entre les deux « images utopiques », le royaume messianique et la révolution ? Sans répondre directement à cette question, Benjamin l’aborde dans un texte – resté inédit de son vivant – qui date probablement des années 1921-22 : le Fragment théologico-politique. Dans un premier moment il semble distinguer radicalement la sphère du devenir historique de celle du Messie : « aucune réalité historique ne peut d’elle-même se référer au messianisme ». Mais immédiatement après, il construit sur cet abîme apparemment infranchissable un pont dialectique, une passerelle fragile qui semble directement inspirée par certains paragraphes de L’Etoile de la Rédemption (1921) de Franz Rosenzweig – un livre pour lequel Benjamin manifestait la plus vive admiration. La dynamique du profane, qu’il définit comme « la quête du bonheur de la libre humanité » – à comparer avec les « grandes œuvres de libération » de Rosenzweig – peut « favoriser l’avènement du Royaume messianique ». Si la formulation de Benjamin est moins explicite que celle de Rosenzweig, pour lequel les actes émancipateurs sont « la condition nécessaire de l’avènement du Royaume de Dieu », il s’agit de la même démarche, visant à établir une médiation entre les luttes libératrices, historiques, « profanes » des hommes et l’accomplissement de la promesse messianique12.

Davantage encore que Franz Rosenzweig, c’est son ami de jeunesse Gerhard (Gershom) Scholem qui va influencer ses idées sur le messianisme juif comme doctrine à la fois utopique et restauratrice. Une lettre inédite de Scholem à Hannah Arendt (de 1960) apporte quelques lumières à ce sujet, en se référant à un article sur la signification de la Thora dans la mystique juive (publiée cette même année par Scholem) : « Ce sont ces idées qui constituaient la véritable attraction pour les inclinations kabbalistiques de Walter Benjamin, dans la mesure où j’ai pu les lui expliquer dans ma jeunesse plutôt intuitive qu’instruite13 ». Or, un des thèmes essentiels de cet essai de Scholem est la description de l’époque messianique à venir (dans certains documents kabbalistiques) comme un retour à l’utopie paradisiaque, dépassant la séparation entre le bien et le mal.

Comment cette fermentation messianique, utopique et romantique va-t-elle s’articuler avec le matérialisme historique ? C’est à partir de 1924, quand il lit Histoire et Conscience de Classe de Lukács et découvre le communisme à travers les yeux d’Asja Lacis – que le marxisme va graduellement devenir un élément clef de sa conception de l’histoire. En 1929, Benjamin se réfère encore à l’essai de Lukacs comme l’un des rares livres qui restent vivants et actuels :

Le plus achevé des ouvrages de la littérature marxiste. Sa singularité se fonde sur l’assurance avec laquelle il a saisi d’une part la situation critique de la lutte de classe dans la situation critique de la philosophie, et d’autre part la révolution, désormais concrètement mûre, comme la condition préalable absolue, voire l’accomplissement et l’achèvement de la connaissance théorique14.

Ce texte montre l’aspect du marxisme qui intéresse le plus Benjamin et qui va permettre d’éclairer d’un jour nouveau sa vision du processus historique : la lutte des classes. Mais le matérialisme historique ne va pas se substituer à ses intuitions « anti-progressistes », d’inspiration romantique et messianique : il va s’articuler avec elles, gagnant ainsi une qualité critique qui le distingue radicalement du marxisme « officiel » dominant à l’époque. Par sa position critique envers l’idéologie du progrès, Benjamin occupe en fait une position singulière et unique dans la pensée marxiste et dans la gauche européenne entre les deux guerres15.

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H. Arendt était consciente de cette singularité politique et intellectuelle de son ami. Dans l’essai qu’elle lui dédie en 1968, elle constate, avec ironie et finesse : « Benjamin dürfte wohl der seltsamste Marxist gewesen sein, den diese an Seltsamkeiten nicht arme Bewegung hervorgebracht hat » (Benjamin a probablement été le plus étrange des marxistes, dans un mouvement qui n’était pas avare en étrangetés). Elle ajoute, avec raison, que son adhésion au marxisme n’a nullement conduit Benjamin à abandonner les positions qu’il défendait dans ses écrits de jeunesse16.

Elle essaie, néanmoins, dans la deuxième partie de l’essai, « Die finsteren Zeiten » (« Les temps obscurs »), de situer Benjamin dans un contexte historique particulier : celui du conflit de génération – avant 1933 entre les intellectuels juifs de la Mitteleuropa (Benjamin, Kafka) et leurs pères, membres de cette bourgeoisie juive assimilée qui niait la réalité de l’antisémitisme. On retrouve ici, dans un contexte particulier, la différentiation entre juifs parias et parvenus qui constitue le fondement de la conception profondément originale et subversive qu’avait Hannah Arendt de l’histoire juive.

Elle montre par la suite, de façon très éclairante, que le sionisme et le communisme étaient pour les intellectuels juifs de cette génération les seules formes de rébellion disponibles. Le cas de Benjamin était singulier dans la mesure où il voulait garder ouvertes les deux routes : celle qui conduit à Moscou – la ville qui portait les espoirs de son ami Bertolt Brecht – et celle qui mène à Jérusalem (où habitait son ami G. Scholem). Ce qui l’emportait dans les deux cas était le facteur négatif (plutôt que le programme « positif »), la critique des conditions existantes, le refus des illusions et de l’imposture bourgeoises17.

Chacun à leur façon – nécessairement différente – Walter Benjamin et Hannah Arendt illustrent la grandeur et la lucidité de la conscience paria des intellectuels juifs de la Mitteleuropa. Ils avaient tous les deux, au plus haut degré, ces Pariaqualitäten dont parlait H. Arendt à propos de Rahel Varnhagen, dans une lettre à Jaspers : « ein ausserordentliches Gefühl für Ungerechtigkeit […] grosse Vorurteilosigkeit und Groszügigkeit, und […] Respekt für das ‘Geistige’. » (une sensibilité extraordinaire pour les injustices […] une générosité et une grande absence de préjugés, ainsi que du respect pour tout ce qui relève de l’esprit)18.

Notes de bas de page numériques

1 Max Weber, Le Judaïsme antique, Paris, Plon, 1970, p. 19. Sur les origines et les différentes significations du concept de paria, cf. le livre récent d’Eleni Varikas, Les Rebuts du monde, figures du paria, Paris, Stock, 2007.
2 Hannah Arendt, La Tradition cachée, le juif comme paria, traduction française S. Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgeois, 1987, p. 180.
3 Hannah Arendt, La tradition cachée, op. cit., p. 194-196.
4 Hannah Arendt, The Jew as Pariah, New York, Grove Press, 1978, p. 144.
5 Hannah Arendt, La Tradition cachée, op. cit., 1987, p. 194.
6 H. Arendt, Walter Benjamin, Bertolt Brecht. Zwei Essays, München, Piper, 1971, p. 22, 24. Il s'agit d'une version, traduite et remaniée par H. Arendt, de l'article américain de 1968.
7 Pour une discussion plus détaillée du concept de romantisme, je renvoie mon ouvrage – en collaboration avec Robert Sayre – Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
8 W. Benjamin, « Romantik » [1913], in Gesammelte Schriften (désormais GS), Francfort, Suhrkamp Verlag, 1977, II. 1, p. 46.
9 W. Benjamin, « Dialog über die Religiosität der Gegenwart » [1913], GS II, 1, pp. 16-34.
10 W. Benjamin, « La vie des étudiants » [1915], dans Mythe et Violence, Lettres Nouvelles, 1971, p. 37.
11 W. Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik [1919], Francfort, Suhrkamp, 1973, pp. 65-66, 70, 72 (nous traduisons).
12 W. Benjamin, « Fragment théologico-politique », in Poésie et Révolution, Paris, Denoël/Lettres Nouvelles, 1971, p. 150. Cf. Franz Rosenzweig, L'Etoile de Rédemption, Paris, Seuil, 1982, p. 339.
13 G. Scholem à H. Arendt, 28 novembre 1960, Arendt Papers, Container 12, Library of Congress, Washington (nous traduisons).
14 W. Benjamin, Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1980, III, p. 171 (nous traduisons).
15 Cf. le beau livre d’Arno Münster, Progrès et Catastrophe, Walter Benjamin et l'histoire. Réflexions sur l'itinéraire philosophique d'un marxisme « mélancolique », Paris, Éditions Kimé, 1996, p. 64. Après la mort de Benjamin, cette posture sera reprise à son compte – avec des nuances et des réserves – par la Théorie Critique de l’École de Francfort.
16 H. Arendt, Walter Benjamin, Bertolt Brecht. Zwei Essays, Munich, Piper, 1971, p. 20. Il s'agit d'une version traduite et remaniée par H. Arendt, de l'article américain de 1968, p. 20.
17 H. Arendt, Walter Benjamin, Bertolt Brecht. Zwei Essays, p. 44.
18 H. Arendt / K. Jaspers, Briefwechsel 1926 - 1969, Munich, Piper, 1985, p. 236 (nous traduisons).

Pour citer cet article

Michael Löwy, « Le concept de « paria conscient » chez Hannah Arendt, et le cas des intellectuels juifs d’Europe centrale », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2720.

Auteurs

Michael Löwy

Michael Löwy est directeur de recherches émérite au C.N.R.S. Il a consacré une quinzaine de livres au marxisme, à la théologie de la libération, Kafka et Walter Benjamin. Parmi ses derniers ouvrages : Walter Benjamin, avertissement d’incendie (Puf, 2001) et (avec Olivier Besancenot), Che Guevara. Une braise qui brûle encore (Mille et une nuits, 2007).