Loxias | Loxias 23 Programme d'agrégation 2009 et programmes de littérature des concours | Autour du programme d'agrégation 2009
Stéphanie Le Briz :
Pour lire le Jeu de Robin et Marion (étude littéraire des vers 1-100 de l’éd. E. Langlois, et résumés critiques de travaux consacrés à la pièce)
Résumé
S’inspirant manifestement de la pastourelle et du roman à insertions lyriques, le Jeu de Robin et Marion ne consiste pas pour autant dans une simple mise en drame de ces formes lyrico-narratives. Dès ses premiers vers, il entremêle à ces emprunts les plus visibles un pastiche de l’ouverture narrative du Conte du Graal de Chrétien de Troyes que la critique a su voir mais dont il convient de se demander s’il converge avec les autres intertextes que s’est donnés Adam. Une étude de la relation établie entre le personnage de Marion et la parole chantée suggère plutôt la complexité de la réflexion du dramaturge, qui pourrait bien avoir ici envisagé les conséquences du remploi littéraire auquel il se livrait si volontiers. L’étude littéraire qui aborde ces questions en se penchant sur les cent premiers vers de la pièce est assortie de fiches de lecture qui visent à mettre en perspective les références données au fil de l’étude et plus largement à donner un accès rapide à une partie des travaux consacrés au Jeu de Robin et Marion.
Index
Chronologique : XIIIe siècle
Plan
- Étude littéraire des vers 1 à 100 du Jeu de Robin et Marion
- Introduction
- I. Derrière la pastourelle typique…
- A. Personnel en scène
- B. Attributs et références des antagonistes
- C. Insertions lyriques
- II. … le pillage du Conte du Graal…
- A. Situation
- B. Teneur des répliques
- C. Citation littérale
- III. … dans un sens paradoxal ?
- A. Vilénie du chevalier
- B. Noblesse de la bergère
- C. Sublimation des bergers par le chant
- Conclusion
- Fiches de lecture sur le Jeu de Robin et Marion
- Sylvia Huot, From Song to Book. The Poetics of Writing in Old French Lyric and Narrative Poetry
- Michel Zink, La Pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge
- Charles Mazouer, « Naïveté et naturel dans le Jeu de Robin et Marion »
- Jean Dufournet, « À la recherche de la pastorale médiévale »
- Jean Dufournet, « Du Jeu de Robin et Marion au Jeu de la Feuillée »
- Jean Dufournet, « Complexité et ambiguïté du Jeu de Robin et Marion. L’ouverture de la pièce et le portrait des paysans »
- Kenneth Varty, « Le Mariage, la Courtoisie et l’Ironie comique dans le Jeu de Robin et Marion »
- Rosanna Brusegan, « Le Jeu de Robin et Marion et l’ambiguïté du symbolisme champêtre »
- Jacques Chailley, « La nature musicale du Jeu de Robin et Marion »
- Jean Maillard, Adam de la Halle. Perspective musicale
- Anna Drzewicka, « ‘Pourquoi chantez-vous cette chanson ?’ Remarques sur la fonction des insertions musicales dans le Jeu de Robin et Marion »
- Françoise Ferrand, « Esprit et fonctions de la danse au XIIIe siècle »
- Françoise Ferrand, « Robin danse devant Marion. Sens du passage et sens de l’œuvre »
Texte intégral
dramaturgie, Marion et Robin, Feuillée, pastourelle
Remarques :
Afin de ne pas alourdir de nombreuses notes l’étude littéraire du Jeu de Robin et Marion qui suit (pp. 1-11), je joins à celle-ci quelques fiches de lecture consacrées à la pièce (pp. 12-30).
Dans ces fiches (des documents de travail, dont je vous prie d’excuser le style télégraphique), les commentaires que m’ont inspirés les thèses et démonstrations des auteurs figurent entre crochets obliques <…>.
Dans les parenthèses de l’étude littéraire, il m’est arrivé de glisser des références que vous n’auriez pas nécessairement à citer avant l’entretien de l’épreuve orale du concours.
Assez récemment encore, on s’est demandé s’il fallait bien dater le Jeu de Robin et Marion du séjour sicilien d’Adam auprès du comte Robert d’Artois : fort de ce qui lui est apparu comme une réécriture de Robin au sein de la Feuillée, Jean Dufournet a par exemple suggéré d’inverser la datation relative qui est généralement admise pour les deux pièces (Feuillée 1276, Robin après 1282). Selon lui, même si les preuves font défaut, le Jeu de Robin et Marion pourrait être antérieur au Jeu de la Feuillée, qui le cite avec subtilité (J. Dufournet, « Du Jeu de Robin et Marion au Jeu de la Feuillée », dans Sur le Jeu de la Feuillée. Études complémentaires, Paris : SEDES, 1977, chap. IV, pp. 95-124).
D’apparence technique, cette interrogation a en réalité le mérite de nous inviter à scruter la pièce ainsi considérée comme première au motif qu’elle n’aurait pas la virtuosité de la seconde. Outre qu’il est toujours périlleux de fonder une datation sur le degré de maîtrise que l’auteur aurait atteint dans telle ou telle œuvre, la subjectivité d’un tel jugement impose, pour être dépassée, un retour au texte. Et de fait, celui du Jeu de Robin et Marion peut d’emblée susciter la méprise : quand il entend dialoguer une bergère et un chevalier, l’amateur de littérature médiévale se sent si vite en terrain connu qu’il peut conclure à la simplicité de la pièce ainsi ouverte, la regarder comme la mise en drame d’une pastourelle lyrique typique du genre. Tout semble l’inviter à recevoir ainsi cette pièce longtemps restée sans héritière dans le domaine théâtral. Pourtant, le même amateur aura tôt fait de reconnaître dans cette scène d’ouverture les nombreux emprunts qu’Adam a faits au plus mystérieux des romans de Chrétien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal. Ainsi donc, ce n’est pas aux seuls modèles de la pastourelle et du roman à insertions lyriques que s’est frotté Adam : il leur a d’emblée ajouté un savoureux pastiche de la découverte de la chevalerie par le jeune Perceval. Mais alors qu’un tel emprunt pourrait simplement venir confirmer la dette à l’égard de la pastourelle, en assimilant Marion au « nice » (naïf) Perceval, ce sauvageon qui assaillait son interlocuteur poli de questions saugrenues, une autre lecture semble possible, plus discrètement suggérée par les chants de cette pièce extraordinaire.
Ce que l’on sait du théâtre médiéval ne permet pas de penser que la représentation du Jeu de Robin et Marion avait réclamé les bons offices d’un décorateur. Il est fort possible que rien sur l’aire de jeu n’ait été chargé de figurer le cadre rural dans lequel les personnages sont censés dialoguer, se déplacer, se réunir. Par conséquent, même si nous ne disposons plus aujourd’hui que des répliques échangées par le personnel du Jeu, même si nous avons affaire à un « texte troué » (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre), qui ne dit pas tout des intonations des acteurs, de leurs mimiques…, ce texte ne doit pas être si éloigné de ce que furent les représentations médiévales de la pièce, essentiellement portées par le verbe. En cette fin du XIIIe siècle encore, il suffisait en effet que Robin annonçât son arrivée auprès de Péronnelle pour que l’endroit où celle-ci l’attendait sur l’aire de jeu figurât sa demeure. Une telle esthétique théâtrale, parfaitement confiante dans le pouvoir qu’ont les mots d’agir et de créer, nous autorise donc à analyser en détail les répliques qui ouvrent le Jeu de Robin et Marion et qu’Adam n’a pas moins ciselées que d’autres pans de son œuvre.
Or, ces cent premiers vers prouvent tout d’abord qu’Adam a ici cherché à mettre en drame une pastourelle typique.
La première réplique est instructive à cet égard. Chantée par un acteur qui pouvait au XIIIe siècle être un jeune homme, elle promeut immédiatement au rang de partenaire un personnage qui n’apparaîtra que cent vers plus tard mais qui définit ici le personnage chantant comme une bergère éprise et fiancée. Outre que le prénom « Robins », premier mot de la pièce, est l’un des plus communs dans la pastourelle lyrique (voir p.ex. le corpus de pastourelles des Poèmes d’amour des XIIe-XIIIe siècles, éd. trad. E. Baumgartner et Fr. Ferrand, Paris : UGE, 1992), le refrain de deux vers qui le fait apparaître de manière anaphorique (6 occurrences aux vers 1-2 puis 7-8) résonne comme une promesse d’union paisible. Le second hémistiche des vers 1 et 7, « Robins m’a », ne se contente pas de reproduire partiellement les sonorités du premier, « Robins m’aime » : il dit aussi la réciprocité du sentiment amoureux, puisque la chanteuse affirme appartenir à celui qui la chérit. En trois syllabes aussi, le second hémistiche des vers 2 et 8, « si m’ara », confirme cette donnée, suggère que le temps ne détruira pas ce lien, dont l’hémistiche précédent, notablement plus long (7 syllabes pour « Robins m’a demandee »), a d’ailleurs exposé le caractère officiel. La chanteuse, qui reprend ici un refrain attesté par ailleurs dans deux pastourelles (et un motet ; voir pour chaque insertion les notes de l’éd. E. Langlois), affirme avoir été demandée en mariage et avoir accueilli favorablement cette requête (« Robins m’a demandee, si m’ara »). Par suite, les présents évoqués dans le corps du chant (vers 3-5) apparaissent comme une preuve du sérieux de cet engagement : aimée et amoureuse elle-même, la chanteuse a reçu de son fiancé des dons qui scellent leur promesse mutuelle d’amour.
Nul n’est besoin, alors, de supposer comme l’a fait E. Langlois dans ses notes, que bergère et chevalier entonnaient leurs chants avant de s’être aperçus. C’est au contraire un authentique dialogue qui s’est engagé entre eux avec la réplique de celle dont nous ignorons encore le prénom mais que tout son chant vient de définir comme une bergère de pastourelle lyrique. De fait, celui que les rubriques du manuscrit désignent comme LI CHEVALIERS (et qui, à défaut de manier sur scène les attributs de sa fonction, les évoquera continuellement) apparaît dès sa première réplique (vers 9-10) comme un opposant au bonheur paisible dont s’est réjouie la jeune fille. Les deux vers que chante le second personnage du Jeu, outre qu’ils sont plus longs que tous ceux de la bergère (11 syllabes pour chacun des vers 9-10) et qu’ils ne riment avec aucun de ceux-là (rimes a a b b b a a a pour Marion / rimes c c pour le chevalier), regorgent des marques de la pastourelle la plus traditionnelle, à savoir celle qui adopte le point de vue du noble séducteur (voir Michel Zink, La Pastourelle, Paris : Bordas, 1972). C’est en effet un « Je » qui constitue le premier mot du rôle du chevalier, tandis que la bergère, on s’en souvient, citait d’abord son amoureux, « Robins ». La suite du vers 9 (« me repairoie du tournoiement ») est elle aussi topique : dans la poésie, le noble attiré par une bergère n’est pas toujours chevalier mais il l’est souvent. En l’occurrence, cet homme occupé aux distractions nobles de son temps, utilise bientôt pour désigner sa proie le diminutif « Marote » (vers 10), qui suppose une proximité à laquelle personne pourtant ne l’a autorisé. Dès lors, ni le compliment éculé, « au cors gent » (vers 10 ; cette expression se trouve notamment de façon récurrente dans les chansons de geste), ni le suffixe diminutif ajouté au qualificatif signalant la vulnérabilité de Marion, « trouv[ée] […] seulete », ne parviennent à atténuer la menace qu’incarne le chevalier — au contraire. À l’instar de son modèle lyrique, celui-ci s’impose sur scène comme un séducteur qui fait irruption dans la vie d’une bergère et s’apprête à la bouleverser.
Ainsi donc, dès les dix premiers vers du Jeu de Robin et Marion s’impose la dette d’Adam dramaturge à l’égard d’une des formes lyriques qu’il semble bien ne jamais avoir cultivée par ailleurs, la pastourelle (voir dans le dossier bibliographique J. Chailley, J. Maillard et A. Drzewicka). Une bergère, Marion, fiancée à Robin, voit arriver un chevalier qui rentre du tournoi.
Sur ce schéma, Adam a brodé consciencieusement, semble-t-il. Il a en effet doté la bergère et le chevalier d’attributs et de références qui soulignent, s’il en était besoin, la distance qui sépare leurs univers respectifs. Au chevalier qui lui demande de commenter son chant d’appel à Robin (demande formulée aux vers 15-19), la bergère parle ainsi sans pudeur de son amour (vers 21), pour celui qu’elle appelle cette fois « Robinet » (vers 21). Puis elle confirme l’importance qu’ont ses présents dans leur relation, en déclarant comme une évidence : « Et bien m’a moustré qu’il m’a kiere : / doné m’a […] » (vers 22-23). Quant aux dons en question, ils achèvent de caractériser la bergère : il s’agit de « panetiere », « houlete » et « coustel » (vers 23-24 ; autant d’objets effectivement utiles aux pâtres), ou de « froumage » et de « pain » (vers 65 et 67). À partir du vers 25, ces traits typiques deviennent très clairement des motifs d’incompréhension mutuelle entre la bergère et le chevalier. La première ne semble pas comprendre que le second cherche son oiseau de proie (vers 25-26 / 27-30) : elle confond même « ane », désignant une cane en ancien français (vers 34), avec « asne » (« beste qui recane [brait, ahane] », vers 35), puis « hairon », héron, avec « herens », harengs. Chaque fois, la bergère dévoile un peu plus son quotidien : dans son univers, les ânes portent les fardeaux des hommes (vers 36-37), et les aïeules sont un peu moins indigentes que la jeune génération (vers 43-45). Quant aux oiseaux dont s’occupent les hommes qu’elle connaît, ils mangent du pain, et non de la viande, et ils ne portent pas de chaperon : Marion suggère ici que, pour elle, la gent ailée comprend les oiseaux qui chantent (vers 27-30) et la volaille (vers 492), rien d’autre. D’ailleurs, non content de prêter à Marion plusieurs répliques où elle compare Robin et le chevalier qui la courtise (vers 53-56 concernant leurs distractions, vers 73-76 et 81 concernant leurs chevaux), le dramaturge conduit Marion et le chevalier à expliciter la distance sociale qui les sépare : celui-ci emploie de plus en plus souvent les titres « bergerete » et « bergiere », opposés à « chevalier(s) » (vers 57, 58, 69, 77, 85, et 88) ; celle-là avoue franchement qu’elle ignore tout du monde de son interlocuteur (vers 60, formant phrase à lui seul, « Je ne sai que chevalier sont. »)
Avec la minutie qui lui est habituelle, Adam semble même avoir pensé à traduire au plan métrique cette distance infinie. Alors que la quasi-totalité des répliques parlées des deux personnages respectent le schéma de la rime mnémonique et contribuent donc à les associer (la réplique de l’un rime en son dernier vers avec le premier vers de la réplique de l’autre), la première occurrence d’un tel échange non chanté contredit ce principe. Au vers 13 octosyllabique prononcé par le chevalier, « Bergiere, Dieus vous doints bon jour », Marion répond au sein d’un vers partagé entre elle et le chevalier (« Dieus vous wart, sire ! » // « Par amour », vers 14), de sorte que c’est le propos du chevalier qui rime avec lui-même (« jour » // « amour »), et que la bergère apparaît d’emblée plus fruste dans son expression, puisqu’elle a dit plus brièvement ce que le chevalier avait dit en un vers complet.
Non content d’avoir campé dès leur dialogue chanté des vers 1 à 10 une bergère et un chevalier typiques de la pastourelle, Adam de la Halle les a donc dotés d’attributs, de références, et même d’idiomes qui marquent leur étrangeté l’un à l’autre, une donnée essentielle du genre, si l’on en croit Michel Zink (La Pastourelle, 1972).
À dire vrai, c’est même au sein des insertions lyriques qui exhibent naturellement la dette du dramaturge, que cette invitation à la reconnaissance des sources exploitées est la plus nette — et que se dit par conséquent le mieux l’impossibilité d’une union des antagonistes. De fait, les parties chantées dont est sertie la scène d’ouverture sont dans leur grande majorité attestées par d’autres pastourelles [c’est le cas des vers 1-2 et 7-8, 11-12 et 18-19, 90-91, 95-96 et 99-100 ; les exceptions sont donc comme de juste le corps des rondeaux (3-6 et 97-98 ; voir infra les résumés d’articles ou chapitres consacrés aux chants), ainsi que les vers 9-10 qui sont toutefois topiques, et les vers 83-84]. Dès lors, l’horizon d’attente du public est déterminé par la source lyrique d’Adam, source qui souligne tout ce qui oppose la bergère à son noble séducteur.
D’ailleurs, pour qui se rendrait sourd à tout ce qui n’est pas chanté dans la pièce, l’issue inéluctable du drame apparaîtrait aussi sans difficulté. Aux vers 1 à 10 dont nous avons précédemment montré qu’ils caractérisent fortement les antagonistes du Jeu, font en effet suite deux vers chantés de Marion très étroitement liés aux deux vers que vient d’entonner le chevalier. Ce lien est d’une part formel, puisque le second vers chanté par Marion rime avec les deux du chevalier (« m’ent », vers 12 // « tournoiement » et « gent », vers 9 et 10). Il est d’autre part sémantique, puisque la bergère, en appelant Robin à la rescousse (« Hé ! Robin, se tu m’aimes, / par amour, maine m’ent. », vers 11-12), manifeste qu’elle a bien compris la menace que constitue son interlocuteur. Celui-ci ne s’y trompe pas, qui l’interroge non sur l’ensemble de son chant mais sur cette seule réplique des vers 11-12, en lui demandant : « or me contés / pour coi cheste canchon cantés / si volentiers et si souvent : / ‘Hé ! Robin, se tu m’aimes, / par amour, maine m’ent’. » (vers 15-19). Les deux personnages en présence ont eu beau ne prononcer (sans chanter) que de banales formules de salut (vers 13-14), leurs chants préalables les ont mutuellement informés de ce qu’ils représentent l’un pour l’autre. Peut-être Adam a-t-il même glissé un indice formel de leur altérité radicale, dans les vers chantés 9-10 qui, justement, ne sont pas attestés avant notre Jeu. Dans ces vers qu’Adam pourrait donc avoir inventés, le chevalier, comme ses homologues lyriques, évoque au passé la rencontre qui est précisément en train de se produire (« Je me repairoie », « si trouvai ») ; sachant que ni l’imparfait ni le passé simple ne sont jamais employés par Marion ni Robin lorsqu’ils chantent (vérification faite sur l’ensemble de la pièce), ce choix pourrait fort bien être concerté, et chargé de suggérer l’incapacité pressentie du chevalier à être accepté par Marion et les siens. L’examen des autres insertions lyriques de la scène va dans le même sens. Aux vers 83-84, Marion chante au chevalier sa fin de non-recevoir (« Vous perdés vo paine, sire Aubert : / je n’amerai autrui que Robert »), et c’est seulement après qu’elle a employé cette forme d’expression que le chevalier daigne l’entendre (vers 85), lui qui continuait de la presser quand elle lui demandait en parlant de s’éloigner. Les vers 90 et suivants répondent à la même logique : les chants y entérinent l’impossibilité d’une union entre le chevalier et la bergère.
À première vue, l’ouverture du Jeu de Robin et Marion correspond très exactement à la mise en drame d’une pastourelle lyrique, genre dont elle implique le personnel, à la fois peu nombreux et fortement contrasté, tant au plan thématique qu’au plan formel.
Cette dette manifeste ne doit pourtant pas écraser le reste du travail intertextuel auquel s’est ici livré Adam. Dans les cent premiers vers de cette pièce comme à l’orée du Jeu de la Feuillée, le poète arrageois a de fait accumulé les clins d’œil. Aux citations de pastourelles notées explicitant son dessein et rappelant dans le même temps les audaces d’un Jehan Renart (qui offrait environ un demi-siècle plus tôt un premier roman à insertions lyriques, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole), Adam a notamment mêlé des réminiscences arthuriennes que ses contemporains n’ont pas pu ignorer.
Du fait même de sa tendance à réifier la bergère (voir Michel Zink, La Pastourelle), la pastourelle traditionnelle a des affinités avec nombre d’œuvres médiévales prônant une distinction stricte entre les divers « estats » du monde. En l’occurrence, puisque, suivant en cela la plupart des auteurs de pastourelles lyriques, Adam fait de son héros masculin un chevalier, la sauvageonne qui lui fait face peut aisément évoquer les figures restées à l’état de nature que rencontrent dans les romans les compagnons de la Table Ronde. Parmi ces figures, on le sait, Chrétien de Troyes avait à la fin du XIIe siècle spécialement distingué le jeune Perceval, héros de son dernier roman. Et c’est bien de ce texte (dont les troublants silences ont très tôt suscité des continuations) que s’est inspiré Adam de la Halle à partir du vers 25 de son Jeu de Robin et Marion. À cet endroit, il a pastiché avec brio la fameuse scène où Perceval, interrogé sur le passage de chevaliers et de demoiselles en détresse, répond à son interlocuteur chevalier par des questions prouvant son ignorance absolue des mœurs chevaleresques (vers 165 à 301 de l’éd. F. Lecoy du Conte du Graal), une ignorance dont Marion fait pour sa part un aveu très franc au vers 60 de notre pièce (« Je ne sai que chevalier sont. »).
Nous allons découvrir dans un moment l’ampleur de ce travail de réécriture ; signalons pour commencer qu’Adam ne s’est pas contenté de prêter à Marion des réparties évoquant celles du jeune Gallois exclu du monde chevaleresque par une mère terrifiée, mais qu’il a procédé à cette réécriture de l’ouverture narrative du Conte du Graal à l’ouverture de sa propre pièce (vers 25 à 51). Il a en outre pris soin de lier l’original et son pastiche grâce au motif des chants d’oiseaux goûtés par chacun des sauvageons (les vers 28-30 de notre Jeu reprennent en effet les vers 85-90 du CG, « Einsi an la forest s’an antre, / et maintenant li cuers del vantre / por le dolz tans li resjoï / et por le chant que il oï / des oisiax qui joie feisoient : / totes ces choses li pleisoient. »)… et précisément symboliques de la « reverdie » qui sert usuellement de cadre aux pastourelles lyriques. Autrement dit, dans ce Jeu apparemment fort simple, Adam a trouvé moyen de rappeler un trait constitutif des pastourelles au moment même où il ajoutait à l’inspiration de celles-ci de visibles emprunts à l’un des plus fameux romans médiévaux.
Pour être honnête, un tel travail pouvait n’apparaître qu’à la seconde lecture en ce qui concerne les vers 25-30 : dans un premier temps, c’est le changement de ton des vers 25-26 qui s’impose. Conforté dans l’idée que Marion résistera à ses avances (aux vers 15-24, le commentaire de son chant n’a laissé aucun doute sur ses sentiments, réaffirmés dans une réplique parlée), le chevalier cesse à cet endroit ses flatteuses adresses (dont « Marote », « douche puchele ») et lui enjoint brutalement « Di moi » (vers 25), avant de l’interroger sur « un oisel » qui ne pouvait manquer de faire sourire les spectateurs, habitués par les fabliaux mais pas seulement, à de telles désignations métaphoriques du sexe masculin. Lorsqu’on a discerné les emprunts au roman du Graal, on constate que même cette réplique potentiellement grivoise constitue en fait une réminiscence du Perceval, puisqu’elle évoque le passage de la créature recherchée à travers des « cans » (vers 26) qui rappellent le milieu où évoluait Perceval (à qui on demandait aux vers 183-184 du CG s’il avait vu passer dans la « lande » des chevaliers et des demoiselles). Cependant, ni cette réplique ni la suivante, relative au ramage des oiseaux (et analysée supra, en II. A.), ne font d’abord nettement signe.
Les méprises verbales de Marion, en revanche, étaient assurément reconnues d’emblée par les contemporains d’Adam comme des avatars de celles qui conduisaient notamment Perceval à penser qu’en vertu de son nom, une lance se lance (CG, vers 195-197, « ce est ma lance. » // « Dites vos, fet il, qu’an la lance / si com je faz mes javeloz ? » ; noter que les « Biax niés » du sot Warlet, dans la Feuillée, prouvent qu’Adam connaissait bien le romancier champenois, qui faisait dire à Perceval interrogé sur son nom, « on m’appelle cher fils / frère / maître »). Marion, quant à elle, confond d’abord « ane » (cane) et « beste qui recane » (un « asne », donc), autrement dit « cane » et « âne », quasi-homophones en ancien français (vers 34-35) ; c’est ensuite le même jeu qui l’amène à répondre à la question du « hairon », héron, par une mention de « herens », harengs (vers 40-41). Les spectateurs attentifs pouvaient peut-être alors reconnaître dans la mention de la « taien » de Marion, aïeule nourricière, une des multiples citations de sa mère par Perceval (sommé par Gornemant de plutôt le citer lui, en sa qualité de maître d’armes). Lorsque les réactions agacées du chevalier (vers 31-32, 39 et 45-46) ont dû confirmer à ce même public le pastiche en cours (le chevalier interlocuteur de Perceval avait lui aussi ses humeurs), Adam y met un terme en beauté : l’exclamation naïve de Marion confondant le chaperon du faucon avec sa tête (« Eswar ! Ele [la bête] a de cuir le teste ! », vers 51) fait écho à la question du jeune Gallois impressionné par le haubert de son interlocuteur, à qui il demande s’il est né avec cette armure (CG, vers 261-263 et 279-280, « ‘Vaslez, c’est mes haubers, / s’est aussi pesanz come fers’. // ‘De fer est il ?’ // ‘Ce voiz tu bien.’ […] « Et cil qui petit fu senez / li dist : ‘Fustes vos ensi nez ?’ » ). Après cet acmé, c’est Marion elle-même qui interrompt le jeu, en demandant au chevalier ce qu’il compte faire désormais (51 « Et ou alés vous ? » // « En riviere »).
Quel qu’ait été le public visé par Adam, cour exilée de Robert d’Artois ou cercle lettré d’Arras, il l’avait en l’espace de moins de trente vers régalé d’un concentré de l’ouverture du Conte du Graal, preuve de son art littéraire.
Aux spectateurs les plus attentifs, Adam a même donné une preuve incontestable de son emprunt. Le vers 39 du Jeu de Robin et Marion, l’exclamation ironique « Or sui je mout bien assenés ! », est effectivement une reprise littérale du vers 190 du Conte du Graal, où l’interlocuteur de Perceval s’énerve très tôt aussi (« Or sui je mout bien asenez », dit-il juste avant que le jeune homme, qui a répondu à la question des chevaliers et des demoiselles recherchés par une question sur la lance de son interlocuteur, ne confonde le mot et la chose et ne suppose qu’une lance est une arme de jet). Ainsi donc, l’emprunt à Chrétien de Troyes est comme authentifié par une citation littérale dont la place coïncide à peu près avec celle du propos modèle dans le texte source.
Ne laissant rien au hasard dans cette pièce que l’on aurait sans doute tort de considérer comme inférieure au Jeu de la Feuillée, Adam a même poussé la coquetterie jusqu’à donner cette citation littérale de sa source au moment où son avatar du jeune Gallois, Marion, suggère par sa question rhétorique le caractère feint, travaillé, de sa balourdise. C’est après qu’elle a affecté de confondre « ane » et « asne » et y a insisté en évoquant trois ânes chargés se rendant à un moulin, qu’elle provoque le chevalier en lui demandant « Est che chou que vous demandés ? » (vers 38), à quoi celui-ci répond avec l’ironie de son homologue romanesque, « Or sui je mout bien assenés ! ». C’est donc après que Marion a signalé que sa naïveté n’est sans doute qu’une concession à la tradition littéraire et qu’elle sait au contraire user des mots pour éconduire les importuns, que son créateur exhibe son propre jeu, signe sa dette.
Dès lors, il n’est pas certain que la superposition de la pastourelle et de l’ouverture du Conte du Graal convergent de la plus simple des manières, qu’il s’agisse de confirmer à l’aide des échos aux bévues de Perceval la rusticité de Marion.
Et de fait, si Jean Dufournet a pu mettre en doute la destination du Jeu à la cour des seigneurs artésiens exilés en Sicile (article cité supra en introduction), c’est sans doute parce qu’il a par ailleurs perçu ce qu’il a appelé la « complexité et [l’]ambiguïté » de la pièce, en examinant notamment ses cent premiers vers, pour conclure à un espoir de voir les bergers, assimilés à des fous, échapper à ce statut (« Complexité et ambiguïté du Jeu de Robin et Marion.
L’ouverture de la pièce et le portrait des paysans », dans Mélanges offerts à Jules Horrent, Liège, 1980, pp. 141-159). Probablement moins sots qu’ils n’y paraissent, les bergers du Jeu n’auraient peut-être pas tant fait rire les grands… (sauf erreur de ma part, Jean Dufournet ne fait pas cette corrélation entre ses deux études).
Si la question de la destination reste difficile à trancher (Adam peut avoir destiné à de grands seigneurs une pièce subtile, où les bergers font plutôt sourire que rire), celle des intentions du dramaturge doit être posée.
Et l’on doit notamment se demander si l’emprunt si manifeste au Conte du Graal n’a pas au moins autant vocation à épingler la brutalité du chevalier qu’à faire rire de la rusticité de Marion. On s’en souvient, c’est Marion elle-même qui met un terme à la réécriture du Conte du Graal, en interrogeant le chevalier sur ses projets, au vers 51. Or, ce changement de sujet lui permet d’engager une comparaison des deux hommes qui la courtisent. C’est explicitement qu’elle fait apparaître la supériorité de Robin, à ses yeux, lorsqu’il s’agit des divertissements auxquels aiment s’adonner les deux hommes (vers 51-56) ou encore lorsqu’elle évoque leurs chevaux (vers 73-76). Pour être plus discrète, l’évocation des présents et des petites attentions de Robin (vers 63-68) n’en va pas moins dans le même sens : puisque rien n’est dit en revanche du comportement du chevalier en ce domaine, Marion suggère qu’il ne lui a fait aucune des offres attendues et effectivement énoncées dans maintes pastourelles, où le noble propose à la bergère désirée de la parer comme une grande dame. Telle une gardienne des traditions lyriques, et avec un certain tact, Marion insinue donc la goujaterie du chevalier qui lui fait face et qui ne joue pas parfaitement son rôle.
Il est même possible de lire dans les reproches répétés au cheval brutal de cet homme des insinuations qui pourraient tendre à rapprocher celui-ci, à son tour, de Perceval. Chacun sait la fortune des métaphores équestres dans le vocabulaire érotique (une fortune par exemple attestée dans un fabliau du XIIIe siècle qu’Adam pouvait avoir lu, « De la demoisele qui ne pouvoit oïr de foutre », éd. trad. L. Rossi, Fabliaux érotiques, Paris : Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1992). Mais surtout, chaque fois que Marion s’offusque et proteste contre le cheval indélicat, le chevalier semble avoir à cœur de rappeler précisément cette fonction de chevalier qui est la sienne. Il demande ainsi à Marion « Or dites, douche bergerete, / ameriés vous un chevalier ? » (vers 57-58) avant le premier cri de la jeune fille (« Biaus sire, traiés vous arrier. », vers 59) ; il précise cette question (et suggère par les mentions du « palefroi », du « bosket » et surtout du « val » le caractère érotique du « jeu » qu’il propose) en demandant ensuite « Or dites, douche bergiere, / vaurriés vous venir avoec moi ? » (vers 69-70), question qui suscite un cri plus précis aussi, « Aimi ! sire, ostés vo keval : / a poi que il ne m’a blechie. / Li Robin ne regiete mie / quant je vois après se carue. » (vers 73-76) ; le même jeu se répète une troisième fois, le chevalier ordonnant « Bergiere, devenés me drue, / et faites chou que je vous proi. » (vers 77-78) et suscitant de nouvelles protestations contre lui et sa monture, « Sire, traiés ensus de moi : / chi estre point ne vous affiert. / A poi vos kevaux ne me fiert. / Comment vous apele on ? » (vers 79-82). Outre qu’ils font apparaître une impolitesse croissante chez le chevalier énervé par son désir insatisfait (la « douche bergerete » devient « douche bergiere » puis « bergiere » ; le désir sexuel se dit de moins en moins discrètement : après « amer », il s’agit de « jüer » puis de « deven[ir sa] drue »), ces dialogues suggèrent que le chevalier n’est jamais descendu de sa monture. Dès lors, non seulement il mérite les définitions qui seront bientôt données de lui en son absence, « homme à cheval » et « ménestrel à cheval » (vers 126 et 255-256), mais encore il évoque irrésistiblement Perceval, qui vient précisément de servir de modèle au dialogue bouclé par Marion. Le jeune Gallois considérait que le cheval et les armes font un chevalier et refusait par conséquent de mettre pied à terre avant de se présenter à Arthur (CG, vers 901-935). Le chevalier semble ici ne pas avoir beaucoup plus de finesse, et la dernière formulation de son désir, « devenés me drue » (vers 77) pourrait bien être chargée de confirmer que c’est lui le mal élevé de l’histoire, le Perceval du Jeu de Robin et Marion : le spectateur médiéval se souvenait certainement qu’à Beaurepaire, qui représente pourtant le faîte de sa carrière, Perceval conditionnait en ces termes son aide à Blanchefleur, « vostre druërie requiert » (CG, vers 2102).
Si dans cette histoire le chevalier ressemble finalement plus à Perceval que Marion — qui pour sa part singe la balourdise du jeune Gallois —, est-ce à dire que Marion réserve elle aussi quelque surprise et se dégage de la tradition qui lui a donné corps sur scène ?
Il semblerait que oui. Les arguments en ce sens sont pour l’un subjectif et pour l’autre supporté par le texte même. On peut tout d’abord considérer qu’Adam a prêté à sa bergère une certaine grandeur en la montrant capable de jouer de manière convaincante le rôle de sauvageonne censé lui correspondre, quitte à la laisser insinuer ici et là qu’elle ne dupe ainsi que les moins subtils (voir supra sa question rhétorique du vers 38). La noblesse du personnage serait en quelque sorte poétique et tiendrait à sa faculté d’user des topoï tout en étant capable de les mettre à distance, de les regarder avec quelque ironie même.
Si l’on n’est pas convaincu par cette proposition, on peut retourner plus précisément au texte, où l’on constatera chez le chevalier lui-même une évolution des termes employés pour désigner sa partenaire entre la première et la dernière de ses interventions chantées (lesquelles se fondent pourtant sur le même schéma formulaire : « Je me repairoie… si trouvai … », vers 9-10, et « je chevauchoie…, trouvai … », vers 97-98). Tandis qu’il évoque « Marote seulete, au cors gent » au vers 10, c’est une « gentil bergiere, tant bele ne vit rois » qu’il dit quitter au vers 98. Si ces désignations sont toutes deux laudatives, les implications de chacune divergent assez nettement. La première sacrifie aux diminutifs typiques de la pastourelle (voir dans le dossier bibliographique le compte rendu par Jean Dufournet de la thèse de Joël Blanchard) et qualifie la jeune bergère en recourant au langage encore plus stéréotypé de la chanson de geste (où les femmes sont dites « au cors gent », tandis que les hommes sont dits « au vis fier »). La seconde, elle, qualifie paradoxalement la bergère de « gentil », c’est-à-dire de noble, et suggère peut-être à travers l’hyperbole suivante, certes peu neuve, que ce n’est pas à un simple chevalier mais à un roi même qu’est destinée cette noblesse personnelle.
Sachant que les médiévaux étaient peu prompts à mettre en doute la hiérarchie sociale, cette lecture peut sembler sujette à caution. Elle nous semble toutefois autorisée par la force du lien qu’Adam a ici établi entre Marion (voire Robin) et le chant.
Nous avons déjà eu l’occasion de constater l’efficacité du chant de Marion aux vers 83 et suivants : sourd aux refus précédemment exprimés par la bergère, le chevalier finit par entendre sa fin de non-recevoir lorsque celle-ci est chantée. Et plus tôt déjà, le chevalier savait discerner dans les chants de sa partenaire celui qui lui était le plus hostile : il lui demandait d’expliquer les seuls vers 11-12, à savoir l’appel lancé à Robin par la jeune fille courtisée. Autant d’indices clairs de l’attachement de Marion au chant, qui lui confère plus de force que ses paroles dites sans mélodie. S’y ajoute l’un des points de la comparaison établie par Marion entre ses deux soupirants : le chevalier qui court les rivières pour chasser lui paraît bien moins attirant que Robin qui « a [lor] vile esmuet tout le bruit / quant il jue de se musete » (vers 55-56). On a souvent souligné le caractère fruste de cette activité musicale, tenant plus du tapage que de l’harmonie ; il n’empêche que parmi les qualités qu’elle apprécie chez Robin, Marion distingue son aptitude à produire des sons invitant à la joie et à la danse.
Surtout, Adam n’a visiblement négligé aucune occasion de sublimer Marion à travers le chant, émis par elle ou à son propos. Nous ne reviendrons pas sur la modification de sa désignation par le chevalier, finissant par concéder sa noblesse. D’autres occurrences sont en effet bien plus claires à cet égard. Sensible au ramage des petits oiseaux comme pouvait l’être Perceval (que l’on a pour cette raison considéré comme un personnage digne d’intérêt malgré son inculture première ; voir supra le rapprochement de nos vers 27-30 avec les vers 85-90 du CG), Marion est comme en retour magnifiée par les chants humains. Comme l’a signalé Jean Dufournet (dans « Complexité et ambiguïté… »), les évocations parlées des dons de Robin sont plus prosaïques que leur équivalent chanté. Tandis qu’elle reste prise dans son univers lorsqu’elle parle, et dit avoir été gratifiée par son fiancé de « panetiere », « houlete », « coutel » (vers 23-24) et même de « froumage » et « pain » (vers 65 et 67), elle célèbre dans son chant des « cotele [< « cote » = robe peu ample descendant jusqu’aux pieds pour les femmes] / d’escarlate [étoffe précieuse dont la couleur variait beaucoup ; mot d’origine persane] bone et bele, / souskanie [note éd. Langlois : robe longue, ajustée à la poitrine, élégante d’après Guillaume de Lorris qui la préfère à la cote, > ici gradation positive] et chainturele » (vers 3-5) qui l’assimilent idéalement à une dame parée de la plus élégante manière. L’on pourrait alors supposer que Marion est jugée digne de tels présents dans la mesure où par son propre chant elle s’élève. C’est peut-être en effet pour elle qu’Adam a inventé les vers 83-84, inconnus avant notre Jeu. Or, ces vers qui vont réduire le chevalier a quia font de Marion qui les chante un subtil poète, digne des meilleurs troubadours en ce que son chant lui sert à défendre et à nourrir son amour. Comme l’a notamment signalé Rosanna Brusegan (dans « Le Jeu de Robin et Marion et l’ambiguïté du symbolisme champêtre », dans The Theater of the Middle Ages, éd. Hermann Braet, Leuven (dans Medievalia Lovanensia, t. XII), 1985, pp. 119-129), des deux noms à la rime, « Aubert » et « Robert », c’est le second qui l’emporte, lui qui englobe le premier. Or, cette suggestion chantée de la supériorité du berger aimé sur le chevalier dédaigné suscite un prénom qui ne sera plus jamais employé pour désigner Robin, Robinet, Robechon. S’il semble appartenir à une série de désignations familières du berger, « Robert » reste unique et affaiblit Aubert. Cette capacité proprement poétique de Marion à transcender sa condition trouve à se dire plus directement pour finir. Insultée par le rappel indiscret de son statut au vers 88 (« Chevaliers sui et vous bergiere », lui assène Aubert), Marion recourt derechef à un diminutif qui paradoxalement la grandit : détournant le propos du chevalier, elle rétorque « Bergeronnete sui, mais j’ai / ami bel et cointe et gai. », au sein d’une réplique qui reste formellement étrangère à celles du chevalier qui la cernent (le principe de la rime mnémonique est ici abandonné, entre les vers 86-88 et 89-91 d’une part, et 89-91 et 92-sqq. d’autre part ; en outre, Marion chante tandis que le chevalier lui répond d’abord en parlant). On est alors frappé de constater que l’appellation « gentil bergiere » est incluse dans un chant qui n’est pas attesté avant Adam et peut avoir été créé par lui. La scène s’achève alors, comme elle a commencé : en chansons.
Avouons-le, notre préférence est ici allée à l’optimisme de Jean Dufournet ; il s’est demandé en 1980 (dans les Mélanges Jules Horrent) s’il ne fallait pas penser qu’à l’instar de leur modèle arthurien le « nice » Perceval, les bergers du Jeu de Robin et Marion sont destinés à échapper à leur grossièreté première, à mieux s’accorder à la chevalerie courtoise qu’ils imitent mal d’abord ; il a par conséquent proposé de lire la « treske » finale comme « la longue marche, l’‘aventure’ de la classe paysanne, son ascension vers la lumière jusqu’au moment où elle coïncidera avec l’image des refrains-centons » (p. 157). On a certes pu objecter à cette proposition le cours de l’Histoire, et lire au contraire dans la « treske » qui clôt le Jeu dans un étroit sentier le moyen de replonger les bergers dans l’oubli d’où Adam, constamment insensible à la nature dans son œuvre, ne les aurait tirés que pour faire rire son public citadin et plus élevé (conclusion de Françoise Ferrand répondant explicitement à Jean Dufournet dans « Robin danse devant Marion. Sens du passage et sens de l’œuvre », Revue des langues romanes, t. 90, 1986, pp. 87-97).
Sans faire d’Adam un homme qui n’aurait pas été de son temps, sans donc voir en lui un quelconque révolutionnaire, il nous semble possible de regarder son Jeu de Robin et Marion comme un lieu où sont effectivement interrogés les topoï lyriques et romanesques associant les bergers aux sots, un lieu où ces poncifs sont interrogés par l’auteur Adam, dont on connaît l’immense talent. Ce poète et dramaturge capable de créer des pièces inclassables, toujours jouées au XXIe siècle, n’aurait-il pas pu se livrer ici à une réflexion sur les périls du remploi littéraire auquel il se livrait avec délice ? Ne faudrait-il pas lire dans l’opposition entre les chants qui subliment Marion et les répliques parlées qui la rabaissent, une interrogation sur les conséquences de l’entreprise littéraire d’Adam ? En décidant de donner corps à la bergère que le chant de ses prédécesseurs avait sortie de son univers et plongée dans la magie de la lyrique, ne courait-il pas le risque de lui faire perdre son charme, ou, pour le dire avec Georges Brassens (« Les sabots d’Hélène »), d’attirer l’attention sur ses sabots plutôt que sur son cœur ? Dès lors, n’est-ce pas pour éviter cet écueil tout en le donnant à voir qu’il a serti sa pastourelle dramatique d’extraits d’authentiques pastourelles ?
Ithaca – London : Cornell University Press, 1987, pp. 64-74.
Dans chap. 2 (/ lyrique) de la 1ère partie (/ nature du livre aux XIIIe-XIVe), ces pages sont intitulées « The Arrangement of an Author Corpus : Adam de la Halle and MS Bibl. Nat. Fr. 25566 ».
En dehors des chansonniers, première collection conservée [toutefois, indices de la même pratique plus tôt, pour les chansons du roi poète Thibaut de Navarre, que celui-ci souhaitait compiler : c’est ce que révèlent les Grandes chroniques et ce que suggère le fait que tous les mss conservés des chansons du roi donnent celles-ci dans un ordre constant] d’un auteur = compilation des œuvres complètes d’Adam de la Halle dans le manuscrit artésien conçu à la fin du XIIIe siècle et aujourd’hui coté Paris, BNF fr. 25566. Il existe plusieurs recueils des chansons d’Adam (dont le ms BNF fr. 25566, qui n’en constitue toutefois pas le premier exemplaire), des manuscrits où sont réunis des chansons et des jeux-partis, dans un ordre relativement stable, et avec des variantes plutôt rares, autant de traits qui suggèrent une entreprise précoce de conservation de ces textes à côté des chansonniers, sans que la responsabilité de l’auteur soit cependant assurée
Le ms BNF fr. 25566 est particulièrement intéressant, du fait de sa complétude et de sa proximité avec le milieu d’Adam (Arras, fin XIIIe). Surtout, les œuvres du trouvère arrageois y sont copiées à la file et accompagnées de rubriques et enluminures qui renforcent l’impression d’organisation :
au v° du fol. contenant la table du recueil, « Chi conmencent les chanchons maistre Adan de la Hale » ; fol. 10, début des chansons, et enluminure montrant un chanteur devant un public ; fol. 23 v°, « Les partures Adan », début des jeux-partis, et enluminure montrant deux hommes en train de débattre ; fol. 32 v°, « Li rondel Adan », début des rondeaux ; fol. 34 v°, « Li motet Adan », début des motets ; fol. 37 r° bas, « Li jus du pelerin », début du Pèlerin au fol. 37 v°, et enluminure montrant un pèlerin qui s’adresse à un public ; fol. 39 r°, « Chi commenche li gieus de Robin et de Marion c’Adans fist », début du Jeu de Robin et Marion, et enluminure montrant un chevalier monté, tenant un faucon
On le voit, le corpus est soigneusement arrangé : d’abord viennent les œuvres lyriques, rangées selon leurs types, eux-mêmes classés du plus simple au plus difficile, comme au sein des chansonniers (chansons traditionnelles, jeux-partis, compositions polyphoniques
Dans le détail, le classement des productions lyriques conforme à l’usage des chansonniers fait apparaître Adam comme un poète lyrique à part entière ; après quoi, l’œuvre progresse au plan social, de la pastourelle à l’aristocratie (de Charles d’Anjou) en passant par la bourgeoise Arras ; quant aux derniers textes, ils sont seuls à être dépourvus de musique. Cette conjonc-tion de genres est très rare chez un même auteur, et quand elle existe, les copistes ne s’emploient pas nécessairement à la mettre en valeur : à cet égard, on notera que le même ms BNF fr. 25566 (écrit d’une seule main) qui a conservé le Jeu de saint Nicolas et les Congés de Jean Bodel, auteur peut-être encore plus apte à la diversité, a séparé ces deux textes de 200 folios. L’entreprise de compilation d’une œuvre génériquement variée d’un auteur écrivant en langue vulgaire est donc inédite avant ce qu’on vient de constater pour Adam de la Halle.
Au sein des folios consacrés à l’œuvre d’Adam, équilibre entre les pièces musicales et les pièces non musicales, avec au centre de l’ensemble le Pèlerin qui n’est pas d’Adam mais qui traite de lui et rappelle justement son double talent de chanteur et de clerc, son attachement à Charles d’Anjou, son appartenance à la région arrageoise, autrement dit justifie l’ensemble des productions de l’auteur (S. Huot note alors la ressemblance de cette présentation de l’auteur avec celle d’Adenet dans son prologue de Cléomadès ; plus loin, elle compare le Pèlerin aux vidas de troubadours, conçues comme des « rubriques » narratives traitant du poète et conséquemment écrites à l’encre rouge
Il y a plus encore : la collection des œuvres d’Adam de la Halle fonctionne à l’égard du manuscrit complet comme un prologue, puisque a) l’on retrouve dans le codex
Paris : Bordas, 1972.
M. Zink a repris un dossier alors traité depuis 150 ans, mais non dans le but de trancher entre origine septentrionale / méridionale, savante / populaire de ces poèmes qui chantent la tentative de séduction d’une bergère par un homme socialement plus puissant qu’elle : transcendant ces questions « mal posées », il s’est attaché à déterminer la fonction de la pastourelle dans la poésie lyrique du Moyen Âge, frappé qu’il était par le long succès de ce genre (XIIe-XIVe1, spécialement mais pas seulement en langue d’oïl, où l’on recense environ 170 spécimens), cultivé par des poètes savants qui avaient coutume de produire de tout autres poèmes, les grands chants courtois où le je était réduit à la plainte et à des sentiments éthérés face à sa dame.
Extraits de la conclusion (pp. 117-120) : « La fonction de la pastourelle dans la poésie du Moyen Âge est d’exprimer le désir charnel à l’état pur, d’autant plus libre de toute codification, de toute idéologie, de toute spiritualisation qu’il s’adresse à une créature sans âme […] pur objet érotique. […] Seule cette idée peut rendre compte de toutes les caractéristiques de ce genre si particulier qu’est la pastourelle. […] [1] La différence de condition entre les deux personnages [le poète n’étant pas nécessairement un chevalier, contrairement à ce qu’on lit souvent dans la critique moderne] joue un grand rôle dans la pastourelle. » Il ne s’agit pas de ridiculiser les vilains, qui ne sont d’ailleurs pas toujours ridicules, tandis que le poète peut l’être : « tout s’éclaire si l’on suppose que l’effet visé est simplement de montrer la distance infinie qui sépare le poète des vilains » ; le ridicule éventuel de la bergère n’est que secondaire : ce qui importe, c’est de « la déshumaniser, [d’]en faire un objet ». [2] « les pastourelles sont fort immorales sans que rien n’autorise à voir dans cette immoralité une provocation à l’égard de la morale chrétienne. » Il faut donc sans doute y voir « non le défi d’hommes révoltés, mais au contraire la part du feu que peut se permettre la plus grande docilité » (« fonction de défoulement »). [3] Dès lors se comprennent les divergences entre pastourelles du domaine d’oc et pastourelles du domaine d’oïl : en pays d’oc, premières pastourelles, au XIIe siècle, témoignent de la possibilité « d’un épanouisse-ment humain qui intègre la sexualité », puis pastourelles tardives, au XIIIe2 voire au XIVe, entérinent « l’ordre moral issu de la croisade albigeoise [et qui] interdit toute licence […] [:] les pastourelles deviennent décentes […] » / en pays d’oïl, toutes les pastourelles « datent d’une époque où la doctrine courtoise venue du Sud est admise par tous mais se heurte cependant à la morale de l’Église […]. On ne veut renoncer ni à l’une ni à l’autre. Alors […], on fait la part du feu. L’amour courtois devient peu à peu platonique et les chansons courtoises s’en tiennent aux plaintes respectueuses et aux sentiments éthérés. Mais les fantasmes brutaux du désir s’expriment dans un genre poétique qui leur est propre et dont ils ne sortiront plus » [Ils pourront toutefois gagner d’autres genres, notamment le fabliau, la farce] [4] « De tels fantasmes réduits à eux-mêmes manquent de variété ; d’où la monotonie des pastourelles […] ». [5] Le récit à la P1 masculine qui caractérise la pastourelle (du moins avant le XIVe, où il arrive que parle la bergère, devenue très sérieuse) peut certes rapprocher la pastourelle du gab, universellement représenté dans le domaine amoureux (« si tu te fais anguille, je me ferai pêcheur »), mais il a surtout pour but de « créer une complicité forcée entre l’auditeur et le poète séducteur, il contribue à rendre la bergère plus radicalement étrangère en empêchant l’auditeur, quoi qu’il arrive, de se mettre à sa place ou de se sentir de son côté. » [6] Enfin, la bergère est le personnage féminin de ce genre exutoire parce que c’est « la créature humaine la plus proche de la nature… et des bêtes » ; son cadre, « la campagne ouverte et sauvage », s’oppose à celui de la dame, qui évolue dans un jardin cultivé et clos. Bergère et femme sauvage (qui apparaît dès le VIIIe en liaison avec les fêtes de mai et leurs chants et danses), qu’il ne faut certes pas confondre, « jouent dans la sensibilité médiévale un rôle analogue » : elles permettent de cristalliser sur un personnage qui à la fois attire et inquiète voire repousse, « le contenu érotique diffus de la nature, et en particulier de la nature printanière ». Attention cependant, « dès lors que la pastourelle devient bergerie et pastorale ou qu’elle passe dans la littérature populaire, [l’]analyse [de Zink] cesse d’être applicable. »
Romania, t. 93, 1972, pp. 378-393.
Lisant toutes les manifestations naïves des bergers du Jeu comme une peinture de « paysans saisis dans tout leur naturel », Ch. Mazouer réfute l’idée d’une influence de la littérature courtoise sur la pièce. Il suggère plutôt un rapprochement avec des pièces de théâtre postérieures, farce (Maistre Mimin) pour le paysan balourd et sa fiancée plus dégourdie, boniments pour les rodomontades de Robin, Don Juan de Molière pour les scènes paysannes. <À cette intéressante mise en perspective, il ne serait pas inutile d’ajouter un rappel permettant d’établir ce que les pièces plus récentes ici mentionnées, mais aussi notre Jeu, doivent au théâtre médiéval lui-même, notamment aux comédies latines du XIIe siècle et aux farces (certes conservées à date tardive seulement, mais dont Michel Rousse a bien montré qu’elles durent être jouées très tôt au Moyen Âge : La scène et les tréteaux. Le théâtre de la farce au Moyen Âge, Caen : Paradigme, 2004). De fait, Adam s’appuie manifestement sur une tradition théâtrale comique bien établie lorsqu’il campe ses bergers parfois frustes, voire grossiers>.
Le Moyen Âge, t. 90, 1984, pp. 509-519.
Cet article est un compte rendu de la thèse de Joël Blanchard (La Pastorale en France au XIVe et XVe siècles. Recherches sur les structures de l’imaginaire médiéval, Paris : Champion, 1983), que J. Dufournet résume puis critique. Résumé de la thèse : I. Caractérisation du genre : évitement du réel, par la suppression de sa chronologie et de sa logique ; dès lors, les bergers peuvent exprimer des vérités exemplaires, dans divers domaines (politique, religieux, moral), et la moralité y a naturellement trouvé un canal ; la pastorale ne touche pas le monde mais le borde, et donne à voir des solutions imaginaires aux contradictions du réel : en tant que telle, elle exprime le désir ontologique de l’abolition du temps, un pur vouloir-être ; pour ne pas tomber dans la pure irréalité, la pastorale doit constamment rappeler le réel qui l’a suscitée et qu’elle entend dépasser : dès lors, sa portée critique est sensible, et la menace régulièrement rappelée ; simplification idéale de l’existence, la pastorale occulte le sens de l’histoire, résout en une utopie les troubles d’une société, montre des amours faciles…, ce qui n’en fait pas tout à fait une utopie (non-lieu) mais plutôt un symptôme, qui amène à critiquer l’idéologie ambiante ; étant donné ces aspirations, les traits formels de la pastorale sont : euphémisation du réel, mélioration, transformation du temps réel (orienté vers la mort) en un temps de la parole désirante, de la prophétie, qui diffère à jamais la clôture temporelle, usage fréquent des formes fixes, refrains, suffixations diminutives, etc. contribuant à l’impression de répétition, de circularité. II. Évolution du genre, et étude d’œuvres : avec émergence du Bon Pasteur symbole de paix et de réconciliation nationale, augmentation de la charge critique, passage d’une promotion du bonheur à une promotion de la vertu. Sur le Jeu de Robin et Marion : espace clos, menace à sa limite, comme si pour être reconduite l’idylle devait rappeler la réalité qui la menace : participent à cette tension l’opposition entre les rondes et chansons (constituant une gestuelle du désir) et le grotesque de ces mêmes figures perçues dans leur dure réalité (Robin, donnant corps à l’idylle, la fait tourner à la farce ; à partir de là, intégration de l’argent, du prestige social) ; les refrains des personnages opposés de la bergère et du chevalier, qui ne se comprennent pas ; l’opposition répétée entre chasse et idylle. En redevenant réel, le lieu pastoral sert le pessimisme d’Adam de la Halle. Critique de la thèse : sur Robin et Marion, J. Dufournet renvoie à son article / jeu entre refrains-centons pré-texte et texte d’Adam, écho liminaire au Conte du Graal, appartenance à la fête carnavalesque. Pour la thèse dans son ensemble, influence de Virgile aurait pu être interrogée, ainsi que celle du climat pré-humaniste du XVe, et dégager une esthétique de la pastorale aurait été intéressant.
Dans Sur le Jeu de la Feuillée. Études complémentaires, Paris : SEDES, 1977, chap. IV, pp. 95-124.
J. Dufournet doute des circonstances de la composition du Jeu de Robin et Marion, qui font pourtant consensus depuis longtemps : Naples, pour les grands seigneurs exilés venus soutenir Charles d’Anjou. De fait, explique-t-il, les indices allant dans ce sens sont maigres : a) le dit mentionné dans le Jeu du Pèlerin anonyme (éd. à la suite du Jeu de Robin et Marion par E. Langlois, éd. au programme) relatant la rencontre d’Adam et du comte d’Artois (1250-1302) n’est pas forcément le Jeu de Robin et Marion
Dans Mélanges offerts à Jules Horrent, Liège, 1980, pp. 141-159.
Pour J. Dufournet, on a simplifié à l’extrême le Jeu de Robin et Marion, pourtant complexe. Ses liens avec le vertigineux Jeu de la Feuillée, qui fait d’ailleurs une place à la campagne avec Dame Douce, le dervé, Maroie elle-même (voir supra), suffiraient à indiquer son ambiguïté ; celle-ci est même assez naturelle, si l’on veut bien considérer que le Jeu est fait de deux textes, les « refrains-centons » (voir infra Jacques Chailley) repris par Adam d’une part, et le texte d’Adam proprement dit d’autre part.
L’examen des 100 premiers vers, où se font écho deux échanges bergère – chevalier, organisés chacun selon une structure tripartite, et aboutissant à l’impatience peu courtoise du chevalier, atteste la ressemblance que j’avais vue entre la scène où la bergère interroge le chevalier et celle où le Perceval de Chrétien de Troyes interrogeait le maître des chevaliers. D’emblée Adam invite donc à établir une analogie entre sa bergère et le jeune Gallois, qualifié de sot, fol, etc. Puis les mentions répétées de l’âne, l’apparition du mot beste, rapprochent la bergère du monde animal et peuvent même suggérer sa nature lubrique. Ses manies (ranger son fromage dans son corsage), goûts (pour Robin et sa musique qui se révèle être un vrai tapage), et enfin la mention répétée des vêtements de Robin achèvent de rapprocher le couple du monde des sots, de la folie par ailleurs si prégnante dans le Jeu de la Feuillée. Pourtant, tout n’est pas si simple, et le récit de Marion à Robin peut au choix suggérer qu’elle tente de se mettre à la portée de son ami (qui ignore toutefois moins qu’elle les realia chevaleresques) ou qu’elle est définitivement sotte.
Dès lors, la suite du Jeu peut justifier des lectures variées des protagonistes : les dons promis à la belle sont tantôt précieux, tantôt rustiques, comme si Adam avait tenu à affronter la tradition littéraire des refrains-centons à ses initiatives plus sévères pour les bergers ; Marion, tendre et fidèle à Robin, est d’une rusticité qui frappe même Robin quand il s’agit de serrer son fromage (elle ne se sert pas de la panetière offerte par Robin et s’obstine à ranger le fromage contre son sein). D’ailleurs, pour J. Dufournet, le Jeu « hérite à la fois de la pastourelle et de la bergerie » (p. 148). Et alors que le dramaturge nous épargne la violence du chevalier et des bergers, l’inconstance d’une bergère facile, il maintient des traits génériques des paysans : au premier chef, l’ignorance, qui peut conduire les bergers à singer la courtoisie [analyses aux pp. 149-150, puis 155-156] ; tout aussi voyante, la rusticité, qui concerne les repas, les vêtements, les armes, les manifestations du désir [analyses aux pp. 150-153]. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune différence d’un personnage à l’autre : différenciation sociale (des hommes notamment), et surtout différenciation morale (les femmes se montrant plus délicates que les hommes). Il reste que le chevalier, moins brutal que dans bien des pastourelles, éprouve une immense supériorité face à ces êtres qui, en retour, suggèrent que chevalier = homme à cheval = ménestrel (insulte) à cheval. Pour conclure, J. Dufournet propose de voir dans le Jeu de Robin et Marion un monde à l’envers, carnavalesque [mes ajouts figurent entre crochets obliques] : une bergère, appelée « demoiselle », résiste à un chevalier, un berger devient
Si Adam ne semble pas y souscrire (il souligne le ridicule des paysans singeant les grands seigneurs et redore l’image du chevalier), il parvient toutefois à donner à ses personnages « un semblant de réalité psychologique » (p. 156). Si l’on prolonge l’analogie liminaire entre le Jeu et Perceval, sachant l’évolution du jeune Gallois d’abord candide, on pourrait même se demander si les vilains d’abord malhabiles à imiter les grands de ce monde ne finiront pas par échapper à la folie.
La Marche romane, t. 30, 1980, pp. 287-292.
Le manuscrit Aix, Méjanes, 572 (XIVe siècle, petite livre relié qui semble avoir été beaucoup manipulé : par une troupe d’acteurs ?, se demande Varty) donne un texte du Jeu de Robin et Marion richement illustré (130 enluminures ;
Dans cette copie, le titre est étonnamment « Le Mariage de Robin et de Marote » : il s’agit toutefois d’une addition qui pourrait être récente et qui est en tout cas postérieure à la période médiévale. C’est semble-t-il la même main qui a ensuite écrit « Espèce de bergerie » et a dressé une liste des personnages.
C’est le mot « mariage » qui intéresse ici le critique, qui signale que Bahlsen, au XIXe siècle, avait été sensible à ce thème dans une partie de la pièce au moins (sa proposition, vivement critiquée par Henri Guy en 1892, ne semble jamais avoir été reprise depuis). K. Varty estime pour sa part qu’il serait possible, au regard du texte, de faire du mariage le motif principal d’une mise en scène du Jeu de Robin et Marion. De fait, « le motif du mariage a un rapport très étroit avec l’ironie comique dont la pièce est saturée » (p. 287) : allusions multiples aux désirs et plaisirs sexuels, et à leur consommation, dans le mariage.
Démonstration au fil du texte : déclarations liminaires de Marion / Robin « qui l’a, qui l’aura » (avoir au sens de « posséder sexuellement ») ; conception de l’arrivée du chevalier comme une menace à leur amour ; propositions du chevalier, dont le verbe jeuer peut avoir le sens de « se livrer à la débauche » : le chevalier, qui, irrité, rappelle leurs rapports hiérarchiques à Marion, s’est en fait montré peu courtois dans ses avances ; le ms Méjanes donne un autre texte à Robin chantant avec Marion, un texte où le berger propose de « jouer douleur va » (vers 105 et 109 éd. ms Méjanes par K. Varty, 1960), qui pourrait avoir un sens sexuel ; Marion se souvient alors des propositions du chevalier, et invite Robin à « faire feste d’[eux] », de sorte que K. Varty lit la question de Robin, « debout ? » ou « à genoux ? », comme une question concernant la position sexuelle qu’elle aimerait lui voir prendre
Pour le critique, la grivoiserie du jeu s’expliquerait par ses destinataires, les hommes du comte d’Arras entraînés en Sicile. Il y aurait en outre ainsi un lien entre Robin et la Feuillée, où le dervé entreprend de copuler avec son père, de sorte que les deux pièces d’Adam traiteraient de l’amour, plutôt que de la folie (pique explicite à Jean Dufournet, ici), … étant entendu que l’amour est une folie !
Dans The Theater of the Middle Ages, éd. Hermann Braet, Leuven (dans Medievalia Lovanensia, t. XII), 1985, pp. 119-129.
L’originalité de la pièce vient de ce qu’elle a transposé en drame le genre lyrique de la pastourelle, mais son analyse ne doit pas occulter l’influence des « pastourelles à plusieurs personnages » composées surtout en Picardie dans les années 1230-1280 (auteurs hauts bourgeois tels Jehan Erars, Guillaume le Vinier, Jehan de Renti, Gillebert de Berneville). Ces textes héritent de la bergerie, laquelle est centrée sur le motif de la fête des bergers et caractérisée par une augmentation du personnel, des fonctions traditionnellement dévolues aux bergers, ainsi que par la transformation du je narratif (qui devient observateur détaché du monde pastoral représenté ; les comparaisons qui précèdent sont à entendre / pastourelles lyriques, bien entendu). Quant aux « pastourelles à plusieurs personnages » qui s’inspirent de ces bergeries, elles mettent l’accent sur la fête et la gaieté des bergers, décrivent de façon détaillée les instruments, parures et tentatives de séduction souvent ridicules des bergers qui singent le comportement courtois, comme en témoigne aussi le lexique. Dans son Jeu de Robin et Marion, Adam de la Halle a accentué la parodie : les bergers sont « vus désormais comme les représentants de la sottise inhérente à leur vilenie. » (p. 119). Dans le même temps, le paysage champêtre des deux formes précédentes (pastourelles lyriques et bergeries) cède la place à une « avant-ville » où les bergers, malgré leurs attributs traditionnels « sont déjà bel et bien des vilains-bourgeois » : Robin possède une carue et une rente de grain seur un molin a vent, les bergers disent habiter un village (vile), même si ce contexte urbain ne donne lieu à aucun traitement formel à l’inverse du cadre champêtre et des activités qui y sont liées (p. 120). Pour R. Brusegan, qui ne cite pas K. Varty 1980, Adam « brise le formalisme descriptif de ces gestes [les gestes traditionnels des bergers aux champs] et en fonctionnalise dans un sens nettement obscène le contenu érotique, qui était latent dans la pastourelle classique et moins développé dans la ‘pastourelle à plusieurs personnages’. » (p. 120) D’ailleurs, changements formels simultanés à cette évolution : les éléments lyriques passent au second plan, ou bien ont une fonction thématique, voire sont repris pour être parodiés. Cette « entrée en littérature de la tradition folklorique carnavalesque » (p. 120) se constate dès l’ouverture (vers 1-84) : proposition du chevalier vers 69-72 = transparente demande d’union charnelle (jüer, palefroi, avec plus tard comparaison / cheval de Robin, charrue et labours, mais aussi bosket et val // sexe féminin), et plus largement, chaque élément du paysage champêtre acquiert un sens érotique (dialogue chevalier – Marion / oiseau vu ?, avec selon R. Brusegan intention de Marion quand elle transpose dans un style bas les propos du chevalier hérités de la lyrique / rossignol, etc., p. 121 ; question / oiseau sur la main évoque quant à elle le fabliau de la Grue
Dans Mélanges offerts à Gustave Cohen, Paris : Nizet, 1950, pp. 111-117.
Du point de vue musical, la pièce d’Adam, « premier opéra-comique » a-t-on pu dire avec justesse
Les recherches sur le Jeu ont souvent privilégié la piste de a) la « filiation argumentielle » aux dépens de celle de b) la « filiation formelle » également importante. a) l’argument du Jeu est celui de la pastourelle lyrique, du moins pour les vers 1-430 de la pièce ; puis les 350 vers suivants transposent un autre genre lyrique, celui de la bergerie, qui a connu lui aussi un certain succès du temps d’Adam. b) Pastourelles et bergeries figurent parmi les genres chantées qui accueillent au XIIIe siècle des refrains, le refrain devant dans ce cas être défini comme « vers / ensemble de vers qui s’insère dans la strophe avec le caractère d’une citation musicale interrompant la mélodie de l’auteur, sans souci de la correspondance métrique ou mélodique d’un couplet à l’autre. » Cette définition prouve combien le terme refrain, supposant au contraire habituellement le retour à l’identique des mêmes paroles et mélodie dans toutes les strophes, risque de provoquer des confusions : J. Chailley parlera donc dans le cas du Jeu de refrains-centons.
Les refrains-centons du Jeu possèdent à peu près tous les traits des refrains-centons que l’on trouve dans le roman ou le chant de l’époque (notamment pastourelle et bergerie) :
a) indépendance métrique vis-à-vis des répliques parlées (comme / texte dans roman et / couplet dans chant) ; b) la variété métrique y est de règle ; c) interruption du système des rimes par le refrain-centon ; d) on retrouve dans le Jeu les formules de transition usitées dans les romans à refrains ou les chants à refrains-centons ; e) le raccordement musical des refrains enchaînés est lâche. Ainsi donc, les rapprochements textuels qui suggéreraient ces liens étroits du Jeu avec les romans à insertions lyriques ou les chants à refrains-centons du type pastourelles ou bergeries, ne feraient que confirmer ce que prouve la musique. Dans son Jeu, Adam a inséré des refrains-centons comme on en insérait dans les pastourelles et bergeries qui l’inspirent de fait.
Dans les modèles lyriques d’Adam, le couplet narratif seul était de l’invention de l’auteur, pour ses paroles et sa musique ; le refrain constituait quant à lui la citation d’une chanson connue. Ce principe se retrouve dans le Jeu, conçu pour des seigneurs angevins qui connaissent parfaitement le répertoire exploité : Adam transforme le couplet des pastourelles / bergeries en dialogue et conserve au refrain-centon ses caractéristiques. On s’explique ainsi qu’il n’ait pas cherché à composer la musique de son Jeu : il voulait susciter dans le public le plaisir de la reconnaissance qui correspond au plaisir éprouvé à l’écoute des formes lyriques auxquelles il emprunte sa matière. Il avait d’ailleurs procédé ainsi pour la Feuillée aussi (même si elle contient beaucoup moins de refrains) et le motet enté qu’il pratiquait volontiers repose sur le même principe (mise en œuvre d’une citation).
J. Chailley réfute l’idée d’un emprunt mutuel des pièces lyriques où se trouvent les mêmes refrains (thèse défendue par Alfred Jeanroy) ; pour lui, les poèmes qui ont des refrains en commun ont, indépendamment les uns des autres, emprunté à un fonds commun anonyme, distinct des pièces où apparaissent les refrains en question : ce fonds était d’abord celui des rondets de carole, rondeaux qui s’échangeaient volontiers leurs couplets mais tâchaient d’innover dans les refrains. Ces rondeaux simples et d’une musique facile donnèrent leurs refrains à des romans tels que Guillaume de Dole
Si dans le Guillaume de Dole le texte des refrains est copié intégralement (on donne en fait tout le rondeau), les copistes des romans à insertions lyriques plus tardifs se sont contentés de donner l’incipit (càd. en fait le seul refrain), et aucune notation musicale, ce qui suggère une confiance possible dans la mémoire musicale du lecteur.
Paris : Champion, 1982, chapitre VIII.
Si les rapports textuels entre Feuillée et Robin d’Adam de la Halle d’une part et Jeu de saint Nicolas de Jehan Bodel d’autre part sont fort nombreux, les deux dramaturges se distinguent au plan musical, Adam seul faisant usage de la musique dans ses deux pièces — un usage disparate toutefois, même si dans les deux cas on reste dans le « domaine technique de l’enture et de l’extension de genres existants » chères à Adam (p. 169). Cela ne signifie pas d’ailleurs que les combinaisons musicales ne soient pas dues à Adam, qui a certes puisé au fonds commun que suppose J. Chailley (voir supra) mais qui a pu renouveler le tout en associant tel refrain à tel rondeau distinct.
Dans la Feuillée, qui constitue tout entière une extension de genres connus (féerie, sotte chanson, serventois, jeu-parti, chanson courtoise), la musique n’apparaît que lors de la féerie, conférant donc à la musique la valeur d’un « langage ‘magique’ » (p. 169).
Dans le Jeu de Robin et Marion, les « interventions musicales sous forme de refrains-centons ou de fredons » (p. 172) sont bien plus nombreuses : environ 14% du texte, et selon les interprètes, jusqu’à ¼ du spectacle (J. Maillard a auparavant rappelé la fortune de Robin et Marion dans les théâtres de France et de Russie depuis 1896). Ces fragments musicaux sont notés monodiquement dans les mss (Paris BNF fr. 25566, et Aix Méjanes 572), de sorte qu’il ne faut pas supposer de secours instrumental et encore moins de musiques de scène. Si une bonne part des refrains-centons de cette pièce se retrouvent ailleurs, il en est qui sont propres au Jeu, et dont on ne doit donc pas a priori exclure qu’ils aient été inventés par Adam (/vs/ J. Chailley supra). Suivent (pp. 173-177) le texte et la musique des plus brefs de ces unica, qui sont dans notre édition les vers 97-98 (vers intercalés dans un refrain quant à lui attesté par ailleurs, = les vers 95-96 et 99-100), 101-114 (à structure A B A B C C’, C et C’ étant anaphoriques), et 746 (un vers citant le poème héroï-comique Audigier, parodie scatologique des chansons de geste). Le Jeu du Pèlerin tranche sur la pièce d’Adam qu’il prétend introduire y compris au plan musical : il contient deux refrains seulement.
Dans ID., Points de contact. Études sur les rapports entre la littérature et les autres arts, Cracovie : Viridis, 1995, pp. 87-100.
Au chevalier qui lui demande pourquoi elle chante, Marion répond qu’elle le fait parce qu’elle aime Robin et est aimée de lui. La question du chant dans le Jeu n’en reste pas moins à poser. On est généralement d’accord avec J. Chailley pour dire que les mélodies de la pièce ne sont pas d’Adam mais sont des refrains-centons pris à un fonds commun préexistant, les nuances apportées par J. Maillard ne remettant pas en question l’idée que la pièce superpose un texte (les parties parlées) et un avant-texte (les parties chantées ; la rime des vers 96-97 bois // rois, non artésienne, plaiderait aussi en faveur du caractère allogène des refrains-centons
C’est d’ailleurs pour cette raison que la désignation « opéra comique » ne paraît pas plus opportune à A. Drzewicka qu’à Fr. Ferrand (voir infra) : tandis que l’opéra comique puis l’opérette mêlent certes chants et dialogues parlés mais feignent de considérer les chants comme des moyens d’expression naturels (de sorte que le chanté double le parlé sans en principe s’y opposer), les parties chantées du Jeu de Robin et Marion, pour la plupart connues du public du XIIIe siècle, y ont ouvertement un statut de citations.
A. Drzewicka étudie ici la façon dont « ces fragments musicaux et poétiques cités, mis entre guillemets, s’intègrent dans l’action dramatique. » (p. 89 ; omet les nombreux refrains de pastourelles). Pour commencer, à la différence des insertions de romans, toujours annoncées comme des citations, par un verbe déclaratif ou un mot de la famille de chant qui instaure un distinguo entre narration et propos chantés insérés, les chants d’un jeu tranchent moins sur le reste du texte, constitué de répliques qui sont plus proches d’un chant que ne l’est un récit. Dans le Jeu de Robin et Marion toutefois, il est bien des cas où le chant est annoncé : Marion réjouie aux vers 437-sqq., où la partie chantée apparaît comme un COD du verbe canter ; Gautier réalisant aux vers 743-sqq. « tout le rituel jongleresque qui précède l’exécution orale d’une épopée » (p. 90) avant de déclamer un seul vers d’Audigier et d’être interrompu par Robin, dont la reconnaissance rapide donne une idée de celle du public du Jeu ; aux vers 16-sqq., le chevalier interrogeant Marion sur son chant passé, qu’il va en outre citer (désignation a posteriori et annonce tout à la fois, donc) ; aux vers 126-sqq., Robin et Marion commentant leur chant qui leur a permis de se reconnaître avant même de se voir ; mais aussi des chants que rien n’annonce / ne commente, mais qui en sont assurément (voir le contexte, sans rien dire du contenu et de la forme des fragments, qui suffisent à les désigner comme des chants), = p.ex. vers 196-225, accompagnés de danse, sans quoi on ne trouverait pas ensuite les propos relatifs au talent de Robin ; vers 779-780, etc., avec un cas limite, seul proche de la porosité de l’opéra comique, aux vers 674-sqq., où Robin et Marion passent du parlé au chanté puis au parlé comme si les deux formes se valaient, sans effets de citation. Ainsi donc, les personnages chantent dans le Jeu des chansons que le public, éventuellement alerté par des marques de citation, connaît et reconnaît.
Mais il ne s’agit pas là seulement de chanter pour chanter : sans que leur altérité soit gommée, les chants entrent en résonance avec le dialogue parlé. C’est évidemment le cas aux vers 358-360 (Gautier chante à Robin un refrain connu « Hé ! réveille toi, Robin », parfaitement d’actualité à ce moment de l’action), mais aussi durant les deux dialogues où Marion éconduit le chevalier (vers 83-sqq. et 319-sqq. : les chants d’amour paisible de la bergère finissent par convaincre son prétendant, qui y répond donc comme à une réplique parlée), etc. Le cas est encore plus flagrant pour les trois chants d’ouverture, et ce en dépit des didascalies qu’Ernest Langlois a cru bon d’ajouter au texte de son manuscrit de base, des didascalies qui supposent que bergère et chevalier ne s’écoutent pas mutuellement, ce qui est manifestement faux, puisque ces trois chants font partie du drame a) en assurant la présentation des deux personnages en scène et de Robin maintes fois cité comme l’aimé de Marion, b) en créant en outre un horizon d’attente, qui coïncide avec celui de la pastourelle lyrique (duo pastoral, menace d’intrusion), et c) en aboutissent à la question du chevalier « pourquoi Marion chante-t-elle ? »
Conclusions : « La chanson a beau être connue du public, elle prend une signification nouvelle au service de l’action dramatique » (p. 96) « Avec un art remarquable, Adam de la Halle nous laisse entendre pourquoi on chante dans sa pièce : pour le plaisir du chant, bien sûr, mais en même temps pour faire avancer le jeu et pour superposer au dialogue des paroles rimées un autre dialogue, accordé mais différent, dont le langage traditionnel et le charme mélodique intensifient, dans des arrêts lyriques, l’expression des simples réalités de la pastourelle dramatisée. » (p. 98)
La Recherche en danse, t. 1, 1982, pp. 29-38.
Peu d’études sur le sujet, fait qui s’explique a) par la nécessaire pluridisciplinarité de telles études (comme de celles portant sur la musique de la même période) : musicologie, poétique, philologie, esthétique et théologie sont en effet à connaître ; b) par la relative rareté des documents susceptibles d’alimenter une telle recherche : chansonniers et quelques manuscrits contenant des danses religieuses (Paris, BNF, lat. 1139 ; Florence, Bibl. Laurent, Pluteo XXIX ; Metz, Bibl. mun., 535) + textes évoquant des fêtes et danses (dont Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jehan Renart, Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil, Meraugis, Lancelot en prose, Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle, Cour de Paradis (fabliau), Renart le nouvel, et Tournois de Chauvenci de Jacques Bretel (seul à nommer et décrire des danses avec une relative précision)) + allusions à la chorégraphie dans les traités de musique (de Jérôme de Moravie, Jean de Garlande puis Jean de Grouchy à l’extrême fin du siècle) + sermons en latin et en langue vulgaire condamnant le plus souvent ce plaisir et en éclairant par là même certaines pratiques. L’auteur signale pour finir que l’appellation « danse populaire » est aussi problématique que toutes celles qui contiennent l’adjectif « populaire »…
S’intéressera ici au XIIIe siècle qui vit « se fixer les grandes formes poétiques et musicales accompagnant la danse, désignée le plus souvent par le terme de Carole. » (p. 30)
Propositions étymologiques diverses (et parfois fantaisistes) pour expliquer le mot : < breton kroll, < celte cor = « cercle » ; < latin Carolus « Charles », ou carrus « char », ou même charagula, charagus, caragus « sorcier, magicien » ; < latin corona « cercle de personnes », > dim. coronula, cpdt pas attesté (hyp. de W. Foerster) ; < invocation Kyrie eleison, > Kyriele > Kariele > Kariole > Karole (hyp. de M. Sahlin). Toutefois, dans traités musicaux et sermons, équivalent latin de carole = chorea, > hyp. du Französisches Etymologisches Wörterbuch paraît pertinente : étym. de carole = choraula « flûtiste du chœur » (d’où choraulare, > caroler).
Carole = danse collective, en chaîne (nom = parfois tresque [voir de fait les derniers vers de Robin]), se refermant éventuellement en demi-cercle et en cercle ; se danse sur une mélodie porteuse de paroles, avec éventuel accompagnement instrumental (principalement luths et vièles) : plus précisément, un coryphée, ou chantre-avant, chante les paroles des strophes du poème, le refrain étant repris par le chœur des danseurs.
Au XIIIe siècle (époque où l’on danse souvent et beaucoup), la carole semble assumer trois fonctions :
1) célébration des vieilles fêtes païennes plus ou moins christianisées [ces fêtes se confondent alors déjà avec des fêtes chrétiennes : Saint-Jean au solstice d’été, avec danse en cercle autour de feux ; danses de mai, visant la fécondité et « l’amour libre » (p. 31 : jeunes gens décorent maison et chemin de l’aimée, maris jaloux sont fustigés par les chansons), sans limites sociales (voir Jehan Renart, Guillaume de Dole) et avec nette conscience de la visée magique (Meraugis et Lancelot en prose montrent comment de telles caroles peuvent enchanter un danseur, incapable de partir ou contraint à révéler la vérité sur ses amours) : et de fait, fêtes de mai plus difficilement récupérées par l’Église qui associe pourtant ce mois à Marie] ; 2) louange de Dieu lors du culte ; 3) divertissement mondain associé aux plaisirs de l’amour. Ces danses unissent donc ce que l’Église a toujours voulu séparer (spirituel et profane, chrétien et païen, mais aussi ordres sociaux des clercs, chevaliers et paysans). Une telle confusion a priori paradoxale pourrait en fait provenir du système de représentation du monde alors en usage : monde créé par Dieu = circulaire, achevé, sphères y tournent sur elles-mêmes et tournent autour de la terre avec ordre, en produisant « musique des sphères » ; principe de l’analogie universelle, avec notamment correspondances homme – microcosme et terre – macrocosme (correspondances / nombre d’orifices, humeurs – éléments, etc. ; voir les dessins de l’époque). « C’est à partir de cette représentation de l’homme dans l’univers que l’on peut analyser les gestes de la danse au XIIIe siècle. En effet, l’homme qui danse la carole étend les bras pour former une chaîne avec les autres danseurs, et, par ce geste, il s’inscrit dans un cercle à l’image du monde créé, tandis que la ronde des danseurs, elle, reproduit dans son ensemble le secret et éternel mouvement des mondes. » (p. 32) Pour les esprits de ce temps (avant XVe et diffusion renaissance florentine), la danse n’est jamais présentée par les théoriciens comme un art indépendant : est toujours liée à la musique, elle-même considérée comme une des science des nombres (parmi lesquelles on trouve aussi astronomie, biologie, etc.) Héritant de Boèce (Ve siècle, platonisme christianisé ; auteur très souvent cité au Moyen Âge pour sa Consolation de Philosophie), les théoriciens du XIIIe siècle distinguent trois sortes de musiques : a) musica coelis (m. des anges et m. des sphères), musique « métaphysique » ; b) musica mundana (m. du rythme des saisons, des bruits de la nature…), musique du monde ; c) musica humana, comprenant la danse, musique virtuelle ; cette musique humaine se fait à l’imitation des deux premières, « métaphysique » et « du monde ». La carole s’inscrit dans cette conception verticale ; voir enluminure ms Florence cité supra : musique céleste dans registre supérieur, musique humaine au centre, = carole de 5 clercs, et musique instrumentale dans registre inférieur, car soutient seulement la parole chantée.
Fonction 2) : au XIIIe siècle, on dansait à l’occasion des grandes fêtes religieuses, et l’on a dans certaines régions la preuve qu’un tel usage perdurait au XIVe. En vertu des conceptions analogiques rappelées supra, danser équivaut à imiter les anges et le monde créé par Dieu, ce qui permet de l’honorer : Fr. Ferrand cite alors le Prologue à ses œuvres de Guillaume de Machaut (« […] fait toutes les karoles / par bourcs, par escoles / ou on fait l’office divin / qui est fait de pain et de vin. ») Il reste indéniable que l’Église du Moyen Âge condamne fréquemment la danse en général et la danse dans les églises en particulier : on ne refusait pas à la danse la capacité d’exprimer le sacré, mais on lui reprochait sa sensualité, sa lascivité, en bref sa proximité suspecte avec l’art des jongleurs (vaste corpus ici pris à témoin par Fr. Ferrand : de Césaire d’Arles au VIe, au Concile d’Avignon de 1209) ; on n’aimait pas les possibles dérives, éventuellement portées par les femmes rejoignant les clercs pour danser, et l’attrait devait être effectivement fort puisqu’on menaça d’excommunication les prêtres assistant aux danses, en limitant par ailleurs celles-ci aux fêtes de Saint-Nicolas, de Noël et de Sainte-Catherine. Tolérance plus grande pour balancements lents, danses cadencées, que pour la saltation.
Fonction 3) : sans doute la plus importante, faire danser la chevalerie et les dames dans les châteaux ou plus volontiers dans les vergers, jardins clos, prés fleuris. Lien évident à l’amour, et, par conséquent, condamnations des moralistes. Ces danses se font en chantant de courtes pièces à formes fixes et refrains (rondeaux, ballettes, virelais…). « La danse qui se déroule dans les lieux d’élection au moment du renouveau [voir supra lieux topiques de la reverdie], parmi les fleurs et les eaux fécondantes coulant paisiblement, resserre dans ses chaînes les liens de la chevalerie qui, dans le mouvement, tisse concrètement les valeurs idéales qui l’unit, tandis que les refrains courant de lèvres en lèvres répètent en l’inventant un même rêve idéologique. La société courtoise se vit par les chants et par les danses. » (p. 36) « La danse, parce qu’elle est circulaire, permet le regard sur autrui et le regard d’autrui sur soi. Il faut voir et être vu, au cours du spectacle de la réalisation de soi dans la société, réalisation confirmée par le groupe qui projette dans le mouvement des images de l’individu heureux de trouver sa beauté chantée par les autres et par lui-même. » (p. 37) « De l’idée de circularité, enfin, on passe aisément à la fonction d’encerclement de la ronde. […] la danse resserre les liens du groupe par un mur mobile fait de ses différents membres. La société courtoise se referme ainsi sur son idéologie, sur ses valeurs et tourne le dos à ce qui lui est étranger, le vilain accablé comme la bourgeoisie montante. » (p. 38)
L’auteur conclut à une danse qui pourrait être mimesis du mode de pensée qui l’a générée : « Le mouvement des caroles répète la circularité du monde et du ciel étoilé, le long balancement des corps imite les danses des séraphins, et ce sont les mêmes gestes qui, dans une joie diffuse, reliant le ciel et la terre, le sacré et le profane, célèbrent le renouveau printanier, unissent des êtres jeunes et beaux désireux de s’aimer et de se regarder aimer, dans la certitude qu’ils ont d’inventer avec subtilité et en souriant, dans leurs chaînes brillantes et fugitives, les raffinements de la civilisation médiévale. » (p. 38)
Revue des langues romanes, t. 90, 1986, pp. 87-97.
L’assimilation du Jeu de Robin et Marion à l’opéra-comique est abusive : dans celui-ci, il y a introduction de la parole dans un ensemble musical (voir supra A. Drzewicka) ; en outre, cette formule occulte la présence de la danse dans la pièce d’Adam de la Halle. Les insertions lyriques sont communes dans le genre romanesque depuis Jehan Renart et son Roman de la Rose
Les danses du Jeu de Robin et Marion ont été beaucoup moins étudiées que ses chansons
Pour citer cet article
Stéphanie Le Briz, « Pour lire le Jeu de Robin et Marion (étude littéraire des vers 1-100 de l’éd. E. Langlois, et résumés critiques de travaux consacrés à la pièce) », paru dans Loxias, Loxias 23, mis en ligne le 26 janvier 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2687.
Auteurs
Maître de conférences de littérature médiévale à l’Université de Nice – CEPAM (UMR 6130), Stéphanie Le Briz-Orgeur est notamment l’auteur d’une thèse consacrée au langage dramatique des mystères de la Passion auxquels elle a aussi consacré plusieurs articles, de l’édition traduite et commentée d’une Nativité (à paraître dans la « Bibliothèque de la Pléiade »), de la traduction annotée d’une Moralité (à paraître dans la « Bibliothèque de la Pléiade ») à laquelle elle a consacré plusieurs articles, et de plusieurs autres travaux relatifs au théâtre du Moyen Âge tardif (dont une bibliographie raisonnée). Elle a par ailleurs traduit un roman allégorique du XIIIe siècle (le Tournoi de l’Antéchrist) et donné aux Cahiers de civilisation médiévale (déc. 2007) une étude du système narratif du Conte du Graal. Co-organisatrice de journées d’étude consacrées au bilinguisme latin-français dans les manuscrits médiévaux (Nice, octobre 2007 et 2008), elle prépare actuellement la publication des Actes de ces rencontres, co-édite les Vigiles de la mort de Charles VII de Martial d’Auvergne, et poursuit ses travaux sur l’ancien théâtre (édition critique, études).