Loxias | Loxias 23 Programme d'agrégation 2009 et programmes de littérature des concours | Autour du programme d'agrégation 2009
Sylvie Ballestra-Puech :
« Le vrai Misanthrope est un monstre » : misanthropie et tératogonie entre théorie et dramaturgie
Résumé
Prenant pour point de départ la formule de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert, « Le vrai Misanthrope est un monstre », cette étude tente un bref historique de la monstruosité du misanthrope, dans le discours philosophique et médical, qui éclaire certains aspects des pièces au programme et notamment le bestiaire qu’elles convoquent. Elle voudrait montrer combien il est nécessaire de prendre en compte les théories contemporaines de la mélancolie pour cerner la figure du misanthrope dans toute son ambivalence.
Index
Mots-clés : hibou , Hofmannsthal, loup, lycanthrope, mélancolie, Ménandre, Middleton, Molière, monstre, Shakespeare
Plan
- I. Sigismond ou le vrai misanthrope selon Rousseau
- II. La Gorgone et ses avatars
- III Misanthrope ou lycanthrope ?
- IV. Le solitaire, un monstre ou un sage ?
Texte intégral
1Dans le réquisitoire que Rousseau dresse contre le théâtre, Le Misanthrope de Molière constitue un exemple décisif puisque, selon lui, « cette comédie nous découvre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets ». Ce n’est pas le grief bien connu d’avoir joué « le ridicule de la vertu » qui retiendra ici mon attention, mais plutôt la définition que Rousseau donne du misanthrope pour prouver qu’Alceste ne saurait en être un :
On pourrait dire qu'il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. À cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de Misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai Misanthrope est un monstre. S'il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur, Vous pouvez avoir vu à la Comédie Italienne une pièce intitulée La Vie est un songe. Si vous vous rappelez le héros de cette pièce, voilà le vrai Misanthrope.1
2En définissant le misanthrope comme un monstre, Rousseau semble surtout vouloir mettre en doute son existence, comme le montre la phrase suivante, tout en contestant radicalement l’appartenance d’une telle figure au registre comique. Cette définition s’inscrit cependant dans une longue tradition dont l’étude est susceptible d’éclairer la conception et la mise en scène de la misanthropie en Europe au fil des siècles, les fluctuations historiques de la théorie de la misanthropie permettant souvent d’éclairer les choix dramaturgiques contemporains. Si Rousseau ne se réfère pas explicitement à cette tradition, il se pourrait bien cependant qu’il la connaisse et revendique par rapport à elle une position originale, en accord avec sa vision des rapports entre nature et culture. C’est la raison pour laquelle je m’arrêterai tout d’abord sur l’allusion à La vie est un songe qui permet d’expliciter les enjeux de la monstruosité misanthropique pour le philosophe, avant d’en décliner les figures chez Ménandre, Shakespeare, Molière et Hofmannsthal.
3La pièce mentionnée par Rousseau n’est pas celle de Calderon mais l’adaptation très libre de Jean de Boissy2 dans laquelle le mot « monstre » revient avec une notable fréquence, ce qui éclaire l’argumentation du philosophe. Ce motif trouve cependant bien son origine dans le texte du dramaturge espagnol, notamment dans le premier monologue de Sigismond qui oppose la liberté dont jouissent toutes les créatures à sa propre situation. Après avoir évoqué l’exemple de l’oiseau, Sigismond en introduit un beaucoup plus énigmatique :
Nace el bruto, y con la piel
Que dibujan manchas bellas
Apenas signo es de estrellas,
Gracias al docto pincel,
Cuando, atrevido y crüel,
La humana necesidad
Le enseña a tener crueldad,
Monstruo de su laerinto :
[…]
La bête naît et les dessins
Des belles taches sur sa peau,
Font à peine de lui un signal étoile
grâce au docte pinceau—
que, dans l’audace et la fureur,
l’humaine nécessité
lui enseigne la cruauté,
du labyrinthe en fait le monstre,
[…]3
4À la beauté de l’animal sauvage, dont la peau tachetée peut évoquer le léopard, œuvre du pinceau divin, s’oppose le monstre que crée l’humanité en le privant de liberté. L’allusion mythologique suffit, chez Calderon, à suggérer d’emblée la culpabilité paternelle4 : en l’enfermant dans la tour, le roi Basile a fait de Sigismond un nouveau Minotaure. Dans la version de Boissy, en revanche, le rôle inaugural de la faute paternelle s’exprime directement par la dramaturgie : ce n’est plus Rosaure et son valet Clarin qui découvrent la tour de Sigismond à l’ouverture de la pièce mais le roi lui-même qui arrive auprès de cette tour en compagnie d’Ulric, un « grand de la cour ». Les premières répliques sont ainsi consacrées au remords paternel :
Ulric
De rochers escarpés, quelle chaîne effroyable
Sert de remparts à cette affreuse tour !
Elle paraît impénétrable à la clarté du jour.
O ciel ! Qui peut guider mon roi dans ce séjour ?
Le Roi
Le remords qui l’accable.
Ulric
Un prince tel que vous, père de ses sujets
Du remords qui l’accable peut-il sentir les traits ?
Le Roi
Je ne les sens que trop ! Mais je suis pardonnable ;
L’amour que j’ai pour eux m’a seul rendu coupable.
Ulric
Seigneur, que dites-vous ?
Le roi
Il est temps que mon cœur
Te dévoile un secret à l’état nécessaire,
Dont un seul homme est le dépositaire,
Et qui va te remplir de surprise et d’horreur.
Cette tour que tu vois, cette prison si noire,
Dont l’aspect seul épouvante les yeux ;
Ces lieux (puis-je le dire et pourras-tu le croire ?)
Renferment dans leurs murs mon fils unique.
5Le roi évoque alors les circonstances qui l’ont conduit à emprisonner ce fils dès sa naissance :
Avant de mettre au jour ce prince malheureux,
Mon épouse, en dormant, crut voir un monstre affreux,
Qui déchirant son sein, terminait sa carrière.
Ce songe fut trop vrai ! Fatal présent des cieux !
Sigismond, en naissant, fit expirer sa mère.
Par moi, sur ses destins, le ciel fut consulté,
Et combla les frayeurs dont j’étais agité :
Il me dit que ce prince impie et sanguinaire,
Régnerait sur son peuple en tyran furieux ;
Il me dit qu’à ses pieds il foulerait son père,
Et qu’il blasphémerait les dieux.
Dans cette affreuse conjoncture,
Le cœur rempli d’un juste effroi,
Mais plus épouvanté pour l’État que pour moi,
Au bien de mes sujets j’immolai la nature,
Et je devins cruel par générosité.
Craignant pour eux ce fils et sa férocité,
Je le fis enfermer dans cette tour obscure,
Pour y vivre et mourir sans connaître son sort ;
J’eus soin en même temps de publier sa mort.
Clotalde, seul instruit, sous une garde sûre,
Fut chargé d’élever Sigismond dans ces lieux,
Non comme un maître légitime,
Mais comme un monstre furieux,
Qu’il fallait enchaîner pour le sauver du crime.5
6Rousseau n’a pu qu’être sensible à cette évocation de la fabrique du monstre dérivant de l’« immolation de la nature ». Boissy a infléchi en ce sens le discours de Sigismond, par exemple lorsque celui-ci répond à son geôlier : « Tes affreux traitements font ma férocité ; Et si je suis cruel, tu m’enseignes à l’être. » (I, 5, p. 12). Il a surtout fait reconnaître par le roi lui-même sa responsabilité dans la création du monstre :
Astres cruels, que je devais moins croire,
Ah ! j’ai pris trop de soins de vous justifier !
Si ses emportements semblent vérifier
Votre prédiction si terrible et si noire,
Vous n’en devez toute la gloire
Qu’aux barbares moyens que j’ai fait employer.
Mon fils était né bon, vertueux, débonnaire,
Ma cruauté pour lui, mes ordres rigoureux
Ont aigri son orgueil, allumé sa colere.
J’ai, moi seul, malheureux !
Fait un tyran d’un prince généreux. (I, 6, p. 14-15)
7Boissy place ainsi dans la bouche du roi, dès le début de la pièce, l’accusation formulée par Sigismond à l’encontre de son père dans la deuxième journée de la comedia :
Que un padre que contra mí
Tanto rigor sabe usar,
Que con condición ingrata
De su lado me desvía,
Como una fiera me cría,
Y como a un monstruo me trata, y mi muerte solicita,
De poca importancia fue
Que los brazos no me dé,
Cuando el ser de hombre me quita.
Un père qui sait user contre moi
D’une telle rigueur,
Un père dont le naturel ingrat
M’écarte de ses côtés,
Qui m’élève comme une bête féroce,
Et me traite comme un monstre,
Et recherche ma mort,
Il ne m’importe guère
Qu’il refuse de m’embrasser,
Quand il m’interdit d’être un être humain.6
8Chez Boissy, ce reproche de Sigismond est conservé mais devient l’écho à celui que se faisait son père au début de la pièce :
Père cruel dont la bouche m’outrage,
Si je suis un tyran, n’en accuse que toi :
Par ton ordre, élevé comme un monstre sauvage,
Je ne fais que répondre aux soins qu’on eut de moi. (II, p. 30)
9La monstruosité de Sigismond réside, en l’occurrence, dans la haine qu’il éprouve pour son père, une haine qui se manifeste lorsque celui-ci révèle son identité et vient se substituer aux sentiments de tendresse et de respect que Sigismond éprouvait pour lui lorsqu’il ignorait encore qui il était. Ce passage est l’un de ceux où la liberté prise par rapport à la pièce espagnole est la plus révélatrice. Alors que chez Calderon, c’est en présence de Rosaure que Sigismond éprouve de tels sentiments, la voix du corps, qui était donc voix du désir, se transforme, dans la pièce qu’a vue Rousseau, en une « voix du sang » qui vient ainsi témoigner d’un amour conforme à la nature :
La voix du sang chez moi ne s’est point tue.
Tu viens de voir à ta première vue
Avec combien d’ardeur, prompt à se dévoiler,
Pour toi ce sang vient de parler
Dans le fond de mon âme émue.
Si pour ton fils, quand tu l’a mis au jour,
Barbare ! il t’eût parlé de même,
Tu ne réduirais pas aujourd’hui cet amour
A se changer en une haine extrême. (p. 29-30)
10L’exemple choisi par Rousseau est donc loin d’être dénué de pertinence : la leçon que le spectateur peut tirer de la pièce de Boissy est bien que la misanthropie au sens strict de « haine des hommes » est contraire à la nature et ne peut naître que chez un individu que la société a littéralement transformé en monstre. Rousseau n’est bien sûr pas le premier à poser la question de l’origine de la misanthropie. Il rompt cependant avec la tradition philosophique antique qui situait cette origine dans l’individu. Ainsi pour Platon la misanthropie est la conséquence d’une erreur de jugement initiale7. Dans Le Bourru, Ménandre adopte la même perspective en faisant reconnaître son erreur à Cnémon. Si celui-ci n’est jamais qualifié strictement de misanthrope dans la pièce, mais seulement d’ « apanthrope » (a0pa/nqrwpoj, apanthropos : « qui se détourne des hommes », v. 6)8, le désir qu’il exprime de posséder le pouvoir pétrifiant de Méduse révèle bien la dimension monstrueuse de cette « apanthropie ».
11L’une des plus anciennes attestations du mot grec désignant le monstre (te/raj9, téras), concerne, dans l’Iliade (V, 742), la tête de la Gorgone, cet objet dont le protagoniste du Bourru de Ménandre envie la possession à Persée lors de son entrée en scène (I, 3, p. 113, v. 156-159). Sur l’égide telle qu’elle est décrite dans l’Iliade, la tête de Gorgô est mentionnée après l’énumération de quatre personnifications liées au combat : « Déroute, Querelle, Vaillance, Poursuite qui glace les cœurs », dans la traduction de Paul Mazon. Or c’est dans le même registre que Cnémon a été caractérisé dans la scène précédente par l’esclave Pyrrhias comme « fils du Chagrin » (I, 2, v. 88 : o0du/nhj u9o/j, odunès uos), formule qui évoque certainement pour le spectateur grec la Théogonie hésiodique, et notamment la série des enfants de Nuit qui comporte nombre d’abstractions personnifiées. Sostrate, qui assiste seul à l’entrée en scène de Cnémon, avoue d’ailleurs sans détour qu’il lui fait peur (I, 2, v. 151, p. 112) et conclut, après avoir tenté de lui parler : « Il sort de l’ordinaire, je crois, l’effort/ Qu’exige la présente affaire » (I, 3, v. 179-180). Le motif tragique de l’affrontement du jeune homme et du monstre est bien sûr mis à distance par la comédie et il s’en faut de beaucoup que Cnémon inspire au spectateur cette « horreur » que devrait, selon Rousseau, susciter le « vrai misanthrope ». Néanmoins la référence euphémistique à la tête de Gorgô, intervenant juste après la mention de Persée et de ses ailes, pourrait bien faire écho, dans le registre de l’exagération comique, à l’affirmation aristotélicienne selon laquelle « celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit inférieur, soit supérieur à l’homme » (o( a)/polij dia fu/sin kai ou) dia tu/xhn h)/toi fau=lo/j e)stin, h) krei/ttwn h) a)/nqrwpoj, o apolis dia fusin kai ou dia tuchen ètoi faulos estin, è kreitton è anthropos) 10. C’est « soit une bête sauvage, soit un dieu », précise Aristote un peu plus loin. Par rapport à la norme aristotélicienne, l’ « apanthrope », et a fortiori le misanthrope est bien un monstre. On peut même se demander, dans la mesure où la formation aristotélicienne de Ménandre ne fait aucun doute, si le vœu prêté à Cnémon de posséder la tête de Méduse n’est pas la conséquence logique de l’argumentation du philosophe : dès lors que la définition de l’homme en tant qu’ « animal politique » dérive du constat que l’homme est le seul animal doué de parole, Cnémon ne peut que souhaiter supprimer cette parole. De fait, transformer en statues ceux qui l’approchent, c’est d’abord et surtout les réduire au silence. Si la misologie de Cnémon se retrouve sans nul doute chez les misanthropes ultérieurs11, l’allusion à la Gorgone qui en dénonçait le caractère monstrueux semble céder la place à une tératogonie plus générale que Timon appelle de ses vœux dans la prière qu’il adresse à la terre :
Ensear thy fertile and conceptious womb ;
Let it no more bring out ungrateful man.
Go great with tigers, dragons, wolves and bears ;
Teem with new monsters whom thy upward face
Hath to the marbled mansion all above
Never presented.
Rends stérile ton flanc fertile et prolifique,
Pour que ne vienne plus au monde l’homme ingrat.
Sois grosse de dragons, de tigres, de loups et d’ours ;
Grouille de monstres nouveaux. (IV, 3, p. 333)12
12Il se pourrait cependant que le monstre désigné par le détour conjugué de la périphrase et de la métonymie chez Ménandre soit convoqué de manière encore plus détournée dans la pièce de Molière. En faisant de son misanthrope un « atrabilaire amoureux », le dramaturge a instauré un lien étroit entre la misanthropie et une certaine manière d’aimer — ou si l’on préfère une certaine incapacité d’aimer. En amour comme en amitié, Alceste « veut[t] qu’on [l]e distingue » (I, 1, v. 63, p. 40)13 et Philinte, en comparant leur conversation à celle qui ouvre L’École des maris (I, 1, 100, p. 43) invite d’emblée le spectateur à le considérer comme un avatar de Sganarelle tandis qu’il s’attribue le rôle d’Ariste. Le fait que le rôle d’Alceste soit joué par Molière comme l’était celui de Sganarelle ne peut qu’ajouter du piquant à une comparaison qu’Alceste est bien le seul à trouver « fade ». Elle instaure entre le dramaturge et le spectateur un lien de connivence qui prélude à un jeu d’autocitation que Molière pousse fort loin dans la pièce. Car si Sganarelle, bourru et jaloux, est donné pour un avatar comique d’Alceste, il est un autre jaloux, beaucoup moins risible, que la pièce convoque comme modèle de l’atrabilaire amoureux grâce au jeu intertextuel : dom Garcie de Navarre. Dans la scène 3 de l’acte IV, Célimène oppose à Alceste les mêmes arguments que Done Elvire utilisait dans son dialogue avec Dom Garcie ou avec Elise pour stigmatiser dans la jalousie « un monstre odieux » (I, 1, v. 102). Dans le reproche de Célimène à Alceste : « Non ! Vous ne m’aimez pas comme il faut que l’on aime » (IV, 3, 1421), le spectateur doit entendre l’écho de la condition posée par Done Elvire pour agréer les feux de dom Garcie : « Quand vous saurez m’aimer comme il faut que l’on aime », c’est-à-dire, comme elle le précise quelques vers plus loin :
Quand d'un injuste ombrage
Votre raison saura me réparer l'outrage,
Et que vous bannirez enfin ce monstre affreux
Qui de son noir venin empoisonne vos feux,
Cette jalouse humeur dont l'importun caprice
Aux voeux que vous m'offrez rend un mauvais office,
S'oppose à leur attente, et contre eux, à tous coups,
Arme les mouvements de mon juste courroux. (I, III, v. 256-262)
13Le « monstre affreux » de la jalousie avec « son noir venin » ressemble à s’y méprendre à l’Envie, la proximité des deux sentiments ayant déjà été théorisée dans la philosophie antique. Pour les stoïciens, selon Diogène Laërce, « l’envie, c’est la douleur de voir autrui posséder ce que nous désirons, la jalousie, de le voir posséder aussi ce que nous possédons nous-mêmes »14. Célimène « donnant de l’espoir », selon l’expression du sonnet d’Oronte (I, 2, p. 55-56), à tous, tout en affirmant n’avoir donné qu’à Alceste « le bonheur se savoir [qu’il] est aimé » (II, 1, v. 503), la jalousie de celui-ci côtoie sans cesse l’envie. Or, selon Jean Clair, « l’un des plus singuliers avatars de Méduse est la façon dont le maniérisme va utiliser sa représentation antique pour en figurer une allégorie de l’Envie »15. En fait, le rapprochement entre les deux figures se dessine déjà chez Ovide qui offre dans les Métamorphoses (II, v. 760-832) un portrait saisissant d’Invidia auquel la figure allégorique de l’Envie dans la tradition occidentale doit beaucoup. Si Invidia ne porte pas encore de serpents sur sa tête, elle en mange et infecte Aglaure de son noir venin. L’étude des illustrations de l’épisode confirme le constat de Jean Clair : on passe d’une représentation conforme au texte ovidien16 à celle d’une Envie couronnée de serpents comme Méduse et comme les Furies17. Molière, qui qualifiait à quatre reprises la jalousie de monstre dans Dom Garcie de Navarre, a manifestement évité le mot dans Le Misanthrope, lui préférant l’allusion indirecte. Il s’agissait sans doute moins pour lui de convoquer la tradition relative au « monstre aux yeux verts »18 que de mettre Alceste en perspective avec les autres jaloux de son théâtre et d’y découvrir, par exemple, une propension du jaloux à la misanthropie. Celle-ci apparaît nettement dans le dialogue inaugural de L’École des maris si bien que l’allusion de Philinte pourrait avoir une valeur programmatique et pas seulement ludique.
14Mais jalousie et misanthropie se rencontrent surtout comme deux manifestations de la mélancolie. Dès la fin de l’Antiquité, la jalousie est une caractéristique du mélancolique19. Le sous-titre de la pièce, souvent considéré comme un oxymore, n’en est pas un dans la mesure où la « mélancolie amoureuse » est une catégorie traditionnelle du discours médical20. On trouve dans un traité médical du Moyen Age, attribué à Hildegarde de Bingen21, un portrait considéré par le rubricateur comme celui du mélancolique22 qui donne au « Vous n’aimez pas comme il faut que l’on aime » de Célimène un singulier prolongement fantasmatique :
Les mélancoliques. Il y a d’autres hommes dont le cerveau est épais, avec une membrane et des veines agitées ; ils ont un visage au teint sombre, si bien que leurs yeux sont parfois sombres et vipérins ; et ils ont des veines dures et fortes qui contiennent en elles un sang noir et épais ; ils ont les chairs épaisses et dures, des os épais qui contiennent peu de moelle : celle-ci toutefois s’enflamme si vivement qu’avec les femmes ils sont aussi incontinents que des animaux et des vipères. […] Lorsqu’ils peuvent assouvir leur désir sur les femmes, ils ne souffrent pas de folie ; toutefois l’étreinte dans laquelle ils devraient posséder les femmes avec retenue est vicieuse, détestable et porteuse de mort, comme celle des loups rapides. […] Le vent du plaisir qui souffle dans les deux tabernacles de ces hommes arrive complètement déchaîné et de façon brutale, comme un vent qui ébranle fortement et brusquement une maison entière, et il dresse leur branchage avec tant de tyrannie que cette même branche, qui devrait s’épanouir en fleurs, se recourbe avec l’âpreté des comportements des vipères et dans une méchanceté semblable à celle que montre la vipère tueuse23.
15Si la vipère apparaît à plusieurs reprises dans ce passage et dans les lignes qui suivent, on aura noté la présence du loup dans ce bestiaire mélancolique. Celle-ci s’inscrit sans doute au confluent de diverses traditions dont il est difficile de faire la part respective. Au même titre que la vipère, le loup est une figure du diable au Moyen Âge, comme en témoigne, par exemple, le Bestiaire de Pierre de Beauvais24. Le contexte de la comparaison convoque évidemment aussi la symbolique érotique de l’animal, attestée depuis l’Antiquité dans la littérature25 comme dans les expressions populaires. Enfin et surtout le loup apparaît avec une notable fréquence dans les pièces qui mettent en scène des misanthropes comme dans la théorie de la misanthropie en tant que manifestation ou forme de la mélancolie.
16Dans le dialogue comique de Lucien, lorsque Timon vient de découvrir le trésor, il commence par consacrer son hoyau et sa peau de bique au dieu Pan, possible souvenir de celui qui préside au Bourru de Ménandre, puis énonce en forme de décret son programme de vie misanthropique :
Que soit décidé et ait force de loi pour le reste de notre vie ce qui suit :
à l’égard de tous les hommes, ne pas les fréquenter, les ignorer, les mépriser ; qu’ami, hôte, camarade, autel de la Pitié soient de pures fadaises ; que la compassion pour celui qui pleure, le secours apporté à celui qui en a besoin soient une transgression de la loi et une subversion des mœurs ; que mon mode de vie soit la solitude comme chez les loups [monh/rhj de h9 di/aita kaqa/per toi=j lu/koij, monèrès de è diaita kathaper tois lukois], et mon unique ami Timon.
[…]
Et que le nom le plus doux soit celui de misanthrope, que son caractère se reconnaisse à la mauvaise humeur, la rudesse, la grossièreté, la colère, l’inhumanité. Si je vois quelqu’un périr dans le feu et implorer qu’on l’éteigne, je l’éteindrai… avec de la poix et de l’huile. Si au plus fort de l’orage le fleuve emporte un homme et s’il tend les bras pour supplier qu’on le retienne, je le repousserai aussi et je l’y plongerai la tête la première, pour qu’il ne puisse même pas remonter à la surface. C’est ainsi qu’ils peuvent recevoir ce qu’ils méritent.26
17Le début et la fin de ce long décret montrent bien le passage de l’ « apanthropie », telle qu’on la rencontre chez Cnémon, dont la première phrase pourrait caractériser le mode de vie, à la véritable misanthropie dont la dernière phrase justifie pleinement le nom en donnant quelques exemples de cette haine en acte et en rappelant que la misanthropie de Timon, contrairement à l’ « apanthropie » de Cnémon, a pour source l’expérience de l’ingratitude humaine. La comparaison du solitaire et du loup est proverbiale en grec et on la retrouve dans un autre dialogue de Lucien, Les Saturnales, dans lequel Saturne s’adresse aux riches et les invite à se comporter précisément comme le fait Timon du temps de sa richesse et de sa philanthropie dans la pièce de Shakespeare et Middleton :
En effet, il n'est pas aussi agréable, à mon avis, de se remplir seul de nourriture, comme font, dit-on, les lions et les loups sauvages, que d'être avec des hommes spirituels, qui, s'étudiant à vous plaire, ne laissent pas un festin froid et morne, mais y introduisent des propos de table, des plaisanteries sans amertume, des politesses de tout genre ; réunions charmantes, chères à Bacchus, à Vénus et aux Grâces. Le lendemain vos convives iront faire à tout le monde l'éloge de votre aménité et vous concilier tous les cœurs. C'est une chose à payer cher !27
18Dans le discours de Timon cependant, la mention du loup juste après la décision de mépriser l’hospitalité, valeur si fondamentale dans la pensée grecque, ne peut manquer d’évoquer la figure de Lycaon dont Zeus lui-même raconte le crime et la métamorphose, chez Ovide, justifiant ainsi sa décision d’ « anéantir le genre humain » (perdendum est mortale genus) sous le déluge :
La réputation d’infamie de ce temps était parvenue jusqu’à mes oreilles ;
Souhaitant me tromper, je descendis des hauteurs de l’Olympe
Et, sous une apparence humaine, je fis le tour de la terre.
Il serait trop long d’énumérer tous les délits que, partout,
Je découvris : cette réputation était en dessous de la vérité.
J’avais traversé le Ménale, effrayant repaire de bêtes sauvages,
Ainsi que le Cyllène et les fraîches pinèdes du Lycée ;
De là, j’entre dans le royaume d’Arcadie, sous le toi inhospitalier
De son tyran, à l’heure où le crépuscule verse dans la nuit.
Je manifeste ma divinité, le peuple vient et commence
A prier. Lycaon se moque d’abord de ces vœux pieux,
Puis s’écrie : « Je vais vous montrer, de façon claire et décisive,
S’il s’agit bien d’un dieu ou d’un mortel. La vérité va éclater. »
La nuit venue, alors que je suis accablé de sommeil, il tente
De me tuer : c’est là l’épreuve de vérité qu’il choisit.
Mais cela ne lui suffit pas ; de son épée, il tranche la gorge
De l’un des otages envoyés par le peuple des Molosses,
Puis trempe dans l’eau bouillante une partie de ses membres
Palpitants, fait griller l’autre sur le feu.
A peine a-t-il posé le tout sur la table que de ma foudre vengeresse
J’abats le toit sur son propriétaire et ses dignes Pénates.
Terrifié il s’enfuit et, gagnant la campagne silencieuse,
Se met à hurler, essayant vainement de parler ; la rage
Lui serre les mâchoires et sa soif irrépressible de carnage s’exerce
Contre les troupeaux ; il se repaît encore aujourd’hui de leur sang.
Ses poils deviennent un pelage, ses bras des pattes ;
Transformé en loup, il farde quelques traces de sa première
Apparence : même poil gris, même air farouche,
Mêmes yeux luisants, même image de férocité.28
19Ce récit, particulièrement connu en Europe depuis le Moyen Age29, pourrait bien être un intertexte important pour la pièce de Shakespeare et Middleton et éclairer notamment la place qu’y tient le motif du cannibalisme. Le jeu des métaphores suggère en filigrane un trajet métamorphique dont je me bornerai à rappeler les principales étapes. Apémantus dénonce un festin de cannibales :
O you gods, what a number of men eats Timon, and he sees ’em not ! It grieves me to see so many dip their meat in one man’s blood ;
and all the madness is, he cheers them up, too.
Ô dieux ! Quelle multitude se repaît de Timon sans même qu’il s’en aperçoive ! Cela m’attriste de voir tant de gens tremper leur nourriture dans le sang d’un seul homme ; et le comble, c’est que lui-même les y encourage. (I, 2, p. 262-264)
20Timon reprend significativement la métaphore à son compte lorsqu’il se trouve harcelé par les serviteurs de ses prétendus amis qu’il avait comblés de faveurs :
Timon. — Cut my heart in sums.
Tit. Serv. — Mine fifty talents.
Timon. — Tell out my blood.
Lucius’ Serv. — Five thousand crowns, my lord.
Timon. — Five thousand drops pays that. What yours, Andy ours ?
Varro’s 1 Serv.— My lord —
Varro’s 2 Serv.— My lord —
Timon. — Tear me, take me, and the gods fall upon you.
Timon. — Découpez mon cœur selon votre dû.
Tit. Serv. — Moi, cinquante talents.
Timon. — Comptez les gouttes de mon sang.
Lucius’ Serv. — Seigneur, cinq mille couronnes.
Timon. — Cinq mille gouttes en paiement. Et vous, combien ? Et vous ?
Varro’s 1 Serv.— Seigneur—
Varro’s 2 Serv.— Seigneur —
Timon. — Déchirez-moi, prenez ! Que les dieux vous écrasent. (III, 4, p. 303)
21Le châtiment divin que Timon appelle sur l’ingratitude et la rapacité humaines ne se produit pas dans la pièce mais la métamorphose des hommes en loups a bien lieu dans le discours de Timon prenant congé d’Athènes :
Let me look back upon thee ? O thou wall
hat girdles in those wolves, dive in the earth,
And fence not Athens !
Un dernier regard en arrière. Ô muraille, toi
Qui tiens parqués ces loups, rentre sous terre et laisse
Athènes sans défense ! (IV, 1, p. 217)
22Chassé de l’âge d’or de l’amitié dont il croyait avoir instauré le règne autour de lui, Timon se trouve plongé dans l’âge de fer du « lupus est homo homini »30. S’il semble en tirer les conséquences comme le Timon de Lucien, il ne parvient manifestement pas à endosser le rôle du misanthrope, qu’il revendique pourtant (IV, 3, v. 53, p. 325), avec la même détermination jubilatoire que lui. Tirant toutes les conséquences de la contradiction inhérente à la misanthropie que souligne Alcibiade (IV, 3, p. 325 : « L’homme t’est-il si haïssable à toi qui en es un ? »), Timon ne fait finalement pas d’autre victime que lui-même.
23Dans la pièce de Molière, ce n’est significativement pas Alceste mais Philinte qui décline à son tour le lieu commun de la bestialité humaine :
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit, enfin, n’est pas plus offensé,
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage. (I, 1, v. 173-178)
24La précédente réplique de Philinte s’était achevée sur la sentence : « Mon flegme est philosophe, autant que votre bile » qui inscrit le débat des deux hommes dans le contexte d’une théorie humorale communément admise à l’époque. Là où le flegmatique a fait son deuil de la perfection, l’atrabilaire qu’est Alceste juge les hommes à l’aune de cette perfection. Dès lors l’amour d’Alceste pour Célimène, qui contredit doublement la misanthropie qu’il professe selon Philinte, pourrait bien, en revanche, caractériser l’atrabilaire amoureux, victime de l’illusion qu’il pourra détacher les « vices » de « l’humaine nature » :
Philinte
Mais cette rectitude
Que vous voulez, en tout, avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici, dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
Vous, et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris , chez lui, ce qui charme vos yeux ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux :
Cependant , à leurs vœux, votre âme se refuse,
Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
De qui l’humeur coquette, et l’esprit médisant,
Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
D’où vient que leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas ? ou les excusez-vous ?
Alceste
Non, l’amour que je sens pour cette jeune veuve,
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui trouve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoique je puisse faire,
Je confesse mon faible, elle a l’art de me plaire ;
J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte, et, sans doute, ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme. (I, 2, v. 205-234, p. 49-50)
25L’image sur laquelle Alceste conclut sa réponse montre bien que la contradiction soulignée par Philinte n’existe que si l’on oppose la haine et l’amour comme incompatibles alors que le discours d’Alceste révèle qu’il n’en est rien, préfigurant à certains titres « l’hainamoration » lacanienne. Alceste affirme haïr l’humanité mais selon Rousseau, c’est « précisément parce qu’il aime ses semblables, [qu’Alceste] hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage » (p. 34). De façon symétrique, Alceste proclame son amour pour Célimène mais au prix d’une méconnaissance de sa nature clairement présentée par Molière comme le corollaire de sa méconnaissance de la nature humaine. Lorsque l’illusion de pouvoir la transformer pour en faire son double ne peut plus être maintenue, le rejet est immédiat :
Non, mon cœur, à présent, vous déteste,
Et ce refus, lui seul, fait plus que tout le reste.
Puisque vous n’êtes point en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez-je vous refuse, et ce sensible outrage,
De vos indignes fers, pour jamais me dégage. (V, scène dernière, v. 1779-1784)
26Alceste, pour parler son langage, n’a pas plus réussi à soustraire Célimène au « vice du temps » (v. 1760) qu’à en purger l’humanité. Selon Boris Donné, la pièce de Molière pourrait ainsi être envisagée comme la mise en scène d’une métamorphose : « Peut-être faudrait-il considérer que Molière, quant à lui, peint la métamorphose d’Alceste en misanthrope, mais referme sa pièce au moment précis où celui-ci se retire du commerce des hommes pour cultiver son aigreur et sa rancune jusqu’à ce qu’elles se transforment en haine »31. Il mentionne en faveur de cette hypothèse le lien qui pouvait exister pour les contemporains de Molière entre le misanthrope et le lycanthrope, comme en témoigne l’annonce de la parution de la pièce de Molière par le gazetier Robinet en janvier 1667 :
On débite le Lycanthrope,
Non, c’est l’amoureux Misanthrope32
27Le jeu de mots vient probablement de la traduction de Lucien par Perrot d’Ablancourt. Celle-ci est une « belle infidèle » dans laquelle le traducteur n’hésite pas à transformer le texte original s’il estime que celui-ci risque d’être trop difficile à comprendre par ses références à des realia inconnues du lecteur ou si, tout simplement, il considère qu’il comporte des redites superflues. C’est manifestement dans cet esprit que Perrot d’Ablancourt a réduit le long décret de Lucien dont il a redistribué librement la matière :
Car je ne veux plus vivre que pour moi. Arrière tous ces noms d’Amis, de Parents, d’Alliés, tout cela n’est que chimères. […] Autant que j’ai été libéral et complaisant, je deviendrai cruel et barbare. Si le feu se prend quelque part, bien loin d’y porter de l’eau j’y jetterai de l’huile. Si quelqu’un cire à l’aide en se noyant, je l’enfoncerai au lieu de lui tendre la main. Voilà maintenant mes Dogmes et les maximes de ma politique. Qu’on m’appelle Lycanthrope ou Misanthrope, c’est de quoi je ne me soucie point, bien loin de m’en offenser j’en ferai gloire.33
28La singulière introduction du lycanthrope a très probablement pour origine la résolution de Timon au début de son décret (que mon mode de vie soit la solitude comme chez les loups [monh/rhj de h9 di/aita kaqa/per toi=j lu/koij, monèrès de è diaita kathaper tois lukois]). La liberté que prend ici Perrot d’Ablancourt paraît très grande et l’on peut difficilement se contenter de penser qu’il n’a pas résisté à la tentation du jeu de mots. Celui-ci paraît moins fantaisiste si l’on se rappelle que la lycanthropie est considérée depuis l’Antiquité comme une des formes de la mélancolie34. Si, entre 1570 et 1610, les procès en sorcellerie de loups-garous se sont multipliés, dès 1597 Jacques Ier d’Angleterre renouait avec la médecine antique pour considérer les loups-garous comme victimes d’illusions provoquées par la mélancolie. Le débat se poursuit en France avec plusieurs traités consacrés à la lycanthropie au début du XVIIe siècle. L’approche démonologique cède alors la place à une approche scientifique et philosophique, la lycanthropie devenant une manifestation spectaculaire du pouvoir de l’imagination et de la suggestion, comme en témoigne ce passage de Malebranche :
L’appréhension des loups-garous, ou des hommes transformés en loups, est encore une plaisante vision. Un homme par un effort déréglé de son imagination tombe dans cette folie, qu’il se croit devenir loup toutes les nuits. Ce dérèglement de son esprit ne manque pas de le disposer à faire toutes les actions que font les loups, ou qu’il a ouï dire qu’ils faisaient. Il sort donc à minuit de sa maison, toutes les nuits, il court les rues, il se jette sur quelque enfant s’il en rencontre, il le mord et le maltraite ; et le peuple stupide et superstitieux, s’imagine qu’en effet ce fanatique devient loup ; parce que ce malheureux le croit lui-même, et qu’il l’a dit en secret à quelques personnes qui n’ont pu le taire.
[…]
Mais afin qu’un homme s’imagine qu’il est coq, chèvre, loup, bœuf, il faut un si grand dérèglement de l’imagination, que cela ne peut être ordinaire quoique ces renversements d’esprit arrivent quelquefois, ou par une punition divine, comme l’Écriture le rapporte de Nabuchodonosor ; ou par un transport naturel de mélancolie au cerveau, comme on en trouve des exemple dans les auteurs de médecine.35
29La réflexion sur la lycanthropie se dégage ainsi progressivement des croyances relatives au loup-garou pour s’ouvrir sur une approche plus générale du rapport entre humanité et animalité. Le mot lui-même semble avoir connu un élargissement de son champ sémantique, encore attesté par Littré pour qui le terme peut désigner « par extension, la maladie de ceux qui se croient métamorphosés en quelque autre animal ». Nabuchodonosor est ainsi souvent cité comme exemple de lycanthrope alors que le texte biblique précise à plusieurs reprises qu’ « il mangeait de l’herbe comme les bœufs »36. Dans cette perspective, le jeu de mots de Perrot d’Ablancourt convoquerait moins la figure populaire du loup-garou que le discours médical contemporain sur la mélancolie. J’en donnerai deux exemples qui montrent que c’est précisément sur la question de la bestialité que misanthropie et mélancolie se rencontrent.
30André du Laurens, médecin de Henri IV et chancelier de l’Université de Montpellier, ouvre la section consacrée à la mélancolie dans le traité médical qu’il publie en 1597, par un chapitre qui rappelle que « l’homme est un animal divin et politique », avant de préciser dans un deuxième chapitre que « cet animal plein de divinité s’abaisse parfois tellement, et se déprave par une infinité de maladies, qu’il devient comme bête ». Le portrait du mélancolique s’achève ainsi :
[…] bref c’est un animal sauvage, ombrageux, soupçonneux, solitaire, ennemi du soleil, à qui rien ne peut plaire que le seul déplaisir qui se forge mille fausses et vaines imaginations.
Or juge maintenant si les titres que j’ai donnés ci-devant à l’homme, l’appelant animal divin et politique, peuvent compatir avec le mélancolique.37
31Ce portrait n’est pas très éloigné de celui d’Alceste qui se dégage du discours de Célimène dans la pièce de Molière. Sa misanthropie, pas plus que « la mélancolie nocturne et asociale du loup-garou ne hantera pas la cour pompeuse et solaire de Versailles »38.
32Comme André du Laurens et bien d’autres théoriciens de la mélancolie, Robert Burton semble considérer que le mélancolique, cessant d’être un animal politique, bascule dans l’inhumanité et que c’est à ce moment qu’il se transforme en misanthrope :
[…] according to Seneca, Omnia nobis mala solitudo persuadet ; this solitude undoeth us, pugnat cum vita sociali ; 'tis a
destructive solitariness. These men are devils alone, as the saying is, Homo solus aut Deus, aut Daemon : a man alone, is either a saint or a devil, mens ejus aut languescit, aut tumescit ; and Vae soli in this sense, woe be to him that is so alone. These wretches do frequentl degenerate from men, and of sociable creatures become beasts, monsters, inhumane, ugly to behold, misanthropi ; they do even loathe themselves, and hate the company of men, as so many Timons, Nebuchadnezzars, by too much indulging to these pleasing humours, and through their own default.
[…] selon Sénèque, la solitude ne nous inspire que le mal, elle nous est néfaste, elle est en contradiction avec la vie en société, elle est destructrice. Dans la solitude, ces hommes sont des démons, comme le dit le proverbe, un homme seul est soit un dieu soit un démon, soit son esprit languit, soit il s’excite, ou encore malheur à l’homme seul. Ces misérables dégénèrent fréquemment et, d’humains qu’ils étaient, de créatures sociables, ils se transforment en bêtes, en monstres inhumains et horribles à regarder ; misanthropes, ils n’ont que haine pour eux-mêmes et détestent la compagnie des hommes, ce sont des Timon, des Nabuchodonosor ; ils se sont laissés allés trop longtemps à ces méditations agréables et ils en sont seuls responsables.39
33Il n’est pas impossible que Burton fasse allusion à la pièce de Shakespeare et Middleton en mentionnant Timon, d’autant que son usage du terme misanthrope ressemble étrangement à celui de la pièce anglaise : le mot garde manifestement toute son étrangeté pour l’auteur comme pour le lecteur anglais. La propension du mélancolique à la misanthropie a été relevée depuis longtemps : selon Isidore de Séville, « on appelle mélancoliques les hommes qui fuient la fréquentation de l’humanité et se défient même de leurs amis chers » (unde et melancholici appellantur homines qui et conversationem humanam refugiunt et amicorum carorum suspecti sunt)40. Mais Burton présente la métamorphose de l’homme en misanthrope comme la conséquence moins d’un tempérament que d’un goût immodéré pour la solitude. « Aut deus aut demon », cette variation sur l’expression d’Aristote « une bête sauvage ou un dieu », s’incarne dans son texte dans les figures antithétiques de Socrate en méditation, juste avant le passage cité, et de Nabuchodonosor frappé de lycanthropie41. Cette ambivalence42 qui rejoint la question du Problème XXX, 1 attribué à Aristote : « pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques ? », caractérise aussi les figures de misanthrope au théâtre.
34Dans Le Bourru, la monstruosité de la Gorgone n’est évoquée qu’après les sandales de Persée et l’identification de Cnémon au héros peut se justifier par le qualificatif d’ « ennemi du mal » (II, 2, p. 127, v. 388 : misopo/neroj, misoponeros) qui lui est attribué par Sostrate avant que lui-même fasse son apologie :
Deux mots en faveur de mon caractère.
Si l’on était comme moi, dans le monde, on ne verrait aucun tribunal
Fonctionner, on ne verrait pas les gens traînés dans les prisons,
Il n’y aurait pas de guerre ; avec le peu qu’il a, chacun vivrait content. (IV, 5, p. 154-155)
35Entre la solitude du monstre et celle du sage, la distance n’est pas incommensurable. Alcibiade fait suivre la lecture de l’épitaphe du misanthrope d’un éloge funèbre d’un Timon trop étranger à l’humaine faiblesse pour pouvoir s’en accommoder :
Though thou abhorred’st in us our human griefs,
Scorned’st our brains’flow and those our droplets which
From niggard nature fall, yet rich conceit
Taught the to make vast Neptune weep for aye
On thy low grave, on faults forgiven. Dead
Is noble Timon, of whose memory
Hereafter more.
Certes, tu abhorrais en nous nos souffrances humaines,
Méprisais ce flux de cerveau, ces gouttelettes
Que verse notre nature parcimonieuse, pourtant une riche idée
Te fit imaginer de faire à jamais pleurer le vaste Neptune
Sur ton humble tombeau, sur des fautes pardonnées. Mort
Est le noble Timon, dont la mémoire
Sera désormais honorée.43
36L’ambivalence est encore plus grande avec Alceste et même ceux qui veulent voir en lui un personnage ridicule peuvent difficilement contester la dignité sinon la grandeur de sa dernière réplique. La recherche d’ « un endroit écarté,/ Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté » (v. 1805-1806, p. 134) ne prête guère à sourire et pour défendre sa thèse du « monstre paradoxal », Antony McKenna doit faire d’Alceste un nouveau Tartuffe44. Les contemporains, à en juger par la Lettre de Donneau de Visée, étaient sensibles à cette grandeur : « Le Misanthrope, malgré sa folie, si l’on peut ainsi appeler son humeur, a le caractère d’un honnête homme, et beaucoup de fermeté, comme l’on peut connaître dans l’affaire du sonnet. Nous voyons de grands hommes dans des pièces héroïques, qui en ont bien moins […] »45.
37Si l’on envisage L’Homme difficile comme « une actualisation et une relecture critique du Misanthrope de Molière »46, on constate que Hans Karl Bülh appartient, comme Alceste, à la famille des solitaires mélancoliques. Outre l’« Hypocondrie » (que Jean-Yves Masson traduit par « mélancolie ») que lui reproche sa sœur dès la troisième scène (I, 3, p. 16), symboliquement et structurellement comparable au dialogue entre Alceste et Philinte qui ouvre la pièce de Molière, on relève la tentation du « désert » exprimée par le personnage vers la fin de la pièce : « Plutôt renoncer à mon siège héréditaire et me cacher toute ma vie durant, comme un hibou dans sa tanière » (III, 13, p. 148 : Aber lieber leg' ich doch die erbliche Mitgliedschaft nieder und verkriech' mich zeitlebens in eine Uhuhütten). Les oiseaux nocturnes appartiennent de longue date au bestiaire mélancolique mais sont aussi associés à la sagesse puisque la chouette est l’oiseau d’Athéna. Ils sont souvent l’emblème de la solitude du misanthrope comme en témoigne l’épithète de « timoniste » (« imitateur de Timon » selon Huguet) qu’ils reçoivent au XVIe siècle. Dans la Clytemnestre de Pierre Mathieu, Egisthe, en proie à une véritable mélancolie amoureuse, s’écrie :
Que ne suis-je un Hibou Timoniste
Que n’est-il toujours nuict,
Le plus clair jour m’est nebuleux et triste,
Le plaisir m’est ennuict.47
38Plus révélateur encore dans notre perspective est l’emploi que fait de l’image Jacques Tahureau dans son « dialogue de Democritic et Cosmophile ». Ce dernier s’en prend aux « philosophes renfrognés », aux « beaux mépriseurs de toutes choses » et aux « fins fous spéculatifs, chat-huants timonistes du genre humain », catégorie représentée dans son discours par Agrippa von Nettesheim accusé d’avoir blâmé la danse « en son traité de la vanité des sciences » en alléguant « point d’autre raison sinon qu’elle est pernicieuse pour le trop grand plaisir qui y est »48. Ce passage trouve un curieux écho dans la pièce de Shakespeare et Middleton lorsque le ballet des Amazones, dont Timon se dit l’inventeur, ne provoque que les sarcasmes d’Apémantus : « Quel tourbillon de vanité voilà ! » (I, 2, v. 118 : what a sweep of vanity comes this way !).
39Il y a loin bien sûr des sarcasmes d’Apémantus à la courtoisie distante que partagent Hans Karl Bühl et Hélène. Si Kari doit se réfugier dans un nid de hibou, il n’y sera pas seul et Hofmannsthal lui a offert ce que Molière a refusé à Alceste : une compagne prête à le suivre « au désert ». Il l’a surtout doté de ce qui manque si cruellement à Alceste : l’élégance de l’ironie. Là où Molière, par la bouche de Philinte, donne à Alceste un double caricatural, le Sganarelle bourru et jaloux de L’École des maris, Hofmannsthal tend à Kari le miroir du clown Furlani dans lequel il se contemple avec la tendre complicité d’Hélène (II, 1, p. 71-73).
40
41Ni « vrai misanthrope » ni vrai monstre, donc, au terme de notre parcours. Le lycanthrope ne fait plus peur, il devient plutôt une figure de la singularité géniale dans le titre de l’ouvrage de Jules Clarétie, Pétrus Borel le Lycanthrope, publié en 1865. On sait que Baudelaire songea à intituler son recueil Petits poèmes lycanthropes avant d’opter pour Petits poèmes en prose. Pour rester dans l’univers du cirque et des « phénomènes de foire »49, je proposerai comme dernier avatar du misanthrope, dans un registre plus grinçant que celui du clown Furlani, « l’homme honnête » de Benabar, qui, comme Alceste, « ne connaît pas le compromis » :
De retour d’une tournée triomphale
Des lointaines Amériques aux contrées reculées d’Orient
Visitez l’attraction de renommée mondiale
Ce soir dans votre ville et ce soir seulement !
Approchez venez voir les phénomènes de foire
L’enfant tronc la femme calamar
Et l’homme honnête le plus bizarre !
effroyables erreurs de la nature
Dieu lui-même commet des bavures
que les âmes sensibles renoncent
tremblez ! vous allez voir des monstres !
la femme de neuf cents kilos
qui se déplace en roulant sur le dos
un lilliputien de vingt centimètres
qui grimpe sur une chaise pour se gratter la tête !
la femme à barbe et l'enfant sauvage
le géant de trois mètres la fille à deux têtes
l'homme invisible dont vous ne verrez que la cage
et bien sûr la vedette j'ai nommé l'homme honnête !
l'homme honnête notre attraction phare
n'a rien d'humain ! il va hanter vos cauchemars
il n'a jamais triché jamais trompé jamais trahi
il n'a jamais séduit ne connaît pas le compromis !
le plus curieux avec cette créature
qui n'a pourtant aucun semblable
c'est qu'il prétend depuis sa capture
qu'il n'a rien d'abominable !50
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Sylvie Ballestra-Puech, « « Le vrai Misanthrope est un monstre » : misanthropie et tératogonie entre théorie et dramaturgie », paru dans Loxias, Loxias 23, mis en ligne le 22 décembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2670.
Auteurs
Professeur de Littérature comparée, Université de Nice, CTEL