Loxias | Loxias 20 Les paratextes : approches critiques  

Lucie Bertrand  : 

Littérature concentrationnaire et paratextes

Quand la subversion de la vocation première des paratextes saffirme comme une nécessité

Résumé

Les éléments paratextuels du récit concentrationnaire de Robert Antelme et d’autres auteurs rescapés comme Primo Levi ou encore Jorge Semprun nous confrontent à un constat étonnant : loin de guider le lecteur potentiel, les paratextes le déroutent. Peu, ou pas d’indices concernant l’ancrage historique de ces œuvres, pas non plus de renseignement sur la nature testimoniale de ces écrits : les « paratextes concentrationnaires » semblent aller à l’encontre de leur vocation première. Comment expliquer ce qui s’apparente à première vue à une forme de subversion ? Les écrits qui nous intéressent reposent sur un contexte hors du commun, et des bouleversements scripturaux majeurs. Il est nécessaire d’en rendre compte afin de comprendre la logique si particulière qui sous-tend les paratextes de ces écrits.

Index

Mots-clés : Antelme , camp de concentration, Levi, paratextes

Texte intégral

Les éléments paratextuels ont pour vocation première de livrer des indices éclairants concernant le contenu d’une œuvre. Maison d’édition, collection, titre ou encore sous-titre, sont autant d’informations qui guident le lecteur dans son choix de lecture.

Des œuvres majeures, relevant du corpus de la « littérature concentrationnaire » remettent cependant en question cette affirmation. Porteuses des mêmes caractéristiques – elles racontent la déportation ou la détention tout en transmettant un message qui dépasse l’événementiel historique – elles possèdent également le point commun de dérouter, plutôt qu’elles ne guident, le lecteur potentiel, par leurs indices paratextuels.

Comment comprendre ce phénomène qui semble aller à l’encontre du bon sens ? Quel est le lien de cause à effet entre les caractéristiques communes de ces œuvres et la subversion de la vocation première des paratextes ?

Pour répondre à ces interrogations, il est d’abord essentiel de présenter les écrits concentrationnaires que nous avons évoqués, et d’établir un état des lieux de la fonction paratextuelle de ces derniers. Nous pourrons alors envisager les tenants et les aboutissants de la subversion des indices paratextuels. Nous verrons ainsi, à travers ces ouvrages aux spécificités si nombreuses, un cas remarquable de subversion nécessaire des indices paratextuels.

Commençons par présenter les œuvres dans lesquelles cette problématique s’affirme. Au sein de l’ensemble aussi vaste que hétérogène de ce que l’on a désigné par le nom de « littérature concentrationnaire », un sous-ensemble d’œuvres, qui ont en partage un nombre important de caractéristiques fondamentales, se distingue selon nous. Il s’agit de ces quelques œuvres qui restent, qui, pour leur profondeur et leur qualité, sont encore lues et maintes fois citées, contrairement à tant d’autres qui, frappantes aux lendemains de la guerre, n’intéressent désormais plus que l’historien pour leur caractère testimonial.

Les œuvres de Primo Levi, de Robert Antelme, de Jorge Semprun, ou encore d’Élie Wiesel ou de David Rousset1 sont les plus représentatives de cette sous-catégorie. Toutes reposent sur l’équilibre de trois piliers qui sont les suivants :

– elles racontent fidèlement et chronologiquement une déportation ou une détention subie par l’auteur pendant la seconde guerre mondiale ;

– elles sont porteuses d’une mission qui dépasse le compte-rendu minutieux de l’expérience et qui concerne la nature humaine ; d’un message didactique et préventif visant à mettre en garde tout un chacun de sa responsabilité d’homme à éviter que de telles atrocités ne se reproduisent ;

– leurs auteurs s’interrogent sur les moyens poétiques susceptibles de surmonter l’intransmissible et s’efforcent de les mettre en œuvre.

Si ces caractéristiques peuvent sembler communes aux écrits concentrationnaires en général, c’est en fait que ces œuvres, encore lues et reconnues pour leurs qualités réelles, sont devenues au fil du temps les figures de proue du vaste ensemble de la « littérature des camps ». Et non parce que la plupart des œuvres qui le constitue possèdent effectivement des caractéristiques semblables. Nombreux sont en effet les écrits qui se n’ont d’ambition que testimoniale, ou encore ceux qui n’ont de visée que cathartique et personnelle.

Les caractéristiques principales et communes à ces œuvres devraient donc, par définition, être perceptibles dès les « seuils » de l’œuvre, qui ont pour vocation d’aiguiller le lecteur potentiel. Or le constat est en ce sens des plus déceptif : un lecteur chercherait-il un récit concentrationnaire de ce type que les indices paratextuels de ces derniers l’éconduiraient au lieu de le guider. Observons précisément ce phénomène pour en montrer l’originalité.

Pour répondre de manière satisfaisante à leur fonction de « seuils », les paratextes des écrits que nous avons cités devraient rendre compte de deux choses : certains indices souligneraient la proximité qui existe entre ces textes, d’autres mettraient en lumière leur dimension testimoniale, historique, ou littéraire. Or, en nous appuyant sur deux types de paratextes afin de conduire une analyse comparative claire, nous allons montrer qu’il n’en est rien, et que le lecteur en quête de récit concentrationnaire de ce type ne saurait les trouver en s’appuyant sur les premiers indices que constituent les paratextes.

Observons par exemple les indices que sont la maison d’édition et la collection dans lesquelles les œuvres sont publiées. Il est frappant de constater que, malgré les caractéristiques fondamentales que ces œuvres ont en commun, pas deux d’entre elles ne sont publiées par le même éditeur. Une maison d’édition, par définition, possède une ligne éditoriale qui la conduit à publier des œuvres qui ont beaucoup en partage. « Les éditions de Minuit », par exemple, rassemblent ainsi des essais ou des pièces innovantes, « Le serpent à plumes » s’ouvre aux expérimentations contemporaines. Or, pas un éditeur qui ait rassemblé dans une même collection les œuvres que nous avons citées. Ajoutons à cela les perspectives radicalement différentes de ces maisons d’édition. L’œuvre de Robert Antelme est publiée dans la collection « Tel » de Gallimard, ce qui souligne sa dimension théorique, anthropologique. Alors que L’Écriture ou la vie, de Jorge Semprun, qui possède cette même caractéristique, est publié en « Folio », au même titre que de nombreux romans. Enfin, L’Univers concentrationnaire, de David Rousset, qui démonte un à un les rouages de la machine nazie, est publié aux éditions de « Minuit ».

Non seulement les œuvres aux caractéristiques identiques ne sont pas publiées par une même maison d’édition, mais en plus il n’existe pas de point commun entre ces maisons d’édition. En outre, le nom de la maison d’édition comme la collection dans laquelle sont publiées les œuvres ne laissent pas présager du contenu objectif des œuvres que nous avons décrites : l’ouvrage de Robert Antelme peut ainsi être pris pour un ouvrage scientifique, celui, testimonial, de Jorge Semprun, pour une fiction, enfin, le très didactique ouvrage de David Rousset pour une expérimentation littéraire. Ce qui est à première vue très déroutant.

Voyons maintenant ce qu’il en est des titres, et demandons-nous à quoi pourrait s’attendre le lecteur potentiel ayant entre ses mains un ouvrage intitulé La Nuit ou encore Le Grand voyage. Le premier titre s’apparente à première vue à un titre thématique métaphorique, pour reprendre la classification de Gérard Genette dans Seuils2. Renvoyant de manière imagée au contenu de l’œuvre, il laisse présager une fiction entourée de mystères plutôt qu’un témoignage concret ancré dans un moment très précis de l’Histoire. Le Grand voyage, pour sa part, évoque à première vue un roman d’aventure. Et quand bien même serait-il perçu comme un titre antiphrastique, aucun sous-titre ne renvoie à sa dimension testimoniale ni à l’ancrage historique très précis qui permet de comprendre qu’il est question de la déportation des détenus vers le camp de Buchenwald. Enfin, L’Espèce humaine laisse présager un ouvrage théorique et L’écriture ou la vie, titre qui ne va pas sans rappeler ceux de Maurice Blanchot ou de Umberto Eco, une réflexion sur la littérature. La dimension historique, point de départ de tous ces récits, n’est dans aucun des cas mise en avant à travers ces paratextes qui créent une attente paradoxale du lecteur : celui qui rechercherait un roman ou un ouvrage scientifique sera surpris par la dimension historique et testimoniale et celui qui chercherait un récit de camp ne s’arrêterait pas sur ces ouvrages.

De telle sorte que l’étude comparative des titres de ces écrits concentrationnaires nous conduit au même constat que celle des paratextes éditoriaux. Non seulement les auteurs n’ont pas choisi un même type de titre qui soulignerait l’identité de leur démarche d’ensemble, mais surtout, aucun ne permet d’identifier le témoignage d’événements ancrés dans l’histoire comme tels. Notons enfin que cette analyse permet de porter un regard d’ensemble sur le fonctionnement des paratextes dans ce contexte. Il apparaît dès lors que s’ajoute à nos remarques le fait que, pour un même écrit, maison d’édition et titre de l’œuvre se contredisent parfois de manière d’autant plus déroutante. Ainsi, le fait que L’Univers concentrationnaire, titre qui laisse présager un ouvrage didactique, est publié aux éditions de Minuit, qui crée une attente concernant l’expérimentation littéraire, ne peut manquer de dérouter le lecteur potentiel. Notons enfin que le caractère déroutant de ces indices a des conséquences bien réelles : L’Espèce humaine de Robert Antelme, par exemple, est tantôt rangé dans le rayon « Histoire » des librairies, à la sous-section « Deuxième guerre mondiale », tantôt dans le rayon « Autobiographie », et tantôt dans le rayon « Anthropologie ».

Une fois ce constat établi, il s’agit d’en explorer les raisons. Quel intérêt les auteurs de ces écrits auraient-ils à dévoyer la fonction première des paratextes alors même que ceux-ci ont pour vocation d’en faciliter la diffusion ? Les auteurs que nous avons cités n’ont de cesse de souligner le caractère crucial de la transmission de leur expérience ; pourquoi donc compliquer la tâche du lecteur potentiel par des indices paratextuels déroutants ?

Afin de comprendre leur étonnante démarche, il est nécessaire de se placer à un autre niveau et de porter notre attention sur le contexte et les enjeux de ces œuvres.

Les écrits que nous avons mentionnés sont le fruit d’une expérience extrême, « incroyable », issue de cet « autre monde » que constitue le camp de concentration. Leurs auteurs, rescapés de conditions qui ont coûté la vie au plus grand nombre, sont responsables de la mémoire de celle-ci. Ni Primo Levi, ni Robert Antelme, qui sont les seuls auteurs de récits concentrationnaires à avoir été mis au programme d’un examen et d’un concours littéraires3, n’avaient pour vocation d’écrire. Confrontés à l’horreur, ils ont dû la concevoir et la penser, et se sont jugés en devoir de transcrire et de diffuser cela.

Considérer les éléments paratextuels de ces écrits comme on le ferait pour des œuvres qui ne sont pas issues de ce contexte conduit à des erreurs d’appréciation. À la lumière des problématiques que nous venons de citer, nous allons voir comment les paratextes concentrationnaires relèvent d’une logique très spécifique, liée à un contexte des plus complexes.

Si nous avons évoqué la particularité des titres des œuvres dont il est question, nous n’avons pas noté l’absence, pourtant manifeste, de titre rhématique parmi elles. Nous l’avons pourtant souligné : le fait de s’interroger sur les moyens pour surmonter l’indicible et de tenter leur mise en œuvre constitue l’un des trois traits fondamentaux qui caractérisent les écrits mentionnés. Il se trouve que, par cette simple remarque, nous touchons l’une des polémiques les plus vives concernant cette littérature des camps. Dans la mesure où l’expérience concentrationnaire est « incroyable » et « indicible », une construction avisée, l’élaboration minutieuse d’une poétique efficace, semblent de mise. L’absence de titre rhématique peut donc, à première vue, étonner. C’est sans compter sur deux éléments, la problématique de la sincérité et le caractère instrumental des procédés littéraires, qui justifient les précautions de nos auteurs.

Dans son ouvrage intitulé Extermination et littérature, Sem Dreden, professeur de littérature de renom, écrit au sujet des différents écrits de rescapés :

On pourrait penser qu’un [récit organisé] affectera plus profondément et plus durablement le lecteur que les notes hâtives d’un jeune garçon persécuté dans un hameau de Pologne. Loin de là ! [...] beaucoup préféreront les balbutiements malhabiles de l’innocence à l’ingéniosité littéraire, qui peut paraître artificielle et déplacée4.

Là où, dans un autre contexte, les qualités littéraires visibles d’un écrit sont généralement valorisées, elles rendent l’authenticité d’un écrit concentrationnaire sujette à caution. Le fait littéraire, la structure poétique, ne sont plus considérés comme des moyens efficaces de transmettre, mais sont mises sur le compte de l’artifice, de l’ornement, ce qui choque dans la mesure où cela implique une prise de distance de l’auteur par rapport aux atrocités subies. On comprend, dès lors, l’absence de titres rhématiques parmi les ouvrages évoqués : loin de permettre la diffusion d’une œuvre lue pour ses évidentes qualités, un titre de ce type lui porterait préjudice en mettant en doute son authenticité.

De plus, nous avons souligné le fait que les auteurs rescapés, y compris ceux qui avaient, avant leur détention, une vocation littéraire, sont dans ce contexte écrivains par nécessité. La minutie de leur entreprise scripturale ne saurait donc être une finalité en soi : indispensable à une transmission cruciale, elle ne demeure qu’un moyen pour réaliser cette fin. Ce qui légitime d’autant plus l’absence remarquable de titres rhématiques.

Expliquons maintenant la logique originale qui sous-tend les récits concentrationnaires pour comprendre le caractère déroutant de ses éléments paratextuels.

En nous plaçant dans une optique traditionnelle, nous avons montré le décalage qui existait entre la proximité très forte des œuvres mentionnées et la diversité de leurs paratextes. En reprenant l’exemple des titres, nous aimerions maintenant mettre en lumière le fait que leurs choix reposent sur une logique identique qui permet, une fois celle-ci prise en considération, de percevoir comment les titres de ces œuvres reflètent véritablement leurs points communs.

Nous l’avons dit plusieurs fois maintenant, le but ultime des auteurs qui nous intéressent est de livrer les clés de leur expérience de manière à responsabiliser un lectorat souvent ignorant des dangers de certains comportements portés à l’extrême. Tous recourent à l’événementiel du camp, à l’origine de leurs réflexions. Mais celui-ci ne saurait constituer la finalité de leurs ouvrages. Il n’est en aucun cas question, pour nos auteurs, de se contenter de raconter les événements. C’est bien ce qui les distingue d’une grande partie des autres récits de camp. Il s’agit d’en donner le sens afin qu’ils ne puissent se reproduire. Tout comme l’organisation poétique, l’événementiel chronologique est indispensable à la réalisation de cet objectif, mais il ne demeure qu’un moyen de parvenir à cette fin. Tout lecteur qui se ferait l’acquéreur d’une de ces œuvres dans le but d’être confronté à l’horreur ou qui se contenterait de considérer les événements comme des faits révolus relevant de l’histoire passée, passerait à côté de l’objectif premier de l’œuvre qui est de responsabiliser le lectorat en lui montrant le caractère reproductible de ces atrocités.

Il est dès lors compréhensible que les auteurs ne mettent pas en avant dans leur titre les caractéristiques les plus évidentes de leur ouvrage : son caractère testimonial, ainsi que son ancrage historique. Certes, ces indices permettraient de guider le lecteur vers ces œuvres, puisqu’elles présentent effectivement les faits. C’est ce qui nous conduisait à nous étonner des titres choisis par les auteurs rescapés dont il est question. Cependant, ils ne permettraient pas d’aiguiller le lecteur vers une bonne lecture de l’œuvre.

C’est pourquoi le choix de nos auteurs s’est porté sur deux types de titres : ceux qui, métaphoriques, sont finalement plus justes que les titres littéraux potentiels, et ceux qui s’adressent à un public qui s’interroge sur le genre humain plutôt que sur l’événementiel d’une période.

Les titres à première vue métaphoriques que nous avons mentionnés en effet ne traduisent-ils pas, mieux que les mots employés dans les ouvrages d’histoire, la réalité de l’expérience vécue ? Si désigner le camp de manière strictement littérale peut conduire à une lecture peu éclairée de l’œuvre, un titre tel que La Nuit se justifie pleinement. « La nuit » renvoie en effet à cette expérience concentrationnaire vécue dans un état de semi-conscience dû à l’incrédulité et à l’épuisement. Il rend compte du camp non comme une réalité historique passée, mais comme un épisode mythique. Nommer le camp par le terme le plus littéral revient à le mettre sur le même plan que tout événement « nommable » alors même qu’il relève de l’innommable. Le camp n’est pas une réalité historique comme les autres, il correspond à un paroxysme, il est l’image poussée à terme de réalités jugées insignifiantes dans nos sociétés car elles ne sont pas érigées en système. Désigner le camp métaphoriquement, c’est le désigner le plus justement possible en le jugeant concrètement innommable, et en refusant, par un terme historique, de le mettre sur le même plan que d’autres événements. La démarche est identique dans le choix d’un titre tel que Le Grand voyage, puisqu’il investit le transport des détenus d’une dimension largement plus spirituelle que le terme de « déportation ». De telle sorte que la frontière établie entre les titres « littéraux » et les titres « métaphoriques » est comme remise en question par cette littérature des camps. Dans la mesure où le camp constitue une réalité innommable, il ne peut qu’être désigné par une métaphore si l’on veut en donner une juste image. Dans ce cas très précis finalement, on est en droit de se demander si la littéralité ne passe pas justement par le recours au métaphorique.

Le second choix de nos auteurs est particulièrement bien représenté par le titre de l’œuvre de Robert Antelme, de même que par celui de Primo Levi. L’Espèce humaine, de même que Si c’est un homme renvoient en effet à l’essentiel de l’œuvre selon leurs auteurs, c'est-à-dire au cœur de la réflexion sur l’homme qu’a suscitée l’expérience concentrationnaire. Tous deux conduisent en effet une réflexion d’un même ordre. L’ouvrage de Robert Antelme véhicule l’idée de l’indivisibilité de l’espèce, que les nazis ont tenté de nier en animalisant une partie des hommes, soumise à une autre. Le titre de Primo Levi interroge le même sujet. Dans « si c’est un homme », l’absence volontaire de référent précis au pronom pose la question de ce qui définit l’être humain. Celui dont l’humanité est mise en doute dans l’assertion hypothétique qui titre l’œuvre, est-ce en effet le détenu qui, affamé, rongé par les poux et hébété par l’épuisement, n’a plus apparence humaine, ou bien le nazi qui l’a réduit à l’état de mort-vivant ? Par ces titres finalement, les éléments les plus objectifs de l’œuvre ne sont certes pas indiqués, cependant, le cœur de l’ouvrage, sa raison d’être même, est clairement explicité. Ne doit-on pas, dans cette perspective, considérer que ces titres, s’ils ne se présentent pas sous la forme traditionnelle des titres « littéraux », constituent une nouvelle forme de cette catégorie ? Certes ils rapportent des faits historiques qui occupent une large part dans l’œuvre, mais un titre renvoyant à cette caractéristique aurait pu drainer un lectorat peu sensible au message déterminant de ces œuvres. Un titre renvoyant littéralement au message essentiel de ces écrits permet d’attirer le lectorat souhaité : un public responsable, en quête de réflexion profonde sur les mécanismes du comportement humain et ses conséquences.

Au terme de cette analyse des titres, nous sommes donc loin de notre impression de départ. Alors qu’il est en premier lieu légitime de s’étonner de la diversité de ces derniers, leur véritable cohésion ne peut nous échapper après que le contexte propre à ces œuvres a été pris en compte. Certes, l’aspect non littéral des titres est déroutant. Mais l’universalité du choix de se détourner de cette voie, de même que le refus unanime de ces auteurs d’user de titres rhématiques, permet de percevoir la cohésion effective de ce groupe d’œuvres. Ce n’est donc pas l’observation de ces titres en fonction des catégories établies qui nous permet de mesurer le degré de proximité de ces œuvres, mais l’observation attentive de la démarche de leurs auteurs.

Ce qui semblait donc déroutant, à première vue, dans les éléments paratextuels des écrits concentrationnaires que nous avons observés, s’explique donc finalement. La prise en compte du contexte et des débats qu’il soulève, de la démarche précise de ces auteurs, permet de jeter un nouveau regard sur les paratextes de leurs œuvres. Si ces derniers déroutent dans une optique traditionnelle, c’est parce que ces écrits ne sont pas conventionnels. Le camp, hors-monde incroyable aux frontières de la fiction, ne peut être décrit ni compris par les codes linguistiques usuels. Monde aux valeurs inversées, il ne peut que déborder des cadres littéraires préétablis. Le travail de l’écrivain rescapé est un travail d’équilibriste : conscient des risques qui menacent la publication de son œuvre aux yeux d’un lectorat essentiellement néophyte, il ne peut passer par les conventions littéraires sans risquer l’échec de la transmission. Le but est donc de souligner non pas les éléments évidents de l’œuvre, qui ne sont que secondaires, mais de conduire le lectorat à percevoir l’essentiel de l’œuvre, son message. Certes cette nécessaire marginalité déroute, comme en témoigne la diversité des maisons d’éditions qui ont publié ces œuvres et les problèmes de classifications que rencontrent les libraires habitués à se fier à des indices paratextuels clairs. Mais elle n’est en aucun cas le fruit d’un choix hâtif et peu concerté des auteurs. Et c’est justement ce renouvellement de formes attendues qui ouvre des pistes critiques passionnantes puisqu’il souligne les limites de cadres établis.

Notes de bas de page numériques

1 Primo Levi, Si c’est un homme, 1947, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, coll. « Pocket », 1999 ; Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, 1947, rééd. Gallimard, Coll. « Tel », 1999 ; Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie, Paris, 1994, rééd. Gallimard, « Folio », 2001, et Le Grand Voyage, Paris, 1963, rééd. Gallimard, Paris Folio, 2001 ; David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Paris, 1945, rééd. Les éditions de Minuit, 1965 ; Élie Wiesel, La Nuit, Paris, 1958, rééd. Les éditions de Minuit, 2001.
2 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1987.
3 L’Espèce humaine était en effet au programme du concours d’entrée à l’ENS-LSH en 2000, et Si c’est un homme au programme des épreuves du Bac de la filière Lettres.
4 Sem Dresden, Extermination et Littérature, Amsterdam, Meulenhoff, 1991, trad. Marlyse Lescot, Paris, Nathan, « Essais & Recherches », p. 16.

Pour citer cet article

Lucie Bertrand, « Littérature concentrationnaire et paratextes », paru dans Loxias, Loxias 20, mis en ligne le 14 mars 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2141.

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