Loxias | Loxias 19 Autour du programme d'agrégation 2008 |  Programme d'agrégation 

Paul Léon  : 

Du Roi Cophetua à Rendez-vous à Bray : André Delvaux lecteur de Julien Gracq

Résumé

Julien Gracq dit envisager « la transposition d’un roman à l’écran » comme un outil (un scalpel), au service de la critique littéraire. Il se trouve que nombre de cinéastes se sont intéressés à ses œuvres. C’est le cas d’André Delvaux qui, une année seulement après la parution du recueil de nouvelles La Presqu’île, adapte Le Roi Cophetua sous le titre de Rendez-vous à Bray. Ce qui est montré ici, c’est que le film de Delvaux fonctionne comme une véritable enquête sur le sens, enquête quasi policière, qui cherche à établir les tenants et aboutissants de l’histoire étrange qui nous est racontée, qu’il en est, à tous les sens du terme, une interprétation. Mais le film vaut aussi comme œuvre en soi : l’introduction de la dimension musicale séduisit en son temps Julien Gracq.

Index

Mots-clés : adaptation cinématographique , Delvaux (André), Julien Gracq, Le Roi Cophetua, Rendez-vous à Bray

Chronologique : XXe siècle

Texte intégral

Pour D.

La transposition d’un roman à l’écran, quand elle est par exception minutieusement fidèle, pourrait figurer un jour parmi les scalpels les plus acérés dont dispose pour sa dissection la critique littéraire, au même titre presque que la radiographie des toiles de peintres pour la peinture1.

Cette proposition de Julien Gracq a d’autant plus de poids sous sa plume, que le chapitre qu’il consacre aux rapports de la littérature et du cinéma, dans l’un de ses recueils critiques intitulé En lisant en écrivant, dit assez sa perplexité vis-à-vis d’un art cinématographique d’emblée soupçonné de défier cette maîtrise du matériau qui est le propre de l’écriture où potentiellement chacun des mots, chacun des signes, relève de la part de l’écrivain d’une décision calculée, a fortiori de la musique où chacune des notes posées sur la partition a des comptes à rendre au cahier des charges de l’harmonie, de la peinture, même, qui opérant dans un espace circonscrit se donne les moyens d’un vigilant contrôle. Pour le cinéaste, apparemment, rien de tel :

Dans l’image la plus rigoureusement composée et expurgée, la plus purement significative, la caméra, dans le cadre de son rectangle, accueille un fouillis d’objets ; bric-à-brac de décorateur, détails paysagistes, scintillements d’eaux, ombres portées, nuages, mouvements de feuilles, qui sont de trop, qui sont seulement là, capturés en état de totale non-participation par la pellicule sensible, pareils à ces personnages de Piero della Francesca, souverainement non-concernés, qui tournent le dos à la scène capitale2.

On le voit, c’est une sorte de nausée qui saisit Gracq, littéralement, à l’endroit de l’inflation filmique : « de trop », telle était bien la profération du personnage sartrien de La Nausée dans le Jardin public : « De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux.3 »

Autre tare congénitale :

 La transcription cinématographique d’un roman impose brutalement au lecteur, et même à l’auteur, les incarnations pourtant très largement arbitraires qu’elle a choisies pour chacun des personnages4.

En somme, et Gracq conclut ainsi provisoirement une argumentation qui pourrait s’intituler, à l’imitation d’un titre célèbre, Contre le cinéma5 :

Quand on compare un film tiré d’un roman au roman lui-même, la somme quasi infinie d’informations instantanées que nous livre l’image, opposée à la parcimonie, à la pauvreté même des notations de la phrase romanesque correspondante, nous fait toucher du doigt combien l’efficacité de la fiction relève parfois de près des méthodes de l’acupuncture. Il s’agit en effet pour le romancier non pas de saturer instantanément les moyens de perception, comme le fait l’image, et d’obtenir par là chez le spectateur un état de passivité fascinée, mais seulement d’alerter avec précision les quelques centres névralgiques capables d’irradier, de dynamiser toutes les zones inertes intermédiaires6.

Vient alors pour Gracq le temps des contre-propositions (Pour le cinéma en quelque sorte !) telles qu’exprimées dans un entretien avec Jean Roudaut. Question : « Cependant des adaptations cinématographiques ont été faites de vos livres. » Réponse :

Oui. J’ai chaque fois laissé au metteur en scène une liberté d’adaptation complète, et je lui ai conseillé d’utiliser le livre plutôt comme un tremplin que comme un calque à remplir. Le résultat m’a toujours beaucoup intéressé, parce que même la fidélité formelle au livre n’en souligne que mieux, dans le film, la particularité des moyens propres à chaque art. Par exemple, dans le film tiré d’Un balcon en forêt, les soldats ont beaucoup plus de présence continue que dans le livre, sans que rien soit changé au déroulement du récit. Simplement parce que, dans une scène de roman, un personnage dont l’auteur cesse de parler devient aussitôt un présent-absent, tandis que, dans le film, il reste pris dans le champ de la caméra, il est toujours là7.

La question n’est évidemment pas ici de discuter le point de vue, au demeurant contrasté, de Julien Gracq sur la question cinématographique, mais plutôt de partir de ce fait assuré que Gracq, comme tous les artistes de son appartenance initiale, le surréalisme –indéfectible fidélité à Breton de sa part–, a « aimé » le cinéma, et qu’il s’est toujours montré ouvert à une proposition –elles furent nombreuses– d’adaptation de l’un de ses romans au cinéma. Ce fut entre autres le cas pour deux des œuvres qui figurent cette année au programme de l’agrégation de Lettres : Un balcon en forêt, donc, porté à l’écran par Michel Mitrani en 1979, soit plus de vingt ans après la parution du roman, et Le Roi Cophetua, la dernière des trois nouvelles de La Presqu’île (1970), adapté, en revanche, dès l’année suivante par le cinéaste belge André Delvaux (1926-2002). Autant le dire, Michel Mitrani et André Delvaux ne sont pas des artistes de même magnitude. L’un et l’autre, néanmoins, ne sont pas sans parenté. Il suffit de consulter le Dictionnaire du Cinéma de Jean Tulard8 pour s’en convaincre. S’agissant de Mitrani, Tulard souligne : « un premier film aux confins du fantastique retint l’attention », et s’agissant de Delvaux : « Il dessine une œuvre personnelle insolite, aux confins du fantastique ». Même vocabulaire, mais Jean Tulard, bien avisé, précise sobrement à propos de Mitrani : « On lui doit une honnête adaptation d’Un balcon en forêt de Gracq », tandis que concernant Delvaux, il écrit : « Rarement un film aura autant su retrouver par l’image l’univers de Julien Gracq que Rendez-vous à Bray, d’après la nouvelle Le Roi Cophetua. Gracq / Delvaux : il existe une incontestable affinité entre ces deux œuvres exigeantes et faussement glacées. » « Affinité » donc, un terme qui désigne en chimie la tendance qu’ont des corps de nature différente à s’unir. L’huile et l’eau ne sont pas en affinité : c’est là précisément la métaphore que choisit Gracq lorsqu’il développe, comme nous venons de le voir, la question de la fragilité du matériau filmique :

En chaque image, dit-il, deux séries sans affinité entre elles : celle de la contingence naturelle et celle de la cohésion impliquée par l’art. Ces deux séries, qui n’entrent pas plus en combinaison que l’eau et l’huile, le film, qui est mouvement, les brasse et les maintient unies de façon instable, à l’état d’émulsion9.

Qu’en est-il alors, a fortiori, de l’affinité suggérée par Jean Tulard entre Le Roi Cophetua et son adaptation ? Manière, non de poser ici l’oiseuse question des critères de la « fidélité » de l’œuvre cinématographique au texte dont elle est issue, mais bien plutôt d’envisager la chose en termes de complicité et de complémentarité de deux approches, en termes surtout de pertinence de la réponse de Delvaux à l’énigme que pose au lecteur la nouvelle de Gracq (c’est là que nous retrouvons la fonction de « scalpel » que peut constituer dans le meilleur des cas –et nous sommes assurément avec Rendez-vous à Bray dans le meilleur des cas– le passage à l’écran), en termes tout simplement d’empathie entre deux œuvres et deux artistes. Et c’est bien sur ce mode que Gracq accueillera d’emblée le film de Delvaux :

Toutes les scènes inventées, à ma surprise admirative, me firent l’effet non d’ajouts étrangers, mais plutôt de branchages supplémentaires sortis naturellement d’un tronc qui nous devenait à demi-commun10.

Et Delvaux de son côté :

Je me suis un peu écarté de la matérialité de ce que raconte Gracq, tout en restant, je crois, très à l’intérieur du climat qui est le sien et dans lequel, moi, je me sens tout à fait à l’aise11.

Partons, comme il va de soi, de la nouvelle. Moins de soixante-dix pages, mais denses de l’écriture luxuriante de Julien Gracq, dont l’une des caractéristiques et même des singularités, est de doubler très systématiquement la mise, dès lors qu’une proposition est énoncée, par le prolongement d’une comparaison qui a pour effet, ligne après ligne, de faire advenir à l’esprit du lecteur des images mentales extérieures au cadre et à la situation développés. Par exemple : « La flamme couchée ondulait sans s’éteindre (première image mentale, liée au récit) comme ces longues herbes racinées qu’étire un ruisseau jaseur (seconde image, hors situation)12. » C’est là, à l’évidence, la part du style de Gracq la plus irréductible à la mise en image. Mais le cinéma, au prix de ce que l’on peut nommer des équivalences, a aussi ses propres ressources métaphoriques, Delvaux n’en manque pas.

Pour le reste chez Gracq, un récit linéaire, à la trame minimale, à l’image des deux autres nouvelles de La Presqu’île qui le précèdent, les trois figurant, dans la chronologie du recueil un sorte de chaîne de dominos. La Route : un parcours effectué, en quelque sorte, sans projet ; La Presqu’île, même type de trajet parcouru, cette fois, dans l’attente d’une rencontre et comme pour tromper le temps ; Le Roi Cophetua enfin : le récit d’une pure attente.

Or cette histoire du Roi Cophetua, il est de tradition lectorale de la rapporter d’une part à l’attente de l’hôte absent, Jacques Nueil, et d’autre part d’imputer sa non-venue à une probable disparition en service commandé. Nous sommes en 1917, et si le narrateur se trouve à l’« arrière » pour cause de réforme, son ami Jacques est au front. En réalité, l’accident supposé de l’ami n’est pour le personnage principal, et seulement jusqu’à un certain point du récit, que le fait de l’un de ces « mauvais pressentiments13 » nocturnes que viendront dissiper les premières lueurs du jour et le beau « dimanche » (c’est le dernier mot du récit) qui s’annonce. De cette incertitude, néanmoins, quant au sort de Jacques, le lecteur pourrait, en tout bien-fondé, demander des comptes au personnage, sinon à l’auteur, le contrat narratif lié à l’usage de la première personne et à la relation de souvenirs (souvenir, en l’occurrence, de ce jour et de cette nuit-là), impliquant que celui qui raconte connaît d’évidence, à présent, l’issue de l’énigme du rendez-vous manqué, si énigme il y a eu. Une ultime « information » suffirait, assurément attendue par bien des lecteurs, laquelle pourrait avoir, en substance, l’un ou l’autre des contenus suivants : « Quelques jours plus tard, j’appris par un ami que l’avion de Jacques Nueil s’était écrasé au sol la veille même du Jour des Morts. » Ou bien : « Deux jours plus tard, je reçus un nouveau télégramme de Jacques qui me priait de le pardonner pour un contretemps indépendant de sa volonté. » A moins que, troisième solution, plus improbable : « Je n’eus plus jamais de nouvelles de Jacques Nueil, qu’au demeurant je connaissais peu. Aujourd’hui encore ce qui s’est passé ce jour-là me reste une énigme. » Enfin, moins acceptable encore, mais sur la base de cette perplexité qui plusieurs fois fera douter le narrateur de la réalité du rendez-vous en dépit des assurances de la servante (« Je commençais même à douter d’y être vraiment attendu14 ») : « J’appris les jours suivants, par un message téléphonique de Jacques, ma méprise. J’avais anticipé d’une journée notre rendez-vous. » Mais rien de tel chez Gracq, c’est sans doute que ledit contrat ne joue guère dès lors que l’ensemble du récit est placé sous le signe de l’étrange. Le fait est que la nouvelle s’arrête au petit matin, comme suspendue, non résolue, dirait-on, d’une phrase musicale, et que cette suspension n’a néanmoins de cesse d’interroger le lecteur. Car le « je » du Roi Cophetua qui « revien(t) en pensée à l’époque où finissait (s)a jeunesse15 », sauf, précisément, à le rendre à demi amnésique (oubli volontaire ou refoulement), dispose par définition d’un recul, en quelque sorte panoramique, sur l’ensemble des événements relatés, et bien au-delà.

Il faut alors supposer que Gracq « ne disant rien », loin d’esquiver ou de prolonger abusivement le suspens au-delà des bornes de son récit, donne en réalité au lecteur la plus efficace des clefs de lecture, celle qui permet d’atteindre au cœur même de la signification des événements rapportés. C’est cette clef que fera jouer à plein André Delvaux dans son adaptation, laquelle, du coup, constitue idéalement ce que le spectateur, et néanmoins lecteur, est en droit d’attendre de la transposition d’une œuvre littéraire : non un simple double, doublet, ou doublon de l’œuvre initiale, mais une « lecture » singulière quoique respectueuse, et si possible éclairante, au sens où peut l’être une mise en scène théâtrale : on conviendra que ces deux arts ont, de ce point de vue, la même vocation.

Or il faut bien comprendre, pour en revenir au Roi Cophetua, que l’hypothèse lectorale la plus commune, celle de la disparition de Jacques, est puissamment étayée dans le texte de Gracq par tout un dispositif sémique (le terme est proposé par Roland Barthes à l’occasion de son analyse de la nouvelle de Balzac, Sarrasine16, et peu de textes, nous paraissent mieux adaptés que Le Roi Cophetua, publié la même année, à une lecture « structurale » de ce type). Code sémique, autrement dit, ensemble des notations qui installent précisément le lecteur dans l’atmosphère de « cette morte-saison de la guerre17 », de « cet après-midi de la Toussaint18 » pluvieux, puis de ce « Jour des Morts19 » : atmosphère funèbre (« Il n’était guère possible de rêver un lieu, une journée plus mornes20 ») à laquelle participent de concert –l’expression est à entendre littéralement, car le texte gracquien est une sorte de partition où s’entretissent avec une fréquence lexicale peu ordinaire les thèmes du froid et de l’obscurité– un extérieur hostile (« nuit de tempête » comme dans La mala noche21 de Goya), un intérieur inquiétant, peuplé de « glaces » (le mot et la chose ne cessent de revenir sous la plume de Gracq, porteurs de leur dimension amphibologique) et de meubles « laqués » comme des cercueils. A ce point, nul doute que Gracq ne joue ouvertement des codes du récit d’épouvante :

Les rafales du dehors forçaient par moments les joints des portes avec une violence telle que les menues flammes se couchaient, et que le roulis des ombres chaque fois se balançait sur le plat des murs22.

D’où la propension du lecteur à « anticiper », comme disent les théoriciens de la lecture, la fin tragique de l’ami dont le narrateur a confié initialement, comme on distille un poison, que « jusqu’ici (il) avait survécu, muté à temps, après un accident d’atterrissage23 », et, plus loin, que, le soir en question, « L’annonce rituelle que tous les avions étaient rentrés manquait24 » dans le journal. A ce point, et au prix d’une lecture rapide, l’affaire pourrait en effet paraître entendue. Ce serait méconnaître le véritable point de bascule du récit que constitue précisément un épisode développé sur deux pages sous forme d’ekphrasis, celui du saisissement du narrateur devant un tableau représentant Le Roi Cophetua et la mendiante, tableau par ailleurs existant et connu de Gracq au point de lui avoir inspiré la nouvelle, celui du peintre anglais Edward Burne-Jones, mais ceci est un autre sujet25. Point de bascule, donc, mais pour être juste, le revirement n’a cessé d’être annoncé en amont, chaque fois, en particulier, qu’une contre-proposition aux funèbres isotopies dominantes que nous venons d’évoquer, s’insinuaient fugitivement dans le tissu du texte, par exemple :

Je ressentais toujours cette constriction de la gorge qui ne m’avait pas quitté depuis que j’étais entré dans la maison. Mais l’inquiétude, les mauvais pressentiments, n’y avaient plus autant de part26

Ou plus haut encore :

Mais la nuit n’était pas toute entière menace27.

C’est qu’entre temps, un autre personnage s’est de la même façon insinué dans l’esprit du narrateur, jusqu’à l’occuper tout entier et déplacer décisivement la nature de son attente : celui de la mystérieuse servante.

On l’a dès lors compris, la découverte du tableau va jouer, chez le narrateur, le rôle d’un déclencheur autant que d’un signe des dieux : désormais le jeune homme est en mesure d’entrevoir ce qu’il est venu chercher à La Fougeraie, et ce n’est peut-être pas son ami. A ce point, Julien Gracq semble bien s’être souvenu de ce que ses amis surréalistes des années de jeunesse qualifiaient de hasard objectif, l’un des concepts-clé du corpus doctrinal (Hasard, lit-on sous la plume de Breton dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme : « Manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient28. ») Et c’est visiblement par un tel cheminement que le tableau du roi et de la mendiante s’est d’emblée imposé à son personnage avec la force de ce que l’on « reconnaît ». Car l’irruption du hasard objectif suppose que celui qui le rencontre sur sa route soit prêt à en recevoir le message. Il se trouve, en l’occurrence, que le jeune homme a, en quelque sorte, anticipé mentalement, quelques moments plus tôt, le « sujet » du tableau. Evoquant alors l’hôtesse du lieu :

Elle paraissait plutôt déléguée toute seule à me servir par une de ces théories féminines –muettes, hiératiques, embéguinées– qui dans les miniatures du Moyen Age attendent en cortège le chevalier au-delà du pont-levis, pour le désarmer, le nourrir, le baigner29.

Le chevalier et la servante, le roi et la mendiante, le narrateur et le femme de La Fougeraie, c’est désormais tout un, et la signification de cette équation s’imposera bientôt, tout à fait consciemment, au personnage qui s’interrogera en ces termes :

Pourquoi, dès que j’avais éclairé le tableau, le caractère d’aveu qu’il impliquait s’était-il imposé à moi si brusquement ?30

La boucle est alors bouclée : ayant à son tour « connu » au cours de la nuit celle qu’il avait d’emblée subodorée comme « servante-maîtresse » (« l’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination »31), il peut repartir au petit matin, oublieux, et Gracq avec lui, des circonstances qui l’avaient conduit la veille à La Fougeraie. En revenir à la pensée de Jacques Nueil relèverait, dès lors, au pied de l’amphibologie, d’un contresens : le narrateur, en une nuit, a parcouru un chemin que l’on peut qualifier d’initiatique, et ce chemin est sans retour.

C’est donc sur ces bases –il n’était pas inutile d’en exposer les attendus–, qu’André Delvaux entre en scène (met en scène !), et tire aussi loin que possible la logique du récit gracquien. C’est là son heureuse contribution de « lecteur » avisé –Delvaux est homme de vaste culture littéraire, musicale, picturale–, à l’endroit d’une œuvre qui l’a immédiatement conquis. Le fait est qu’un an seulement sépare, nous l’avons dit, la parution de la nouvelle de la sortie du film, une sorte de coup de foudre.

Constatons tout d’abord qu’en choisissant d’adapter Le Roi Cophetua, Delvaux s’inscrit dans la lignée de ce qui pourrait bien ressortir à un « sous-genre » du film de guerre : la guerre vue de l’« arrière », loin du bruit et de la fureur, mais quelquefois, comme ici, les bruits sourds de la canonnade parviennent jusqu’aux oreilles de ceux qui ont échappé aux combats. On peut songer au film de Jean-Pierre Melville, Le Silence de la mer (1948), à l’atmosphère pareillement feutrée et nocturne, mais nous sommes en 1940 après la débâcle, également adapté d’un court et somptueux récit, celui, éponyme, de Vercors32, publié sous l’Occupation. Quant au thème particulier de l’initiation amoureuse dont la guerre vécue loin du front constitue l’occasion, le grand ancêtre dans le siècle semble bien être le roman, alors jugé scandaleux, de Raymond Radiguet, Le Diable au corps33, paru en 1923 et porté à l’écran par Claude Autant-Lara en 1946, ce qui établissait en quelque sorte la jonction des deux guerres. Des images se sont sans doute imposées à Delvaux. Sur pellicule comme sur le papier, on n’écrit jamais à partir de rien.

De fait, si l’essentiel du film d’André Delvaux se passe comme chez Gracq dans le huis clos de la propriété de La Fougeraie, une séquence d’ouverture, une autre de clôture, mettent en scène la gare, le train, thèmes delvaliens par excellence –on a dit quelquefois qu’André Delvaux n’avait en commun avec Paul Delvaux, le peintre surréaliste belge, que sa « belgitude », précisément, et son imaginaire ferroviaire !34–, et les uniformes bleu-horizon des soldats, plusieurs autres relevant de ce que le cinéma a coutume d’appeler flash back, et référant à l’époque où Jacques Nueil et le narrateur se fréquentaient, l’immédiate avant-guerre et l’été de la mobilisation. C’est dire que Delvaux choisit d’expanser le récit en prêtant à Jacques Nueil et à son ami, un passé que n’évoque que fugitivement Julien Gracq dans sa nouvelle :

Je le connaissais peu. Dans les années qui précédaient la guerre, je l’avais rencontré à des intervalles irréguliers, au marbre d’un quotidien dont il avait été un moment le critique musical, dans des salles de concert, à des meetings d’aviation où il m’emmenait parfois sur quelque terrain roussi de la banlieue –lunetté, haut ganté, enseveli dans le cache-poussière d’uniforme– à bord d’un de ces coupés suprêmement distingués qui classent aujourd’hui un musée de l’automobile35.

 Le portrait est rapide, ainsi que les circonstances de la relation, mais suffisant pour fournir à Delvaux matière à une série de scènes présentées comme autant de souvenirs qui traversent la mémoire du jeune homme au cours du voyage et de la longue soirée à La Fougeraie : scènes d’automobile, scènes de concerts, de sorties diverses, puisées ou non à la source de Gracq, avec ce que l’adaptation cinématographique suppose de condensations, de déplacements, de dédoublements.

Et tout d’abord, Delvaux choisit de pourvoir le narrateur gracquien, objectivé par la caméra, d’un prénom et d’un nom : Julien Eschenbach. Nom germanique, à l’évidence justifié par l’origine du comédien pour lequel le rôle a été pensé, le jeune Mathieu Carrière, dont l’accent allemand sera converti dans la fiction en l’accent d’un Luxembourgeois, ce qui aura pour effet second d’installer le personnage dans un statut de relative extériorité à l’égard du conflit. Julien comme Gracq, Eschenbach pour la raison que nous venons de dire, mais la tentation est grande de traduire ce patronyme poétique : ruisseau aux frênes, et de postuler que ce choix, au sujet duquel Delvaux ne s’est pas exprimé à notre connaissance, est une (inconsciente ?) réminiscence de cet épisode terminal de La Presqu’île, que l’on aura loisir de juger freudien :

Il s’arrêta, cassa machinalement entre deux doigts une branchette de frêne. L’arbre était encore en sève : lorsqu’il tira pour la détacher, une longue lanière d’écorce resta fixée à l’arbre et dépouilla la baguette comme une anguille ; il la sentit au creux de sa paume, nue, tiède et poisseuse36.

Et plus tard, à dix lignes de la fin du récit :

Il s’aperçut qu’il tenait encore à la main la branchette feuillue37.

Que cette incursion dans l’univers de La Presqu’île, nous soit au passage l’occasion de faire un sort au titre retenu par Delvaux pour son adaptation : Rendez-vous à Bray. On comprendra qu’il n’est pas de tradition au cinéma de pourvoir un film d’un titre aussi métonymique, et de surcroît énigmatique, que Le Roi Cophetua. Rendez-vous à Bray, plus explicite, avait en outre l’avantage de ne pas préjuger des protagonistes du rendez-vous, ce qui est bien le point central de l’affaire, nous venons de le mettre au jour. Mais Gracq parle de Braye-la-Forêt. « Rendez-vous à Braye-la-Forêt »? Trop long sans doute. « Rendez-vous à Braye » ? Source d’hésitation à l’oral. Bray fera l’affaire, d’autant qu’il est calqué –c’en est en quelque sorte le raccourci– sur cet autre lieu de rendez-vous de la nouvelle La Presqu’île, une gare encore, Brévenay, sans e. Double condensation onomastique, on le voit38. Quant à Jacques (le comédien Roger van Hool), et pour en finir avec la question onomastique, il garde ce nom de Nueil, prononcé « neuil », déjà si évidemment en assonance dans la nouvelle de Gracq avec les fantômes de la nuit et du deuil.

Déplacements ? Julien sera lui aussi musicien et il livrera au « marbre » de Jacques, dans une scène liminaire, une chronique musicale, en place de l’ami mobilisé, et à sa demande. Surtout, nous y reviendrons, il sera lui aussi pianiste, accompagnant à l’occasion les films muets dans un cinéma de quartier, comme Delvaux dans sa jeunesse. Autre déplacement, l’invention d’une petite fille à la marelle qui sautille en plongée sous la fenêtre de Julien, tel l’oiseau de sa comptine, et qui dessine à l’avance le parcours de Julien : sautant à pieds joints sur la case « ciel », ces paroles en deux temps déclinées : « le paradis n’est pas pour toi », puis en voix off sur l’ultime plan du film : « le paradis est pour le roi ». Le roi, c’est à présent Julien, on l’a compris. Nous reviendrons également sur cette comptine.

Mais l’invention la plus spectaculaire de Delvaux dans Rendez-vous à Bray, tient à ce dédoublement : l’introduction dans le récit d’une seconde femme, qui, à l’instar de Jacques, apparaîtra dans la quasi totalité des flash back, et qui figurera l’amie visiblement attitrée de Jacques au temps de la relation, mais aussi de Julien, un peu à la manière du mémorable trio de Jules et Jim, le film fameux de François Truffaut, tiré du roman d’Henri-Pierre Roché39. Ou pour le dire autrement, le spectateur est appelé à comprendre par touches légères, au fil des remémorations, que Jacques le malicieux prend un vif plaisir à tenter de jeter dans les bras de la belle Odile –car tel est son nom– incarnée par Bulle Ogier, le chaste Julien qui résiste. Au demeurant, le dédoublement en question est inscrit en filigrane dans la nouvelle de Gracq, à travers la convocation mentale de cet autre tableau, La mala noche de Goya : « Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche40. » Forme noire, forme blanche, la première pourrait évoquer à ce point la brune silhouette féminine qui hante l’obscurité de la Fougeraie, tandis que la blanche figurerait l’Odile solaire et insouciante des temps heureux d’avant les années de carnage. En réalité, les deux figures sont les facettes d’un même visage et c’est, si l’on s’en tient aux indications de La mala noche autant que du Roi Cophetua et la mendiante, la forme blanche qui cristalliserait plutôt le désir. Respectivement :

Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir41.

Devant lui, à gauche, se tenait debout -très droite, mais la tête basse- une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués. Le front penché très bas, le visage perdu dans l’ombre, la verticalité de la silhouette pouvaient faire penser à quelque Vierge d’une Visitation, mais la robe n’était qu’un haillon blanc déchiré et poussiéreux, qui pourtant évoquait vivement et en même temps dérisoirement une robe de noces42.

Delvaux, quant à lui, ne montrera pas La mala noche, si ce n’est fugitivement dans un arrière plan, et en dehors de La Fougeraie : scène stratégique où Julien, invité chez la mère de son ami, lui fait cette confidence qu’elle a du mal à prendre pour argent comptant, que Jacques ne l’a jamais invité à La Fougeraie. C’est que, bien entendu, Delvaux doit simultanément ménager deux choses : un cadre de rencontre privé comme il va de soi entre deux amis, ce sera la maison de la mère, et cet autre lieu, La Fougeraie, que Julien ne devra découvrir –et son étrange hôtesse– que le jour du « rendez-vous ». Car telle est la stratégie de Delvaux : construire les scénarios qu’il tire, soit dit en passant, d’œuvres d’écrivains vivants qu’il peut dès lors associer à son projet43, sur le principe de la « justification rétrospective », c’est là sa propre expression. A savoir : chacun des attendus de la signification terminale doit être systématiquement préparé en amont, comme autant de jalons offerts à l’enquête à laquelle est convié le lecteur. C’est cette méthode qui fonctionne, si l’on peut dire, à plein régime dans Rendez-vous à Bray. Nous allons le voir.

Au commencement, donc, sont trois amis liés par la musique, Jacques, compositeur, Odile et Julien, pianistes. Jacques, de quelques années le plus âgé et d’un milieu social plus élevé, est en quelque sorte le sommet du triangle. A Odile, il offre « la belle vie », automobile et aéroplane, virées gastronomiques dans la campagne. A Julien, il ouvre les portes du métier, non sans réticence de la part de l’intéressé : double scène d’altercation entre les deux amis –tout cela, nous l’avons dit, traité sous forme de flash back– : un jour, l’aîné surprend le cadet accompagnant au piano un film muet dans une salle obscure, activité indigne ! Un autre jour, Julien, quasi contraint par son ami de jouer quelques pièces de Brahms dans le salon huppé des Haussmann44, quitte les lieux avec pertes et fracas, indigné d’être traité comme un domestique de luxe ! Autre proposition, mieux accueillie, de Jacques à l’heure de la mobilisation : Julien reprendra sa chronique musicale le temps court de son absence, la guerre étant « l’affaire de quelques semaines » (Julien : « Votre quatuor ne sera jamais prêt pour l’automne ! » Jacques : « Mais si, mais si, laissez-moi le temps de faire cette guerre d’abord, voulez-vous, il fera moins chaud pour jouer en septembre ! ») Tentatives, nombreuses, enfin, mais sans succès, nous les avons déjà évoquées, de déniaiser Julien dans les bras de la jeune Odile. Nous sommes alors dans les jours de la déclaration de guerre.

Depuis, trois ans ont passé, Julien n’a plus guère revu son ami, jusqu’à ce jour, le 22 décembre 1917 exactement, où il reçoit, comme dans la nouvelle de Gracq, un télégramme ainsi libellé : « Rendez-vous à Bray 28 décembre La Fougeraie. Vous salue affectueusement de loin. Lieutenant Jacques Nueil. » Le jour dit, ayant pris le train jusqu’à Bray(e) et cherché son chemin, Julien sonne à la grille de La Fougeraie. C’est ici qu’entre en scène un quatrième personnage, interprété par celle qui fut l’une des icônes de la « nouvelle vague », Anna Karina, mais alors, « utilisée » à contre-emploi. La demeure est sombre, toute de bibelots, de meubles et de tentures. La jeune femme s’y déplace sans un bruit, hiératique. Sa silhouette vacillante à la flamme des chandeliers, son visage fermé, son mutisme à peine interrompu par quelques phrases d’apaisement à l’adresse d’un hôte dont on voit grandir l’inquiétude (« Ne soyez pas si inquiet ! »), font d’elle une apparition, un fantôme avant même qu’un fantasme. On a souvent qualifié l’esthétique d’André Delvaux de réalisme magique, l’étrange y advient au cœur même du quotidien : soudaine coupure de courant, tintement des lustres et des verres, comme par l’irruption d’une présence. La scène, on s’en souvient, est reprise de Gracq :

Surpris par l’obscurité brusque, je me laissai couler dans le fauteuil dont je tenais l’accoudoir et j’attendis un moment sans bouger. Le roulement de la canonnade prenait possession plus intimement de la pièce noire : son, tressautement faisait tinter parfois les figurines en verre de Venise posées sur la cheminée. Il était singulier qu’on me laissât ainsi seul dans cette maison songeuse, et pourtant je restai longtemps assis et immobile45.

Nous sommes là, en effet, aux frontières du conte fantastique : on comprend que Delvaux ait eu d’emblée le désir de se saisir de la nouvelle !

Advient enfin, comme chez Gracq, ce tournant du récit qu’est l’épisode du Roi Cophetua et de la mendiante. Tel est le privilège du cinéma : à l’ekphrasis de la nouvelle, André Delvaux substitue la vision même du tableau de Burne-Jones, le balayant, à travers le regard de Julien, de bas en haut et de haut en bas, insistant sur les positions respectives du roi agenouillé et de la mendiante offerte. Dès lors, la sylphide qui hantait les couloirs, va, par contrecoup, s’incarner à ses yeux, et l’histoire s’acheminer vers son terme. Il est à présent certain que Jacques ne viendra plus, mais déjà, Jacques est oublié ou si l’on préfère, et c’est là la séduisante hypothèse de lecture de Delvaux : il est parvenu à se faire oublier.

Reprenons une dernière fois, comme au terme d’un récit policier on recolle les morceaux, chacune des « propositions » de Delvaux. Jacques et Julien sont puissamment unis par leur commune passion pour la musique (il fallait, pour les lier, plus solidement que dans la nouvelle, cette première justification rétrospective). Julien est en somme à peine sorti de l’adolescence. Ses dispositions de musicien ne font aucun doute aux yeux de Jacques. Conduit à donner un récital, on dira de lui, « Son jeu, c’est la jeunesse même », mais aussi : « Je suppose qu’il mûrira ! » En attendant, il ne doit pas gâcher ses doigts sur un bastringue de quartier. Le temps de la guerre, son ami qui a commencé à composer pour lui un nocturne, lui confiera sa chronique (deuxième série de justifications rétrospectives). Mais Julien, enfermé qu’il est la plupart du temps dans son appartement d’étudiant (la petite fille à la marelle l’interpelle par la fenêtre dans l’une des scènes initiales, on pourrait croire alors que c’est là son seul entourage), ne connaît rien de la vie. Son ami va se mettre en peine de le délurer : Odile, sorties, (troisième série de justifications rétrospectives), sans succès. Dès lors, il ne reste plus à Jacques qu’à tenter, si l’on peut dire, le grand coup –un service à lui rendre, sans doute, mais alors en forme de guet-apens– et c’est l’épisode de La Fougeraie qui peut se résumer ainsi : si Jacques, qui a fixé le rendez-vous, fait faux bond ce soir là, c’est peut-être tout simplement qu’il a décidé de ne pas venir et de prendre le jeune Julien dans les rets de la « servante-maîtresse ». Jacques y trouverait-il perversement son compte ? Est-elle de son côté complice, à demi complice ? Le fait est qu’elle insistera plusieurs fois pour le retenir. Julien serait alors tombé, tête première, mais au bout du compte à son corps consentant, dans le piège tendu ! Et de fait, quittant La Fougeraie au petit matin, un journal emprunté à la gare, lui apprend que, par suite d’intempéries, l’aviation n’a pas décollé depuis deux jours (« On espère des éclaircies qui permettront à nos vaillants soldats de reprendre le ciel »), ce qui rend définitivement improbable le spectre de l’accident. Mais désormais, l’esprit de Julien est ailleurs : un dernier plan le montre hésitant entre le train en partance et la tentation de La Fougeraie, plus ambivalent en cela que le narrateur gracquien, lequel s’est « habill(é) dans une hâte panique » avant de s’enfuir, sans doute irréversiblement, en « déval(ant) l’escalier46 ».

Telle est, on le voit la leçon d’« interprétation » d’André Delvaux. Et la question se pose alors : cette interprétation peut-elle être reversée sans réserve sur le texte de Gracq, qui choisit, quant à lui, de passer très rapidement sur les tenants d’une relation, celle des deux amis, qui est le socle même de la construction de Delvaux ? Le fait est qu’on peut à présent, sur la base de la lecture que propose le film, relire Le Roi Cophetua d’un œil plus vigilant : disons-le d’emblée, aucun indice textuel ne nous semble en mesure d’invalider de quelque façon l’hypothèse de Delvaux, et surtout pas le laconisme hésitant de la servante dès lors qu’elle est à plusieurs reprises interrogée sur l’absence de Jacques. Au contraire, souvenons-nous :

Les images de la soirée repassaient une à une vivement dans mon esprit, mais maintenant que l’angoisse qui m’avait tenu à la gorge se dissipait, l’éclairage changeait, la faisait glisser vers un clair-obscur plus égarant, plus sournois. Je songeais à la sécurité si peu explicable qui avait présidé à cet étrange rituel de la veille, et qu’elle avait été de bout en bout seule à conduire. A cette expression que j’avais surprise, quand j’avais poussé la porte de la pièce obscure, et qui maintenant me paraissait moins celle de l’anxiété que d’une espèce d’effroi. Comme s’il n’avait jamais été question une seconde –ni pour lui, ni pour elle– que Nueil pût venir. Comme si j’avais été dès le début, dans le déroulement de ce service insolite -le lit, la table- présent et nécessaire, et pourtant intimement, paisiblement exclu47.

« Comme si... comme si... » Autrement dit, pure hypothèse ! Mais à ce point, le narrateur se rendort au côté de la belle, et on imagine que cet instant de lucidité ne se représentera pas. Au demeurant : « Peu m’importaient les chemins. Peu m’importaient les raisons. Il n’y avait de comptes à rendre, ni pour elle, ni pour moi. Simplement : ainsi48 ; je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte49. » Et Jacques aussi.

Il est temps à présent de conclure, presque dans le repentir. Ce serait en effet faire grave injustice au film de Delvaux, que de sembler le réduire à une sorte d’enquête policière à rebours, une pure tentative d’épuisement, comme aurait dit Perec, de la nouvelle de Gracq, un jeu de l’esprit, en somme. Car, qui n’a pas vu le film, ou s’en souvient de loin, peut ressentir l’ensemble desdites justifications rétrospectives que nous venons longuement d’évoquer, et qui sont autant de scènes « ajoutées », comme parasitant la belle ordonnance nocturne de l’attente qui fait le charme puissant d’une nouvelle toute de silence et de lenteur.

Ce serait, pour le coup, méconnaître ce qui fait l’essentiel du film de Delvaux, et lui vaut, sans doute, sa postérité : à savoir, le rôle déterminant et unificateur de la musique. Et c’est bien là en effet l’apport décisif de Delvaux au Roi Cophetua, auquel Gracq semble s’être rallié d’enthousiasme :

L’élément musical, activement, admirablement incorporé par Delvaux à son film, jusqu’à en être parfaitement indissociable, joua ici un rôle de médiation efficace : il replongeait les contours si nets du film dans une espèce d’eau-mère, de milieu natif encore à demi-indifférencié où l’homme des mots et l’homme des images pouvaient se rejoindre par-delà la barrière dissoute des modes d’expression50.

Quant à Delvaux, il confessera que Rendez-vous à Bray « reste pour (lui) (s)on film le plus heureux » : « une forme enfin maîtrisée où la musique et les personnages greffés sur une juste ligne du temps s’épousent parfaitement51.

Cette « eau-mère » dont parle Gracq, elle tient en l’occurrence, pour l’essentiel, à l’obscure clarté des Intermezzi de Brahms. Tout commence en réalité par trois petites notes d’une comptine enfantine : mi sol la sol mi sol la sol, chantées par la fillette, et reprises au piano par Julien. Le thème de cette comptine, c’est en réalité chez Brahms que Delvaux, par l’entremise de Frédéric Devresse, son compositeur, est allé le chercher, précisément dans le troisième Intermezzo en ut dièse mineur, op. 117. D’autres œuvres s’y adjoindront au cours du film, entre autres, une pièce brillante de César Franck, un fragment du quatuor de Jacques Nueil en préparation, ainsi que son nocturne inachevé, impeccable pastiche signé à nouveau Frédéric Devresse, composé à l’exemple de l’Intermezzo en si mineur. De ces moments musicaux qui traversent le film, Delvaux dit avoir, au fil des séquences, poussé le jeu jusqu’à les disposer en forme de rondeau : aba aca ada, etc.

Or c’était là, en quelque sorte, pour le cinéaste, se glisser dans une brèche ouverte par la nouvelle de Gracq, et l’élargir à la dimension de toute la nouvelle :

La pièce où l’on m’avait introduit devait tenir le rôle à la fois de salon, de fumoir et de salle de musique, ou plutôt de cabinet de travail, car c’était ici visiblement que Nueil composait. Toute la partie gauche de la salle était occupée par un piano à queue et par un piano droit ; dans les casiers à musique qui les séparaient étaient rangées des partitions reliées et des rames vierges de papier réglé52.

Dans la nouvelle, le piano restera muet et, littéralement, « de glace » (« Pendant […] que je laissais mon doigt glisser sur le couvercle du piano que ne ternissait aucun grain de poussière, l’image qui s’incrustait dans mon esprit devenait froide et même glaciale53 »), mais le Julien du film saura l’ouvrir, et des notes naîtront dans la nuit de La Fougeraie, Brahms, mais aussi ce nocturne manuscrit de la main de Jacques, désigné comme op. 14 (Jacques n’en est pas à ses débuts), posé sur le piano, dédié « A Julien E. », et comme ouvert à son intention. Julien le déchiffrera en effet, et le spectateur pourra suivre la partition plein cadre, jusqu’à ce que l’écriture s’interrompe au milieu d’une phrase pour cause d’inachèvement. La guerre, depuis trois ans, a eu provisoirement raison du bien nommé nocturne (comme si Jacques avait eu prescience de l’heure à laquelle le dédicataire le découvrirait), mais ce soir les doigts de Julien lui redonnent vie et chaleur.

Delvaux voyait dans le « septième art » la somme de tous les autres, et Gracq, interrogé sur un art cinématographique qui pourrait, à l’instar de l’opéra, être envisagé comme « art total », répond : « Il en donne au moins l’idée.54 » Rien, sans doute, n’est plus difficile à mettre en mots, que l’univers de la musique. Le commentaire musical lui-même se réfugie fréquemment dans la facilité de considérations purement techniques. Quant à rendre sensible l’essence, la quintessence, de la musique, ce que Jankélévitch appelle « l’Ineffable55 », seul Proust semble avoir su s’en approcher. Le cinéaste dispose d’emblée, quant à lui, des moyens susceptibles de donner à entendre, comme sans médiation, telle « petite phrase de Vinteuil ». Delvaux joue en virtuose de ce savoir-faire, et ce seul fait justifie en soi l’entreprise de Rendez-vous à Bray comme mise en résonance, à tous les sens, de la nouvelle de Gracq.

Notes de bas de page numériques

1 Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1981, p. 238.
2 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 233.
3 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938, Folio, p. 181.
4 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 236.
5 Cf. Roger Munier, Contre l’image, Gallimard/Le Chemin, 1963.
6 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 237.
7 « L’écrivain au travail », entretien avec Julien Gracq, Magazine littéraire n°179, décembre 1981, p. 22.
8 Jean Tulard, Dictionnaire du Cinéma, les réalisateurs, Robert Laffont/Bouquins 1982.
9 Julien Gracq, En lisant en écrivant, p. 234.
10 Julien Gracq, « Une collaboration sans nuages », texte annexé à l’édition vidéographique de Rendez-vous à Bray, Boomerang Classics, 2004.
11 André Delvaux, « Genèse d’une œuvre », entretien annexé à l’édition vidéographique de Rendez-vous à Bray, Boomerang Classics, 2004.
12 Julien Gracq, Le Roi Cophetua in La Presqu’île, José Corti, 1970, p. 217.
13 Julien Gracq, Le Roi Cophetua., p. 220.
14 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 197.
15 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 183.
16 Roland Barthes, S/Z, Seuil/Tel Quel, 1970.
17 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 194.
18 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 186.
19 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 251.
20 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 189.
21 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 214.
22 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, pp. 216-217.
23 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 191. Nous soulignons.
24 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 201.
25 La figure du Roi Cophetua, issue d’une vieille ballade anglaise, apparaît, comme s’en souvient le narrateur, dans l’œuvre de Shakespeare (Richard II, Henri IV, Peines d’amour perdues, ici Roméo et Juliette, II, 1, 14), elle inspirera, à la suite, les poètes anglais Thomas Percy (1729-1811) et Alfred Tennyson (1809-1892). Le tableau du peintre préraphaélite Edward Burne-Jones (1833-1898) semblait ponctuer le cycle, avant la reprise de Gracq, puis de Delvaux au XXe siècle.
26 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 220.
27 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 217.
28 Dictionnaire abrégé du Surréalisme in Paul Eluard, Œuvres complètes 1, Gallimard, 1968, Bibliothèque de La Pléiade, p. 748.
29Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 222.
30 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 228. Nous soulignons.
31 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 213.
32 Vercors, Le Silence de la mer, Editions de Minuit, 1942.
33 Raymond Radiguet, Le Diable au corps, Grasset, 1923.
34 L’un des films les plus célèbres d’André Delvaux, adapté du roman de Johan Daisne Le Train de l’inerte, s’intitule Un soir un train, et l’univers pictural de cet autre grand belge qu’est Paul Delvaux, est peuplé de gares nocturnes où rien n’arrive, hormis les trains justement, réminiscence d’enfance, semble-t-il.
35 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, pp. 189-190.
36 Julien Gracq, La Presqu’île in La Presqu’île, p. 176.
37 Julien Gracq, La Presqu’île, p. 179.
38 Et néanmoins, lorsque le personnage descend du train au début du film, un plan général de la gare donne à lire, clairement inscrit au fronton, le nom de Braye-la-Forêt.
39 Henri-Pierre Roché, Jules et Jim, Gallimard, 1953.
40 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 214.
41 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 215. Nous soulignons.
42 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, pp. 223-224. Nous soulignons.
43 Marguerite Yourcenar, par exemple, approuvera sans réserve son adaptation de L’Œuvre  au noir.
44 En place du « vieux Gabriel Fauré » souffrant !
45 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 203.
46 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 250.
47 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, pp. 245-246. Nous soulignons.
48 Cf. le célèbre « C’est ainsi ! » de Hegel.
49 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, pp. 248-249.
50 Julien Gracq, « Une collaboration sans nuages », texte annexé à l’édition vidéographique de Rendez-vous à Bray, Boomerang Classics, 2004, pp. 10-11.
51 Propos rapportés par Philippe Reynaert in « Rendez-vous avec André Delvaux », édition vidéographique de Rendez-vous à Bray, Boomerang Classics, 2004.
52 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 199.
53 Julien Gracq, Le Roi Cophetua, p. 199.
54 « L’Écrivain au travail », entretien avec Julien Gracq, Magazine littéraire n°179, décembre 1981, p. 22.
55 Cf. Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Seuil, 1983.

Pour citer cet article

Paul Léon, « Du Roi Cophetua à Rendez-vous à Bray : André Delvaux lecteur de Julien Gracq », paru dans Loxias, Loxias 19, mis en ligne le 19 janvier 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1987.

Auteurs

Paul Léon

Paul Léon est maître de conférences à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Il enseigne la littérature française du XXe siècle et le cinéma. Membre du Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature (CTEL), il a déjà donné plusieurs contributions à la revue Loxias. Ses travaux portent pour l’essentiel sur la relation de l’écrit et de l’image. Dernières participations à des ouvrages collectifs : « Iconotextes, le jeu des images et des mots » in Comprendre le cinéma et les images (Armand-Colin 2007, trad. portugaise éd. Texto & Grafia 2008), « L’écrivain et ses images, le paratexte photographique » in Littérature et photographie (Presses Universitaires de Rennes 2008), « Flatters peintre et psychagogue, personnage camusien par l’écrivain lui-même » in Les spirales du sens chez Renaud Camus, éd. Rodopi, Amsterdam-New York 2009).