Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Constellation du bonheur 

Elmira Dadvar  : 

La solitude et le mythe de la vie moderne – homologie latente

Résumé

La ville iranienne connaît des mutations importantes qui reflètent des transformations des rapports humains dans la société moderne. A travers les textes littéraires on peut étudier le champ particulier de l’imaginaire de l’espace, et voir s’exprimer des relations significatives tant avec la réalité socio-historique qu'avec l'existence fictionnelle des personnages.

Index

Mots-clés : espace romanesque , géocritique, Iran, modernité

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Le 22 novembre 1925, Dervis Xan, l'un des plus célèbres musiciens iraniens, s'est fait renverser par une voiture ; l'accident causa sa mort. A l'époque, il n'y avait que quelques voitures à Téhéran. Dervis Xan fut la première victime d'une vie urbaine moderne.

Le mode de vie iranienne fut bouleversé durant le siècle écoulé. Les photos et les souvenirs des grands-parents sont les meilleurs témoins de ce grand changement inévitable nommé modernisation. Au XXème siècle, les transformations de la ville et de la vie iraniennes poussent l’individu vers une grande solitude. Des maisons sont détruites en faveur de grands immeubles dans lesquels des appartements vastes ou exigus rassemblent des gens venus des quatre coins du pays. Aucun cordon ombilical ne les unit. Froids et distants, ils errent dans une macro-société nommée métropole.

L'identitaire semble être, au plan esthétique, l'un des modes privilégiés de l'inscription de la ville dans le roman persan. La ville à cause des valeurs identitaires auxquelles elle adhère : la culture, l'histoire, la langue, n'est pas du tout hors du temps et de l'espace ; et en tant que dispositif complexe de rapports signifiants : objets, langages, symboles, déplacements, souvenirs et désirs, les grandes villes s'offrent plutôt dans le roman à un type de figuration hybride et labile où l'imaginaire et l'identitaire se cherchent et se repoussent mutuellement.

La représentation spatiale dans un texte littéraire présente un double intérêt, car l'espace romanesque peut entretenir des relations significatives. C'est pourquoi l'espace littéraire sera investi de valeurs idéologiques. L'espace devient la base organisatrice de la construction d'une image du monde. Dans la littérature persane, la structure spatiale évoquée et la structure socio-politique d'une ville comme Téhéran présentent des homologies latentes.

Je me propose d'analyser la ville au XXème siècle à travers les romans et les nouvelles. Les transformations et la modernisation de cette ville poussent l'homme vers une grande solitude. Dans cet article, l’image de la ville sera analysée en relation avec l'identité sociale et culturelle des personnages.

Pour les Iraniens la maison est tout d'abord un foyer, un nid, où toute la famille peut être à l'abri, où la chaleur humaine existe, où on partage la joie et la tristesse. Mais aujourd'hui cette maison a-t-elle toujours gardé son statut ?

Elle se divisait en deux bâtiments distincts : l'andarouni ou gynécée, dont la porte était interdite à tout adulte de sexe masculin, à l'exception des proches, et le birouni, l'appartement des hommes, où se trouvait une salle de réceptions, la salle d'étude consacrée au travail et à l'accueil des visiteurs. Les deux bâtiments étaient reliés par une porte, et leurs jardins communiquaient. Un mur élevé entourait l'édifice afin d'en préserver l'intimité, disposition typique des demeures seigneuriales de la fin du XIXème siècle en Iran : « Au moment où Das Akol, pénétra dans le birouni, la cérémonie mortuaire était terminée, les objets du culte, ramassés1. »

Deux heurtoirs, à la porte : l'un mince et long dont le son annonçait la présence d'un homme, l'autre épais et rond indiquant la présence d'une femme. Le birouni était un espace masculin, la présence des femmes y était interdite. L'andarouni était un espace féminin, domaine des femmes, des enfants et des domestiques. C'est là que se nichait le pouvoir, derrière le nœud des intrigues ; c'est là que se tramaient les mariages, que se liaient et se déliaient des amitiés, que se faisait et se défaisait le succès politique. Mais l'andarouni était aussi le sanctuaire des sentiments, le lieu où les femmes développaient et cultivaient leurs imaginations, à travers la lecture, la poésie, les contes. Elles y apprenaient les arts ménagers, la couture, la broderie… « Après avoir attendu quelques minutes près du bassin, on le fit entrer dans une pièce dont la fenêtre à guillotine, donnait sur l'andarouni. » La vie bouillonnait dans les andarounis.

Le birouni d'un homme était une maison ouverte ; les visiteurs, les amis et les parents, tous ceux qui sollicitaient une recommandation ou une faveur, pouvaient entrer à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Un serviteur était chargé de recevoir les invités, de leur servir des rafraîchissements et de veiller à ce que les informations puissent circuler en permanence entre les deux bâtiments, par l'intermédiaire de son épouse, laquelle occupait des fonctions similaires dans l'andarouni.

Une cour carrée avec un bassin au milieu et une série de pièces qui entouraient la cour, genre plutôt caravansérail. Chaque pièce abritait une famille : « c'était dans ce même caravansérail où ils occupaient une étroite cellule coincée dans un angle de la bâtisse, que Zolqadr, sa sœur Mahrou et son petit frère Djamal traînaient leur vie jour après jour, leur père Cheraq-Ali et leur mère Atas avec eux – si l'on peut dire… » Dans cette micro-société chacun était au courant de la vie des autres. Les joies étaient rares, alors ils partageaient les tristesses.

A partir des années 1930 à Téhéran, les rues s'élargirent, la chaussée se revêtit d'asphalte, l'électricité remplaça les lampes à huile et à gaz, les places s'ornèrent de statues, de fontaines, de plates-bandes, bref le visage de la ville se métamorphosa. Les familles les plus aisées émigrèrent vers le nord, au pied des montagnes, où les quartiers étaient calmes, plus frais et l'eau plus abondante. Ainsi la topographie de la haute ville et de la basse ville déterminait-elle le niveau de respectabilité des personnes qui y habitaient. L'identité sociale de la haute bourgeoisie était une identité traditionnelle qui existait déjà, alors elle fut liée à une nouvelle identité culturelle qui avait tendance à refléter l'exemple européen.

Les nouvelles maisons étaient des bâtisses à deux ou trois étages, aux balcons de fer forgé ouvragé et aux murs d'enceinte surmontés de motifs décoratifs en brique. Les pièces étaient spacieuses, avec de hauts plafonds. D'épais murs isolaient les pièces et les protégeaient autant des grands froids que des grosses chaleurs. Parfois dans l'une des parties, en retrait du reste du bâtiment, courait le long de la façade une galerie soutenue par de minces colonnes corinthiennes, qui surplombait le vaste jardin dont les immenses arbres tutélaires regardaient par-dessus les murs d'enceinte. Les salons de réception et le bureau du maître de la maison se situaient au rez-de-chaussée, les autres pièces en haut ; les enfants avaient une chambre à eux. La chambre du serviteur qui était chargé d'ouvrir la porte et d'accueillir les visiteurs était dans un coin du jardin. Ainsi birouni et andarouni s'unissent-ils pour former une grande maison moderne.

Dans la ville basse la maison-caravansérail avec ses cellules existait toujours mais une nouvelle forme de vie germait aussi. Sur les deux côtés des petites rues et ruelles des boîtes d'allumettes, baptisées maisons, d'une architecture bâtarde commencèrent à entasser les gens. Les gens des grandes maisons modernes s'isolaient tandis que ceux des quartiers populaires s'entremêlaient.

Après la deuxième guerre mondiale les quartiers se transformèrent de plus en plus : les grandes familles émigrèrent plus au nord encore, vers les riches faubourgs s'étalant au pied des montagnes, tandis que la petite bourgeoisie s'installait à leur place. Les vieilles demeures furent divisées en appartements, créant un nouveau mode de vie pour la société iranienne, ou furent purement détruites pour être remplacées par de nouvelles constructions, toutes bâties dans le style occidental et par des architectes formés plutôt en Europe comme Vartan, Hovanessian, Guévarguian et Abkar. Quelques années plus tard une nouvelle génération d'architectes qui avaient fait leurs études aux Etats-Unis monta sur scène. Le mélange des genres et des goûts forma un ensemble hybride. Dans les années 1960 les derniers vestiges d'une architecture persane authentique donnèrent leur place à une hideuse prolifération de villas pseudo-californiennes, de grands ensembles ou de petits appartements, tous complètement inadaptés au climat du pays et au mode de vie de ses habitants (les murs, les fenêtres, les cuisines). Les gens prirent l'habitude de vivre dans des appartements vastes ou exigus. Les arbres centenaires furent abattus afin d'étendre les terrains à bâtir ; pour chaque maison détruite, il en repoussait plusieurs, et les vertes frondaisons qu'on apercevait par-dessus les murs du jardin disparurent. C'était pour une large part une conséquence de ce phénomène qui n'était pas propre à l'Iran : la modernisation.

Aujourd'hui, dans la ville haute et dans une course infernale, les gratte-ciel remplacent les villas. La jolie montagne Alborz a disparu derrière l'air pollué et les gratte-ciel. Un style post-moderne importé, qui n'a aucun rapport avec la vie quotidienne iranienne se manifeste ici et là. Dans la ville haute, les gens se cachent derrière leur porte verrouillée. L'individualisme, un phénomène venu d'ailleurs affirme sa présence.

Dans la vie iranienne jardin et cour jouissent d’un statut privilégié. Ce qui explique, depuis Le jardin de roses de Sa'adi jusqu’aux vers des poètes contemporains, leur place importante dans la littérature persane.

Autrefois, dans les jardins il y avait un ou deux bassins et dans les cours un petit bassin circulaire avait été creusé au milieu. Le cyprès est l'arbre de la vie et de la littérature persanes ; cet arbre symboliquement représente Touba l'arbre de la Vie ou l'arbre du Paradis. A part cet arbre, les pins et les platanes étendaient leurs ombres sur la végétation des jardins ; au printemps, les roses et les rameaux veloutés des églantiers en fleurs répandaient leur écume sur les buis, s'enroulaient autour des trônes, éclaboussaient les massifs dans un somptueux abandon. Ils parfumaient l'air de leurs subtiles exhalaisons et abritaient des centaines d'abeilles, de papillons, d'oiseaux. Dans certaines maisons, au-delà du jardin se trouvait le verger où cerisiers, pruniers et pommiers se dressaient au milieu d'un tapis de menthe, de ciboulette, de persil et d'autres herbes aromatiques. Souvent devant les fenêtres, une vigne tordait son tronc noueux autour d'un pin et étendait son feuillage au-dessus d'une treille.

Au printemps et en été, les habitants de la maison cuisinaient souvent à l'ombre de cette vigne qui, à l'automne, donnait les raisins muscat les plus sucrés qui soient. La vigne était un élément inséparable du jardin et de la cour. En été, le parfum des jasmins plantés dans des pots inondait tout le jardin. Le jardin persan traditionnel, lieu d'élection du rossignol et de la rose, célébré par les poètes et les écrivains à travers les siècles, était l'expression d'un génie national dont les autres manifestations étaient la fabrication des tapis, la peinture de miniatures, l'écriture de poèmes. Hélas, rares sont les grands jardins d'antan qui subsistent encore aujourd'hui. Dans la littérature contemporaine, nous comprenons que le jardin et la cour sont les milieux où se déroule l'histoire : « Notre cour peu à peu s'emplissait de monde ; l'été nous en garnissions le tour avec nos tapis, et nous disposions avec soin les pots de fleurs autour du bassin. […] Je m'étais installée de façon à être tout entière dans l'ombre et à avoir une vue d'ensemble sur la cour illuminée, les gens arrivaient un par un et gagnaient leur place habituelle.2 »

Le bassin jouait un rôle multiple : « Quand je suis rentré de l'école à midi, mon père était en train de faire ses ablutions au bord du bassin.3 » ; ou bien on lit également : « Soudabeh, avec son petit arrosoir rouge, arrosait les fleurs de la cour et Manigeh, sa sœur aînée, assise au bord du bassin se brossait les dents.4 »

Selon les hommes, le sexe féminin avait besoin d'être dominé. Alors le bassin se transformait en un lieu de rencontres. Assises au bord du bassin, faisant la lessive ou la vaisselle, les femmes échangeaient les dernières nouvelles. Enchaînées par la distribution traditionnelle des rôles, ensemble au bord du bassin, elles pouvaient se détendre un peu. En outre le bassin recouvert d'un plancher était la scène par excellence du théâtre traditionnel. Les hommes assis autour du bassin et les femmes à leur fenêtre pouvaient contempler le spectacle.

Mme Simin Danesvar dans son roman, Suvasun consacre tout un passage au bain, l'un des plus beaux passages du roman. Un décor exotique, avec un pavillon d'été pourvu d'un bassin, une fontaine magnifique au milieu du bassin en marbre, le parfum des fruits exotiques, une vapeur douce et tiède, des plats, des vases et des tasses en porcelaine de Chine, dans lesquels circulent des repas d'amour, tout cela forme un décor féerique.

Qu'il se soit agi d'un bain privé ou public (hammam), dans la société iranienne aller au bain était une grande cérémonie : « Ce bain, chez nous, c'était une vraie calamité. Mon père s'était mis dans la tête de faire construire un bain à la maison. Et sept jours par semaine on respirait une fumée de tous les diables. Car bien entendu, toutes les femmes de la famille tenaient à en profiter.5 »

Le hammam était au cœur de la vie de la communauté, une agence pour l'emploi doublée d'un service d'informations gratuit. Aviez-vous besoin d'un domestique, d'un menuisier, d'un jardinier, il vous suffisait de demander à l'employé(e) de votre hammam. C'était aussi par là que circulaient et s'amplifiaient toutes les rumeurs et les confidences de chacun ou chacune. Dans Une femme de trop de Al-e Ahmad, c'est la masseuse de hammam qui cause le malheur d'une pauvre femme en annonçant à sa belle-mère que celle-ci porte une perruque. Ces masseuses servaient aussi de marieuses : elles décrivaient les jeunes filles qu'elles connaissaient aux femmes qui avaient des fils à marier. Nombre d'unions avaient ainsi été scellées. Pour remercier la masseuse, on l'invitait au mariage, on lui offrait de l'argent, de la nourriture, des vêtements, et elle restait pour toujours attachée à la famille.

Le hammam, depuis l'aube jusqu'au début de la matinée, puis après le coucher du soleil jusqu'à tard dans la nuit, était réservé aux hommes ; les femmes, elles, pouvaient s'y rendre dans la journée.

Pour les femmes, la visite aux bains constituait une agréable distraction dans la routine, un moment de repos en même temps qu'une récréation. Elles s'y rendaient en compagnie de leurs enfants, et passaient la journée dans cette atmosphère saturée de vapeur chaude. Elles emportaient leur déjeuner et tuaient le temps en s'échangeant les dernières nouvelles.

Comme bien des aspects de la vie quotidienne en ce temps-là, les rituels du hammam se pliaient à un certain nombre de codes sociaux et économiques : les femmes les plus pauvres faisaient de leurs serviettes et vêtements propres un baluchon qu'elles transportaient elles-mêmes, tandis que les femmes riches chargeaient un domestique de les précéder avec leurs affaires de bain.

Aujourd'hui, les gens prennent leur douche chez eux. Ils sont pressés et n'ont pas de temps à perdre ; et par mesures d'hygiène depuis quelques années les portes des hammams sont verrouillées.

Dans la société iranienne du XXème siècle, la maison et le hammam, par la présence perpétuelle de la femme, sont considérés comme des espaces féminins, mais la rue incontestablement est un espace masculin.

La rue est le lieu du commerce, des rencontres, des bagarres. Jadis, les après-midi, les femmes assises au seuil des portes sur un tabouret de bois épluchaient leurs légumes et surveillaient le va-et-vient. Cette habitude féminine existe encore dans certains quartiers de la ville basse. Les vieillards fumaient leur pipe dans des maisons de thé ou dans un coin : « Machinalement, il alla s'asseoir sur une borne de pierre, devant une maison, sortit sa pipe de sa poche, la bourra, l'alluma. Il fumait lentement.6 » Les maisons de thé situées dans la ville basse et remplacées par des cafés-restaurants dans la ville haute sont toujours les points de rencontres. On peut facilement y trouver une main d'œuvre.

Autrefois dans les rues, depuis l'aube jusqu'au soir les marchands des quatre-saisons et les camelots chantaient les louanges de leurs marchandises dans une prose poétique et imagée. En ce temps-là, il y avait une saison pour les fruits et les légumes : les oranges et les citrons disparaissaient à la fin de l'hiver. Avec la chaleur, surgissait le vendeur de glaces. L'automne était la saison des grenades. Chaque quartier ressemblait à une ville persane typique en miniature. Il avait sa grand-rue et son bazarceh, sa boulangerie, sa boucherie, son épicerie, son marchand de primeurs et un traiteur qui vendait des betteraves et des aliments chauds en hiver, des glaces et des boissons fraîches en été. A l'entrée du bazarceh, il y avait une petite mosquée ainsi qu'un hammam.

Les commerçants vivaient au-dessous ou derrière leur échoppe. Ils avaient des registres où ils marquaient les achats à crédit de leurs clients. Aucune signature, aucun gage, une seule parole suffisait pour faire confiance. Là encore les passants étaient sensibles aux impressions visuelles, auditives et olfactives qu'ils recevaient du vieux quartier :

J'ai couru ensuite vers le bazar. En passant devant le marchand de brochettes, j'ai cru défaillir. Le fumet de la viande grillée emplissait la rue […] les abords du tcheloï (restaurateur qui sert du riz accompagné d'une sauce de viande ou de poulet), n'excitaient guère mon appétit, avec ses portes closes et ses rideaux tirés… La boutique du marchand de soupe était déserte et rien n'y mijotait. Nous étions maintenant à la saison du halim (potage à base de viande et de gruau), et le coup de feu, c'était le matin. Les petits matins glacés, devant la boutique, un agneau entier écorché avait été disposé non sans peine sur un plateau ; son cou ressemblait à une souche. En face, sur la banquette de maçonnerie, trônait un autre plateau débordant de semoule de blé, avec un grand hachoir – un très grand hachoir – posé dessus.7

Participer à une cérémonie de deuil était considéré comme un devoir, mais pour le mariage on attendait l'invitation. L'identité culturelle des hommes était ainsi caractérisée par les liens intimes que le quartier entretenait avec toute la ville.

Aujourd'hui quelque chose s'est cassé, un fil, un rêve, un espoir. Le grand bazar est toujours l'artère commerçante de la ville, mais les bazarcehs ont reculé devant les grandes surfaces. Les habitants de la ville basse déplorent que leur quartier populaire ait été abîmé par les urbanistes ou plutôt les promoteurs qui eux, habitent dans la ville haute. La ville s'est développée un peu n'importe comment. Les petites rues dont certaines parmi elles étaient autrefois nommées « les rues des réconciliations » ont disparu. Les grandes routes, les artères vitales de la ville, les ont remplacées. On ne se balade plus dans son quartier ; on prend la voiture et on roule à toute vitesse pour aller ailleurs. Les imaginations ont fait basculer les valeurs sociales. L'homme est devenu ce qu'il a et non pas ce qu'il est. Autrefois la vie sociale se déroulait au milieu de la famille et d'un cercle d'amis dont certains étaient plus intimes, et sans doute plus chers. Aujourd'hui c'est la machine qui, inévitablement, dit le dernier mot. Elle a anéanti tout le passé et créé les conditions pour rebâtir une nouvelle vie.

L'analyse de la représentation spatiale de la ville met en évidence ses liens intimes avec l'histoire du pays et avec l'identité socioculturelle des personnages. L'opposition entre la ville haute et la ville basse persiste toujours dans la vie actuelle. La vie traditionnelle évolue vers une vie moderne ; l'identité traditionnelle évolue vers l'individualisme et l'individualisme nous mène vers l'incommunicabilité (au centre des préoccupations de J.-P. Sartre, A. Camus, J.M.G. Le Clézio) et enfin vers la solitude :

Quelque chose se passe en bas, quelque chose d’absurde. Quelqu’un est-il mort ? Je n’entends plus le ‘tar’ de notre voisin. Il y a un certain temps que je ne l’entends plus. Tu t’en souviens ? je t’avais dit : ‘Va voir si notre voisin n’est pas mort’. […] Amina regardait ces fenêtres ; chaque résidence abrite au moins deux à quatre cents personnes ; mais leurs fenêtres restent toujours closes. […] Ces gens-là n’aiment pas8.

Notes de bas de page numériques

1 B. Alavi, Cesm-ha-yas (Ses yeux), S.L. Téhéran, 1931, 1952.
2 Dj. Al-e Ahmad, Un péché, in « Nouvelles persanes », p. 145.
3 Dj. Al-e Ahmad, La fête heureuse, in « Nouvelles persanes », p. 155.
4 Djamal, Mirsadeqi, Divar, Le mur, in « Majmu’e-ye dastan » (recueil de nouvelles), Téhéran, Tus, 1351, 1972, p. 52.
5 Dj. Al-e Ahmad, La fête heureuse, in « Nouvelles persanes », p. 167.
6 S. Hedayat, Das Akol, op. cit., p. 74.
7 Dj. Al-e Ahmad, La fête heureuse, op. cit., p. 161.
8 H. Golsiri, Efejar-e bozorg (La grande explosion), in Adineh, 1994.

Bibliographie

Anvar A. , Aslani M. , Behbahani S., Ketab-e Tehran, Téhéran, Rowshangaran, 1370/1991.

Naraqi E. , Garb Gorbat-e, L'Etrangeté de l'Occident, Amir Kabir, 1353/1974.

Sepanlu M., La Réincarnation de la réalité, Téhéran, Negah, 1368/1989

Périodiques :

Abadi, n° 20-21-22.

Film :

Sur Téhéran de H. SOHEYLI.

Pour citer cet article

Elmira Dadvar, « La solitude et le mythe de la vie moderne – homologie latente », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1852.

Auteurs

Elmira Dadvar

Université de Téhéran, Faculté des Lettres étrangères