Loxias | Loxias 18 Doctoriales IV | Doctoriales
Nathalie J. Ferrand :
Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis
Résumé
Gustave Roud et Philippe Jaccottet méditent sur les Hymnes à la Nuit et les fragments de Novalis. Tous deux retiennent, entre autres, le célèbre fragment sur le paradis éclaté dans le monde et dont il faut rassembler les morceaux, ainsi que le constat de l’éloignement infini du monde sensible et de la beauté. D’autres thèmes, comme la mort, l’épiphanie du monde sensible sous une lumière d’éternité, la nuit, retiennent leur attention. Leurs méditations sur ces poèmes et fragments semblent s’interroger, se répondre. Novalis nourrit leur réflexion sur la poésie et la poétique, il mène Roud à une recherche de la continuité, Jaccottet à un travail du fragment. Il nourrit également une réflexion spirituelle sur l’origine, sur le rapport du sensible et du transcendant, du charnel et du spirituel, ainsi qu’une réflexion éthique sur la légitimité de la poésie. La posture de chacun révèle les différences de sensibilité, et peut-être, d’époque.
Index
Mots-clés : Jaccottet , Novalis, poésie et poétique, Roud, spiritualité
Texte intégral
1La rencontre de Roud et de la poésie de Novalis a lieu en 1928, curieusement, à l’occasion d’un article de Gabriel Bounoure qui rapproche les deux poètes. Si la comparaison de Bounoure repose en partie sur un contresens, puisqu’il voit dans le personnage d’Aimé (au centre de la poésie de Roud) l’objet d’une quête mystique désincarnée, elle ouvre une perspective et relève d’un sentiment juste. Les Hymnes à la Nuit touchent Roud par l’évocation des retrouvailles du poète et de la fiancée disparue, et lors de la lecture des Fragments, il découvre et retraduit la célèbre phrase de Novalis sur le paradis épars dans l’univers. Elle devient le centre de son œuvre, de sa poétique, et, pour reprendre les mots de Jaccottet, la « clef » de son univers1. Jaccottet découvre l’univers des romantiques allemands grâce à Gustave Roud. Il rédige un avant-propos à l’édition des Hymnes à la Nuit traduits par Roud et illustrés par Yersin. Dans Observations et notes anciennes, qui réunit des textes parus dans Pour l’Art dans les années 1950, quelques citations des Blutenstaub, des fragments divers, commentés ou non, témoignent des interrogations de Jaccottet sur la nature et le rôle de la poésie. Les passages alternent avec l’évocation de Hölderlin et des réflexions sur l’art sacré de Mésopotamie, sur l’Egypte ancienne2, les lamelles orphiques3. Les mêmes fragments, notamment celui qui invite à la recollection des fragments épars d’un paradis dispersé dans les apparences, sont médités par les deux poètes. Ils nourrissent la réflexion existentielle et poétique de deux hommes que rapproche une sensibilité particulière au monde visible et à ses épiphanies, mais qui appartiennent à des générations différentes. L’objectif de l’étude sera de mettre en lumière similitudes et divergences dans la lecture de Novalis, l’influence de la lecture que fait Roud sur celle que fait ensuite Jaccottet, enfin en quoi les textes poétiques, dans leur forme et leurs motifs, s’en nourrissent. Chez Roud et Jaccottet, la lecture de Novalis s’intègre à une réflexion sur la parole juste et la légitimité de la poésie dans le monde contemporain, dans une recherche de ce qui, dans les œuvres et les vestiges du passé, témoigne de la permanence d’une quête sans cesse reprise, prenant les formes les plus diverses tout en relevant d’une même exigence et indiquant une même direction.
2Gustave Roud et Philippe Jaccottet partagent le même intérêt pour les romantiques allemands, dont ils traduisent les œuvres. Novalis et Hölderlin, notamment, deviennent des compagnons privilégiés, qui accompagnent et stimulent leur réflexion sur la poésie. Mais c’est aussi l’amitié des deux poètes, leurs échanges constants, et le rôle de « maître spirituel » que tient longtemps Gustave Roud auprès de Philippe Jaccottet, qui justifie cette étude.
3Comme en témoigne le Journal et surtout la correspondance avec Albert Béguin4, Roud pratique une lecture assidue des romantiques allemands de 1930 à 1950. À la parution de l’ouvrage d’Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve5(1937), Gustave Roud rend hommage à l’auteur qui a su montrer la spécificité d’« une poésie venue, à travers le poète, d’un ailleurs à la fois indubitable et mystérieux, et qui donne, non pas au seul poète, mais à tous les hommes, la certitude de cet ailleurs : une poésie qui fasse du poète un lieu de visitations angéliques imprévisibles et rende ses abandons plus riches en récompense que les plus vastes efforts de sa volonté créatrice »6. En 1942 paraît sa traduction des Poëmes de Hölderlin chez Mermod, en 1948 celle des Disciples à Saïs, des Hymnes à la Nuit et du Journal intime de Novalis, en un même volume, laissant de côté les fragments traduits dans la revue Aujourd’hui.
4La préface de Roud est précieuse pour définir sa relation spirituelle à Novalis. Lorsque Roud parle d’un auteur qui lui est cher, il commence souvent par évoquer la biographie. L’œuvre est pour lui inséparable de la vie, elle en découle, elle témoigne d’une posture dans le monde. Les aspects biographiques retenus, ceux qu’il néglige, sont révélateurs d’une lecture où le poète recrée un personnage selon son cœur, un frère spirituel dont les préoccupations rejoignent les siennes.
5Novalis est d’emblée défini comme « un absent au monde », possédant néanmoins un extraordinaire « don de présence et d’accueil »7. Absent, il l’est par un regard d’enfant angélique, qui voit « autre chose, ou peut-être les mêmes choses, mais transfigurées, sous l’éclair successif des illuminations imprévisibles, au miroir de l’éternel »8, et parce que le deuil lui fait nouer un « pacte »9 singulier avec la mort. Mais cette absence qui le sépare de ce que les autres hommes appellent la vie est aussi présence, ouverture à un échange sans fin avec la Nature, traversée des apparences qui lui rend le monde dans son intégrité, abolissant les notions de temps, d’ici et d’ailleurs. Pour figurer le désir d’atteindre un réel plus vrai, proche et pourtant hors de portée, Gustave Roud utilise l’image qu’il emploie souvent pour exprimer, dans ses écrits poétiques, le sentiment de séparation, celle de la « mince paroi de verre infrangible » qui se reforme toujours. Pour lui, la posture de Novalis est semblable à la sienne. Roud insiste aussi beaucoup sur le rôle de Sophie, la fiancée enfant si vite disparue, qui, dans la mort, lui révèle le monde réel et le révèle à lui-même. L’amour et la douleur lui permettent de voir, près du tombeau, la bien-aimée transfigurée, et de comprendre que « le visible adhère à l’invisible » (« Alles Sichtbare haftet am Unsichtbaren »)10, que le monde des morts et le monde des vivants ne sont qu’un. Claire Jaquier a montré comment, en écartant les Fragments de son recueil de traduction et en y ajoutant le Journal intime, que Novalis écrit à partir de la mort de Sophie, Gustave Roud en fait le centre de la vie de Novalis, ignorant l’importance de la personne vivante dans l’élaboration d’une philosophie des idées11. La représentation que Roud veut donner de Novalis, à travers les textes qu’il propose, et sa préface, ignore totalement la dimension philosophique et historique de l’œuvre, sa participation aux débats de l’Athenaeum, l’importance qu’il attribue à l’esprit et la ressemblance profonde entre l’esprit humain et la Nature. Celle-ci est évoquée dans Les Disciples à Saïs, mais ne suscite, chez Roud, aucun commentaire. De ce récit initiatique, il retient surtout l’aboutissement, la découverte de soi, qui fait écho au fragment suivant :
C’est en nous que mène le chemin mystérieux. C’est en nous (ou nulle part alors) que gît l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir (Nach Innen geht der geheimnisvolle Weg. In uns, oder nirgends ist die Ewigkeit mit ihrenWelten – die Vergangenheit und Zukunft)12.
6L’image du chemin menant à l’intérieur de soi va de pair avec une conception non linéaire du temps, qui est aussi celle de Roud. En des termes proches, celui-ci rappelle, en 1957, la certitude qui oriente sa quête :
Je crois que pour notre être intérieur tout existe simultanément depuis toujours et que seule une lumière fragmentaire, en éclairant tantôt l’une, tantôt l’autre des diverses parties de ce tout, nous donne l’illusion d’un déroulement temporel. Je crois que nous pouvons rejoindre parfois, en des minutes privilégiées, une sorte d’état second qui nous donne accès à la lumière totale où tout à la fois devient visible, où les mots passé et futur perdent tout leur sens. Sous cet éclairage indicible, la frontière entre le pays des morts et celui des vivants est abolie, et cependant, le premier instant de vertige passé, rien ne paraît plus naturel13.
7D’un côté se trouvent les apparences, l’illusion, la succession des instants et des fragments, l’opacité, de l’autre le tout, la lumière de l’éternel, le monde réel, où s’abolissent les catégories usuelles de la pensée. Roud trouve dans les Hymnes une confirmation de ses intuitions, une réponse partielle à un désir profond : éprouver la présence des « voix sans lèvres », les rejoindre dans ce monde-ci. Essai pour un paradis, et Page de la vie d’Aimé (qui préfigure l’Essai) comportent des échos de l’Hymne 3 :
L’herbe est toute fumante de fantômes. Des morts s’approchent, me parlent. Je réponds à une bouche de vapeur14.
L’espace autour de moi tremble de désir et d’accueil. Déjà sur un nom mes lèvres à peine entrouvertes, la main d’une jeune morte se pose, tiède, sur ma main15.
8Ces passages où la présence amicale des morts émerge de la nuit et du brouillard rappellent le moment où le poète allemand saisit les mains de la Bien-aimée transfigurée. De la première à la seconde version, la référence se fait plus discrète. La « jeune morte » qui justifie le rapprochement devient « bouche de vapeur » et se fond dans l’ensemble des « fantômes », les contours des figures esquissées deviennent plus flous, et le caractère fantastique de l’apparition s’atténue, pour un registre plus onirique et fantasmatique.
9Encouragé, dans sa quête spirituelle et poétique, par la lecture de Novalis, Roud affectionne particulièrement le poème en vers qui clôt l’Hymne 5, où s’exprime le constat de l’abolition des frontières entre le monde des vivants et le monde des morts, entre le temps et l’éternel, grâce à la toute-puissance de l’amour, thèmes que l’on retrouve dans le Requiem, écrit pour la mère décédée : « Ici » devient un « perpétuel ailleurs »16 grâce à une perception aiguisée par l’amour et la douleur. Roud peut alors affirmer « il n’y a plus d’ailleurs »17, faisant écho au « Il n’y a plus d’adieu » (« Und keine Trennung mehr »)18 de Novalis. La quête n’est achevée que lorsque le poète a trouvé des mots assez purs, assez justes, pour dire cette équivalence entre l’ici et l’ailleurs, et que « mirés dans le poème entrevu, l’univers de l’instant et ce monde réel de par-delà la mort n’auront qu’un visage et qu’un reflet : le même ? »19. C’est en ce sens que Roud comprend la phrase de Novalis :
la poésie est le réel absolu (Die Poésie ist das echt absolut Reelle).
10Poète d’une quête spirituelle menée au sein du monde, mais se portant aux confins, Roud est pour Philippe Jaccottet l’un de ces « mystiques sauvages » qui franchit un seuil que lui-même n’atteint pas, mais l’oriente vers une hypothèse qui l’éloigne de l’athéisme et conforte sa croyance au mystère. Il évoque Gustave Roud en des termes qui rapprochent ce dernier de Novalis, et des termes que Roud lui-même utilise à propos de Novalis : Roud est celui qui a su « dire ces moments étranges où la cloison qui nous semble séparer les vivants des morts […] devient flottante comme un rideau, n’est plus que de la brume à travers laquelle on dirait que circulent enfin sans se heurter à aucun douanier de l’au-delà d’autres figures faites de brume, les vivants et les morts ». Les textes de Roud, comme ceux de Novalis, le bouleversent parce qu’ils témoignent d’une expérience dont lui-même ne peut rien affirmer et pour laquelle il utilise le conditionnel, qui ramène le phénomène mystique à une possible illusion de la perception. Gustave Roud semble d’ailleurs proposer une réponse aux interrogations de « l’ignorant » dans le recueil du même nom, particulièrement aux vœux et questionnements du « livre des morts » lorsqu’en 1950, dans une lettre-poème à Philippe Jaccottet, il reprend l’image du miroir des yeux limpides qu’il utilisait à propos de Novalis et insiste sur la métamorphose de la perception :
Il n’y a pas de recours contre la mort, sinon cette vision de l’éternel qui nous fut accordée alors, si fugitive qu’elle ait pu être. […] L’éclair de l’éternel arrache d’un seul coup la taie du Temps de nos prunelles. Une seconde, le monde réel se mire tout entier dans leur eau pure ; […] et déjà je sais que ce rameau de fleurs trop mûres devant moi que la bise gifle et dépouille de ses mains folles ne se fanera jamais plus20.
11Ces lignes font écho au fragment de Novalis sur la poésie, réel absolu, et reprennent l’image de la « taie du Temps » utilisée dans le Requiem, où elle prend une valeur mystique.
12Cette expérience extatique où le réel tout entier, visible et invisible, est révélé, la compréhension que l’ailleurs n’est pas au-delà, mais ici-bas, rejoint l’idée d’un paradis en éclat, disséminé dans le monde mais toujours présent. Le fragment qui définit cette conception du paradis est pour Roud une « rencontre inouïe »21, répondant à son intuition d’un univers cohérent, ordonné, dont la perfection apparaît sous un certain regard :
Le paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars, rendre de la chair à son squelette. Régénération du paradis.
(Das Paradies ist gleichsam über die ganze Erde verstreut – und daher so unkenntlich geworden – Seine zertreuten Züge sollen vereinigt – sein Skelett soll ausgefüllt werden. Regenation des Paradieses)
13Roud ne se lasse pas, dans ses écrits critiques ou ses interventions publiques, de rappeler ce fragment de Novalis traduit pour la revue Aujourd’hui22, en juillet 1930. Il voit dans cette phrase le « couronnement » d’une « quête mystique »23. Lui-même pense à ce paradis en parlant des « campagnes éternelles pressenties, devinées derrière celles qui sont soumises aux saisons et aux brusques caprices de l’homme »24. Le poème est le lieu où le paradis peut se reconstruire.
14L’œuvre entier de Roud répond au vœu de Novalis : rassembler les morceaux du paradis, qui n’est pas complètement perdu, mais seulement brisé et dissimulé sous la multiplicité des apparences, « parce que toute proche derrière le pire, une présence parfaite transparaît, – le reflet de cette présence décelé dans les enchaînements les plus simples de sons, de couleurs, de phrases, de minutes, puis le désespoir dévorant implacablement toutes ces fugitives prophéties… »25 La phrase poétique cherche ainsi à capter le reflet de cette présence, elle témoigne d’une sorte de conversion du regard qui s’efforce de percevoir l’unité. De là l’idée qu’un tel regard n’est donné qu’à celui qui le mérite. Roud affirme que si « chaque matin n’est plus le premier matin », nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes, « à ce raidissement intérieur qui rompt notre échange avec le monde »26. Il rejoint ainsi Novalis :
Si nous ne nous voyons pas dans un monde féerique, cela tient seulement à la faiblesse de nos organes et au mince contact que nous avons avec nous-mêmes.
(Es liegt nur an der Schwäche unsrer Organe und der Selbstberührung, dass wir uns nicht in einer Feenwelt erblicken)
15La pensée de Novalis est également implicite dans la section « Ange » de l’Air de la solitude :
Et même, certaine hantise du Ciel n’est-elle pas née d’une secrète impuissance à voir ce monde-ci, tandis que si nous savions le voir, il deviendrait pour nous le Ciel ?27
16L’assimilation de l’épervier tournoyant à l’Ange de la mort (le « Todesengel », souvenir d’une élégie de jeunesse28) renvoie encore, dans ce passage, à Novalis. La hantise du ciel peut être interprétée comme une angoisse héritée de la tradition néo-platonicienne et reprise par le protestantisme. Perçue comme une prison qui empêche l’homme de voir Dieu, la chair génère l’angoisse, l’appréhension d’une présence pleine à soi-même et au monde ici-bas. Restaurer le paradis, comme le souligne la traduction de Roud, c’est avant tout lui « rendre chair ». Le paradis éclaté se recompose sous le regard qui perçoit une unité, non pas derrière les apparences, mais au cœur même des choses : il s’agit d’une unité d’incarnation. Le poète éternise ces choses dans leur singularité d’êtres charnels et dans leur appartenance commune à la chair du monde, dont il fait lui-même partie, il les incarne dans la chair des mots, car le verbe lui aussi est chair, qui précède et prolonge le monde. Le poème se situe donc à la frontière du charnel et du spirituel, comme ces voix venues d’ailleurs dont il ressent plus qu’il n’entend la présence, voix incarnées dans le souffle du vent, le chant des oiseaux.
17L’Essai pour un paradis, par son titre, suggère le souci de régénération dans l’écriture. Le mot « essai » signale la difficulté de la tâche, son aspect nécessairement imparfait, le risque d’inachèvement. Les différentes proses poétiques qui composent le recueil sont autant de fragments de paradis qui, réunis, éventuellement réécrits, à différents moments du recueil, proposent un possible dévoilement, une reconnaissance du paradis, qui retrouverait sa chair, grâce à une terre, grâce au faucheur ou au moissonneur qui semblent incarner l’innocence originelle. Roud tente de s’assurer de l’objectivité d’un tel constat, garantie, semble-t-il, par la distance qui le sépare de cette innocence :
Tout me dit que je ne me mens pas à moi-même, que cette parfaite innocence, déchirante, sublime parce qu’éternelle, ce n’est pas moi qui l’imagine. Elle est là devant moi comme quelque chose d’inaccessible en même temps que d’impérieux. Elle change le monde ; elle abolit le temps ; elle fait naître un climat miraculeux où la beauté seconde n’est plus le fruit d’un divorce, mais d’un accord29.
18L’innocence devient sujet des verbes d’action, le sujet est spectateur d’une transfiguration du paysage, dont le « climat » l’imprègne peu à peu. En dehors de ce climat et de l’ici où il se manifeste règne l’illusion. Le désir d’ailleurs naît d’une incompréhension de notre finitude et d’une incarnation qui lui donne sens. La quête a pour objectif de rejoindre l’ici, et d’y exister pleinement :
Ô paradis, paradis humain, en vérité j’en arrive à ne désirer plus que ce qui est, les rêves d’autre chose me semblent le fruit vraiment de notre insuffisance30.
19Roud se distingue de Novalis en précisant le rôle essentiel de l’homme dans la reconstitution du paradis. Intercesseur, l’homme, l’homme de chair dont les gestes quotidiens s’accordent à un ici dont il fait son séjour, est également partie intégrante de l’unité retrouvée. Passant du « je » au « nous », Roud dépasse son propre sentiment de séparation et donne à l’insuffisance une dimension universelle, liée à la finitude humaine. Sa réflexion ne s’inscrit pas, comme chez Novalis, dans une perspective historique, mais elle définit une situation existentielle et mène à la connaissance de soi :
Un homme a fait éclore en moi ce paradis humain qui gît épars dans notre corps, dans notre cœur, – par sa seule présence31. (Nous soulignons)
20Du « corps » au « cœur », la paronomase accomplit la fusion du charnel et du spirituel, évacuant tout sentiment de culpabilité ou de péché. Le sujet assume pleinement sa nature charnelle, dans une innocence retrouvée, un désir sublimé. L’espace intérieur et l’espace extérieur se rejoignent. Le regard sur le monde permet de descendre en soi et de découvrir la source en soi-même. L’être humain semble détourné d’une vocation originelle qu’il réalise par moments, avant de se soumettre à nouveau au temps :
Nous étions nés pour la contemplation, mais quelque chose d’autre nous est imposé sans merci32.
21La tournure passive et l’absence d’agent renvoient à un destin indéterminé qui voue l’être humain à un déchirement intérieur que seule la poésie peut dépasser.
22À l’épanouissement du monde, un « épanouissement de paroles devrait répondre »33, écrit Roud, soulignant le verbe pour montrer la nécessité d’une adéquation parfaite du poème et du monde. Il ajoute :
Ma muette adoration ne m’apporte ni délivrance ni repos34.
23Ne pas trouver les mots signifie en effet solitude et séparation du réel, présence au monde insuffisante. Lorsque la temporalité perd son sens, le premier jour rejoint le dernier. Au thème du paradis retrouvé se mêlent les images bibliques du jugement dernier. Aimé est déjà l’homme régénéré :
Tu respires immobile, au comble de la présence, […] tel que tu jailliras un soir de la terre rouverte par la trompette et le glaive. […] L’ancien Royaume va renaître35.
24La contemplation, vécue de façon mystique, réalise déjà le Royaume :
L’extase, lèvres closes ou cri, c’était donc notre vie éternelle avant le Chérubin de la Porte36 ?
25La dernière section d’Essai pour un paradis, intitulée « Fin », se présente comme un rêve d’Apocalypse. Arrachés à leur « tombeau d’herbe » par un « cri rauque » qui évoque « les naïves trompettes des dimanches soirs »37, Aimé et le poète rejoignent une foule en fuite, alors que toute la terre s’assombrit et s’emplit des hurlements de ceux qui s’effondrent, tandis que « tous les marbres des tombes se couchent à la fois sur le côté »38, après « le second coup de trompette »39. Ciel et terre se confondent, et la dernière phrase évoque l’étoile absinthe :
Le gazon s’est couvert de fleurs. Je tire sur une plante de sainfoin qui cède et s’arrache avec toutes ses racines.
On voit au fond du trou le ciel de juin comme un morceau de nacre, avec une toute petite étoile40.
26Essai pour un paradis et le Requiem apparaissent alors comme les deux pendants d’une même quête. Mais si le premier élabore une fiction où le paradis ne se reconstitue que dans l’écriture et s’achève sur un rêve, celui d’une apocalypse vécue en compagnie de l’aimé, puis d’une renaissance du « jardin », le second voit s’accomplir un retour à l’origine grâce à une présence retrouvée, celle de la mère, et celle, visible et tangible, du laboureur, frère de deuil, puis du valet de ferme qui réapparaît à la fin de l’œuvre, dans son activité quotidienne. C’est sous le regard du poète et dans la contemplation du monde que le jardin devient le Jardin41, c’est au cœur du monde qu’il perçoit « la lumière d’éternité »42, et le Requiem s’achève dans cette « ineffable clarté »43.
27Les différentes corrections apportées aux textes, leur réécriture, des feuilles ou carnets de notes au Journal, aux versions publiées en revue, à la version définitive des Écrits, témoignent d’un travail de reconstitution d’une unité perdue, ce qui explique peut-être que l’œuvre de toute une vie se concentre en trois petits volumes. Ceux-ci proposent au lecteur les « fragments de paradis » que Roud a pu sauver, tout en inscrivant le trajet d’une quête. Car l’écriture n’a pu reconstituer l’unité. Les campagnes éternelles, dit-il, sont « pressenties seulement, devinées seulement »44. Les blancs typographiques, les passages en italiques, instaurent des ruptures dans la continuité d’une écriture nécessairement lacunaire. Chaque fragment constitue un nouvel essai, une nouvelle étape. C’est la raison pour laquelle l’appartenance générique des textes reste ambiguë. Doit-on parler de proses poétiques, de poèmes en prose ? Que penser des Feuillets, sorte de journal de voyage, ou du Petit traité de la marche en plaine, des sections intitulées « Lettre » ? En réalité, les textes des Écrits sont inclassables. Ils témoignent d’une quête du poème tout autant qu’ils sont poème. D’une apparente note, parfois très brève, apparemment informative, qui restitue le cadre d’une rencontre, rappelle un moment privilégié ou encore son absence, la phrase prendra peu à peu de l’ampleur, informera un rythme, une unité de souffle, pour dire l’instant de grâce ou son approche. Alors, en quête de l’essentiel, elle tend vers le poème, elle se fait poème. Il ne nous appartient pas, et cela aurait sans doute peu de sens, de délimiter le degré de poéticité, subjectif, de tel ou tel fragment, ni de décider à quel moment le texte, de prose, se fait poème, même si l’on perçoit des mouvements, des envolées lyriques, qui viennent à dire la présence, au cœur du poème. L’ensemble, et c’est ce qui fait la modernité de Gustave Roud, est poème, un poème où le poète inscrit sa propre quête et qui se commente en train de se faire.
28Jaccottet s’inscrit également dans la perspective ouverte par la phrase de Novalis sur le paradis à retrouver et à reconstituer dans l’ici. Elle est associée pour lui à la poésie de Roud, à qui il doit, par ailleurs, « l’éveil de sa conscience poétique ». Véritable matrice de la poésie roudienne, cette phrase s’associe également à sa propre perception du monde, mais elle est évoquée de façon plus indirecte et mène à une poétique différente. Jaccottet perçoit « quelque chose qui [échappe] donc au monde tel qu’il est, un trésor inavouable », « une monnaie d’un alliage inconnu […] »45 qui est la source du poème :
Elle brille, elle illumine la nuit du cœur, elle le brûle, il faut la faire circuler coûte que coûte. Le poème naît de cette obligation.46
29Le souci du poète est de dire le monde en recueillant les signes, de faire de chaque poème un lieu de recollection des morceaux dispersés du paradis, ou de « quelque chose dont ces vues [les poèmes] seraient des éclats épars, comme venus d’un autre espace »47. En un même dire, le poème se fait émanation de l’origine et d’un présent où elle se manifeste encore, lieu où se reconstitue ce paradis que l’on croyait perdu. Chaque élément du visible semble faire signe vers l’origine. Ainsi les fleurs sont :
[…] comme un rappel, pour moi, d’un état antérieur, d’une sorte d’origine ; comme si elles avaient pu fleurir telles quelles dans le premier des jardins48.
30L’origine, chez Jaccottet, n’est pas à entendre au sens chronologique, mais au sens de fondement et de fondamental, comme le remarque Danièle Chauvin dans Viatiques49. Elle rejoint ces moments où il n’y a plus, pour Roud, d’ailleurs, dans l’étendue ni dans le temps. Les signes permettent d’entrevoir une « circulation invisible » qui « continuerait au-delà de toute espèce de cassure »50, dans les choses, et en soi-même. Le sujet a, simultanément, le sentiment d’être conduit au plus profond de soi. Le questionnement de Jaccottet reformule le fragment sur le chemin allant vers l’intérieur :
[…] la poésie n’est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l’intérieur de soi51 ?
31Les proses et poèmes de Et, néanmoins témoignent de la persistance de cette conviction :
Et s’il y avait un « intérieur » des fleurs, par quoi ce qui est en nous le plus intérieur les rejoindrait, les épouserait ?52 ?
32Lorsque le regard contemple un instant le mystère dans toute son évidence, le souvenir de Novalis s’impose encore. La parole éprouve alors ses limites et sa faillite face à l’incompréhensible, qui se manifeste dans le plus familier :
Éloignement infini du monde des fleurs.
(Unendliche Ferne der Blumenwelt)53
33Les poèmes de Jaccottet sur les fleurs, des plus anciens aux plus récents, sont autant de variations sur ces paroles. On trouvait déjà cette attitude chez Roud, qui citait le même fragment, l’intégrant au texte poétique :
[…] c’est là, pris au lacs du grand piège musical, qu’il peut se rejoindre enfin, son être même, à l’instant où une sorte de frisson foncier le saisit devant une autre présence, celle de la fleur, de la bête, de l’humain – puis l’abîme d’un seul coup bée entre lui-même et ce qu’il allait toucher, le rejetant brusquement à sa solitude dans le vertige d’un éloignement infini.
Eloignement infini du monde des fleurs ! s’écriait déjà Novalis avec angoisse. L’enclave d’avant-printemps n’avait qu’une seule touffe de bois-gentil sur sa lisière la plus chaude pour faire sentir à son prisonnier volontaire cette présence-absence de la fleur […]54.
34Ce passage réunit la proximité et l’éloignement, le vertige de la présence et de l’absence. Roud fait intervenir un Novalis fictif et confère à ses paroles une tonalité angoissée, qui n’était peut-être pas celle du poète romantique. Il se construit donc un frère spirituel sur lequel il projette son propre tourment.
35Mais Jaccottet ne cherche pas, comme Roud, une écriture qui restaure la continuité perdue. Pour lui, sa chance, en un monde menacé par l’absurde, aura été de vivre « à proximité de […] foyers épars », nourris « par des fragments, des débris d’harmonie »55. Il retient de Novalis l’esthétique du fragment56, et la métaphore de la semaison. Le titre donné aux carnets de l’écrivain, La Semaison, se réfère aux Grains de pollens de Novalis. Ses poèmes, en particulier les « poèmes instants » du recueil Airs, sont des éclats de paradis, des visions fugitives, « graines pour replanter la forêt spirituelle »57. Comme pour le fragment romantique, chaque poème, chaque note, valent pour eux-mêmes et pour ce dont ils se détachent. Le blanc qui isole le poème sur la page, le sépare des autres poèmes, sépare les strophes elles-mêmes ou détache un seul vers, montre que si l’on peut rassembler des morceaux, on ne peut les « recoller », l’interstice, le vide, la perte, demeurent, abolis seulement dans l’instant.
36Enfin, tandis que la nuit de Novalis influence peu Gustave Roud, qui est résolument l’homme de la lumière solaire, la représentation de la nuit, chez Jaccottet, prend une coloration spirituelle qui rappelle la nuit romantique. La nuit découvre l’espace d’une quête initiatique, où le sujet « [ouvre] les yeux / sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire »58. Trois proses poétiques, « Sur les pas de la lune », « Nouveaux conseils de la lune » dans la Promenade sous les arbres, « La nuit des agneaux » dans Éléments d’un songe, évoquent la promenade ou la rêverie nocturne, la pénétration d’un mystère où le néophyte est conduit aux confins de la vie et de la mort. Le monde devient une vaste demeure, chaque chose apparaît transfigurée sous la clarté lunaire et semble perdre corps pour se diluer dans l’espace :
Les mots léger, clair, transparent, me revenaient sans cesse à l’esprit avec l’idée des éléments air, eau et lumière59.
37L’élément liquide, surtout, semble s’emparer des éléments : Jaccottet pense à « l’univers des glaciers », puis à de la « brume », enfin à « la fraîcheur des torrents », constatant :
tout était limpide.
38Alors surgit en lui l’idée du « royaume des morts »60 où, tel le héros d’un conte, il eût pénétré par mégarde. L’espace familier est devenu un autre monde, « [u]ne terre plus libre, plus transparente, plus paisible que la terre »61, qui laisse apparaître l’âme des choses, leur quintessence, le mystère qu’elles recèlent et tiennent caché durant le jour, « un espace émané de ce monde et pourtant plus intime, une vie à l’intérieur de la vie »62, « une ascension des choses […] dont la pointe irait toucher l’énigme de nos vies »63. L’image de la barque et la référence à Hécate suggèrent l’idée d’un passage aisé, dans un espace qui évoque la mort avec sérénité :
J’avais trouvé un passage, et non point tortueux ni même dangereux, mais au contraire parfaitement aisé, délicieusement simple et direct64.
39La nuit suggère alors l’adoration devant les merveilles et l’indestructible :
[…] avance encore, monte encore, adore encore […] Ton œil a vu tant de merveilles que ton regard ne peut être confondu avec lui, ni avec quoi que ce soit de poussiéreux et de corruptible.65
40Les images de fluidité et de limpidité évoquent Novalis, dont Jaccottet rappelle d’ailleurs le rapport à l’élément liquide, présenté, dans Les Disciples à Saïs, comme le principe originel des choses. L’eau est pour le poète allemand le « premier-né des fusions aériennes » (« Das Wasser, dieses erstgeborne Kind luftiger Verschmelzungen ») et « toutes nos sensations agréables sont des liquéfactions diverses, le mouvement en nous de ces eaux originelles » (« sind alle angenehme Empfindungen in ins mannigfache Zerfliessungen, Regungen jener Urgewässer in uns »)66. La lecture de l’œuvre de Novalis est elle-même évoquée en des termes qui rappellent la traversée nocturne « sur les pas de la lune » :
Tout chez Novalis est harmonie, fluidité, tendre élan ; mais aussi miroitements, échos, reflets et passages67.
41La Nuit, chez Novalis, est aussi la part la plus obscure et profonde des choses, qui constitue leur essence. Le passage où le poète allemand évoque la présence de la Nuit « dans le suc doré des grappes, dans l’huile miraculeuse de l’amandier, dans la sombre sève du pavot » (« in der golden Flut der Trauben – in des Mandelbaums Wünderöl, und dem braunen Safte des Mohns »)68, est cité puis réécrit sous une formule brève, isolée sur un alinéa :
Où est la Nuit ? Dans l’huile de l’amandier.69
42Jaccottet s’approprie le texte de Novalis en conservant les mots les plus simples, qui parlent à sa sensibilité70, et la structure de la phrase est caractéristique de sa poétique, évoquant un possible début de poème. La nuit est le lieu du dévoilement, mais on ne trouve plus, chez Jaccottet, la dimension religieuse et chrétienne des Hymnes à la Nuit. De même, la transparence au monde des morts est une image pour caractériser une impression de décantation extrême. Jaccottet s’en explique dans « Où est la nuit ? ». Il cite un extrait de l’Hymne 4, où Novalis évoque les « secrets passages (« verborgenen Gängen ») qui rejoignent les bien-aimés endormis » (« entschlummerten Lieben ») »71, et le commente ainsi :
Le « terrestre » reste à la surface : c’est là qu’est l’agitation, le combat des apparences, la fièvre du Jour. Mais « ce que l’amour a sanctifié » se change en liquide, en parfum, s’insinue, s’enfonce dans les profondeurs paisibles, atteint la Nuit qui n’a pas de limites, rejoint, surtout, retrouve les Morts, les jeunes Endormies72…
43Jaccottet oppose la multiplicité foisonnante du jour et la réduction nocturne à l’essentiel. Il souligne le rôle de l’amour dans l’acuité nouvelle qui s’empare du sujet. Celui-ci, à la suite d’un miroitement ou d’une essence subtile, croit voir des portes s’ouvrir dans la profondeur du monde. Un écho du texte de Novalis se manifeste dans « Nouveaux conseils de la lune » :
[…] cette nuit est l’haleine d’une endormie, le rêve qui monte de ses yeux fermés ; le fantôme de son amour qui prend congé de nos difficultés.
Qu’elle repose, qu’elle dorme ! Que dorment tous les travailleurs, et je laisserai mes yeux voler jusqu’aux derniers étages visibles de la maison73.
44Le souvenir de l’hymne s’insinue dans la rêverie, mais la perspective est tout autre. Si chez Novalis, l’ombre de la morte révèle le pouvoir de l’amour et annonce les retrouvailles des amants séparés, chez Jaccottet, la belle endormie figure l’émerveillement du poète dont le regard désirant féminise le monde. La mention des travailleurs rappelle l’existence du monde diurne, dont Jaccottet, veilleur et contemplateur, se distingue74. La rêverie permet de s’approprier le réel sur le mode du désir, et non de toucher un ailleurs immanent. Pourtant, le sentiment de vivre un état de grâce donne à la rêverie un tour mystique, fortement marqué dans « La nuit des agneaux ». L’imagination du poète peuple le paysage nocturne d’agneaux, figures de la pureté, et le souvenir des lamelles orphiques où l’on peut lire « Agneau, je suis tombé dans le lait », s’impose. Par cette formule, le mort rappelait son origine divine (l’agneau sacrifié évoque à la fois le Christ et Dionysos) pour accéder à la vie éternelle75. Le poète s’assimile ensuite lui-même à l’agneau, lorsqu’il ressent « l’impression de flotter sur un fleuve de lait à travers la nuit sans limite »76. Le souvenir du texte mystérique affleure dans la dernière phrase de l’article sur Novalis :
Où est la Nuit ? Elle se recueille comme un lait dans le sein.77
45Jaccottet se réfère ici à l’Hymne 2 :
[…] c’est toi qui flottes autour des tendres vierges et fait un ciel de leur sein ([…] du es bist, der des zarten Mädchens Busen umschwebt und zum Himmel den Schoss macht)78.
46La réécriture met l’accent sur la nuit qui habite les choses et les nourrit, et qui est aussi lumière, puisqu’elle les illumine de l’intérieur, et peut-être comparée à de l’huile ou à du lait. Tout comme l’image de la serpe de lait, celle du foyer où se « recueille » la nuit, ou la lumière, est aussi propre à Jaccottet. Le soir, il s’agit de « rassembler toutes choses / dans l’enclos » et de « Traire, nourrir / Nettoyer l’auge / pour les astres »79, tandis que « La lune au-dessus du chemin / était comme un bol de lait / pour le chien de Tobie »80. Les troupeaux nocturnes de bêtes, agneaux, bœufs, ou chèvres, sont, chez Jaccottet, les indices d’une rêverie d’immortalité, où le passage de l’âme s’effectue grâce à des paroles magiques. Le « sentiment très tenace que ce sont des troupeaux d’âmes qui éclairent, habitent, peuplent ces nuits là »81, fait de la rêverie ou de la promenade nocturne le lieu de la quête d’une source cachée, nuit ou lumière immanente aux choses, et à soi-même. Car la nostalgie de la nuit va de pair avec l’amour de la lumière et son épiphanie dans les choses.
47La poésie de Novalis offre un mode d’approche du sacré, en dehors de toute Église. Elle est inséparable d’une mystique dans laquelle Gustave Roud se reconnaît. La séparation s’accompagne de la certitude intérieure. Jaccottet au contraire évolue dans le doute. L’expérience du sacré est pour lui celle de la rencontre avec la démesure du sensible, la beauté de l’éphémère. Le motif du paradis en éclat se dit en termes de lumière. Lumière de l’origine, intermittente, jaillissement de l’énigme, qui rapprochent davantage Jaccottet de Hölderlin. La nostalgie de l’origine, chez Jaccottet, est reliée à l’histoire, plus particulièrement à la seconde guerre mondiale. Dans un monde en ruines, il ne s’agit plus de rassembler les bris du paradis, mais de porter son regard sur les éclats eux-mêmes, et le terme acquiert un double sens. L’éclat surgit et maintient l’espérance, au milieu de ce que l’on ne peut reconstruire. Roud travaille à une prose poétique unifiante, qui donne souffle et voix au monde en le recomposant, quand bien même ce serait un leurre, Jaccottet compare la poésie contemporaine à une fleur qui timidement fraie son chemin entre les pavés. L’unité est perdue, la faille n’est pas relative à la seule sensibilité de l’individu, mais au marasme de l’histoire. Le poème dit la recherche dans les ruines de l’ancien monde. Lorsqu’il est bref, le blanc de la page figure le lieu de l’origine et de la perte, tout à la fois la faille et la possibilité d’une émergence.
48Pour les deux poètes, la lecture de Novalis s’intègre à une réflexion sur la parole juste et la légitimité de la poésie dans le monde contemporain, dans une recherche de ce qui, dans les œuvres et les vestiges du passé, témoigne de la permanence d’une quête sans cesse reprise, prenant les formes les plus diverses tout en relevant d’une même exigence et indiquent une même direction, celle de l’énigme inépuisable.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Nathalie J. Ferrand, « Gustave Roud et Philippe Jaccottet, lecteurs de Novalis », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 18 juillet 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1802.
Auteurs
Agrégée de Lettres Modernes, docteur ès lettres, enseignante au lycée Gustave Flaubert de Rouen. Thèse soutenue en mars 2006 : « Exigence poétique, exigence spirituelle : Gustave Roud, Philippe Jaccottet ».
Autres travaux : « L’horloge ou la métaphysique du quotidien, étude sur Le Solo et la Cacophonie de Gabrielle Althen », Autre Sud, Cahiers trimestriels, septembre 2006, n° 34 ; « Présence au monde, présence du monde : les enjeux du poème chez Philippe Jaccottet » ; L’Information littéraire, n° 3, 2003 ; « La présence au monde dans Noces d’Albert Camus », Analyses et réflexions sur Albert Camus, Noces, Ellipses, 1998.
À paraître : Europe, janvier 2008, numéro sur Philippe Jaccottet : direction du numéro ; « Du sensible et du spirituel chez Pierre Dhainaut », Actes du colloque « Pierre Dhainaut, la passion du précaire », J.-Y. Masson et A. Préta de Beaufort dir., Paris IV-Sorbonne, 27-28 avril 2007.