Loxias | Loxias 17 Littérature à stéréotypes | I. Littérature à stéréotypes 

Odile Gannier  : 

Editorial : Littérature à stéréotypes. Réflexions sur les combinatoires narratives

Résumé

Ce numéro de Loxias publie les actes d'une journée d'études organisée par Odile Gannier dans le cadre du CTEL, le 23 février 2007, sur les "Littératures à stéréotypes". Les contributions font le point, à travers des analyses de textes très divers du Moyen Âge à nos jours, sur l'usage des stéréotypes dans le récit, des "scènes à faire", des motifs narratifs identifiables dont les combinaisons sont souvent caractéristiques de genres.

Texte intégral

Le stéréotype peut être défini comme une « association stable d’éléments (images, idées, symboles, mots) formant une unité1 » conçue comme infiniment reproductible et reconnaissable à travers les variations singulières. Les constantes du stéréotype subsistent à travers les variations circonstancielles.

Cette notion est bien repérée dans le champ stylistique, avec des études devenues classiques comme celles de Riffaterre, dans Essais de stylistique structurale. En stylistique, l’usage du cliché signe souvent une tonalité d’ensemble, ou la parlure d’un personnage, voire un genre.  On se souvient du projet de Bouvard et Pécuchet, pour lequel Flaubert expliquait à Louise Colet, dans une lettre du 17 décembre 1852 :

Il faudrait que dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu, on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent2.

Cette retenue devant le trivial, le ridiculement banal d’une expression, peut retenir le locuteur ou l’écrivain. Faut-il dès lors leur faire la chasse et tenter de les éviter systématiquement ? Cependant le rapport au cliché est plus complexe, puisqu’il ne suffit pas de les repérer et de chercher à les détruire – sinon, dans le principe, ils disparaîtraient. Or leur caractéristique, relevée par Ruth Amossy par exemple, est leur relative stabilité, quelque opprobre qui les frappe du point de vue de l’originalité littéraire. Au contraire même, l’emploi du stéréotype est très répandu et remarquablement tenace à plusieurs égards. On peut s’assurer aussi de l’adéquation entre une société – ou un courant littéraire – et ses schémas précontraints, ce qui en dit long sur la nécessaire appréciation de la réception réservée à l’œuvre d’art. Que ce soit pour le confort intellectuel ou culturel, qu’offre le prêt-à-penser, ou que ce soit un expédient commode d’écriture, que ce soit encore un signe de reconnaissance adressé par connivence au lecteur, que ce soit enfin par un usage faussement ou franchement parodique, le cliché est employé et reproduit avec une remarquable constance.

Dans le domaine argumentatif, le lieu commun est classiquement un répertoire d’arguments autour desquels l’on peut broder, en modulant des variations. Dans l’analyse des mythes modernes, il faut remarquer avec Ruth Amossy que

Pour que le mythe s’impose, il faut qu’il conserve sa lumineuse simplicité à travers la pluralité des commentaires qui l’assaillent. En d’autres termes, il faut que sa forme familière et la nébuleuse de valeurs qui s’y investissent demeurent perceptibles à travers une multiplicité d’écrits divergents. […] Il ne se dissout ni dans les nombreux discours qui le prennent en charge, ni dans les innombrables variantes qui en proposent des déchiffrements inédits3.

Hantise ou fascination du stéréotype ?

La notion de stéréotype qui va nous occuper ici est une forme « syntaxique » de combinaisons plus complexes. Du point de vue narratif, ce concept de topique est moins fréquemment utilisé dans l’analyse purement littéraire (qu’elle s’applique à la création romanesque ou théâtrale), où l’on parle plutôt de séquence, ou de motif récurrent. Dans bien des cas, la fiction narrative repose sur une combinaison de stéréotypes narratifs identifiables, qui fonctionnent dans le texte comme des micro-schémas directeurs, susceptibles de s’engrener les uns dans les autres. Le numéro 8 de Communications4 avait en 1966 publié entre autres, après une introduction de Roland Barthes « à l’analyse structurale des récits » les analyses devenues classiques de Claude Bremond, qui s’interrogeait sur la « logique des possibles narratifs », et d’Umberto Eco, analysant la combinatoire narrative dans les aventures de James Bond. La perspective structurale permet en effet de concevoir le récit et ses séquences comme un jeu sur les axes syntagmatiques et paradigmatiques.

Ces motifs narratifs (si l’on adopte ici l’un des sens du « motif », celui d’unité élémentaire d’intrigue), ou ces séquences (dont on peut considérer qu’elles sont une suite combinatoire identifiable, régie par une syntaxe), ces « scènes à faire » sont interprétées comme des nécessités du récit ; ces éléments fonctionnels sont souvent clairement identifiables sous la mince couverture circonstancielle (lieux, noms, époque).

Étudier le stéréotype suppose de distinguer la place faite à ces motifs narratifs récurrents dans les romans qui se construisent sur des séquences plus ou moins ostensiblement reprises, que ce soit dans leur place particulière (deux contributions vont étudier des moments cruciaux de séries de récits : l’arrivée sur l’île dans la robinsonnade, le dénouement dans les romans populaires), ou dans leur motivation narrative (comme nécessité interne du récit). Par exemple, le roman maritime s’est construit autour d’une série assez limitée d’épisodes possibles.

Cette notion de stéréotype appelle celle de la série : un stéréotype narratif isolé, jamais repris tel quel, relève de l’originalité de la création, tandis que la reprise n’est pas anodine : elle peut être de l’ordre de la copie, du plagiat, de la récupération. Sans être impossible, cet usage de « secours » d’un écrivain peu inspiré n’en fait pourtant pas un stéréotype, et le plagiat ou la continuation sont rarement plus réussis que l’original (les suites de Merlin peuvent-elles dépasser le roman originel ?). Ils sont pourtant un hommage du vice à la vertu. C’est la question que l’on peut se poser pour certains textes dont le fonctionnement est par définition fondé sur la récurrence. En revanche, quand le même type de scène, le portrait attendu, la description convenue entrent dans un ordre paradigmatique, le texte assume alors cette répétition comme une commodité ou une nécessité.

En effet, ces séquences valent en elles-mêmes dans l’économie du roman (ou de l’œuvre complète, par un processus d’auto-référentialité), mais fonctionnent aussi dans un processus intertextuel de répétition d’une œuvre à une autre : ainsi peut se constituer d’une certaine façon un genre, dans la mesure où il est reconnaissable par des traits distinctifs de l’ordre de la narratologie, des thèmes récurrents, et le fonds commun de scènes typiques. Ainsi, on peut imaginer que se crée un effet de série par le recours à des motifs particuliers et identifiables, comme le récit d’auto-guérison ou d’auto-rédemption – alors que ces motifs en eux-mêmes ne sont pas a priori répertoriés comme initiant ou caractérisant une série. Deleuze souligne dans Différence et répétition5 le fait que la répétition suppose la singularité de l’objet répété : autrement dit, la scène ou la séquence stéréotypées – qui se répètent d’une œuvre à une autre – sont en même temps ressenties comme « nécessaires » à un moment précis : il s’agira de cette scène ou cette séquence et non d’une autre. Ainsi en va-t-il du portrait de la figure centrale dans le roman historique. Ou par exemple, les romans « à la Walter Scott » suivent des schémas narratifs qui les font ressentir comme des épigones des originaux. Un Mayne-Reid ou un Gustave Aimard reprennent ces possibilités narratives et les combinent : passages en mer, séjour chez les Indiens des grandes plaines, la reprise signale le modèle.

Le récit sera donc scandé normalement par les épreuves successives du héros, que les vieux habitués du roman retrouvent toujours avec plaisir : Préparation, Qualification, Affirmation, Confirmation, Glorification, …6

La variation n’affecte alors que des détails secondaires, de telle façon qu’elle n’entame pas la cohérence du motif.

A l’intérieur de l’« œuvre » d’un écrivain peuvent de la même façon se constituer des séries : particulièrement dans le cas où l’œuvre se publie en feuilleton, ou lorsque les personnages restent identiques, les fils narratifs sont tissés d’un volume à l’autre et créent une suite potentiellement infinie ; seule la mort du ou des héros peut y mettre fin : l’auteur de Harry Potter osera-t-elle sauter le pas ? (Notons qu’Harry Potter  grandit d’un volume à l’autre.) Rowling suivra-t-elle l’exemple de Conan Doyle, obligé de ressusciter Sherlock Holmes à la demande expresse de ses lecteurs ? Le risque mortel pris par le héros est un motif  récurrent, en particulier dans le roman d’aventures, mais le stéréotype serait rudement mis à mal si le danger était en effet mortel. Le respect du stéréotype fait que le risque peut prendre des formes variées, mais qu’il n’entraîne pas la mort du héros. Le problème se double, en ce qui concerne les personnages, de la constitution de « types », comme en a produit Balzac, presque nécessairement impliqués dans des combinaisons narratives prévisibles. La série en outre se constitue en empruntant des clichés identifiables (souvent doublés d’une stylistique congrue) qui donnent un sens supplémentaire, par écho, aux motifs trouvés dans tel ou tel épisode. (On pense aussi aux grandes sagas, entre autres l’œuvre de Tolkien.) Les romans d’aventures les plus populaires ne peuvent ainsi décevoir leurs lecteurs, car la rencontre attendue de certains motifs construit la cohérence, renforcée par le crédit qui lui est généralement accordé.

Entre les œuvres et les stéréotypes, un rapport complexe s’établit, renvoyant aux impératifs réels ou supposés d’un genre : les stéréotypes, s’ils restent perceptibles, suffisent à faire classer intuitivement l’œuvre dans une catégorie donnée (comme le roman policier, le roman mondain) grâce à des indices identificatoires d’un genre. Inversement, l’écrivain veille à garder perceptible le stéréotype pour intégrer cette œuvre au genre visé.

La question qui se pose est, partant, celle de la limite : jusqu’à quel point la reprise est-elle souhaitable, quand commence-t-elle à sentir moins le vin que l’huile – comme dirait Rabelais. Il est possible que la paralittérature, comme l’a indiqué Daniel Couégnas, repose précisément sur ces choix. Dans une certaine mesure, donc, la répétition risque de lasser et sembler excessive, mécanique, artificielle. Mais force est de constater que les lecteurs en redemandent – stimulant ainsi la production éditoriale –, et éprouvent à ces retrouvailles familières un plaisir particulier. Si les « trois Mousquetaires » vont de combat en duel, et de duel en escarmouche, reconnaissons que cette accumulation presque excessive n’entame nullement le plaisir du lecteur, qui voit au contraire arriver la fin de la série avec regret.

A force de reprise, se signalent cependant les échantillons les moins inspirés des séries génériques. En effet, ces stéréotypes narratifs – qui indéniablement suscitent et fécondent la production littéraire –  fleurissent souvent, pour cette raison, dans les représentants les moins réussis d’un genre, en ceci qu’ils empruntent aux réalisations archétypales les « recettes » supposées être les clefs du succès éditorial. Mais le manque de génie les empêche peut-être de procéder aux variations qui assurent la vitalité du modèle. Ainsi la littérature « industrielle » ou ce que l’on a appelé la « paralittérature » se limitent-elles parfois à ces « ficelles » narratives, susceptibles de produire de la copie, autant par commodité que pour tâcher de s’abriter derrière une architextualité plus prestigieuse, et parfois incertaine. L’intérêt d’analyser des textes de médiocre génie réside précisément dans l’identification de ces motifs dénudés, immédiatement perçus à la lecture comme récurrents ou typiques. Le jeu de ces combinatoires pose la question de la valeur littéraire de ces techniques dont l’originalité est aléatoire et finalement presque indésirable à cause du risque de brouillage qu’elle induit. Le plaisir du lecteur repose probablement pour une part dans le constat flatteur de sa propre perspicacité et dans la reconnaissance du cadre familier. Comme le dit Umberto Eco à propos de la série des James Bond, « le plaisir du lecteur consiste à se trouver plongé dans un jeu dont il connaît les pièces et les règles, et même l’issue à part des variations minimes7. » Mais comme l’a très bien montré Daniel Couégnas dans son Introduction à la paralittérature, le lecteur n’est pas censé remettre en cause le stéréotype ; au contraire « le lecteur est confiné dans un rôle de "reconnaissance" du sens8 ».  

Ce n’est finalement que dans des cas assez rares que le roman peut se permettre l’usage parodique de ces motifs. Pour Umberto Eco, les romans de Fleming cependant autorisent une lecture au second degré, mais parce qu’il est un « ingénieur en romans pour consommations de masse9 ». Mais ces textes susceptibles d’une double lecture, « paralittéraire » et « littéraire », pour reprendre la distinction de Daniel Couégnas10, déterminent une zone catégorielle incertaine. Comme le dit Gilles Deleuze, « la répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple11. »

Finalement, il n’y aura pas de révélation de ces motifs sans la présence implicite mais fort peu voilée de l’intertextualité, qui constitue un point de départ incontesté : dans le cadre de cette journée d’études, il ne s’agira pas tant de traquer les invariants de la littérature mondiale que de distinguer des stéréotypes cristallisant plus ou moins sciemment la codification d’épisodes reproductibles, mutatis mutandis, mais, si l’on peut dire, « minime mutatis ». En nous limitant à quelques exemples, nous tenterons de repérer la place et le fonctionnement de ces éléments stéréotypiques dans la constitution d’une certaine littérature dont l’effet premier n’est pas la recherche d’une création toujours renouvelée – à moins, donc, que la véritable création littéraire ne passe précisément par la récupération malicieuse ou virtuose de ces stéréotypes ou que la coopération du lecteur dépasse le projet de l’écrivain. En effet, rappelle Umberto Eco dans Lector in fabula, « il suffira que Souvestre et Allain, qui écrivaient pour un public populaire, tombent entre les mains du plus friand des consommateurs de kitsch littéraire pour que ce soit la grande fête de la littérature transversale, de l’interprétation entre les lignes, de la dégustation du poncif, du goût huysmansien pour les textes qui balbutient. Le texte, de « fermé » et répressif qu’il était, deviendra très ouvert, une machine à engendrer des aventures perverses12 ». Peut-on lire ce commentaire comme un défi à notre liberté interprétative ?

Notes de bas de page numériques

1  Dictionnaire culturel en langue française, sous la dir. d’A. Rey, le Robert, 2005.

2  Cité dans l’édition GF (1966) de Bouvard et Pécuchet, p. 19 ; préface de Jacques Suffel.

3  Ruth Amossy, Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Nathan, 1991, p. 107.

4  Communications 8, L’analyse structurale du récit (Roland Barthes : « Introduction à l’analyse structurale des récits » ; A. J. Greimas : « Éléments pour une théorie de l’interprétation du récit mythique » ; Claude Brémond : « La logique des possibles narratifs », Umberto Eco : « James Bond : une combinatoire narrative » ; Jules Gritti : « Un récit de presse : les derniers jours d’un "grand homme" » ; Violette Morin : « L’histoire drôle » » ; Christian Metz : « la grande syntagmatique du film narratif » ; Tzvetan Todorov : « les catégories du récit littéraire » ; Gérard Genette : « Frontières du récit »), Communications, 1966, Seuil, 1981, coll. Points.

5  Gilles Deleuze,  Différence et répétition, Puf, 1968, introduction.

6  Michel Picard, La Lecture comme jeu, Editions de Minuit, 1986, p. 67, chapitre « Le diamant de la reine. Lecture, réparation et identité, d’après les Trois Mousquetaires ».

7  Umberto Eco : « James Bond : une combinatoire narrative », Communications 8, L’analyse structurale du récit, p. 96.

8  Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Seuil, 1992, p. 182.

9  Umberto Eco : « James Bond : une combinatoire narrative », Communications 8, L’analyse structurale du récit, p. 98.

10  Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, p. 183. Michel Picard aborde aussi cette question dans La Lecture comme jeu.

11  Gilles Deleuze,  Différence et répétition, Puf, 1968, p. 96.

12  Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs,  [1979], Grasset et Fasquelle pour la trad. fr., 1985, Poche, 1993, p. 70.

Pour citer cet article

Odile Gannier, « Editorial : Littérature à stéréotypes. Réflexions sur les combinatoires narratives », paru dans Loxias, Loxias 17, mis en ligne le 14 juin 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1741.

Auteurs

Odile Gannier