Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | 4. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem
Alain Guyot :
Les leçons du Saint-Sépulcre dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand
Résumé
Le pèlerinage à Jérusalem, en particulier au tombeau du Christ, le Saint-Sépulcre, représente, aux dires de l’auteur lui-même, l’un des buts majeurs – sinon le principal – du voyage en Orient, et l’un des intérêts primordiaux de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Si cette dimension se présente de manière relativement discrète dans les préfaces, elle apparaît clairement dès les premières lignes du récit proprement dit. De fait, le Saint-Sépulcre présente, aux yeux de l’écrivain-voyageur du début du XIXe siècle, un intérêt multiple, qui correspond pleinement à la polyvalence des postures énonciatives qu’il adopte tour à tour.
Index
Mots-clés : description , mémoires, pèlerinage, relation de voyage, Terre-Sainte
Chronologique : XIXe siècle
Texte intégral
1Le pèlerinage à Jérusalem, en particulier au tombeau du Christ, le Saint-Sépulcre, représente, aux dires de l’auteur lui-même, l’un des buts majeurs – sinon le principal – du voyage en Orient, et l’un des intérêts primordiaux de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Si cette dimension se présente de manière relativement discrète dans les préfaces, elle apparaît clairement dès les premières lignes du récit proprement dit, où Chateaubriand emprunte les mots du Tasse pour exprimer son intention1. Tel était déjà le cas, un an auparavant, dans l’Examen placé en tête de la troisième édition des Martyrs, où il faisait allusion à sa rencontre, non loin de Sparte, avec un uléma lui témoignant son admiration de le voir s’exposer à tous les dangers « pour aller prier sur un tombeau2 ». Philippe Antoine a d’ailleurs naguère bien montré que c’est précisément autour de la notion de « pèlerinage » que « prend corps » la structure même du récit du voyage et qu’elle « permet d’interpréter de nombreux phénomènes de mise en texte3 ».
2De fait, le Saint-Sépulcre présente, aux yeux de l’écrivain-voyageur du début du XIXe siècle, un intérêt multiple, qui correspond pleinement à la polyvalence des postures énonciatives qu’il adopte tour à tour. Monument historique, il offre à l’érudit l’occasion d’une description exhaustive, ainsi qu’une mise au point savante sur son histoire complexe et controversée. Haut lieu spirituel, il permet à l’apologiste d’exalter les grandeurs du christianisme à l’endroit même où le Christ a souffert sa Passion et a été enseveli. Mais l’histoire et la religion ne sauraient se conjuguer ici sans donner naissance à une puissance esthétique à laquelle l’artiste se doit d’être sensible. Reste l’expérience existentielle suscitée par un tel lieu, et dans laquelle les trois autres dimensions se rejoignent : l’autobiographe pourra alors donner sa pleine mesure.
3Celui qui découvre l’Itinéraire aujourd’hui reste toutefois aussi surpris que les lecteurs contemporains de sa publication par le caractère à la fois académique et compassé de la description que Chateaubriand y donne du Saint-Sépulcre. Le critique du Courrier de l’Europe et des spectacles s’étonnait déjà, le 19 mars 1811, que le « Voyage de Jérusalem » manquât à ce point de naturel et que ce qu’y dit le voyageur « ressembl[ât] à un rôle étudié4 ». Quant à Sainte-Beuve, il trouve la partie consacrée au voyage en Terre Sainte « fatigante à lire » et « bourrée d’une érudition indigeste5 ». De fait, on peut légitimement être déçu par le grand morceau de littérature didactique que l’auteur de l’Itinéraire consacre au Saint-Sépulcre : il se compose pour l’essentiel d’une longue citation du Voyage du Levant fait par le commandement du Roy de Deshayes (1624)6. On peut certes trouver avec Jean-Claude Berchet un intérêt à ce passage dans le fait que l’église du Saint-Sépulcre a été détruite par un incendie peu après la visite de Chateaubriand7 : son témoignage, le commentaire qu’il offre des propos de l’ambassadeur de Louis XIII peuvent effectivement donner du lieu qui n’est plus une image aussi précieuse qu’émouvante. De même, le lecteur érudit pourra être sensible à la critique des sources à laquelle se livre l’auteur pour trouver, parmi les différentes descriptions du Saint-Sépulcre à sa disposition, laquelle est la mieux à même de servir son projet8. L’embarras qu’il manifeste face à ce sujet particulièrement délicat ne s’en manifeste pas moins à travers les déclarations qui ouvrent et referment cette longue séquence érudite. À peine a-t-il exprimé l’enthousiasme qu’il dit avoir ressenti en franchissant le seuil de « l’église qui renferme le tombeau de Jésus-Christ » qu’il se rétracte en effet à la pensée de « [t]ous les voyageurs [qui] ont décrit cette église, la plus vénérable de la terre, soit que l’on pense en philosophe ou en Chrétien. » Se pose alors à lui un véritable cas de conscience au regard de l’information du lecteur :
Dois-je offrir la peinture exacte des Lieux Saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce que l’on a dit avant moi : jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne serait-ce pas enlever la partie la plus essentielle de mon voyage et en faire disparaître ce qui en est et la fin et le but ?9
4Le respect des sources, la qualité et l’exactitude de l’information semblent alors prendre le pas sur la dimension apologétique et existentielle de la visite aux Lieux Saints, et substituer une sèche discussion érudite au témoignage d’une conscience mise en présence des plus hauts mystères de sa religion… Chateaubriand en paraît lui-même marri, qui déclare, en conclusion du long passage consacré à la description et à l’histoire du Saint-Sépulcre :
Les premiers voyageurs étaient bien heureux ; ils n’étaient point obligés d’entrer dans toutes ces critiques : premièrement, parce qu’ils trouvaient dans leurs lecteurs la religion qui ne dispute jamais avec la vérité ; secondement, parce que tout le monde était persuadé que le seul moyen de voir un pays tel qu’il est, c’est de le voir avec ses traditions et ses souvenirs. C’est en effet la Bible et l’Évangile à la main que l’on doit parcourir la Terre-Sainte. Si l’on veut y porter un esprit de contention et de chicane, la Judée ne vaut pas la peine qu’on aille chercher si loin. Que dirait-on d’un homme qui, parcourant la Grèce et l’Italie, ne s’occuperait qu’à contredire Homère et Virgile ? Voilà pourtant comme on voyage aujourd’hui : effet sensible de notre amour-propre qui veut nous faire passer pour habiles, en nous rendant dédaigneux10.
5Intéressante critique qui témoigne bien de l’embarras de Chateaubriand à l’égard de la matière didactique indispensable, à l’époque, à tout récit de voyage digne de ce nom…11 Non content de fustiger la tendance contemporaine à la froide érudition qui vise à dénigrer les travaux des prédécesseurs, il reprend en la précisant la position de la première préface : le voyageur est aussi un écrivain qui, comme tel, n’entend pas évaluer ses illustres maîtres et préférera toujours la foi et la poésie à la science de cabinet.12
6On s’attendrait du coup à ce que la confrontation de l’auteur du Génie du christianisme avec le « seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles13 » lui confère l’inspiration d’un morceau apologétique de premier ordre. Or on reste tout aussi déçu par la relative atonie de son attitude face au Saint-Sépulcre :
Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j’éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m’arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d’une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L’un des deux Religieux qui me conduisaient demeurait prosterné auprès de moi, le front sur le marbre ; l’autre, l’Évangile à la main, me lisait à la lueur des lampes, les passages relatifs au Saint-Tombeau. Entre chaque verset il récitait une prière : Domine Jesu Christe, qui in horâ diei vespertinâ de cruce depositus, in brachiis dulcissimae Matris tuae reclinatus fuisti, horâque ultimâ in hoc sanctissimo monumento corpus tuum exanime contulisti, etc. Tout ce que je puis assurer, c’est qu’à la vue de ce Sépulcre triomphant, je ne sentis que ma faiblesse ; et quand mon guide s’écria avec saint Paul : Ubi est, Mors, victoria tua ? Ubi est, Mors, stimulus tuus ? je prêtai l’oreille, comme si la Mort allait répondre qu’elle était vaincue et enchaînée dans ce monument14.
7Confusion et vide des pensées, récit et citations en lieu et place d’une méditation, banalité de la conclusion : les « lecteurs chrétiens » risquent de moins goûter encore la description du Saint-Sépulcre que ceux « qui prennent un vif intérêt aux souvenirs de l’histoire, et qui ne cherchent dans un ouvrage que des faits et des connaissances positives15 »… C’est que la dimension apologétique est ailleurs : elle parcourt l’ensemble de l’ouvrage, au fil duquel elle se construit progressivement. On a vu que le récit faisait a posteriori du pèlerinage à Jérusalem l’objectif principal du voyage, alors qu’il n’en était qu’un motif parmi d’autres : la narration organise en sous-main le pèlerinage comme la motivation interne et nécessaire du périple, en se servant de la succession des étapes comme autant de « stations de la gloire » pour le nouveau croisé. À partir du moment où, dès la première page de l’Itinéraire, le voyageur se présente sous la figure du pèlerin, il fait émerger progressivement cette dimension dans le récit, au point de la rendre essentielle et de faire converger les différents moments qui jalonnent son parcours vers ce cœur palpitant, sinon du voyage, du moins de son récit.
8Le « Voyage de la Grèce » paraît ainsi narrer les simples pérégrinations d’un « antiquaire » – au sens ancien du terme – en quête de souvenirs glorieux à récolter à Sparte, Mycènes ou Athènes. Or cette Première Partie de l’Itinéraire est semée d’indices invitant à une lecture tout autre, des « traces » laissées à Aquilée par les armées barbares « qui exécutaient la vengeance de Dieu » au récit de la présence, à Corinthe, de saint Paul « bâtissa[n]t en silence un monument, resté debout au milieu de la Grèce », en passant par la longue digression sur l’histoire de Corfou, qui met là aussi en balance les souvenirs chrétiens et ceux de l’Antiquité, au risque de « faire sourire de pitié les esprits forts16 ». Quant au séjour à Athènes, il s’achève paradoxalement, non point sur l’apothéose de la méditation à l’Acropole, mais sur le récit d’une visite au capucin qui occupe la lanterne de Démosthène, suivi d’un hommage circonstancié aux missions françaises du Levant, victimes d’un injuste oubli dans le Génie17. Chateaubriand en demande certes pardon au lecteur, mais cet hommage un peu disproportionné se conclut par une mise en équivalence du christianisme et du paganisme au nom de leurs œuvres respectives :
Le Chrétien qui conserve ce monument en le consacrant aux œuvres de la charité me semble aussi respectable que le Païen qui l’éleva en mémoire d’une victoire remportée dans un chœur de musique.
9On comprend mieux le sens de cette – relative – faute de goût – du moins pour un antiquaire – à la lecture des lignes qui suivent immédiatement le passage :
C’est ainsi que j’achevai ma revue des ruines d’Athènes […]. J’avais obtenu des idées claires sur les monuments, le ciel, le soleil, les perspectives, la terre, la mer, les rivières, les bois, les montagnes de l’Attique, je pouvais à présent corriger mes tableaux, et donner à ma peinture de ces lieux célèbres, les couleurs locales. Il ne me restait plus qu’à poursuivre ma route : mon principal but était Jérusalem ; et quel chemin j’avais encore devant moi !18
10Il n’est donc pas sûr qu’il faille voir, avec Sainte-Beuve, dans cette page tout apologétique de l’auteur du Génie, « une pénitence qu’il s’impose19 ». Ne s’agit-il pas plutôt de rémunérer la déception suscitée par les « tombeaux vides20 » de la Grèce en préparant le terrain pour la révélation à venir : celle du Sépulcre dont la vacuité par soi-même fait sens ?
11De fait, à partir de ce moment, l’objectif purement littéraire du voyage (aller « chercher des images21 » pour Les Martyrs) ne sera pratiquement plus mentionné, alors même que nombre des descriptions rapportées de Palestine et d’Égypte émailleront l’épopée. La Deuxième Partie, une fois la visite de Constantinople expédiée comme on sait, s’achève sur ces mots :
Nous déployâmes la voile au vent du nord, et nous voguâmes vers Jérusalem sous la bannière de la croix qui flottait aux mâts de notre vaisseau22.
12Jusqu’à sa visite au Saint-Sépulcre, la figure de Chateaubriand en antiquaire n’apparaîtra plus qu’occasionnellement : sous le coup d’une « fatalité » qui a peut-être quelque chose à voir avec la Providence, il devra se contenter de fantasmer Troie au lieu de la visiter23. Pour le reste, il sera désormais tendu vers l’étude de la Terre sainte, comme on peut le constater à Rhodes :
Ici commençait pour moi une antiquité qui formait le passage entre l’antiquité grecque que je quittais, et l’antiquité hébraïque dont j’allais chercher les souvenirs24.
13La mutation de la posture ne s’accomplit pas immédiatement : la première vue de la Terre Sainte ne lui fait pas ressentir « cette espèce de trouble » qu’il avait « éprouv[é] en découvrant les côtes de la Grèce25 ». Mais la Judée va très vite rémunérer les innombrables déconvenues qui l’ont accablé dans la première partie de son périple :
Quand je vivrai mille ans, jamais je n’oublierai ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhovah, et les épouvantements de la mort.
La Judée est le seul pays de la terre qui retrace au voyageur le souvenir des affaires humaines et des choses du ciel, et qui fasse naître au fond de l’âme, par ce mélange, un sentiment et des pensées qu’aucun autre lieu ne peut inspirer.
Je venais de visiter les monuments de la Grèce, et j’étais encore tout rempli de leur grandeur ; mais qu’ils avaient été loin de m’inspirer ce que j’éprouvais à la vue des Lieux-Saints !26
14Aux dires du narrateur lui-même, la Terre Sainte et, en dernier ressort, le Saint-Sépulcre sont donc bien le but ultime, qui rassasie pleinement l’antiquaire et le pèlerin, le croyant et l’artiste, préoccupé à la fois « des affaires humaines et des choses du ciel ». On conviendra du coup avec Hans Peter Lund que le mutisme de Chateaubriand face au tombeau du Christ est « extrêmement significatif » : ce n’est pas que les mots lui manquent, c’est qu’ils sont devenus inutiles, puisque « la plénitude de la foi et du message chrétien remplit désormais le visiteur » qui devait en revanche combler « par des figures et des fables imaginaires » le vide des mausolées grecs27. Au lecteur attentif de reconstituer par lui-même le sens du message apologétique.
15Il est d’ailleurs intéressant de constater que, dans les deux évocations qu’il offre du Saint-Sépulcre, Chateaubriand met de côté les grandes envolées apologétiques pour recréer l’impression suscitée en lui par le lieu ou les personnages qu’il y croise. Le seul souvenir qu’il paraît conserver de sa seconde visite à « cette vénérable église », qu’il dit pourtant avoir examiné « plus à loisir » que lors de la première, est sa rencontre avec « le moine cophte et l’évêque abyssin », dont la pauvreté et la « simplicité » quasi évangéliques, les traits « demi-sauvages » souligné par leur « teint brûlé par le feu des tropiques » et la « robe de toile bleue », « seule marque de leur dignité », le touchent au plus haut point. L’émotion naît ainsi moins de la contemplation du plus grand mystère de la religion chrétienne que de « cette rencontre de tant de peuples au tombeau de Jésus-Christ », de
ces prières prononcées dans cent langages divers, au lieu même où les apôtres reçurent du Saint-Esprit le don de parler toutes les langues de la terre28.
16Cette émotion, d’ordre plus sensorielle, voire esthétique, que métaphysique, se retrouve de manière plus nette encore dans le morceau qui conclut la première visite, où la description monumentale, l’érudition historique et l’apologétique convenue cèdent enfin la place à l’évocation, très chateaubriandienne, de l’atmosphère sonore qui règne autour du Saint-Sépulcre :
L’église du Saint-Sépulcre, composée de plusieurs églises, bâtie sur un terrain inégal, éclairée par une multitude de lampes, est singulièrement mystérieuse ; il y règne une obscurité favorable à la piété et au recueillement de l’âme. Les prêtres chrétiens des différentes sectes habitent les différentes parties de l’édifice. Du haut des arcades, où ils se sont nichés comme des colombes, du fond des chapelles et des souterrains, ils font entendre leurs cantiques à toutes les heures du jour et de la nuit ; l’orgue du Religieux latin, les cymbales du prêtre abyssin, la voix du caloyer grec, la prière du Solitaire arménien, l’espèce de plainte du moine cophte, frappent tour à tour ou tout à la fois votre oreille ; vous ne savez d’où partent ces concerts ; vous respirez l’odeur de l’encens, sans apercevoir la main qui le brûle : seulement vous voyez passer, s’enfoncer derrière des colonnes, se perdre dans l’ombre du temple, le pontife qui va célébrer les plus redoutables mystères aux lieux mêmes où ils se sont accomplis29.
17Page d’une écriture très élaborée dans ses images et sa syntaxe, dont on trouve un premier état dans le Journal de Jérusalem, seul manuscrit conservé par Chateaubriand de son voyage en Orient, et un second dans Les Martyrs30. Si la description romanesque n’est qu’une version abrégée et synthétique de celle de l’Itinéraire, cette dernière mérite qu’on la confronte avec la leçon du Journal. Celle-ci a en effet été retravaillée avant d’être intégrée au récit de voyage, comme en témoigne cet extrait :
[...] l’orgue du religieux latin, la voix du caloyer grec, la prière du moine arménien, la plainte du prêtre syrien, frappent tour-à-tour et ensemble votre oreille [...].
18Les modifications apportées par Chateaubriand à la liste primitive concernent essentiellement – outre quelques vocables comme abyssin ou copte, à valeur probablement exotique – le jeu des sonorités. Elles créent un système d’écho par une série de répétitions internes (« orgue » / « religieux » ; « cymbales » / « abyssin » ; « voix » / « caloyer » ; « prière » / « Solitaire » ; « espèce » / « plainte » / « copte ») sur une basse continue en [ẽ], et manifestent ainsi la volonté de restituer au lecteur, par la chair même des mots, cette sorte de concert spirituel improvisé dont les sons « frappent tour à tour ou tout à la fois votre oreille ». Pour donner une idée du mystère de ce saint lieu, Chateaubriand préfère donc faire appel à l’ouïe de son lecteur plus qu’à son entendement, à sa sensibilité plutôt qu’à sa foi.
19Le mutisme du voyageur devant le Saint-Sépulcre signifierait-il toutefois une absence de sentiment personnel – ou du moins un refus d’en témoigner – de la part de l’auteur de l’Itinéraire, tout entier voué au souci de donner à son public la vision la plus complète possible de cette étape décisive de son périple oriental ? On pourrait le croire si l’on ne s’aventurait au-dehors des passages consacrés au monument proprement dit, pour s’intéresser à une scène, apparemment anecdotique, qui vient conclure le séjour de Chateaubriand à Jérusalem : celle au cours de laquelle il est, à son insu, déclare-t-il31, fait chevalier du Saint-Sépulcre par « les Pères de Terre-Sainte [e]n considération des faibles services que, selon eux, [il] avai[t] rendus à la religion32 ». Dans le contexte du récit de voyage, cette cérémonie prend une valeur bien particulière, qui dépasse de loin son caractère presque folklorique. D’une part, elle raccroche le « chevalier » de Chateaubriand à la lignée féodale dont il est issu33, mais dont la Révolution avait rompu la continuité en le menant sur les routes de l’exil et d’un retour sans gloire vers le sol natal : elle favorise ainsi l’essor de cet imaginaire chevaleresque qui transparaît dans la correspondance et la préface pour les Œuvres complètes34. D’autre part, surtout, elle permet de relire autrement la conduite du voyageur tout au long de son parcours : périls maritimes et terrestres, humiliations, questionnaires énigmatiques35, déception face aux monuments de la Grèce, abandon progressif de ses richesses36 constitueraient alors les épreuves variées rencontrées par ce « myste sans le savoir » au cours de son inconsciente initiation :
[…] que l’on se rappelle […] ma vie aventureuse, mes courses sur la terre et sur la mer, et l’on croira sans peine que je devais être ému37.
20L’adoubement final pourrait alors consacrer les élans de bravoure et de générosité par lesquels le voyageur s’illustre au fil du récit et leur conférerait, partant, un tout autre sens que l’éventuelle fanfaronnerie d’un narrateur en quête de reconnaissance. Non content de nimber d’une lumière nouvelle les pages qui le précèdent, cet épisode permettrait aussi de relire ceux qui le suivent, où le voyageur, « par charité » et « au nom de Jésus-Christ », accueille à bord du vaisseau qui doit le conduire d’Alexandrie à Tunis, une poignée de pauvres hères, « enfants de Jacob et de Mahomet38. » De fait, la traversée se révélera vite « une espèce de continuel naufrage de quarante-deux jours39 », dont les passagers ne seront finalement sauvés que par l’intervention de la Providence, au moment précis où le voyageur s’apprête à lancer une bouteille à la mer contenant un message où il revendique précisément sa qualité de pèlerin40 !
21Dans le même sens, l’Itinéraire se clôt, aux yeux du narrateur du moins41, sur le récit de la mort de saint Louis, qui pourrait bien représenter une sorte de modèle pour le tout nouveau chevalier du saint-Sépulcre :
Que le récit de la mort de ce prince termine cet Itinéraire : heureux de rentrer, pour ainsi dire, dans ma patrie, par un antique monument de ses vertus, et de finir au tombeau du Roi de sainte mémoire ce long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes42.
22Texte important, pour deux raisons au moins : d’abord parce qu’il conclut le « pèlerinage aux tombeaux des grands hommes » que représente ce voyage en Orient par un « monument » littéraire – un véritable « tombeau » comme en composaient les musiciens et les poètes en hommage à leurs confrères disparus. Mais il ne faut pas oublier, dans ce « tombeau de saint Louis », le thème de l’exaltation nationale des « rois chevaliers », déjà présente dans les lignes consacrées aux sépultures des premiers souverains de Jérusalem, qui ferment la grande description du Saint-Sépulcre :
Je ne sortis point de l’enceinte sacrée sans m’arrêter aux monuments de Godefroy et de Baudouin : ils font face à la porte de l’église, et sont appuyés contre le mur du choeur. Je saluai les cendres de ces rois chevaliers qui méritèrent de reposer près du grand Sépulcre qu’ils avaient délivré. Ces cendres sont des cendres françaises et les seules qui soient ensevelies à l’ombre du Tombeau de Jésus-Christ. Quel titre d’honneur pour ma patrie !43
23La situation stratégique de ce passage, le gauchissement, sans doute volontaire, de la vérité44, doivent faire sens pour nous. Les deux monarques médiévaux s’étaient en effet déjà trouvés réunis dans l’épisode où le voyageur voit « une troupe de petits Arabes tout nus » en train de faire l’exercice « avec des bâtons de palmiers. » Profondément ému par ce « souvenir de notre valeur » – les ordres sont donnés en français –, le narrateur associe alors le souvenir des rois chevaliers à celui de l’armée d’Orient :
Je donnai quelques médins au petit bataillon, en lui disant : « En avant : Marche ! » Et afin de ne rien oublier, je lui criai : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » comme les compagnons de Godefroy et de saint Louis45.
24Il est peu vraisemblable que, par le recours à cette thématique, Chateaubriand ait cherché à flatter le pouvoir impérial, peu soucieux de cet encombrant héritage. Or elle se retrouve précisément à la fin du récit de l’adoubement, que le voyageur, sans doute conscient du côté un peu désuet du rituel, semble chercher à justifier a posteriori par ce biais :
Cette cérémonie, au reste, ne pouvait être tout à fait vaine : j’étais français ; Godefroy de Bouillon était français : ses vieilles armes, en me touchant, m’avaient communiqué un nouvel amour pour la gloire et l’honneur de ma patrie. Je n’étais sans doute pas sans reproche ; mais tout Français peut se dire sans peur46.
25La thématique devient ici trop prégnante pour ne pas vouloir en dire plus qu’il n’y paraît. De fait, elle autorise à relire plusieurs pages du récit qui précède : les affrontements divers avec la soldatesque de la Porte, où le courage du voyageur ne se dément jamais, ses « inventions » glorieuses, ses manifestations de générosité variées à l’égard des pauvres ou des opprimés sont autant d’occasions de mettre en valeur ses vertus chevaleresques autant que nationales. Non loin de Tripolizza, lors du premier incident avec des spahis, dont il sort presque immédiatement victorieux, il lui suffit de faire état de sa nationalité pour que la tension tombe : « à ce nom de français il n’y eut point de politesses turques qu’il ne me firent.47 » Lors de l’audience que lui accorde le pacha de Morée, il use « du privilège des Français » pour s’asseoir « sans en avoir attendu l’ordre » et ainsi imposer son ascendant sur le dignitaire ottoman, qui lui donne ce qu’il exige.48 À Mistra, les « papas » de l’archevêché réservent un accueil enthousiaste au « Français » qui vient visiter les ruines de Lacédémone49. À Sparte, puis à Mycènes, c’est en sa qualité de Français qu’il revendique le privilège d’avoir identifié des tombeaux célèbres50 et, à Mégare, qu’il affronte la maladie, comme médecin improvisé, puis comme malade51. À Kircagach, il impose sa façon d’agir à un aga « ébahi » par ce comportement inhabituel, au point que celui-ci, avant de lui « rendre justice », lui avoue « qu’il n’avait jamais vu de Français » et « qu’il [l]’avait pris pour un Franc52 ». À Jérusalem enfin, les Pères de Terre Sainte qui l’accueillent se croient « sauvés par la présence d’un seul Français53 ». Étrange attitude de la part du narrateur, qui frise parfois l’orgueil, voire la grossièreté et la provocation, pour mieux refuser une autorité qu’il récuse54 et, dans le même temps, exalter les vertus qu’il révère : en insistant sur ces points dans son récit, entend-il simplement remotiver le vieux stéréotype de la furia francese ? On s’étonnera moins de cette fréquente association entre la bravoure chevaleresque et le caractère national, bizarrement mise en exergue au moment de la cérémonie du Saint-Sépulcre, si l’on se souvient que ces mêmes Pères de Terre Sainte qui l’en font chevalier l’avaient reçu à Jérusalem précisément « le 4 octobre, jour de la Saint-François, jour de [s]a naissance et de [s]a fête », ce qui l’avait alors incité à un geste inattendu :
[…] j’offris des vœux pour le repos de celle qui m’avait autrefois donné la vie à pareil jour […]55.
26Par-delà les errements bien connus de sa chronologie personnelle56, la correspondance, dans l’esprit de Chateaubriand au moins, entre son anniversaire et son arrivée à Jérusalem, presque à l’exact milieu du récit, méritait déjà d’être relevée. Mais dans la logique bien particulière qui préside à l’écriture de l’Itinéraire, la cérémonie du Saint-Sépulcre, telle que nous la retrace le narrateur, pourrait avoir un sens beaucoup plus profond que le simple couronnement d’un pèlerinage aux Lieux Saints ou même la collation de cette « francitude mythique57 » dont parle Jean-Marie Roulin. L’association qui s’y établit entre l’esprit de la vieille chevalerie et le caractère national n’est peut-être pour lui qu’une manière cryptée d’indiquer un fait plus intime. Ce protocole qui le rattache enfin à la tradition ancestrale interrompue par la Révolution, pourrait bien correspondre pour lui à une nouvelle naissance, ou plutôt à un véritable baptême, qui l’autorise à jouir pleinement de son nom de « François », puisque son adoubement prouve à qui veut bien l’entendre que, par-delà la rupture de l’émigration et de l’exil, lui sont à nouveau reconnues les qualités attachées à ce nom58. Cette cérémonie, placée sous les auspices des rois chevaliers reposant près du Saint-Sépulcre, et adjointe au contre-don représenté par le « tombeau » de l’autre roi chevalier, saint Louis, dans le « Voyage de Tunis », permet à celui qui, en quittant la France, disait se sentir encore « presque étranger dans [s]on pays », de déclarer sans honte à ses lecteurs, aux dernières lignes de l’ouvrage, qu’il rentre enfin « dans notre commune patrie59 ».
27On voit donc que les leçons du Saint-Sépulcre ne sont pas minces : l’épaisseur historique et spirituelle du monument invite le savant à prendre ses distances à l’égard d’une érudition déplacée dans un semblable contexte, tout comme elle incite l’apologiste à se taire devant la révélation des mystères de la religion chrétienne, qui ne peut être que le résultat d’une longue quête ou d’un détour par la sensibilité. L’homme enfin finit par y trouver sa vérité et sa rédemption personnelle, au terme d’une errance dont le caractère initiatique ne saurait nous échapper. Mais ces leçons sont tout aussi essentielles au lecteur attentif de l’Itinéraire : l’épisode du Saint-Sépulcre lui apprend que rien n’est simple ni évident dans cet étrange récit de voyage. Par les indices qu’il dissémine au fil du texte et les effets d’écho qu’il induit, l’Itinéraire lui offre seulement la possibilité de construire un sens qu’il ne lui impose jamais. Il peut ici élaborer cette construction autour d’un triple modèle apologétique. D’une part, la marche du pèlerin vers Jérusalem et la révélation du Saint-Sépulcre donnent sa plénitude à l’ensemble du voyage, où même les déceptions de l’enquête archéologique se trouvent rédimées à la lumière du message chrétien de la Résurrection. La figure du roi chevalier et pèlerin se voit en outre érigée en modèle à Jérusalem, autour du personnage de Godefroy de Bouillon, avant d’être confirmée à Tunis par celle de saint Louis. Ce modèle de la « vieille chevalerie françoise » permet enfin au narrateur de trouver, par la cérémonie du Saint-Sépulcre et la confirmation de son nom, la légitimité qui lui faisait défaut depuis son exil volontaire. Cette rêverie nominale, dans sa dimension mnémonique, prendra tout son sens dans les Mémoires d’outre-tombe :
Cependant, en m’occupant de la pensée d’écrire mes Mémoires, je sentis le prix que les anciens attachaient à la valeur de leur nom ; il y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des souvenirs que l’on peut laisser en passant60.
28On a peut-être là une piste pour comprendre les enjeux de cet étonnant pèlerinage à la rencontre de Dieu, de l’histoire et de soi, et la manière dont l’Itinéraire ébauche précisément les stratégies d’écriture des Mémoires..
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Alain Guyot, « Les leçons du Saint-Sépulcre dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand », paru dans Loxias, Loxias 15, I., 4., Les leçons du Saint-Sépulcre dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, mis en ligne le 28 janvier 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1497.
Auteurs
Maître de conférences en Langue et littérature françaises à l’Université Stendhal Grenoble3. Vient de publier, avec Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand : l’invention du voyage romantique, Paris, PUPS, 2006