Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Fondements mythiques des nations 

Frédéric Monneyron  : 

Mythes d’origine, fondation nationale et résurgences contemporaines : le cas de l’Italie

Résumé

Tout peuple a ses mythes d’origine qui, souvent, changent au gré des circonstances historiques. Sans doute cette instabilité des mythes d'origine pourrait-elle fournir quelques arguments permettant de conclure à une certaine contingence, mais la prolifération que suscite cette instabilité est aussi la preuve d'un fabuleux dynamisme et, par là, de la nécessité du mode de pensée mythique. Si bien que l’on peut poser que toute fondation de cité, de royaume ou d'empire appelle un fondement mythique. Et il n’en va pas différemment pour les nations modernes qui, quand bien même elles s'organiseraient autour de l'idée de l'individu et des valeurs individualistes, ne peuvent, malgré tout, se passer d'un lien social qui autorise et fonde la vie collective. Si, comme bien d’autres pays, l'Italie a revendiqué des origines à la fois païennes et chrétiennes, c'est d'une part, autour d'une ville, Rome, et non pas de l'Italie tout entière, que se cristallisent les mythes d'origine et, d'autre part, plutôt que dans la juxtaposition, c'est dans la succession qu'ils s'organisent.

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Mots-clés : Dante , gibelins, guelfes, Italie, mythe aryen, nation, papauté, politique

Texte intégral

Tout peuple a ses mythes d’origine qui, souvent, changent au gré des circonstances historiques. Sans doute cette instabilité des mythes d'origine pourrait-elle fournir quelques arguments permettant de conclure à une certaine contingence, mais la prolifération que suscite cette instabilité est aussi la preuve d'un fabuleux dynamisme et, par là, de la nécessité du mode de pensée mythique. Si bien que l’on peut poser que toute fondation de cité, de royaume ou d'empire appelle un fondement mythique. Et il n’en va pas différemment pour les nations modernes qui, quand bien même elles s'organiseraient autour de l'idée de l'individu et des valeurs individualistes, ne peuvent, malgré tout, se passer d'un lien social qui autorise et fonde la vie collective. Le geste premier de fondation, même s'il organise une société individualiste, reste un geste holiste qui trouve dans le mythe son vecteur essentiel.

Par suite, l'ensemble constitué par les mythes d'origine et de fondation nationale s'avère particulièrement propre à intégrer ces discours modernes, produits de la rationalisation, de la sécularisation et de l'individualisme, que sont l'histoire et l'idéologie. Plutôt que de penser avec Lévi-Strauss que « rien ne ressemble plus à la pensée mythique que les idéologies politiques1 » ou que « ce que les mythes font pour les sociétés sans écritures, c'est le rôle que notre civilisation prête à l'histoire2 » et de prôner une équivalence de fonction, résultat d'une rupture, il me semble en effet intellectuellement plus fondé, plus fécond, non seulement d'estimer avec J. P. Sironneau qui, renchérissant sur une proposition de Bernard Guénée comme quoi ce seraient « les historiens qui créent la nation3 », écrit que « les historiens sont les mythologues des nations modernes4 », mais de voir dans l'histoire et l'idéologie les habits modernes dont se pare le mythe, respectivement pour faire le récit des origines – et parfois du destin – de la Gemeinschaft qui est censée être à l'origine de la nation et pour livrer les formes sur lesquelles reposera la Gesellschaft.

On comprendra dès lors que les mythes de fondation des nations modernes trouvent bien souvent un réceptacle adéquat dans les textes constitutionnels – expression positive du lien social – et dans les institutions politiques que ceux-ci inaugurent – qui, trop sous-estimées par les penseurs contemporains, jouent un rôle comparable à celui du sacré dans les monarchies anciennes.

Cette communication se donne pour objet l’étude de cette prégnance mythique dans les constitutions et les institutions, et à travers celles-ci de son efficace sociale, des réactions politiques qu’elle détermine face aux défis du présent, bref l’étude de ses éclipses et ses résurgences, et cela, en particulier, dans la formation et le développement de la nation italienne.

Si, comme bien d’autres pays, l'Italie a revendiqué des origines à la fois païennes et chrétiennes, c'est d'une manière quelque peu différente. D'une part, c'est autour d'une ville, Rome, et non pas de l'Italie tout entière, que se cristallisent les mythes d'origine et, d'autre part, plutôt que dans la juxtaposition, c'est dans la succession qu'ils s'organisent.

Dès le XIIème siècle, le mythe d'origine traditionnel de la Rome antique, est prolongé par ceux propres à la Rome chrétienne qui lui a succédé. Enée s'accorde alors avec Adam et les héros de l'antiquité romaine prennent place dans les généalogies bibliques. Mais c'est beaucoup plus directement qu'il est de coutume pour d'autres pays que le mythe païen des origines romaines rejoint ici le mythe adamique. C'est en effet, non pas par l'entremise des fils ou petit-fils de Noé (de Japhet ou d'un descendant de celui-ci par exemple) mais directement par Noé que la jonction se fait. Ainsi, à l'occasion d'un soulèvement du peuple de Rome en 1140, une description de la ville, la Graphia auree urbis Roma s'attarde de la façon suivante sur les générations qui, depuis Noé, ont présidé au destin de la Ville éternelle :

Au lendemain (du déluge) ou peut-être même la veille, Noé et ses trois fils, montés sur un radeau, seraient arrivés en Italie, où ils auraient édifié une ville à l'emplacement même de Rome. Suivent les identifications ou apparentements en usage : Japhet aurait donné naissance à un fils, Janus, et le dieu romain devenait ainsi le petit-fils de Noé ; dans une variante populaire Noé et Janus ne formaient qu'une seule et même personne […] Dans le détail, l'arbre généalogique de la Graphia auree Urbis faisait refleurir nombre d'autres figures mythologiques, tant classiques que bibliques, Hercule, Saturne, Nimrod et Cham. Les continuateurs ou adaptateurs des autres cités italiennes ajoutaient de nouveaux personnages, parmi lesquels le Troyen Anténor, conseiller de Priam, et le géant Atlas, fils du Titan Japet (identifié à Japhet) qui furent adoptés comme fondateurs l'un par Venise et l'autre par Florence5.

Si, sans doute du fait du prestige de l'Antiquité, on privilégiera souvent encore les origines païennes, et en l'occurrence bien entendu Enée, il reste que la plupart des grands théologiens italiens s'efforceront pour le moins d'accorder les mythes d'origine, en faisant découler la Rome chrétienne de la Rome païenne. Thomas d'Aquin et certains de ses continuateurs, comme Ptolomée de Lucques, estimaient que Rome avait eu vocation, depuis sa fondation à être le siège de la chrétienté et que

cette prédestination justifiait l'omnipotence pontificale, puisque Dieu s'était fait homme au lendemain de la fondation de l'empire universel par Auguste, et qu'il avait légué à ses vicaires terrestres omnes potestates in caelo et terra6.

Quand bien même, cette justification ne serait pas acceptée par tous, nombreux, en revanche, sont ceux qui sacrifieront à l'idée d'une prédestination de la Ville éternelle à devenir siège de la chrétienté, de Dante à Alexandre Borgia en passant par Pétrarque et Machiavel.

Dante, au chant II de l'Enfer, rappelle en effet par la bouche de Virgile que Dieu avait élu Enée « pour père de la Rome éternelle et de tout son empire7 » et que ceux-là avaient été fondés « pour être le lieu saint où siégerait le successeur de Pierre8 », même s'il considère dans « le Paradis » que la papauté n'a pas rempli le rôle qui était le sien et qu'elle a transformé la ville sainte en un lieu de perdition9. Plus loin dans l'Enfer, il placera les Romains dans la trajectoire chrétienne en en faisant le peuple saint et élu et en les identifiant donc implicitement aux anciens Hébreux10. Dans le Purgatoire, il implorera « le souverain qui sur la Terre fut pour nous crucifié » tandis que Béatrice, inversement parlera, avant de le conduire au Paradis, « de cette Rome où le Christ est romain11 ». A la Renaissance, on retrouve des identifications semblables chez un Pétrarque qui, non content de faire de Rome la ville élue « par Jupiter pour devenir la ville sainte des chrétiens12 », encouragera Cola di Rienzi, porté en 1347 au pouvoir dans une Rome gouvernée jusqu'alors par des familles féodales tandis que les papes sont à Avignon, dans sa tentative de restaurer un empire romain qui concilierait la puissance de la Rome antique et la spiritualité chrétienne en un « troisième règne » issu des rêveries joachimites. C'est encore, après le retour des papes à Rome, dans le sens d'une continuité entre la Rome païenne et la Rome chrétienne qu'il convient de considérer le choix par Enée Piccolomini du nom de Pie II puisque, comme le souligne L. Poliakov, c'est « non en souvenir d'un Pie Ier dont l'histoire ignore tout, mais en hommage au pieux Enée de Virgile, car selon la tradition familiale, les Piccolomini descendaient directement de Romulus13 ». Mais c'est surtout sous un autre pape, Alexandre Borgia, que l'on allait manifester le mieux cette continuité en accordant les généalogies noachique et latine. Selon le dominicain Giovanni di Viterbo qui aurait retrouvé une chronique de l'historien babylonien Bérose,

Noé aurait partagé lui-même la terre entre ses fils […] et chacun d'eux serait devenu, sous un nom païen, le fondateur d'un peuple chrétien. Pour sa part, Noé se serait installé en Italie sous le nom de Janus14.

Avant même qu'ils ne soient eux-mêmes formulés explicitement, ces mythes dont la prégnance, on le voit, est forte depuis le Moyen Age, avaient trouvé par avance en Italie une formulation politique.

Sans doute pourrait-on déjà voir dans la superposition en 258, alors que l'empire romain n'est point encore chrétien, de la journée en l'honneur de Pierre à celle de Romulus-Quirinus ou, plus tard, dans la naturalisation romaine par le pape Damase de Saint-Pierre et Saint-Paul, comme un passage symbolique de la puissance impériale romaine à la puissance impériale chrétienne. Mais c'est en 754 que ce passage sera établi concrètement. Le pape Etienne II inventa en effet la « donation de Constantin » par laquelle « le premier empereur chrétien était censé s'être dessaisi, en faveur des papes, « de toutes les provinces, lieux et cités des régions occidentales, autrement dit de l'Italie15 », et par conséquent, il donnait ainsi l'Etat pontifical comme le successeur légal de l'Empire romain d'Occident. L'on sait que cet « héritage » et le principe de l'autorité supérieure des papes seront de nouveau réaffirmés lors du couronnement de Charlemagne, Léon III faisant donation à son tour à ce dernier de tout l'Empire romain, « translaté des Grecs aux Germains », mais assurant par cette donation même la suprématie de l'autorité spirituelle sur le pouvoir temporel.

Cette hiérarchie qui relève du double parrainage sous lequel s'est placée l'Italie débouchera à la fin du Moyen Age, à une époque où les mythes d'origine sont désormais très prégnants, sur l'opposition bien connue entre les « Gibelins » et les « Guelfes », les premiers favorables à un pouvoir impérial se réclamant de la Rome antique et païenne, les seconds fidèles aux papes, se réclamant de la Rome chrétienne de la papauté.

Les entités politiques auxquelles, indirectement, les mythes d'origine renvoient : la Rome antique et la Rome chrétienne, comme les formes politiques qui précèdent ou accompagnent leur formulation, laissent déjà prévoir que l’idée de l'empire sera consubstantielle à l'Italie. Et de fait, l'articulation entre mythe d'Enée et mythe d'Adam ne manque pas de définir, en combinant particularité latine et universalité chrétienne, une manière d'être-ensemble qui ne peut s'accommoder que de la forme impériale.

Toutefois, cette forme impériale qui découle des mythes, présente des différences par rapport à celle qui prévaut pour l'Allemagne. Que les mythes s'accordent dans la succession et non pas dans la juxtaposition n'est pas à cet égard sans conséquences. Dans le cas allemand, la juxtaposition mythique définit un ensemble où cohabitent une autorité spirituelle centrale et un pouvoir politico-administratif qui, conforme aux traditions germaniques, relève pour une large part des différentes communautés ethniques composant l'Empire, un ensemble dont le Saint-Empire romain germanique a en outre constitué une réalisation historique. A l'inverse, dans le cas italien, la succession mythique définit un ensemble beaucoup plus centralisé où à la centralité politique romaine se superpose la centralité spirituelle catholique romaine, et dont le modèle historique serait plutôt l'Empire romain chrétien où la part, plus mince, d'autonomie accordée aux provinces est surtout fonction des résistances rencontrées, du pragmatisme politique ou de considérations géographiques plutôt que de traditions fédératives.

Cette forme impériale ne trouvera tout au long du Moyen Age et de la Renaissance qu'un succédané insatisfaisant et illusoire dans l'organisation de la péninsule en une pluralité de communes, de républiques et seigneuries diverses, groupées autour des Etats de l'Eglise et en partie dominées par le pouvoir temporel de celle-ci – ce que l'on a pu appeler le pacte entre le Trône et l'Autel. Ce succédané témoigne toutefois de la toute puissance de fascination de l'Empire en empêchant la formation d'une monarchie nationale ainsi que Machiavel a pu le déplorer et qui, seule, aurait pu permettre la constitution d'un état unitaire. De cette toute puissance de fascination et, à travers elle des mythes qui la fondent, l'unité italienne, trois siècles plus tard, témoignera mieux encore.

Quand bien même elle sortirait de l'histoire de l'Europe en tant que sujet protagoniste entre le XVIème et le XVIIIème siècle, l'Italie n'est certes pas la dernière à effectuer ce transfert des valeurs universelles jusque là du ressort exclusif de la religion chrétienne dans la sphère civile et à se fonder sur les valeurs de l'individu. Peut-être d'ailleurs la superposition de ses mythes d'origine l'y prédisposaient-elles ! En revanche, des mythes d'origine qui sont aussi des mythes impériaux la rendent peu apte à cette souveraineté territoriale autour de laquelle, avec la souveraineté de l'individu se fonde la nation moderne. Et quand elle l'acquerra, il restera à l'évidence beaucoup d'éléments « impériaux » dans la jeune nation qui se constitue au terme, certes, des guerres d'indépendance, mais aussi en 1860-1861 à la suite de plébiscites par lesquels les populations préalablement insurgées ont choisi de se rattacher au royaume sarde. Car, si

le processus menant à l'indépendance et à l'unité fut relativement rapide […] la construction d'un esprit national démocratique et unitaire, vécu en tant que valeur partagée et dont on accepte les contraintes fut un travail bien plus long, tourmenté, difficile et à ce jour inachevé16 ;

car si, selon la formule célèbre de Massimo d'Azeglio, « l'Italia è fatta, occorre fare gli Italiani (l'Italie est faite, il convient de faire les Italiens) ».

Même si, à l'époque du Risorgimento, l'importance du territoire – du topos appréhendé en tant que mère-patrie – dans la construction de la nation moderne est, de même que celle de la langue, soulignée par les élites17, d'une manière générale durant tout le XIXème siècle, la plus grande majorité est pour le moins indifférente à toute forme nouvelle d'autorité étatique et par conséquent, ce n'est pas tant une forme nationale et une forme impériale que l'on oppose, mais deux fidélités à l'Empire.

C'est ainsi que ceux que l'on a pu appeler les « néo-gibelins » et les « néo-guelfes », les uns et les autres acquis à l'idée de l'unification italienne, revendiquent certes l'ascendance romaine mais s'opposent en ce qu'ils tendent

soit à renouer directement avec la Rome antique et païenne, soit à prendre le détour d'une Rome pontificale et chrétienne (qui) prétendait elle-même être la légatrice universelle de l'autre18.

Le plus généralement, on n'oppose d'ailleurs pas les deux Rome, mais on insiste sur l'ancienneté de la Ville éternelle et on donne la capitale de la Chrétienté comme sa continuatrice. Manzoni comme Mazzini le manifestent déjà bien, le premier s'employant à montrer dans son Discorso sopra alcuni punti della storia longobardica in Italia (1822), comment la romanità avait été préservée et sauvée par les papes du haut Moyen Age19, le second évoquant les gloires du passé, celle de la Rome païenne et celle de la Rome chrétienne, et rêvant d'une Troisième Rome, siège d'une nouvelle religion universelle20. L'abbé Gioberti, autre zélateur de l'unification, dans Del primate morale e civile degli italiani (1842) en est un exemple encore plus illustratif. Non seulement il s'acharne à fonder le primat universel des Italiens en se référant à l'antique sagesse des Pélasges,

la race la plus riche, capable de réunir et d'ajuster en elle-même toutes les variétés et les contradictions ethnographiques grâce à son tempérament harmonieux, tout comme les oppositions idéales et apparentes s'accordent dans l'Etre suprême21,

mais il cherche à réconcilier la tradition de l'Eglise avec la mythologie latine pour ensuite vouloir fédérer tous les peuples du monde sous l'égide pontificale et romaine et faire de la Ville éternelle la capitale de la république universelle sous la présidence des Saints-Pères.

La prégnance de ces mythes chez les principaux promoteurs de l'unification ne manquera pas de peser sur la forme institutionnelle prise par la jeune nation italienne. Cette forme qui succède à la forme pseudo-impériale jusqu'alors en vigueur, pourrait de fait être définie comme une forme impériale « nationalisée ». D'une part, elle promeut une centralisation jugée par beaucoup, et en particulier par un Mazzini, comme absolument nécessaire à l'unification, mais dont la centralité impériale, romaine ou chrétienne a aussi, plus souterrainement sinon moins efficacement, fourni un modèle et… une capitale, Rome. D'autre part, elle s'organise de facto autour du Piémont-Sardaigne, en un ensemble lâche d'entités régionales diverses et contrastées aux pouvoirs – officiels comme officieux – plus ou moins importants qui découle à l'évidence, du morcellement politique précédent autour des Etats pontificaux. Le royaume d'Italie qui a pensé à une solution fédérale, adopte définitivement une administration centralisatrice avec des préfets de type napoléonien, quand le gouvernement Rocasoli repousse en 1862 un projet de décentralisation soutenu par Cavour et Minghetti. Mais le brigandage dans plusieurs régions du Sud (Pouilles, Campanie, Calabre etc.) qui voit le jour à la même époque et qu'il faut considérer non seulement comme une révolte contre l'autorité du pouvoir central mais surtout comme une « guerre civile anti-unitaire22 », comme l'affirmation de l'identité holistique d'un groupe contre les valeurs individualistes sur lesquelles se fonde l'idée nationale, bien que sévèrement réprimé23 limite d'entrée de jeu singulièrement l'application de cette centralisation et laisse, par suite, la possibilité de s'instituer à toute une série de contre-pouvoirs, souterrains ou non, qui s'appuieront sur les forts et multiples particularismes locaux (historiques, culturels, linguistiques).

Les mythes qui, en se sécularisant dans le droit, façonnent, on le voit, le visage politique de l'Italie moderne, déterminent par la suite, bien des manières d'être des Italiens.

L'universalisme chrétien, en passant dans la sphère civile, a certes mis en avant les valeurs de l'individu, mais ces valeurs, faute d'avoir eu à s'organiser autour d'un territoire, ont imparfaitement servi de base à une forme d'être-ensemble nationale, et ne se sont guère accommodées de l'Etat qui va avec. Aussi ce développement particulier a-t-il favorisé « l'éclosion de personnalités essentiellement orientées vers l'auto-affirmation individuelle dans tous les domaines de la vie sociale24 », mais a en même temps assuré l'indifférence aux problèmes communs et ce manque diffus du sens de l'Etat et des libertés démocratiques et a maintenu – parfois développé – le clientélisme et l'esprit de faction partisane propres à des structures qui, a-t-on déjà remarqué, relevaient plus du clan, de la famille avec les rituels qui y sont attachés, que d'une forme plus large d'être-ensemble.

Si ces caractéristiques générales et apparemment quelque peu stéréotypiques manifestent déjà avec force combien l'esprit individualiste, et tout à la fois un esprit de groupe se partagent la société italienne (peut-être conviendrait-il d'ailleurs de parler des sociétés italiennes), ce sont toutefois sur des exemples qui le mettent mieux encore en valeur dans une dimension politique que je voudrais m'attarder. On pourrait sans doute trouver l'exemple, sous une forme extrême, d'un individualisme qui s'accommode mal des contraintes exercées par l'Etat dans le terrorisme des brigades roses à la fin des années 70 et celui d'un holisme « ethnique » dans la particularité sicilienne ancrée sur la mafia, qui « accuse profondément l'empreinte d'une matrice culturelle quelque peu tribale »25. Mais ce sont certains mouvements récents dans la vie politique italienne qui, puisqu'ils combinent les deux, méritent surtout d'être considérés. Les mouvements des ligues – dont la Lega Nord d'Umberto Bossi est l'expression politique la plus achevée –, même s'ils prétendent s'opposer aux formes que cette vie politique a prises à un niveau national, ne font en fait, que pousser la logique italienne jusqu'à ses fins ultimes.

On sait que la Lega Nord – du moins dans un premier temps, avant l'alliance avec Forza Italia de Silvio Berlusconi – se propose, dès son congrès fédéral initial en janvier 1991, « deux objectifs : un amoindrissement radical de l'Etat […] et une gestion de type sociétal, c'est-à-dire « non-politique », des entités territoriales de base, chacune avec son niveau de compétence26 ». Or, pour réaliser ces objectifs, le programme de la Lega s'articule autour d'un néo-libéralisme économique qui fait de l'initiative individuelle et principalement de celle du petit entrepreneur sa structure de base et d'un « fédéralisme de groupe d'appartenance » qui trouverait – ainsi que l'expose Gianfranco Miglio, le théoricien du mouvement, à l'occasion du Congrès international sur le nouveau fédéralisme en Europe tenu à Stesa en juin 1993 – dans la Confédération helvétique son meilleur et son seul modèle27.

L'un et l'autre de ces deux points, économique et institutionnel, du programme manifestent bien, chacun à sa manière, le refus individualiste de l'Etat-nation et la volonté d'un holisme de proximité. Les petits industriels conquérants de Lombardie, de Vénétie, d'Emilie qui constituent l'idéal économique de la Ligue et une de ses bases électorales, s'ils penchent en faveur d'un capitalisme sauvage qui accorde toute sa place à l'individu et s'ils ont pu manifester récemment leur hostilité en refusant de payer leurs impôts ne sont pas sans recréer aussi à un niveau économique un système de réseaux proches de celui des villes et des principautés de la fin du Moyen Age qui avaient l'habitude de se gouverner elles-mêmes et d'entretenir des liens économiques avec le monde entier28. A un niveau institutionnel, le programme de la Lega, quand on l'analyse plus attentivement, apparaît également comme la reconsidération moderne de cette organisation sociétale traditionnelle que permettaient les structures impériales. Si la Lega entend agréger en une République du Nord, le Piémont, la Lombardie, la Vénétie, le Frioul, la Ligurie et l'Emilie, avant de convaincre l'Italie du Centre et l'Italie du Sud de faire de même, c'est sous la forme souple d'« un accord libre entre des entités qui, à un moment donné, se sentent quant à elles la capacité de fonctionner comme des sociétés, c'est-à-dire comme des agrégations de stratégies, de représentations et de valeurs stables sur une moyenne période »29, sous une forme qui, parce que fondée sur le contrat et non sur le pacte et, partant, limitée dans le temps, ne saurait être en outre, pour Miglio, nationale.

Si le mouvement actuel des ligues manifeste jusqu'à la provocation une logique qui a son fondement dans les mythes d'origine, cette logique se lit aussi dans certaines positions extérieures et, en particulier dans l'intérêt des Italiens qui ne s'est jamais démenti, pour la construction européenne. C'est que, pour une Italie tiraillée entre un individualisme qui n'accepte pas d'autorité étatique et un attachement à ses communautés d'appartenance, pour une Italie, par conséquent, mal à l'aise avec l'idée de nation, l'Europe qui, d'un côté, dessaisit les Etats nationaux de certaines de leurs souverainetés et qui, de l'autre, tend à revaloriser les pouvoirs locaux, ne peut lui apparaître que comme un cadre institutionnel adéquat.

Bien des éléments permettraient de s'en assurer, à commencer par l'observation au niveau national, d'une manière beaucoup plus scrupuleuse et massive que dans les autres pays-membres, de la plupart des directives de la Commission de Bruxelles, qui passent dans les textes réglementaires du gouvernement. Mais le plus manifeste et le plus symbolique reste le choix, dès 1979 et à l'inverse de la France, d'une représentation régionale à l'Assemblée des Communautés européennes. Ce qui n'est déjà pas si loin des macro régions préconisées par la Lega Nord puisque le découpage s'est fait en cinq régions : Nord-Est, Nord-Ouest, Centre, Sud, et îles de Sicile et de Sardaigne !

Notes de bas de page numériques

1 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 239.
2 Cl. Lévi-Strauss, « Entretien », Le Nouvel Observateur 817, 5 juillet 1980.
3 B. Guenée, L'Occident aux XIVème et XVème siècles : Les Etats, Paris, PUF, 1971, p. 123.
4 J.P. Sironneau, « Mythe et nation dans l'Allemagne moderne », Iris 15, Mythe et nation, Grenoble, 1995, p. 43.
5 L. Poliakov, Le Mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 73.
6 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 74.
7 Dante, Enfer, II, 20-24.
8 Dante, Enfer, II, 20-24.
9 Dante, Paradis, XXVII, 25-26.
10 Dante, Enfer, chant XXXIV.
11 Purgatoire, VI, 124-125 ; XXXII, 101-102.
12 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 76.
13 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 77.
14 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 78.
15 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 70.
16 C. Tullio-Atlan, « Mythe et nation dans l'histoire de l'Italie », Iris n°15, pp. 72-73.
17 C. Tullio-Atlan, « Mythe et nation dans l'histoire de l'Italie, p. 73. Cf. aussi, sur ce point, l'ouvrage de C. Tullio-Atlan, Soggetto, simbolo e valore, Milano, Feltrinelli, 1992.
18 L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 72.
19 L. Poliakov, Le Mythe aryen, pp. 80-81.
20 « Epistolario » de Mazzini, cité par M. Vaussard, De Pétrarque à Mussolini. Evolution du sentiment nationaliste italien, Paris, 1961, p. 44. Cf. sur Mazzini et l'idée d'une nation morale plus que territoriale, B. Disertori, Mazzini filosofo, Edizione Temi, 1961, p. 169.
21 Cité par L. Poliakov, Le Mythe aryen, p. 80.
22 Cf. C. Tullio-Atlan, La Nostra Italia. Arretratezza socioculturale, clientelismo, trasformismo e ribellismo dall'Unità ad oggi, Milano, Feltrinelli, 1986, p. 45.
23 On estime que la répression conduite par les généraux Craldini et La Marmora fit 5000 morts entre 1862 et 1864.
24 C. Tullio-Atlan, « Mythe et nation dans l'histoire de l'Italie », Iris n°15, p. 75.
25 C. Tullio-Atlan, « Mythe et nation dans l'histoire de l'Italie », p. 77.
26 B. Roche, « Fédéralisme mythique ou fédéralisme encombrant ? », Novecento, Cahiers du Cercic n° 18, Grenoble, 1994, p. 66.
27 B. Roche, « Fédéralisme mythique ou fédéralisme encombrant ? », pp. 69-70.
28 Ce système de réseaux, ce « capitalisme réticulaire » reste, au demeurant, reconnaît H. Mendras (L'Europe des Européens, Paris, Gallimard-Folio-Essais, 1997, p.356), le seul modèle économique en compétition avec le libéralisme à l’anglaise.
29 B. Roche, « Fédéralisme mythique ou fédéralisme encombrant ? », p. 76.

Pour citer cet article

Frédéric Monneyron, « Mythes d’origine, fondation nationale et résurgences contemporaines : le cas de l’Italie », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1447.

Auteurs

Frédéric Monneyron

Vect-Cri, Université de Perpignan